Théatre lyonnais de Guignol/Introduction

Théatre lyonnais de GuignolN. Scheuringtome 1 (p. _-xxii).

INTRODUCTION



Eentre toutes les formes sous lesquelles l’art dramatique s’est manifesté dans le monde, il n’en est aucune qui ait été plus répandue, plus variée, plus goûtée que les Marionnettes.

Tous les peuples, tous ceux au moins qui ont approché leurs lèvres de la coupe enchantée des beaux-arts, ont eu des marionnettes. On les trouve dans l’antique Égypte, en Grèce & dans le monde romain. Elles font encore le divertissement le plus ordinaire des races sérieuses de l’Orient. Elles ont parcouru toute l’Europe moderne, l’Italie, l’Espagne, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Scandinavie & les contrées habitées par les peuples slaves. Partout elles se sont établies & ont fait souche.

Elles ont embrassé tous les genres, la comédie, la tragédie, le drame, l’opéra, le ballet ; elles ont tout affronté & ont toujours réussi. La critique dédaigneuse & sévère pour les grands comédiens n’a eu pour elles que des tendresses.

Elles ont charmé nos pères au moyen-âge & elles nous charment encore. Leur dernier historien en France, M. Ch. Magnin, commence & termine son livre[1] par une double énumération des hommes illustres qui se sont occupés d’elles, & ses listes sont loin d’être complètes. Aux grands noms de Platon, Aristote, Horace, Marc-Aurèle, Shakespeare, Cervantes, Euler, Molière, qu’il cite avec beaucoup d’autres, on en pourrait ajouter beaucoup encore parmi les anciens & les modernes.

Elles n’ont point obtenu de ces grands personnages une admiration froide & stérile. Plus d’un artiste éminent, plus d’un homme grave leur a prêté son bras & sa voix. Des écrivains d’un grand renom, Lesage, Voltaire, Fielding, Byron, Gœthe, ont écrit des comédies à leur usage, & Haydn, dans tous l’éclat & la maturité de son talent, a composé pour elles cinq partitions.

La faveur qu’elles ont toujours conservée, au moins auprès de certains esprits d’élite, s’est encore accrue dans ces dernières années. Un roman moderne[2] les a célébrées avec un sentiment profond & vrai de leur poésie. Les théâtres de marionnettes se sont multipliés non-seulement en public, mais dans les salons ; &, parmi ceux de cette dernière catégorie, il en est d’aussi recherchés que nos grandes scènes.

Dire les causes de cette vitalité toujours nouvelle des marionnettes n’est point dans notre dessein. Nous n’avons voulu que constater le fait, à l’honneur de l’un de ces petits personnages qui, après avoir fait son apparition première à Lyon, est devenu pour toute la France le type de la marionnette, ou tout au moins d’une espèce particulière de marionnettes. Nous ne devons nous occuper ici que de Guignol.

Il est inutile de faire remarquer que, partout où s’établit cette Thalie populaire des comédiens de bois ou de carton, entre les personnages auxquels elle donne la vie, il ne tarde pas à s’en élever un qui domine tous les autres. Type des passions & des idées de son temps, type quelquefois des idées & des mœurs d’un passé qu’on ne voit pas s’effacer sans regret, cet enfant de la Muse réunit toutes les sympathies du public, & il n’y a jamais de bonne pièce quand il n’y parait pas. Il passe par tous les états, par toutes les conditions de la vie ; il se trouve mêlé aux actions les plus diverses. Les merveilles de la mythologie & de la féerie, les faits héroïques de l’histoire des peuples anciens & modernes, les compositions romanesques & les scènes vulgaires de la vie commune l’admettent également. Il se joue des anachronismes, conserve imperturbablement son individualité au travers de toutes les couleurs locales, & résume en lui seul ce mélange de réalisme & de fantaisie qui fait un des charmes de ce spectacle. C’est le représentant de l’humanité, en ce qu’elle a d’absolu, dans les diversités de temps & de lieux. C’est l’homme comme on le voit, ou comme on croit l’avoir vu, ou comme on voudrait le voir.

Chaque peuple a varié ce type suivant ses goûts, & lui a donné un nom. En Italie, Naples a fort popularisé son Pulcinella ; mais chaque ville y a aussi son personnage d’affection plus connu encore & plus fêté que le Napolitain. L’Angleterre a Punch, la Hollande Jan Klaassen, l’Autriche Casperle. Polichinelle, importé d’Italie à Paris par les Brioché, a longtemps régné en France ; il est aujourd’hui détrôné par Guignol. Presque tous les théâtres de marionnettes s’appellent maintenant en France des théâtres de Guignol. Ce nom est même devenu l’appellation générique de toutes les figurines qui, semblables aux Puppi & aux Pupazzi d’Italie, sont mues simplement par la main de l’artiste cachée sous leurs vêtements, sans addition de fils ou de ressorts, espèce de marionnettes qui, soit dit en passant, par l’étrangeté & la vivacité de ses gestes, a plus de force comique & ouvre un champ plus vaste à l’imagination que les mécaniques plus savantes.

Quelle est donc l’origine de ce Guignol qui règne aujourd’hui en maître sur ce petit peuple de comédiens ? C’est de Lyon, cela est bien certain, que Guignol a pris son vol vers Paris & sur toute la France : mais comment & quand s’est-il manifesté à Lyon ? y est-il né ? y est-il arrivé d’ailleurs ? qui lui a donné son nom ?

J’ai longtemps cru, & je ne suis pas encore bien persuadé du contraire, que Guignol, comme la plupart de ses camarades de bois, avait une origine italienne. Que les marionnettes, dans leur forme actuelle soient venues d’Italie en France, cela n’est pas douteux. Polichinelle, Arlequin, Pierrot (Pedrolino), sont Italiens. Le langage spécial de la profession est italien[3]. Les premiers joueurs de marionnettes dont on ait gardé le souvenir à Paris, les Brioché, avaient pour véritable nom Briocci, & étaient Italiens suivant toute apparence. D’autre part, on sait quels ont été dans les derniers siècles les rapports de Lyon avec l’Italie. Au XVIe siècle, on lui reprochait d’être une ville presque tout italienne[4]. Les Piémontais, les Lombards, les Florentins, les Lucquois, y étaient très-nombreux dans la banque, dans la joaillerie, dans l’imprimerie, dans plusieurs professions manuelles. Etienne Turquetti & Barthélémy Naris, qui sont considérés comme les véritables introducteurs à Lyon de l’industrie de la soie au XVIe siècle, étaient Piémontais. Le Chasse Ennuy, recueil d’anecdotes & de bons mots, publié par Louis Garon dans la première moitié du XVIIe siècle[5], met en scène plusieurs Italiens habitant Lyon, & c’est à eux qu’il attribue les plus plaisantes facéties. Or, il y a en Lombardie une petite ville nommée Chignolo ; & je me suis souvent demandé s’il n’avait pas existé jadis à Lyon un artisan, un ouvrier en soie peut-être, originaire de cette ville lombarde, qui se serait rendu célèbre par son caractère, par sa gaité, par ses saillies, & qu’on aurait nommé ordinairement du nom de son pays, comme il est d’usage en France & en Italie, où les ouvriers s’appellent souvent entre eux Parisien, Bourguignon, Piémontais, au lieu d’employer le nom de famille[6]. Ce qui me rendait cette conjecture plus probable encore, c’est que dans les anciennes pièces de son répertoire, les camarades de notre héros, tout en l’appelant Guignol, ce qui est conforme à la prononciation italienne de Chignolo, l’appellent souvent aussi Chignol ce qui est conforme à l’apparence écrite du même mot pour un Français.

Toutefois, ce n’est là qu’une conjecture. Je viens d’en exposer les motifs ; je dois ajouter qu’elle est contredite par les traditions actuelles des interprètes les plus autorisés de Guignol. Il faut maintenant faire connaître ces traditions.

On n’a pas souvenir de l’existence de Guignol à Lyon avant les dernières années du XVIIIe siècle. C’est un lyonnais, Laurent Mourguet, dont je parlerai plus amplement tout à l’heure, qui lui a donné toute sa célébrité. Mourguet, lorsqu’il avait monté son premier théâtre, avait, comme ses confrères d’alors, pris pour personnage principal, pour protagonista, comme on dit en Italie, l’éternel Polichinelle. Mais Mourguet, qui était un homme de beaucoup d’esprit & de gaité, avait pour voisin, dans le quartier Saint-Paul, un canut de la vieille roche, aussi gai, aussi spirituel que lui, qui était devenu son confident & son Egerie. Il ne lançait jamais une pochade sans en avoir fait l’essai sur ce censeur, & comme le compagnon était non-seulement un fin connaisseur, mais encore un esprit fécond en matière de facéties, Mourguet rapportait toujours de ces communications un bon conseil & quelque trait nouveau, qui n’était pas le moins original de la pièce. Quand le vieux canut avait bien ri, & qu’il donnait sa pleine approbation, il avait coutume de dire : « C’est guignolant ! » ce qui, en son langage, dans lequel il était souvent créateur, signifiait : c’est très-drôle, c’est très-amusant ! C’est à ce mot suprême que Mourguet reconnaissait son succès, &, quand le jugement avait été ainsi formulé, il portait sans crainte son œuvre devant le public.

Or, Mourguet, dans les pièces qu’il représentait à Lyon, avait été amené par la force des choses à introduire souvent un ouvrier en soie. Pour faire parler ce personnage, il était impossible que les idées, les facéties, l’accent de son vieil ami ne lui vinssent pas sans cesse à l’esprit et à la bouche. Le « C’est guignolant » se reproduisait plus d’une fois & était fort goûté. Un type aussi lyonnais & aussi gai devait bientôt avoir toute la faveur à une époque où les traditions locales étaient encore si vivaces. Guignol, c’est le public lui-même qui lui donna ce nom, devint bientôt pour Lyon le personnage indispensable de cette littérature, celui qu’on veut revoir toujours & partout à travers les transformations du drame. Polichinelle, jadis son supérieur, fut tout à fait délaissé & devint une sorte de régisseur qui annonçait la pièce, mais qui n’en était plus le héros. Il n’a pas même conservé cet emploi subalterne & a tout à fait disparu d’une scène où il avait cessé de régner.

Depuis ce temps, Mourguet a développé ce type de Guignol dans une longue série de pièces, en lui conservant toujours son costume, celui des ouvriers lyonnais de la fin du siècle dernier, son accent qui est aussi lyonnais de la même époque, sa bonne humeur & son originalité d’esprit. Le caractère de ce personnage est celui d’un homme du peuple : bon cœur, assez enclin à la bamboche, n’ayant pas trop de scrupules, mais toujours prêt à rendre service aux amis ; ignorant, mais fin & de bon sens ; qui ne s’étonne pas facilement ; qu’on dupe sans beaucoup d’efforts en flattant ses penchants, mais qui parvient presque toujours à se tirer d’affaire.

La carrière dramatique de Mourguet a été longue. Le premier théâtre permanent où il se soit montré parait être celui qu’il ouvrit dans la rue Noire, qu’il vendit ensuite à un M. Verset & a été longtemps une des Crèches[7] les plus appréciées de Lyon. Il joua ensuite dans la rue des Prêtres, dans la rue Juiverie, aux Brotteaux dans la Grande-Allée[8], près du lieu où l’on a vu plus tard le Café du Grand-Orient, & enfin, un peu plus loin, au Jardin Chinois. Il avait là pour aide & pour compagnon une autre célébrité des rues de Lyon, le père Thomas, dont le nom véritable était Ladray & dont le portrait se trouve avec quelques indications dans le Lyon vu de Fourvières[9]. Il transporta ensuite son théâtre dans différentes villes des départements voisins & fixa enfin son dernier établissement à Vienne, en Dauphiné, où il mourut en 1844, à l’âge de 99 ans, encore entouré de ses chères marionnettes.

Il avait toujours eu l’amour de son art ; il l’avait inspiré aux siens, & l’inspiration est restée dans sa postérité.

Son fils Jacques Mourguet a longtemps fait, à l’aide de Guignol, la fortune du Café du Caveau sur la place des Célestins, à Lyon. Il a aussi joué à Grenoble & à Marseille. Il a eu un fils qui a porté en Algérie notre marionnette lyonnaise.

Laurent Mourguet avait aussi une fille, Rosalie, qu’il avait mariée à un autre impresario, Louis Josserand, très-habile comme lui dans l’art des marionnettes. Josserand a eu quelque célébrité à Paris, sur le boulevard du Temple. Il jouait au Théâtre des Pantagoniens du sieur Maffay[10], & il a apporté aux ombres chinoises de notables perfectionnements. De son mariage avec Rosalie Mourguet, sont nés deux fils, Louis & Laurent, qui sont restés fidèles aux traditions & à l’art de leurs pères.

Louis, après avoir joué avec son frère, tient seul un des castelets de Lyon.

Laurent a épousé la fille de Victor-Napoléon Vuillerme-Dunand, aujourd’hui le plus complet, le plus original, le plus fidèle interprète de Guignol ; & il a su donner lui-même au personnage de Gnafron, le joyeux compagnon de notre héros, une popularité presque égale à l’illustration de celui-ci. C’est par ces deux artistes, le beau-père & le gendre, que notre marionnette, un peu délaissée pendant quelques années, a retrouvé les beaux jours du père Mourguet & étendu sa réputation bien au-delà des limites de notre province. Qui n’a entendu au café Condamin de la rue Port-du-Temple[11] Guignol aux mains de Vuillerme, & Gnafron aux mains de Josserand dans le Déménagement, dans un Dentiste, dans les Frères Coq, n’a qu’une idée incomplète de la verve, de la gaité, de l’esprit qui se dépensent avec une intarissable prodigalité dans nos divertissements populaires.

Ces dignes successeurs de Mourguet ont beaucoup augmenté & augmentent chaque jour le répertoire du fondateur. Ce répertoire est fort étendu & se compose d’éléments très-divers.

Il comprend d’abord, comme cela a toujours été en usage parmi les marionnettes, plusieurs parodies ou imitations de pièces jouées sur d’autres théâtres. Les parodies proprement dites, qui ont été très en faveur chez les marionnettes de Paris au siècle dernier[12], sont rares dans le répertoire lyonnais ; mais il y existe un certain nombre d’imitations & de transformations de comédies anciennes ou de vaudevilles plus modernes. Elles présentent en général un intérêt médiocre : quelques-unes cependant ont retrouvé, en passant d’une scène à l’autre, une véritable originalité, & pourraient être conservées.

D’autres ont été empruntées au théâtre de la Foire, aux répertoires des marionnettes de Paris, à ceux d’Italie & d’Allemagne. Je lis dans le livre de Ch. Magnin[13] qu’au commencement de ce siècle on jouait en Allemagne, avec un succès de vogue, un drame romanesque de Geisselbrecht, qui portait le titre bizarre de la Princesse à la hure de porc. Or, il y a au répertoire lyonnais une féerie intitulée, la Tête de Cochon ou la Fée aux Fleurs, dont le canevas est très-probablement le même. À certaines indications de lieux & de choses, on reconnaît aussi dans plusieurs autres pièces une origine étrangère. Toute cette catégorie est riche en pièces amusantes, & il serait intéressant de comparer les manuscrits de nos impresari avec les publications de cette nature qui ont été faites dans ces dernières années en Allemagne.

Mais la partie de ce répertoire, incomparablement la plus précieuse pour nous, se compose des pièces vraiment lyonnaises, de celles qui appartiennent en propre à Laurent Mourguet & à ses successeurs. Il n’était pas rare jadis de rencontrer en France, comme on le voit encore en Italie, des artisans qui avaient reçu une véritable éducation littéraire & qui conservaient le goût des lettres au milieu de leurs occupations manuelles. C’est sans doute une telle éducation qu’avait reçue Mourguet. Suivant les traditions de la famille, il composait ses pièces lui-même, sans autre collaboration que celle du vieil ami auquel il communiquait ses canevas. Il empruntait souvent à quelque ouvrage déjà connu l’idée principale de son œuvre, mais ce n’était là qu’un thème sur lequel il tissait une action originale. Les pièces les plus populaires, celles qui ont encore aujourd’hui le plus de succès, viennent de lui, &, à travers les nombreuses transformations qu’elles ont subies, elles gardent un cachet qui les rend très-reconnaissables.

C’est cette portion originale de la comédie guignolesque que nous voudrions sauver de l’oubli, en en publiant quelques échantillons, comme l’ont fait nos voisins pour leurs marionnettes nationales. Ces petites productions, encore si goûtées aujourd’hui, sont cependant menacées d’une disparition prochaine. Mourguet avait-il écrit ses pièces ? On l’ignore, & il n’est point resté de manuscrits qui puissent lui être certainement attribués. Les théâtres de Guignol n’ont commencé à avoir de manuscrits proprement dits qu’au jour où l’administration municipale a exigé que les pièces lui fussent soumises avant la représentation. Ces manuscrits eux-mêmes ne contiennent que de simples canevas. Le répertoire de toutes les marionnettes du monde appartient au genre que les Italiens nomment Commedia dell’arte. Appelée à égayer le salon & la rue, la Muse légère qui préside aux burattini de toute espèce, ne peut leur tracer à l’avance qu’une voie large dans laquelle chaque récitateur aura, suivant le temps & le lieu, la plus grande liberté de mouvement. L’écriture ne conserve jamais de ses œuvres que le dessin général, avec une petite partie des facéties retenues par la tradition. La mémoire de l’artiste est chargée de les compléter, & son imagination ne manque pas d’improviser fréquemment des ornements nouveaux. Il n’en est pas autrement du répertoire de Guignol. Et encore les canevas de ce théâtre qui existent dans le domaine public se modifient-ils incessamment. Mourguet ne conservait pas ses pièces en propriétaire jaloux ; il lui importait peu qu’un autre les jouât ; il était bien sûr que personne ne les jouerait avec sa verve & son inimitable accent. Aussi, même de son vivant, étaient-elles jouées par d’autres artistes à qui il les avait communiquées ou qui lui avaient servi d’aides. Ses enfants & petits-enfants les ont jouées, sans s’en disputer la propriété, & d’après les traditions de la famille, chacun d’eux y mettant d’ailleurs son cachet. L’œuvre primitive a ainsi forcément subi des additions, des retranchements, des modifications sans nombre, & elle a reçu l’empreinte d’époques très-différentes, ce qui, à la vérité, convient pleinement à ce genre dramatique où l’anachronisme égare doucement l’esprit du spectateur dans les domaines de la fantaisie.

À ce travail des marionnettistes de profession est venu se joindre celui des amateurs. À Lyon comme à Paris, comme en Italie, les marionnettes de société ont voulu vivre & ont vécu à côté des marionnettes de la rue & du café. Ce divertissement a le privilége d’appeler à lui tous les arts. Le peintre, le sculpteur, le musicien, l’improvisateur y trouvent leur plaisir & leur succès. Aussi plus d’une réunion d’artistes, plus d’un salon a eu son théâtre Guignol ; & là encore ce sont les pièces de Mourguet qui ont été les plus fêtées. Mais là aussi, & il n’est pas besoin de dire pourquoi, elles ont subi d’innombrables modifications. Des additions parfois fort heureuses, des retranchements heureux aussi ont été motivés ou même nécessités par le milieu dans lequel on récitait. Au travers de tout cela, il nous a fallu choisir & les pièces & les leçons qui se prêtaient le mieux à une publication.

Parmi les pièces, nous avons élagué celles qui ne sont que l’adaptation pure & simple au théâtre Guignol d’ouvrages tirés d’un autre répertoire. Dans celles appartenant en propre aux marionnettes, nous nous sommes abstenu de reproduire les féeries, comme trop compliquées de machines pour être représentées dans les salons & comme moins jolies en général que les petites comédies.

Quant aux textes, nous avons dû nous préoccuper de la diversité du public auquel s’adresse une publication semblable. M. Vuillerme a mis ses manuscrits à la disposition de l’éditeur d’un théâtre qui lui a valu de si brillants succès. Nous avons consulté aussi ceux d’un salon très-lyonnais où la comédie guignolesque était, il y a quelques années, en grande faveur. La combinaison de ces documents a donné les textes qui sont aujourd’hui publiés. Sans sortir des bornes d’un canevas proprement dit, on a tâché d’y indiquer quelques-unes des facéties qui font encore rire aujourd’hui nos enfants, après avoir bien égayé leurs grands-pères.

Notre dessein principal a été de conserver des souvenirs lyonnais, de ne pas laisser périr, sans qu’il en reste quelque trace, un genre de littérature populaire qui, bien modeste en apparence, a exercé & peut exercer encore une bonne influence. Castigat ridendo mores, disait-on jadis de la grande comédie. Je ne sais pas bien ce que la comédie corrigeait à Athènes & à Rome ; je ne sais pas ce qu’elle corrige & ce qu’elle a la prétention de corriger aujourd’hui. Ce que je sais, c’est que j’aurais pour l’éducation du peuple encore plus de confiance à Guignol qu’à la plupart de nos grands auteurs dramatiques du jour.

Il nous reste à rassurer nos lecteurs sur un point délicat. Le sel de la vieille Gaule abonde, & en excellente qualité, dans les pièces de Mourguet. Mais il le prodiguait trop parfois, &, pour employer l’expression d’un fantaisiste moderne, il lui arrivait de renverser la salière. Cela lui arrivait rarement quand il représentait devant le peuple qui, à Lyon, est assez susceptible en pareille matière ; mais il recherchait plus souvent cette sorte de succès quand il avait pour spectateurs des lettrés, des hommes de professions libérales, beaucoup moins difficiles sur ce point, au moins au commencement de notre siècle. La mémoire des amateurs a retenu quelques traits de cette espèce. Il faut rendre cette justice à Mourguet, d’abord qu’il en faisait usage discrètement, &, de plus, qu’il savait les aiguiser d’une façon particulièrement fine, en leur ôtant toute grossièreté apparente. Nonobstant toutes ces qualités, il n’y a aucune bonne raison pour les conserver, & nous n’en avons conservé aucun.


  1. Histoire des Marionnettes en Europe, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours ; par Ch. Magnin. Paris, Lévy, 1852, gr. in-8o. — C’est un livre qui a de grandes prétentions & qui laisse beaucoup à désirer.
  2. L’Homme de neige, par Georges Sand.
  3. Le Castelet, il Casteletto, pour désigner la baraque dans laquelle on joue. — A gusto, pour indiquer les scènes laissée à l’improvisation. — &c.
  4. « Combien ne s’en faut-il que la ville de Lyon ne soit colonie italienne : car, outre ce que bonne partie des habitants sont italiens, les autres du pays se conforment peu à peu à leurs mœurs, façon de faire, manière de vivre & langage. Et à grand peine trouverez-vous dans icelle ville un notable artisan qui ne s’adonne à parler le messeresque ; parce que ces Messires ont cela qu’ils ne font bon visage & n’oyent volontiers sinon ceux qui gazouillent avec leur ramage, taschant par ce moyen, d’acquérir vogue & crédit à eux et à leur langage. » Extrait d’un Discours contre Nic. Machiavel par Innocent Gentillet, célèbre jurisconsulte de Vienne en Dauphiné, publié en 1571, en latin, & traduit en français, à Genève, en 1576. — Voy. les Notes de Documents sur Lyon, de M. Péricaud, année 1571.
  5. Le Chasse Ennui ou l’honneste Entretien des bonnes compagnies, par Louis Garon. — Lyon, Cl. Larjot, t. I, 1628, t. II, 1631. — Et Paris, Cl. Grifet, 1633, in-12. — V. les anecdotes relatives à Cauffarara, Bernardin de Pistoie, &c.
  6. Beaucoup d’artistes sont célèbres en Italie, sous le nom de leur ville natale ou de la ville dans laquelle ils ont le plus travaillé, tandis que leur nom de famille est à peu près inconnu. — Ainsi, l’architecte Vignola, dont le nom était Giacomo Barozzi ; les peintres Corrège, Antonio Allegri ; Caravagio, Polidoro Caldara ; Sassoferrato, Giov. Battista Salvi ; etc.
  7. Les Crèches sont, à Lyon, des spectacles de marionnettes qui commencent ordinairement par la représentation de quelque scènes du Nouveau Testament, & notamment de l’étable de Bethléem. C’est un reste de nos anciens mystères. Le père & la mère Coquard, qui parlent le langage lyonnais, y figurent indispensablement parmi les adorateurs de l’enfant Jésus, y chantent un couplet connu de tous les Lyonnais, dans lequel il est question de nos brouillards, & y adressent aux jeunes spectateurs une éloquente exhortation à se bien conduire, afin que leurs parents les ramènent à la crèche.
  8. Aujourd’hui le cours Morand.
  9. Lyon vu de Fourvières. — Lyon, Boitel, 1833, in-8o, p. 48.
  10. V. Histoire des Marionnettes, de Ch. Magnin, p. 174.
  11. Jadis rue Ecorchebœuf.
  12. V. l’Histoire des Marionnettes, de Ch. Magnin, p. 156 & suiv.
  13. Histoire des Marionnettes, p. 313.