Théatre lyonnais de Guignol/L’Enrôlement

N. Scheuring (tome 2p. 149-174).
L’enrôlement

L’ENROLEMENT

PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES

GUIGNOL, jeune savetier,

GNAFRON, savetier

MADELON, sa fille,

HUBERT, sergent recruteur.


Une place publique.


Scène I

Guignol, seul


Qu’a donc le père Gnafron ? Je lui ai demandé sa fille Madelon en mariage ; il m’avait promis, & v’là que depuis quéques jours il me conte de gandoises que je n’y comprends goutte… Il dit qu’il a toujours eu envie d’un gendre qu’aye été sordat… qu’un homme que n’a pas servi n’a pas rempli son devoir envers son pays… qu’un ancien milllitaire comme lui peut donner sa fille qu’à un vrai troupier… Est-ce ma faute à moi, si j’ai pas été milllitaire ?… J’ai été esempté, parce que j’avais pas la taille… Je sis petit, c’est vrai, mais je sis rageur, & je saurai ben comme un autre faire porter respect à ma femme… Et puis, lui, il dit qu’il a été militaire… Je sais pas dans quel régiment il a servi… En tout cas c’est pas dans la marine, il craint trop l’eau. Enfin, il me mitonne quéque chose de pas drôle, & il faut que je soye sur l’œil… Mais v’là Madelon… elle en sait p’t-être pus long que moi là-dessus.


Scène II.

GUIGNOL, MADELON.
GUIGNOL.

Bonjour, Mam’selle Madelon.

MADELON.

Oh ! M. Guignol, bonjour ; mais allez-vous-en, je vous prie… Mon père m’a défendu de vous parler ; il ne veut plus de notre mariage.

GUIGNOL.

Mais qu’est-ce qui lui a donc pris à votre père ? Il était ben consentant y a quinze jours ; à présent c’est pus ça. Il vire donc comme un toton.

MADELON.

J’y comprends rien ; il dit qu’il veut pas d’un gendre qui a pas servi.

GUIGNOL.

Oui ; il m’a déjà chanté cette romance… Tout ça me chagrine, voyez-vous, je deviens maigre comme un picarlat.

MADELON.

Je crois que je connais ses projets. Il veut me marier à Cadet, qui vient d’hériter de douze cents francs de sa tante Grisolet, qui est premier garçon au cabaret de Chibroc, & qui doit acheter le fonds.

GUIGNOL.

Ah ! c’est ça ; il irait souvent aider à son gendre à tirer le vin… Mais enfin il m’a promis à moi… & voyez-vous, Mam’selle Madelon, je tiens à sa promesse.

MADELON.

Moi aussi, M. Guignol.

GUIGNOL.

Hé ben ! c’est bon ; je le ferai appeler devant le bailli ; je lui demanderai des dommages-intérêts… Je connais un avocat qui le fera marcher.

MADELON.

Gardez-vous-en bien ! Y vaut mieux le prendre par la douceur.

GUIGNOL.

J’ai ben employé la douceur… je lui ai assez payé des chopines… Aussi, il peut pas se dégager d’avec moi… Il m’a promis ; il m’a tapé dans la main… c’est sacré, ça.

MADELON.

Je crois ben qu’il est un peu embarrassé de la promesse… Mais méfiez-vous, il arrange quéque manigance.

GUIGNOL.

Soyez tranquille, Madelon ; je vais le soigner… J’ai comme ça l’air un petit peu bête ; mais c’est d’enfance, voyez-vous… j’ai oublié de l’être tout à fait.

MADELON.

Sauvez-vous, v’là mon père… S’il me voit avec vous, il me tapera.

GUIGNOL.

Je m’ensauve, Madelon ; mais vous faites pas de mauvais sang… je serai votre mari… Père Gnafron, je vous perds pas de vue.

MADELON, seule.

Pauvre garçon ! comme il est plus gentil que ce Cadet qu’est toujours pochard, brutal & grossier comme pain d’orge !… Je l’haïs, ce Cadet, je l’haïs.


Scène III.

MADELON, GNAFRON.
GNAFRON.

Qué que tu fait là ? Je suis sûr que tu attends Guignol… Si je te rattrape à lui parler…

MADELON.

Mais papa, qué qu’il vous a donc fait, Guignol ? Y a quinze jours, vous me défendiez pas de lui parler.

GNAFRON.

Y passe de l’eau sous le pont en quinze jours… J’ai réfléchi… j’en veux pas, mille bombes ! de ton Guignol… Un homme qui n’a pas servi, qui n’a jamais porté le mousquet !

MADELON.

Mais p’pa, vous m’aviez jamais dit que vous aviez été militaire ; c’est donc vrai ?…

GNAFRON.

Si j’ai été milllitaire !… malheureuse, tu en doutes !… Je ne l’ai pas été autant que je l’aurais voulu… Mais un canon ne m’a jamais fait peur.

MADELON, à part.

Oui, chez le marchand de vin.

GNAFRON.

Et d’ailleurs, j’ai manqué d’être sergent dans la garde nationale.

MADELON.

Enfin, vous lui avez promis, à Guignol… Vous avez donc point de parole ?… Comment que vous ferez pour vous dégager ?

GNAFRON.

C’est bon, c’est bon !… ça ne te regarde pas… Je lui ai promis, s’il me convenait… Mais il ne me convient pas. Par conséquence, file d’ici ; va à ton ouvrage… & que je te voie plus avec Guignol… Sinon… je ne te dis que ça… gare les giroflées à cinq feuilles.

MADELON.

Allons donc, p’pa… un vieux milllitaire comme vous voudrait pas battre sa fille… un soldat frrrançais ! (Elle s’enfuit.)

GNAFRON, la menaçant.

Atatends, atatends !


Scène IV.

GNAFRON, seul.

Elle tient à son Guignol… qu’est ben un bon garçon, c’est vrai… mais trop gnioche[1], trop catole[2] ; ça ne sait pas se retourner… Et il n’a rien… Au lieur que Cadet a douze cents francs… & il est dans le commerce… le premier de tous les commerces, le commerce des vins… Enfin, il me va… J’ai fait la bêtise de promettre à Guignol… Mais j’ai tiré un plan qui est un peu finard… J’attends ici mon cousin, le sergent Hubert… un fameux lapin… S’il veut me prêter la main, avant huit jours je suis débarrassé de Guignol, & Cadet est mon gendre.


Scène V.

GNAFRON, LE SERGENT.
LE SERGENT.

Je vous trouve au rendez-vous, papa Gnafron… Vous m’avez fait appeler. Je ne suis pas éloigné de croire que vous avez à me parler de quelque chose.

GNAFRON.

Vous avez deviné, sergent. V’là ce que c’est… Y a deux rivaux qui se disputent la main de ma fille : Cadet & Guignol. Je l’accorde à Cadet, parce qu’il a servi & qu’il a douze cents francs… Mais j’avais quasiment promis à Guignol, & je voudrais m’en débarrasser… Vous qu’êtes sergent raccoleur, pourriez-vous pas lui insinuer qu’il faut qu’il s’engage, que c’est le seul moyen d’avoir mon consentement ?… Une fois engagé, vous le faites partir, & Madelon épouse Cadet.

LE SERGENT.

Papa Gnafron, vous êtes subtil… Et vous auriez fait un bon jardinier, je ne suis pas éloigné de le croire ; car vous cultivez la carotte avec supériorité… Mais c’est assez chatouilleux, ce que vous me proposez là. Si l’on vient à savoir que je me suis mêlé d’une affaire aussi entortillée, je serai cassé.

GNAFRON.

Nous sommes cousins, Hubert. Il faut bien faire quelque chose pour sa famille… Cadet & moi nous serons généreux… D’ailleurs, Guignol est trop dadais pour qu’il vous arrive malheur… & c’est pour son bien à ce jeune homme. Si vous en faites un soldat, ça le dégourdira, mille-z-yeux !

LE SERGENT.

Vous êtes crânement persuasif, père Gnafron… Je parlerai à ce jeune serin.

GNAFRON.

Vous me rendez un vrai service.

LE SERGENT.

Ça n’ira p’t-être pas tout seul. Il faudra que vous me veniez en aide. Ne vous éloignez pas…

GNAFRON.

Je vais faire tirer pot au cabaret de la mère Bonichon… Si vous avez besoin de moi, faites-moi signe… Tenez, voilà justement Guignol qui vient de ce côté… Travaillez-le aux oiseaux. (Il sort.)


Scène VI.

GUIGNOL, LE SERGENT.
GUIGNOL, d’un air triste.

C’est donc vous qu’êtes là, sergent Hubert ?

LE SERGENT.

Hé oui, corbleu !… Mais qu’as-tu donc, Guignol ? Quel sinistre visage ! Ah ! jeune homme, je ne suis pas éloigné de croire que vous êtes tracassé par des peines de cœur.

GUIGNOL.

Hé ben ! oui, sergent ; je vous le confie à vous ; mais n’en dites rien dans le quartier, parce qu’on se moquerait de moi… Je devais me marier à Madelon, la fille du père Gnafron… Il me l’avait promise & v’là qu’à présent il se dédit… C’est un moulin à vent c’t homme… Ça me chagrine, ça me chagrine, voyez-vous, que je m’en cognerais le melon sur les cadettes[3] de la rue Saint-Georges… Mais quoi qu’il a donc, quoi qu’il a donc contre moi, ce vieux pochard ?

LE SERGENT.

Guignol, tu m’intéresses… Je connais les motifs du refus de Gnafron ; il me les a dits, c’est mon cousin… Je veux te les dévoiler & te donner les moyens de vaincre sa résistance… Le père Gnafron a servi.

GUIGNOL.

Dans quel régiment ? Dans les pompiers ?

LE SERGENT.

Je ne suis pas éloigné de le croire. Dans tous les cas, vois-tu, il ne veut pas d’un clampin dans sa famille… Si tu tiens à être son gendre, fais-toi soldat.

GUIGNOL.

Sordat pour de vrai ? Mais il faudra partir pour l’armée, & alors bonsoir le mariage.

LE SERGENT.

Non. Je te fais un engagement… une fois soldat, il ne peut te refuser sa fille… & le mariage conclu, je fais casser l’engagement par mes protections.

GUIGNOL.

Vous êtes un bon enfant, sergent… Mais qui me dit que c’est pas une frime du père Gnafron ?… Je le connais c’t homme, il va & vient comme une girouette.

LE SERGENT.

Il m’a dit lui-même qu’il te donnerait sa fille s’il te voyait une fois le mousquet sur l’épaule.

GUIGNOL.

Je me fie pas à ce qu’il dit.

LE SERGENT.

Corbleu ! Est-ce qu’il voudrait se moquer de toi-z-et de moi ?… Si cela était, mille bombes ! mon sabre taillerait quelques boutonnières dans son individu… Il n’y a pas de cousin qui tienne… Écoute ; parlons peu & parlons bien. Je vais appeler le père Gnafron… Tu te cacheras là ; je le ferai expliquer catégoricalement. Tu entendras tout ce qu’il dira, & tu sauras ensuite ce qu’il te reste à faire.

GUIGNOL.

C’est une bonne idée, sergent ; ça fait que vous me servirez de témoin, si y se dédit encore.

LE SERGENT.

Certainement.

GUIGNOL.

Faites-le parler, sergent… Je me cache. (Il se place dans la coulisse.)

LE SERGENT.

Cela marche à merveille ; le serin entre de lui-même dans la cage… Holà ! papa Gnafron, venez par ici.


Scène VII.

LE SERGENT, GNAFRON, GUIGNOL, caché.
GNAFRON.

Qué qu’y a, sergent Hubert ?

LE SERGENT, bas à Gnafron.

Il est là ; il nous écoute… Répondez en conséquence à mes questions.

GNAFRON, de même.

Surficit… allez tout de go.

LE SERGENT, haut.

Ne m’avez-vous pas dit que le seul obstacle au mariage de Guignol, c’est qu’il n’avait pas été soldat ? que s’il s’engageait, vous lui donneriez votre fille sans autres conditions ?

GNAFRON.

Certainement, je l’ai dit & je m’en dédis pas… Si Guignol était soldat, mille tonnerres ! il aurait la colombe. Vous pouvez lui dire ça de ma part.

LE SERGENT

C’est bien, père Gnafron ; vous êtes un vieux brave… C’est tout ce que je voulais savoir… Au revoir !

GNAFRON.

Au revoir, sergent ! (Il sort.)


Scène VIII

LE SERGENT, GUIGNOL.
GUIGNOL, arrivant précipitamment.

Sergent, je veux être sordat… tout de suite, tout de suite.

LE SERGENT.

Allons, jeune tourlourou, suis-moi ; je vais te faire ton engagement & tu prendras ta première leçon d’exercice. Le cœur du père Gnafron, je ne suis pas éloigné de le croire, ne résistera pas à la vue de tes grâces et de ta facilité sous l’uniforme. (Ils sortent.)


Scène IX

GNAFRON, seul, entrant.

Ah ! ah ! ah ! (Il rit.) Les voilà partis ; le goujon a mordu à l’asticot… On n’en remontre pas au papa Gnafron… Allons finir la bouteille, & prévenir Cadet de se tenir prêt pour la noce. (Il s’en va en riant.)


Scène X

LE SERGENT, GUIGNOL, vêtu d’un uniforme ridicule : il a un bonnet de police, dont le gland lui tombe sur les yeux.
GUIGNOL.

Sergent, vous m’avez joliment ficelé tout de même… N’y a que ce machin d’en haut que me danse là devant le z’œil…

LE SERGENT.

Tu t’y feras… Allons, conscrit, à l’exercice ! De la grâce & de la souplesse. D’abord, les talons sur la même ligne, & rapprochés autant que la conformation le permet ; les pieds un peu moins ouverts que l’équerre, la ceinture effacée, le haut du corps en avant, (Guignol se penche.) la tête droite, (Guignol se renverse.) la ceinture effacée, (Guignol se penche. Il le redresse.) Attention donc, morbleu !

GUIGNOL.

Nom d’un rat ! c’est pas facile.

LE SERGENT.

Les bras pendant naturellement, le petit doigt sentant la couture de la culotte, le menton rapproché de la cravate, sans la couvrir ; les yeux à quinze pas devant toi.

GUIGNOL.

Comment est-ce que mes yeux peuvent être à quinze pas plus loin que moi ?… Ils sont ben toujours dans ma tête.

LE SERGENT.

Cela veut dire qu’il faut regarder à quinze pas.

GUIGNOL.

Mais alors, sergent, mettez-vous donc un peu en arrière. Comment voulez-vous que je regarde à quinze pas, si vous êtes devant moi ?

LE SERGENT.

Silence, conscrit.

GUIGNOL.

Avec ça y a ce machin qui me danse devant le z’œil.

LE SERGENT.

Garde à vos ! (Guignol s’enfuit vivement.) Hé bien, où vas-tu donc ?

GUIGNOL.

Pardi, vous me dites de prendre garde à moi ; je m’en sauve,

LE SERGENT.

Mais, imbécile, garde à vos ! c’est un terme d’avertissement. Je t’avertis.

GUIGNOL.

Avertissez-moi, sergent… vous avez raison.

LE SERGENT.

Allons, peloton !

GUIGNOL.

Vous voulez un peloton ?

LE SERGENT.

Quand je dis : peloton ! c’est à toi que je parle.

GUIGNOL.

Je ne suis ni en fil ni en laine.

LE SERGENT.

C’est comme si je parlais à vingt hommes ; tu sauras ça… Il faut maintenant apprendre à marcher. Nous allons partir du pied gauche… Pied gauche, en avant ! marche ! (Guignol se baisse.) Qu’est-ce que tu regardes ?

GUIGNOL.

Vous dites de partir du pied gauche… Je regarde où il est, le gauche.

LE SERGENT.

Hé bien ! c’est celui-ci… Ah ça, tu ne connais donc pas ta main droite d’avec ta gauche ?

GUIGNOL.

Comment voulez-vous qu’on les connaisse ? Elles sont ben faites l’une comme l’autre.

LE SERGENT.

Quelle faible intelligence ! C’est un homme à former totalement. Voyons, au commandement de Marche ! vous portez vivement le pied gauche en avant, le jarret tendu, la pointe du pied un peu baissée & légèrement tournée en dehors, ainsi que le genou ; vous balancez le corps sans raideur sur la jambe droite ; vous abaissez la jambe gauche & portez la jambe droite en avant, & ainsi successivement, jusqu’au commandement de Halte ! (Il le fait marcher en le prenant par le milieu du corps.) Pas accéléré ; en avant, marche ! gauche ! droite ! gauche ! droite ! halte !

GUIGNOL.

Ça m’ennuie, sergent. N’allons-nous pas bientôt à la gamelle ?

LE SERGENT.

On ne parle pas sous les armes. Maintenant, tu vas faire par le flanc droite & par le flanc gauche. Attends, je vais te chercher ton arme.

GUIGNOL.

C’est pas amusant d’être militaire… C’est donc pas encore fini ?

LE SERGENT.

Cinq minutes seulement. Voilà ton arme. (Il lui donne un bâton.)

GUIGNOL.

Vous appelez ça une arme… c’est un éventail à bourrique.

LE SERGENT.

C’est pour figurer le mousquet… Quand je te dirai par le flanc droite, droite, tu tournes de ce côté. (Il le fait tourner.) Quand je te dirai par le flanc gauche, gauche, de celui-là.

GUIGNOL.

Vous me bouliguez trop, sergent.

LE SERGENT.

Voyons, y es-tu ? Tiens bien ton arme.

GUIGNOL.

Oui, ma tavelle ; j’y suis.

LE SERGENT.

Silence ! Par le flanc droite, droite !

GUIGNOL.

V’là. (Il se tourne lentement.)

LE SERGENT.

Tu n’attraperas pas un chaud & froid, en allant comme ça.

GUIGNOL.

Je pense ben… Je les crains, les chaud & froid.

LE SERGENT.

Allons, plus vivement ! Par le flanc gauche, gauche !

GUIGNOL.

Vivement ! (En se tournant, il frappe le sergent de son bâton.)

LE SERGENT.

Aïe ! prends donc garde, imbécile !

GUIGNOL.

Gauche ! droite ! gauche ! droite ! (Il frappe encore le sergent.)

LE SERGENT.

Tu me frappes encore, conscrit !

GUIGNOL.

C’est que c’est pas facile à tenir ce mousquet. (Il laisse tomber son bâton sur le nez du sergent.)

LE SERGENT.

Ah ça, dis donc, Guignol ; tu me fais l’effet d’un farceur, je ne suis pas éloigné de le croire.

GUIGNOL.

Vous l’êtes pas farceur, vous, sergent… Je connais p’t-être pas votre manigance avec le père Gnafron.

LE SERGENT.

Que veux-tu dire ?

GUIGNOL.

Vous m’avez pris pour un jeune serin… Mais deux vieux merles comme vous m’attraperont pas.

LE SERGENT.

Guignol, pas de propos incohérents.

GUIGNOL.

Fâchez pas, sergent… vous croyez ben m’avoir engagé… Hé ben, j’ai pas signé de mon nom, & c’est un papier que te peux mettre aux équevilles… À présent, si vous dites quéque chose, sergent, je vas tout raconter à votre capitaine… & gare la salle de police… & ce qui s’ensuit, je-ne-suis-pas-éloigné-de-le-croire.

LE SERGENT.

Ah ! Guignol, pas de bêtises ! sois bon enfant.

GUIGNOL.

Je suis bon enfant… mais à présent, sergent, y faut passer de mon côté, & me donner un coup de main contre le père Gnafron pour mon mariage.

LE SERGENT.

Allons, allons, tu m’intéresses beaucoup. Tope là ; je suis avec toi… que faut-il faire ?

GUIGNOL.

Vous allez voir… Justement, v’là Gnafron… Peloton, alignement, pas accéléré, halte !


Scène XI

LES MÊMES, GNAFRON.
GUIGNOL, il fait mine d’être un peu ivre.

Oui, sergent, mille bombes ! mille tonnerres ! que c’est cannant d’être milllitaire, corbleu ! saperjeu !

GNAFRON.

Comment, Guignol, c’est toi qui fais tout ce tapage !

GUIGNOL.

Ah ! père Gnafron, c’est vous ; topez là ! (Il lui prend la main & la secoue.) Ça m’enflamme de voir un vieux brave comme vous.

GNAFRON.

Comme te v’là dégourdi !

GUIGNOL.

Oh ! n’y a rien qui décatole un jeune homme comme l’uniforme… Hé bien ! voyons, vétéran ; à quand mon mariage avec votre fille ? Demain ? aujourd’hui ? Me v’là sordat.

GNAFRON.

N’y a rien qui presse… Il faut que tu fasses ton service… nous verrons après.

GUIGNOL.

Comment, père Gnafron, vous barguignez encore !… Je n’entends pas la plaisanterie, mille-z-yeux !

GNAFRON.

Que veux-tu dire ?

GUIGNOL.

Je veux dire que vous avez promis, & encore devant le sergent, que si je me faisais sordat, vous me donneriez votre fille, sans autres conditions… Me v’là sordat ; il me faut Madelon… ou bien, vous savez, entre milllitaires, comment se traitent les affaires.

GNAFRON.

Peste ! l’uniforme l’a trop dégourdi.

GUIGNOL.

Allons, faut s’aligner.

GNAFRON.

Mais, sergent, que dit-il donc là ?

GUIGNOL.

Le sergent nous servira de témoin.

LE SERGENT.

Ce jeune homme a raison ; c’est une affaire d’honneur.

GNAFRON, bas au sergent.

Vous ne le faites donc pas partir, cousin ?

LE SERGENT, de même.

Que voulez-vous, il a obtenu un congé… par des protections.

GUIGNOL, qui est allé chercher des sabres, en présente un à Gnafron.

Père Gnafron, v’là des lardoires ; faut s’embrocher.

GNAFRON, ému.

Farceur, tu… tu… veux rire.

GUIGNOL.

Pas du tout… Faites voir votre talent au briquet, papa. Moi, j’ai pris une première leçon tout à l’heure ; c’est une bonne occasion pour répéter.

LE SERGENT.

Allons, Messieurs, en garde ! saluez-vous.

GNAFRON.

Un m’ment, un m’ment ! Je ne suis pas un Bédouin, peste !… Qu’est-ce que je voulais, moi ? Savoir si Guignol était un brave… Hé bien ! je le sais à présent… Guignol, la main de ma fille est à toi.

LE SERGENT.

Voilà qui est bien parler.

GUIGNOL.

À la bonne heure ! Entre vieux de la vieille, on parvient toujours à s’entendre… Votre main, papa beau-père !


Scène XII.

LES MÊMES, MADELON.
MADELON.

Papa, v’là Cadet qui vous demande… Il dit qu’il vient chercher votre réponse.

GNAFRON.

Hé bien ! dis-lui de repasser demain… un peu tard.

GUIGNOL.

Non, Madelon, invite-le à notre noce.

MADELON.

Est-ce que c’est vrai, mon père, ce que dit Guignol ?

GNAFRON.

Oui, oui, ma fille ; Guignol est un brave, je te le donne pour mari.

MADELON.

Oh ! quel bonheur ! quel bonheur !

GNAFRON, bas à Guignol.

Mais, enfin, dans quel régiment t’es-tu donc engagé ?

GUIGNOL, de même.

Dans le régiment où vous avez gagné vos galons.

GNAFRON, à part.

Il m’a fait aller… mais c’est égal, c’est le gendre qu’il me fallait… (Avec un soupir.) Cadet n’avait pour lui que son commerce.

GUIGNOL.

Commençons la noce tout de suite… Sergent, vous en êtes… c’est à vous de commander la manœuvre.

LE SERGENT.

Volontiers… Peloton, alignement, par file à gauche, en avant, marche !

Ils s’en vont tous en chantant.
fin de l’enrôlement[4].


  1. Gnioche ; niais, imbécile.
  2. Catole ; timide, stupide.
  3. Cadette ; dalle, trottoir.
  4. Il n’y a que des analogies éloignées entre notre pièce & l’Enrôlement supposé, comédie de Guillemain, jouée au théâtre des Variétés amusantes en 1781, & remise au théâtre de la Cité Variétés en 1797.