Théâtre français - Les burgraves, par M. Victor Hugo
Jamais grand peuple n’abdiqua volontiers une grande gloire quand, depuis deux siècles, une nation possède, comme la nôtre, un théâtre supérieur à celui de Rome, presque l’égal de celui d’Athènes, et qu’elle sent cette source de poétiques jouissances près de tarir et de lui échapper, elle ne se résigne pas à cette perte. Tout ce qu’il y a chez elle d’esprits d’élite s’émeut et s’inquiète ; on cherche la cause du mal, on propose des expédiens, on se met en quête de remèdes. C’est qu’il ne suffit pas, en effet, pour qu’un art existe, de pouvoir montrer aux curieux, de temps à autres, une série de chefs-d’œuvre séculaires ; il faut qu’à côté d’eux, sinon au-dessus, viennent incessamment s’ajouter de nouveaux et vivans chefs-d’œuvre. Il en est comme d’une noble race, qui n’est pas réputée durer parce qu’on voit luire aux murs d’une galerie les images et les blasons de ses aïeux. Il faut encore un héritier et des rejetons à la vieille souche. Aussi, dans les dernières années de la restauration, l’épuisement et la langueur dont semblait atteint le génie tragique, firent-ils pousser un cri d’alarme. Quelques écrivains, sentinelles avancées de l’art, s’insurgèrent, non contre les maîtres de la scène, à Dieu ne plaise, mais contre leurs insuffisans successeurs qui s’imaginaient continuer Racine et Corneille, oubliant que dans l’art on ne continue pas ce que l’on copie, et que continuer les maîtres, c’est créer et innover à son tour.
L’éclatant appel de la critique fut entendu. Un poète vint, qui ne ressemblait aux modèles que par l’originalité et la grandeur du talent ; un poète qui apportait au théâtre une gerbe de nouveautés : nouvelle forme, nouvelle langue, nouvelles émotions. Toutefois, ce drame si triomphalement inauguré sur notre scène par Hernani, était-ce bien celui que l’école critique, comme on disait alors, avait appelé de tant de vœux ? Était-ce bien la colombe si long-temps attendue dans l’arche romantique ? Hélas ! non. Fatiguée de tout ce qu’offrait de décrépit et de faux la tragédie sans invention et sans style des successeurs de Ducis, la critique n’avait guère fait qu’achever de démolir ces ruines ; son œuvre n’avait été à peu près que négative. Dans ses élans les plus hardis de reconstruction poétique, elle n’avait rêvé qu’un drame plus vrai, miroir des évènemens, reflet fidèle et intelligent des grandes choses du passé. Pinto lui semblait le point de départ, Clara Gazul et les États de Blois un acheminement, Marie Stuart et surtout le Cid d’Andalousie une transition. On a dit que la révolution de juillet avait dissout l’école critique ; il est vrai que le grand mouvement de 1830 emporta ailleurs la pensée de tous et acheva ainsi la dispersion ; mais, en réalité, la fin de la croisade romantique date de la première représentation d’Hernani. De ce jour, en effet, le grand rôle, le rôle influent de la critique était terminé ; celui de la poésie commençait. L’œuvre de la réforme ou, mieux encore, de la résurrection théâtrale, que la polémique avait provoquée, un poète l’accomplissait ; il entrait, il est vrai, dans la place par une autre brèche que celle qu’avait indiquée et entr’ouverte la théorie ; mais il y entrait et s’y installait avec toute la puissance du talent et l’auréole de la conquête.
Une partie des réformateurs théoriciens, peu satisfaits de n’avoir canonné la tirade que pour revoir la tirade debout et grandissante, de n’avoir proscrit les a parte et les monologues, que pour voir reparaître les a parte et s’allonger indéfiniment les monologues, de n’avoir prêché le respect de l’histoire et la lecture des chroniques que pour voir les plus grandes figures historiques déplorablement grossies ou rapetissées, suivant les besoins de l’optique théâtrale : cette armée désappointée, disons-nous, protesta vivement contre l’intrusion sur notre première scène d’un art, à son avis, extravagant et effréné. Une autre brigade de la même troupe, plus frappée de la grandeur du but et de la nouveauté des moyens, applaudit, tout en faisant quelques réserves, à cette forme de drame insolite et fantasque, mais puissant et gracieux, qui, par ses effets comme par son principe, constitue un genre à part, un genre qui a ses inconvéniens, sans doute, mais qui les rachète avec usure par des beautés de premier ordre.
Qu’est-ce donc que ce nouveau drame que M. Victor Hugo créait avec tant d’éclat et de verve dans Hernani, qu’il a continué en le modifiant, je ne dirai pas en le perfectionnant, dans toutes les pièces qui ont suivi, et auquel il revient dans son dernier ouvrage, les Burgraves, avec une puissance d’exécution égale et, en quelques parties, supérieure à celle de son début ? Ce genre de drame, qui a eu des analogues en Grèce, en Angleterre, en Allemagne, n’en a point sur notre scène, au moins dans le mode sérieux ; il s’adresse à une faculté dont nous ne sommes pas entièrement dépourvus, dieu merci ! mais qui est loin chez nous d’être dominante, l’imagination. À tort ou à raison, M. Hugo a regardé comme épuisé le drame héroïque et sévère de Corneille, la tragédie mythologique et tendre de Racine, la tragédie passionnée et philosophique de Voltaire. Ces trois poètes s’adressaient à l’esprit, à l’ame, à la raison ; M. Victor Hugo crut pouvoir s’adresser en outre et surtout à la fantaisie. Aux combinaisons purement humaines, passionnées, raisonnables, il ajouta des combinaisons surnaturelles et fantastiques ; on avait dramatisé la fable et l’histoire, il crut pouvoir dramatiser la légende. Nos grands poètes tragiques avaient évoqué des hommes ; ils s’étaient assujétis aux conditions de vraisemblance qui résultent du jeu des passions humaines, et ils en avaient tiré des chefs-d’œuvre de toute sorte. M. Hugo nous présente un spectacle tout différent : ce n’est ni la réalité humaine ni la littéralité historique qu’il a en vue. Ses personnages sont des fantômes, des ombres évoquées par sa baguette magique ; ce sont, même quand ils s’appellent Charles-Quint ou Frédéric de Souabe, les fils de son imagination, les représentans de sa pensée, qu’il introduit, qu’il transforme, qu’il fait évanouir quand et comme il lui plaît ; son drame est un rêve, mais un rêve, si on l’ose dire, taillé dans le granit ou ciselé sur l’acier. Hernani nous avait montré une romance espagnole élevée aux dimensions du drame ; les Burgraves sont une ballade allemande, une tradition, ou plutôt un mélange de traditions ayant cours aux bords du Rhin, une saga dont Hoffmann aurait pu faire un conte fantastique. M. Victor Hugo en a composé une tragédie ou, comme il l’appelle assez inexactement, une trilogie. Pourquoi non ? N’est-il pas bien permis à M. Victor Hugo de faire ce qu’Eschyle a fait dans Prométhée, Shakspeare dans le Roi Lear et le Songe d’une nuit d’été, Schiller dans la Fiancée de Messine et dans Jeanne d’Arc ?
Le drame idéal, merveilleux, fantastique, est aussi légitime, et il a dans l’histoire de l’art de tout aussi beaux précédens que la tragédie basée sur le jeu régulier des passions humaines. Si l’une descend de Sophocle, l’autre remonte à Eschyle ; toutes deux s’adressent à des facultés qui ont un droit égal à être satisfaites. Seulement Eschyle, Shakspeare, Schiller, les maîtres du genre, avaient affaire à des auditeurs mieux disposés que les nôtres. Chose étrange ! quand nous nous trouvons assis en face d’un théâtre, nous devenons sur-le-champ de la plus singulière exigence ; nous voulons, à tout prix, retrouver derrière la rampe la peinture de la vie réelle. Ô poète ! vous avez eu beau travailler, pendant quinze ans, à faire notre éducation poétique, vos plus transparentes fantaisies n’en risquent pas moins de rester incomprises ; vos plus poétiques fictions risquent d’être traitées d’absurdes, d’impossibles, et par les plus modérées d’invraisemblables. Invraisemblables ! comprenez-vous l’énormité ? Enfans, nous lisons Gulliver avec délices ; plus tard, nous nous délassons à la lecture des Redoutables tours du château d’Otrante ; mais au théâtre, c’est bien différent ! Là, nous voulons de la raison, de la vérité. Combien les Grecs dont on nous parle à tout propos, sans les connaître, avaient une plus large et plus juste idée de l’art dramatique ! Croyez-vous que quand le vieil Eschyle clouait le Titan, martyr de la civilisation hellénique, sur la cime de je ne sais quel Caucase baigné par l’Océan, la Grèce assise dans le théâtre de Bacchus fît à l’auteur des objections géographiques, ou se prît à le chicaner sur les invraisemblances de sa fable ? La beauté idéale de la conception et la perfection des vers absolvaient le poète ; et, certes, la grandeur du tableau qui termine le premier acte des Burgraves aurait fait battre des mains à tout le peuple d’Athènes.
Comme Hernani, les Burgraves se composent de deux parties distinctes, trop distinctes même, quoique réunies dans un même cadre. Il y a, d’une part, une légende individuelle, un fabliau mêlé de crime et d’amour ; puis, de l’autre, il y a un coup d’œil général et comme à vue d’oiseau jeté sur une grande époque historique. Laissons un moment le fabliau et envisageons l’histoire.
Quel a été le but du poète ? Il a voulu nous montrer l’antique et robuste féodalité allemande, depuis les temps historiques jusqu’à son déclin ; d’abord grande et simple comme les héros d’Homère, ensuite loyale encore et valeureuse comme un homme d’armes, puis efféminée, abâtardie, félone, déclinant ainsi de génération en génération, et s’effaçant enfin d’elle-même devant une idée plus grande et plus forte, l’idée de la patrie commune et de l’unité allemande. Le poète, pour personnifier ces deux grandes forces, celle de l’individu et celle de la société, dont la longue lutte a agité tout le moyen-âge, a su trouver les symboles les plus poétiques et les plus frappans. Comme type de la force féodale, il a choisi une famille parmi les burgraves, seigneurs des bords du Rhin, toujours en guerre contre la diète, qui, du lac de Constance aux Sept-Montagnes, ont crénelé la cime de toutes les collines. Il nous introduit dans le château, déjà délabré au XIIIe siècle, aujourd’hui caché dans les bruyères, des seigneurs de Happenheff. Et pour que nous connaissions bien toute cette nichée de vautours, il nous montre d’abord l’aïeul, le centenaire Job, burgrave du Taunus, qui, dans sa longue simarre blanche, semble un roi de pierre au portail d’une cathédrale ; puis son fils Magnus, vigoureux vieillard de soixante et dix ans, colosse de fer, armure vivante ; et au-dessous ses petits-fils, vêtus de soie, troupe folle et cruelle qui se rit de Dieu dans l’orgie. D’un côté, on entend des chansons dissolues et le choc des verres ; de l’autre, on voit une porte close et silencieuse. C’est dans cette partie abandonnée du vieux château que les deux vieillards, Magnus et Job, le père et l’aïeul, vivent à peu près relégués par leurs fils ;
Car ils ont fait leur temps ; ils ont l’esprit troublé :
Voilà plus de deux mois que le vieux n’a parlé.
Les jeunes burgraves et leurs joyeux convives viennent en ce lieu finir l’orgie, se vantant de leurs brigandages et de leurs parjures. À ce bruit et à ces propos malséans, la porte des vieux parens s’entr’ouvre. Magnus et l’aïeul apparaissent sur le seuil graves et soucieux. Magnus, qui a entendu le comte Gérard se vanter en riant d’avoir faussé sa foi, lui jette à la face cette belle leçon d’honneur antique :
........Jadis il en était
Des sermens qu’on faisait dans la vieille Allemagne
Comme de nos habits de guerre et de campagne ;
Ils étaient en acier .........
................
Le brave mort dormait dans sa tombe humble et pure,
Couché dans son serment comme dans son armure ;
Et le temps qui des morts ronge le vêtement
Parfois rongeait l’armure et jamais le serment.
Et comme les propos indécens recommencent :
Jeunes gens ! vous faites bien du bruit :
Laissez les vieux rêver dans l’ombre et dans la nuit.
La lueur des festins blesse leurs yeux sévères :
Les vieux choquaient l’épée ; enfans, choquez les verres ;
Mais loin de nous.
Cependant, voici qu’un pauvre homme demande asile au manoir. Hatto, l’héritier des burgraves, ordonne qu’on le chasse. À ce mot, Magnus, qui était retombé dans sa rêverie, se réveille en sursaut et éclate.
..... En quel temps vivons-nous, Dieu puissant ?
Et qu’est-ce donc que ceux qui vivent à présent ?
On chasse à coups de pierre un vieillard qui supplie ! —
De mon temps — nous avions aussi notre folie,
Nos festins, nos chansons, — on était jeune enfin, —
Mais qu’un vieillard vaincu par l’âge et par la faim,
Au milieu d’un banquet, au milieu d’une orgie,
Vînt à passer tremblant, la main de froid rougie,
Soudain on remplissait, cessant tout propos vain,
Un casque de monnaie, un verre de bon vin ;
C’était pour le passant, que Dieu peut-être envoie.
Après nous reprenions nos chants, car plein de joie,
Un peu de vin au cœur, un peu d’or dans la main,
Le vieillard souriant poursuivait son chemin.
Sur ce que nous faisions, jugez ce que vous faites !
Alors Job, le centenaire, qui n’a pas encore fait un mouvement ni prononcé une seule parole, se redresse, fait un pas et touche l’épaule de Magnus :
Jeune homme, taisez-vous. — De mon temps, dans nos fêtes,
Quand nous buvions, chantant plus haut que vous encor,
Autour d’un bœuf entier posé sur un plat d’or,
S’il arrivait qu’un vieux passât devant la porte,
Pauvre, en haillons, pieds nus, suppliant, — une escorte
L’allait chercher : sitôt qu’il entrait, les clairons
Éclataient, on voyait se lever les barons ;
Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire,
S’inclinaient, fussent-ils princes du saint-empire,
Et les vieillards tendaient la main à l’inconnu,
Et lui disaient : Seigneur, soyez le bien-venu.
(À un page.)
Va quérir l’étranger…
....Il monte, monseigneur.
Debout ! (À ses petits-fils.) Autour de moi,
Ici. (Aux clairons.) Sonnez, clairons, ainsi que pour un roi !
Et le mendiant, revêtu d’un sareau de bure, est introduit dans la grand’ salle, avec le cérémonial usité pour un monarque. — C’est là assurément la plus belle et la plus grande peinture de la vie féodale qui ait jamais été tracée. C’est, nous le répétons, un tableau digne de la muse antique.
Il reste, à présent, au poète à donner une voix et un corps à l’autre moitié de sa pensée. Qui prendra-t-il pour représentant de la grande idée de l’unité allemande ? Qui choisira-t-il dans l’histoire comme symbole de l’autorité sociale ? Ici encore M. Hugo a eu la main heureuse. Il a fait choix de celui des chefs de l’empire dont le talon de fer a écrasé le plus de ces nids d’hommes de proie, de l’empereur Frédéric de Souabe… Je me trompe, il suffira au poète (et l’effet de son œuvre en sera décuplé), il lui suffira de réveiller pour un moment l’ombre de Frédéric de Souabe. En effet, nous sommes en 1216, il y a plus de vingt ans déjà que Frédéric Barberousse a perdu la vie en Orient, dans les eaux du Cydnus ; mais qu’importe ? Les peuples ne permettent pas de mourir à qui a eu la volonté et le pouvoir de les servir. L’Allemagne n’a jamais tenu pour mort Frédéric Barberousse ; il dort, le grand monarque, voilà tout. Personne ne doute au bord du Rhin qu’il n’habite avec sa cour en Thuringe, sur le mont Kyffhœuser, près de Nordhausen ; demandez plutôt à Henri Heine, qui vous en donnera des nouvelles toutes fraîches. Ou bien encore, suivant d’autres, le vieux guerrier est assis au fond d’une grotte, balançant son chef blanchi, et quelquefois étendant la main, comme dans un songe, pour reprendre son glaive et son bouclier. De nos jours même, Barberousse est encore, dit-on, le messie qu’attend l’Allemagne, le messie qui, lorsqu’il reviendra dans le monde, fera reverdir l’arbre desséché, et rendra la gloire et la liberté aux Teutons. Ne soyez donc pas surpris d’apprendre que le mendiant qu’on vient d’introduire, au bruit des fanfares, dans le manoir de Happenheff, n’est autre que Frédéric Barberousse. Il se nomme : on hésite à le croire : mais la marque d’un fer rouge qu’autrefois, dans un assaut, le comte Job lui a imprimée sur la main droite, ne permet pas le doute. Tout tremble à la vue formidable de l’apparition impériale.
Vous me reconnaissez, bandits ; je viens vous dire
Que j’ai pris en pitié les douleurs de l’empire ;
Que je viens vous rayer du nombre des vivans,
Et jeter votre cendre infâme à tous les vents.
Vos soldats m’entendront ; ils sont à moi ; j’y compte :
Ils étaient à la gloire avant d’être à la honte.
...............
N’est-ce pas, vétérans ? ........
Tandis que ces bandits vous fêtent en riant,
On entend les chevaux hennir en Orient.
Les hordes du Levant sont aux portes de Vienne.
(Aux comtes et aux barons.)
Aux frontières, messieurs ! Allez ; qu’il vous souvienne
De Henri-le-Barbu, d’Ernest-le-Cuirassé !
Nous gardons le créneau : vous, gardez le fossé.
Allez ! .......
Les jeunes burgraves baissent la tête ; le vieux Magnus seul, l’homme de fer, se redresse ; il s’écrie de sa plus forte voix de commandement :
.......Triplez les sentinelles !
Les archers au donjon ! les frondeurs aux deux ailes !
Haut le pont ! bas la herse ! .......
Et d’un ton moins haut, mais aussi ferme :
Soldats, courez au bois ; taillez granit et marbres ;
Prenez les plus grands blocs, prenez les plus grands arbres,
Et sur le mont qui jette au monde la terreur,
Faites un grand gibet, digne d’un empereur.
Barberousse est seul ; il n’a pour défense que son courage, son nom et son droit. Alors Job, qui est resté jusque-là impassible et muet, promène un regard pensif de ses petits-fils sur l’empereur ; puis, s’approchant de Frédéric :
...........Vous êtes
Mon ennemi ..........
Je vous hais ; mais je veux une Allemagne au monde.
Mon pays plie et penche en une ombre profonde ;
Sauvez-le ! Moi, je tombe à genoux, en ce lieu,
Devant mon empereur que ramène mon Dieu.
Puis, s’attachant au col une chaîne d’esclave, il se remet lui et les siens aux mains du chef de l’empire.
Telle est la partie légendaire plutôt qu’historique du nouveau drame. Tout cela est à la fois d’une grande beauté et d’une grande nouveauté. Mais ces tableaux d’une majesté vraiment épique ne suffisent pas à former un drame. M. Hugo a dû y attacher une seconde légende, qui a le tort très grave (et c’est même le grand défaut de la pièce) de contrarier et d’affaiblir, en plusieurs points, l’impression de la première.
Ce grand vieillard homérique, ce vieux comte Job, qui demeure des mois entiers sans parler et qui parle ensuite comme Nestor, ce noble symbole de la féodalité vaincue et résignée, eh bien ! pour le besoin du drame, l’auteur fera de lui un odieux criminel, un assassin, un fratricide. Il y a soixante et dix ans, fils d’un père inconnu et portant le nom de Fosco, il a, dans une salle basse du donjon de Happenheff, commis un affreux assassinat. Amoureux d’une jeune Corse qui lui préférait son frère Donato, il a poignardé son rival, a jeté son corps dans le fleuve, et a vendu Ginévra comme esclave. Or, Fosco était fils naturel et Donato fils légitime de Frédéric, duc de Souabe. Donato, recueilli par des pêcheurs et guéri de ses blessures, est devenu l’héritier de Frédéric, puis empereur sous le nom de Frédéric Barberousse, sans que Fosco, devenu de son côté burgrave du Taunus, ait jamais reonnu son frère dans l’empereur, qu’il a toute sa vie combattu.
Chaque nuit le comte Job, comme le héros d’un conte d’Hoffmann (le Majorat, si je ne me trompe), se traîne dans la salle du meurtre et tâche d’effacer la tache de sang qui reparaît toujours. Le mélancolique vieillard, en proie aux remords et le cœur navré des basses inclinations de sa race, reporte toute sa tendresse,Car l’ame aime toujours parce qu’elle est divine,
sur une jeune orpheline, Regina, comtesse du Rhin, sa nièce, fiancée sans amour au jeune burgrave Hatto, et sur un jeune archer de sa garde, Otbert, dont les vingt ans lui rappellent un fils de sa vieillesse qu’une femme étrangère a enlevé. Souvent réunis aux côtés du vieillard, Otbert et Regina se sont connus, puis aimés. Les scènes où cet amour s’exprime sont les plus charmantes et les plus gracieuses de l’ouvrage. Le timbre de ces deux jeunes voix amoureuses rappelle et peut-être égale en douceur les soupirs des deux amans de Rimini.
Que suis-je ? une orpheline, et vous, un orphelin ;
Le ciel, nous unissant par nos douleurs communes,
Eût pu faire un bonheur de nos deux infortunes ; Mais…
Mais je t’aimerai, mais je t’adorerai,
Mais je te servirai ; si tu meurs, je mourrai ;
Mais je tuerai Hatto, s’il ose te déplaire ;
Mais je remplacerai, moi, ton père et ta mère ;
Oui, tous les deux, j’en prends l’engagement sans peur :
Ton père, j’ai mon bras; ta mère, j’ai mon cœur.
Ô doux ami, merci !…
Et ce passage :
Je ne vous aime pas ! — Regina, dis au prêtre
Qu’il n’aime pas son Dieu ; dis au Toscan sans maître,
Qu’il n’aime point sa ville ; au marin sur la mer
Qu’il n’aime point l’aurore après les nuits d’hiver.
Va trouver sur son banc le forçat las de vivre,
Dis-lui qu’il n’aime pas la main qui le délivre,
Mais ne me dis jamais que je ne t’aime pas.
Car vous êtes pour moi, dans l’ombre où vont mes pas,
Dans l’entrave où mon pied se sent pris en arrière,
Plus que la délivrance et plus que la lumière.
Je suis à vous sans terme, à vous éperdument…
Et vous le savez bien… Oh ! les femmes vraiment
Sont cruelles toujours et rien ne leur plaît, comme
De jouer avec l’ame et la douleur d’un homme…
Mais pardon ; vous souffrez…, je vous parle de moi,
Mon Dieu, quand je devrais, à genoux devant toi,
Ne point contrarier ta fièvre et ton délire,
Et te baiser les mains, et te laisser tout dire.
« Ta fièvre… » Il est vrai, Regina meurt à seize ans d’un mal inconnu et sans remède. Assise dans un fauteuil, auprès d’une croisée ouverte, elle dit un adieu mélancolique aux prés, aux bois, au soleil, aux hirondelles qui partent et qu’elle ne reverra pas. Mourir si jeune et aimée ! Elle demande à son amant, comme elle ferait à Dieu, de la sauver. Otbert essaiera. Il y a dans le burg une vieille esclave nommée Guanhumara ; cette femme l’a élevé, lui sans parens, et l’a introduit comme archer dans le château. Elle possède des philtres infaillibles pour tuer ou guérir. Otbert l’implore ; elle promet au jeune homme la vie de sa maîtresse, mais à une condition : il servira sa vengeance ; il tuera, la nuit prochaine, l’homme qu’elle désignera, sans discuter, sans hésiter, sans regarder.
Quelle est cette femme ? Quelle injure a-t-elle soufferte ? Qui veut- elle punir ? Guanhumara est cette même femme corse, cette Ginévra qu’il y a soixante ans, Fosco et Donato se sont disputée, et que Fosco a vendue les fers aux pieds. Après bien des courses lointaines, la vieille Corse est revenue dans le burg du comte Job ; c’est elle, il y a vingt ans, qui lui enleva Otbert, son dernier né : aujourd’hui elle veut faire périr le père par la main du fils. Rien n’égale l’implacable haine de cette ame ulcérée par tant d’années de souffrances. Savez-vous ce qui rend si belle cette terrible figure, que le poète semble avoir empruntée des Euménides ? C’est qu’elle est l’énergique personnification de la plus mortelle ennemie de la société féodale : Guanhumara n’est pas seulement une esclave irritée ; cette femme hideuse et maudissante, c’est l’Esclavage :
De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés,
Vingt maîtres différens, moi, malade et glacée,
Moi, femme, à coups de fouet, devant eux m’ont chassée !
Maintenant, c’est fini, je n’ai plus rien d’humain,
(Mettant la main sur son cœur.)
Et je ne sens rien là quand j’y pose la main.
Je suis une statue et j’habite une tombe ;
J’arrive, pâle et froide, en ce château perdu,
Et je m’étonne encor qu’on n’ait pas entendu,
Au bruit de l’ouragan courbant les branches d’arbre,
Sur le pavé fatal venir mes pieds de marbre.
Il est impossible de lire de tels vers sans se rappeler les chœurs d’Eschyle. Citons encore un morceau de facture eschyléenne. C’est le passage où Guanhumara voue Fosco, son vieil ennemi, au poignard d’Otbert ; on croit entendre comme un écho du fameux Serment des sept chefs :
… Ô vastes cieux ! ô profondeurs sacrées !
Morne sérénité des voûtes azurées !
Ô nuit dont la tristesse a tant de majesté !
Toi qu’en mon long exil je n’ai jamais quitté,
Vieil anneau de ma chaîne, ô compagnon fidèle !
Je vous prends à témoin ! et vous, murs, citadelle,
Chênes qui versez l’ombre aux pas du voyageur,
Vous m’entendez ! Je voue à ce couteau vengeur
Fosco, baron des bois, des rochers et des plaines,
Sombre comme toi, nuit, vieux comme vous, grands chênes !
Cependant le jeune Otbert ignorait que ce Fosco qu’il doit tuer fût son maître et son bienfaiteur, encore moins pensait-il que ce fût son père. Les scènes dans le caveau perdu, où le parricide est près de s’accomplir, sont d’un effet pénible ; cela ressemble trop au 24 Février de Werner. Au moment où le fer du jeune homme se lève sur le vieillard, Barberousse paraît, arrête la main d’Otbert, et montre à Job étonné Donato son frère vivant et qu’il peut cesser de pleurer. — Après ce dernier effort, la grande figure de Barberousse, demi-vivante, demi-morte, contente de ce qu’elle a fait pour sa famille et pour l’empire, rentre dans sa nuit et se recouche dans son mystérieux tombeau.
Après les citations et les remarques qui précèdent, il nous reste peu de chose à dire sur les beautés et les défauts de cet ouvrage. Deux mots seulement.
Cette œuvre, grande par la pensée, sévère par l’exécution, attachante mais trop compliquée par la fable, nous paraît ce que M. Hugo a tenté jusqu’ici sur la scène de plus grave et de plus élevé. Il y a incontestablement progrès dans l’inspiration, progrès dans l’expression. Si, en employant le mot impropre de trilogie pour désigner simplement une pièce en trois actes, le poète n’a voulu par là qu’indiquer la volonté nouvelle chez lui de se rapprocher du drame antique, il a eu toute raison. Dans aucune autre de ses œuvres dramatiques, M. Hugo n’avait encore dirigé ses admirables facultés de manière à éveiller, comme dans celle-ci, les souvenirs de la scène grecque.
Le reproche le plus grave que me paraît mériter le nouveau drame porte sur une partie de l’art très importante à la scène, mais au fond pourtant secondaire, sur l’agencement de la fable. Il y a dans celle des Burgraves obscurité et complication. Dans une œuvre de la nature de celle-ci, où il existe une cause d’obscurité inévitable par suite de l’emploi du merveilleux, il est nécessaire d’apporter la plus grande clarté dans l’exposition des faits qui sont de l’ordre naturel. Dans les Burgraves, les récits du premier acte n’établissent pas assez nettement la position des personnages ; l’identité surtout du jeune Fosco et du vieux Job passe à peu près inaperçue, et l’incertitude qui en résulte fait planer sur plusieurs parties de la pièce comme une sorte de nuage qui affaiblit l’intérêt.
J’ai entendu plusieurs personnes, et j’avoue que je suis du nombre, regretter vivement que l’auteur n’ait pas trouvé le moyen de ramener dans la seconde moitié de l’ouvrage les teintes gracieuses et passionnées dont il a su tirer un si heureux parti dans la première moitié. Quand la fantaisie se fait la maîtresse et dispose souverainement du drame, ne devrait-elle pas en effet s’efforcer de nous donner de préférence des sensations agréables ? Il y avait d’ailleurs des raisons d’un autre ordre pour ne nous pas laisser trop oublier Regina. L’intérêt qui s’est porté d’abord si vivement sur elle passe ensuite (et c’est un inconvénient grave) exclusivement sur le vieux Job. Pendant toute la durée du dernier acte, les craintes sont pour le vieillard seul, et l’on ne songe plus guère au péril que court la jeune fille. En somme, les Burgraves sont une composition sévère et élevée, mais où l’on aimerait à trouver plus abondamment ce qui a fait tout pardonner à Hernani, c’est-à-dire plus de ces détails gracieux qui sont particulièrement nécessaires, suivant moi, aux pièces où la fantaisie domine. C’est en effet aux ouvrages de ce genre que semble surtout devoir s’appliquer le conseil de l’épître aux Pisons :