Théâtre en liberté/Notes de l’Éditeur

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / Théâtre, tome Vp. 564-573).


NOTES DE L’ÉDITEUR.



I

HISTORIQUE.


Le Théâtre en liberté parut en 1886, dans l’année qui suivit la mort de Victor Hugo. Ce fut pour le public la révélation d’un Victor Hugo inattendu. On admira cette fantaisie, cet esprit, cette belle humeur, et on témoigna même quelque surprise. On avait tort. Car la fantaisie est répandue dans plusieurs œuvres du poète. Mais ici elle se dégageait plus impérieusement, elle s’imposait plus impérativement parce qu’elle se présentait plus nette, plus en relief, étant presque sans alliage.

Ce qui étonna un peu, c’est que ce Victor Hugo, prétendu nouveau, se produisît si tardivement. On voulait découvrir là quelque filon ignoré de son génie cependant si varié.

L’impression et l’interprétation étaient fausses, et nous sommes amenés à étudier l’origine de cette veine fantaisiste d’où sortira plus tard le Théâtre en liberté.

Le personnage de don César de Bazan, dont Victor Hugo a donné une figure si vivante, si spirituelle, si pittoresque, si amusante dans Ruy Blas, a été le parrain de ce théâtre gai et plein de verve que le poète concevait déjà en 1838 et auquel il s’intéressera jusqu’en 1874, c’est-à-dire pendant plus de trente-cinq ans, mais, il est vrai, avec des répits et avec des intermittences.

C’était déjà bien du théâtre en liberté, mais il ne songeait guère encore à son ou ses volumes du Théâtre en liberté.

Ce gueux de don César, d’élégantes manières, ce grand seigneur sordide, qui fraye avec les chenapans et qui courtise les Lucinde et les Isabelle, l’attire, le fascine, le passionne ; et, dès 1842, Victor Hugo a dans l’idée quelque grande comédie dont le personnage principal sera don César.

Nous avons retrouvé de grandes feuilles doubles de dossier avec ce titre : Don César de Bazan et dans un angle : Comédie. Il n’a pas arrêté de plan, il n’a pas esquissé un scénario, il n’a pas même tracé une ébauche. Il nous présente son personnage sous divers aspects ; il le peint avec complaisance sous ses traits variés. Il écrit, ici et là, dix, vingt, trente vers ; les petits bouts de papier se multiplient, les fragments de dialogue pullulent. Il a bien cependant dans quelque coin de son esprit le sujet de sa comédie. Car don César converse avec des gueux que le poète sans doute a dénichés dans cette Cour des Miracles de 1653 dont il avait donné une description dans son roman de Notre-Dame de Paris, dès 1828. Quant aux aventures dont son don César sera le héros, nous les ignorons ; peut-être en trouverait-on le scénario rudimentaire dans une des scènes du premier acte de Ruy Blas, lorsque don César raconte ses prouesses avec les chenapans, les sacripants, le fameux voleur Matalobos, et lorsqu’il adresse des billets doux à ses Lucindes ?

La verve du poète, en tout cas, n’est jamais en défaut ; on sent, en lisant tous ces fragments, que c’est pour lui un passe-temps, une diversion, une distraction, une récréation, un amusement ; car il ne suit pas, comme pour ses drames, une idée ; il fait volontiers l’école buissonnière. S’il laisse de côté son don César qu’il reprendra plus tard, il se retourne vers d’autres personnages moins relevés, il met en scène des voleurs, des bandits, des gredins de haute et de basse volée.


Vers 1840, il a créé un personnage de comédie, le seigneur Maglia, pauvre, misérable même, errant, essuyant toutes les rebuffades, subissant toutes les avanies, menant la vie d’aventure, aimant, buvant, maroufle, voleur, coquin, et… philosophe, sorte de personnage protée, pratiquant les coups de main, suivant les milieux et suivant les temps avec une incomparable maestria. Il placera, à côté de son Maglia, Goulatromba, ce Goulatromba dont nous parle don César dans le quatrième acte de Ruy Blas :

C’est un homme fort doux et de vie élégante,
Un seigneur dont jamais un juron ne tomba,
Et mon ami de cœur, nommé Goulatromba…

Cet homme doux, expert dans l’art de vider d’innombrables verres au cabaret et les poches des grands seigneurs, à coups de bâtons, au coin d’un bois, est un des artistes préférés de Victor Hugo dans sa troupe de gredins. Sa galerie de mandrins, dont il expose les portraits de 1848 à 1852, est d’ailleurs bien meublée. C’est Fiasque, c’est Gaboardo, c’est Gavoulagoule, c’est Million.

Enfin Victor Hugo enrichit son musée d’une autre catégorie de portraits ; ce sont de pauvres diables, des miséreux, des bohèmes, des êtres inoffensifs, déguenillés, qui n’ont pas le sou, vivant au jour le jour, attendant une bonne aubaine, du ciel ou du hasard, supportant leur malheur avec une philosophie aimable, trouvant des consolations dans l’amour désintéressé d’une Margot ou d’une Suzon. Ce sont les acteurs de quelque comédie qu’il désigne sous le nom : les Étudiants. C’est Tituti, Frévent, Denarius, Bévent.

Tous ces personnages, d’origines diverses, se meuvent, s’agitent dans cette période de 1850 à 1858. Et dans ces fragments de dialogue, il y a de la belle humeur, de l’esprit, parfois un mot de la fin qui laisserait croire plutôt à une série de saynètes détachées qu’à quelque grande comédie.


De cette production luxuriante de scènes, on peut détacher un fragment, qu’on a lu dans le Reliquat et qui offre un intérêt particulier parce qu’il peut être considéré comme une des origines les plus lointaines du Théâtre en liberté. Il appartient à la période de 1848 à 1852. Il met en scène : le duc, Maglia et le marquis. Le duc reproche au marquis de choisir une jolie fille, Inez, dans un taudis. Maglia répond : « C’est la fable : le Coq, le Fumier et la Perle ». Le marquis prie Maglia d’aller vers Inez, de lui remettre une bourse ; et le bandit philosophe riposte qu’il s’agit de changer la perle en grain de mil.

Or n’est-ce pas précisément la fable le Coq et la Perle qui, en 1865, inspirera la comédie Margarita ? Le coq cherche un grain de mil et ne trouve qu’une perle : Gallus escam quarens margaritam reperit. C’est là l’origine des Deux Trouvailles de Gallus, qui formeront primitivement et provisoirement une des parties du Théâtre en liberté. Le rapprochement était intéressant à signaler.


En 1854, Victor Hugo écrit la Forêt mouillée, cette jolie et alerte comédie ; et sa verve ne s’épuise pas ; car c’est de cette même époque, en 1853 et 1854, que datent les Comédies injouables qui se jouent sans cesse, comme Susurrant voces, Cocarde et Louchon, d’autres encore qui figureront dans Toute la lyre ; et c’est de 1855 que datent les chansons de Margot, de Suzette et Suzon, et des accortes grisettes qui consolent nos étudiants Tituti, Frévent, etc., de leurs jours sans pain.

Victor Hugo accumule ainsi scènes sur scènes, chansons sur chansons, fragments de comédies légères et souriantes, mais sans les développer ; il a forgé quantité d’anneaux, avec la pensée d’en faire plusieurs chaînes.

Il y a là un travail préparatoire considérable qui prouve que le Victor Hugo du Théâtre en liberté s’affirmait dès 1838. Le poète s’entraînait dans ce genre nouveau pour lui jusqu’en 1858 pendant les heures de loisirs, ou de repos momentané, et il se donnait à lui-même le spectacle de divertissantes marionnettes.


En 1865, il commence la petite comédie, Margarita, et il écrit la Grand’mère, qu’il appelle tout d’abord la Margrave. Il n’a pas alors trouvé son titre de Théâtre en liberté, car en 1866, sur la couverture de son roman les Travailleurs de la mer, on lisait :

M. Victor Hugo fera paraître prochainement :
TORQUEMADA
drame en cinq actes.
MARGARITA
comédie en un acte.
LA GRAND’MÈRE
comédie en un acte.

Victor Hugo a bien songé à Torquemada en 1866, mais il n’en a pas écrit un seul vers. Il a, en revanche, constitué tout un dossier de comédies, qu’il note, dans ses carnets, sur la liste de ses œuvres en préparation, et il ajoute ce mot : important. Ce sont des scénarios, des ébauches, des scènes, des titres de comédies. Les sujets de pièces ont foisonné, et il les porte évidemment dans son esprit, car il mentionne le titre, l’endroit où l’action se passe, les noms des personnages, et parfois il donne quelques lignes d’esquisse. C’est à la fin de 1866 qu’il choisit le titre de Théâtre en liberté et qu’il amorce le volume dans un projet de préface qu’on a lu plus haut. Il n’est question que de « courtes pièces », et deux seulement sont signalées comme pouvant être jouées : la Grand’mère et Margarita. Mais ce n’est encore qu’un projet, car, suivant son habitude, il modifie sans cesse son œuvre, la transforme, la bouleverse, l’émonde ou la complète au fur et à mesure qu’il crée.


Au début de l’année 1867, Victor Hugo écrit sa pièce Mangeront-ils ? Il lit en famille plusieurs scènes le 25 février, et il termine sa comédie le 27 avril. Il semble bien qu’il songe à ce moment à introduire Torquemada dans son Théâtre en liberté, quoiqu’il ne l’ait pas encore commencé ; mais il paraît hésiter à publier un volume de théâtre. Trouve-t-il le moment inopportun ? Redoute-t-il que ce théâtre nouveau genre soit attaqué ?

À cette date de fin avril, son fils François-Victor, au courant de ses incertitudes, lui écrit : « Je ne puis partager ton inquiétude. Un volume considérable, renfermant deux drames et deux comédies, n’a pas besoin d’être défendu quand il est signé de toi. Tu n’as pas fait de théâtre depuis les Burgraves, et je suis sûr que cette explosion de quatre œuvres dramatiques aurait un succès énorme. Le théâtre a, comme le roman, un intérêt d’action que n’a pas la poésie lyrique ; et Torquemada sera certainement plus compris des masses que n’ont été les Chansons des rues et des bois. Donc c’est notre avis, à Charles et à moi, écris Torquemada, publie-le avec les trois autres pièces, et ne te préoccupe pas du reste. »

Cette lettre place donc, en quelque sorte, Torquemada dans le Théâtre en liberté avec trois autres pièces. Victor Hugo a été convaincu, car quelques mois après, le 6 octobre, il expose ses intentions à Lacroix : « Mon cher éditeur, je serai à Guernesey le 15 octobre, et vous y pourrez venir par conséquent le 15 novembre. Du reste, je vous écrirai. Je suis au moment de partir à Guernesey, je vous donnerai tous les détails que vous souhaitez, et ils vous seront d’autant plus utiles que nous serons plus près de la publication. Le Théâtre en liberté sera publié par séries. Chaque volume aura un titre spécial. La première série (un volume) sera intitulée la Puissance des faibles, et contiendra quatre comédies, deux en vers et deux en prose, qui, à elles quatre, forment six actes. »

Il y avait évidemment Mangeront-ils ? et la Grand’mère, quant aux comédies en prose, elles étaient à peine esquissées, il n’y avait pas de scènes ou de fragments de scènes.

Victor Hugo était alors absorbé par son roman l’Homme qui rit, qu’il devait achever seulement l’année suivante le 3 août 1868. Il envoyait à Lacroix la première partie de son manuscrit le 21 novembre et la fin au début de janvier 1869. Ainsi, depuis avril 1867 jusqu’à 1869, il avait dû abandonner son Théâtre en liberté. C’est en janvier 1869, lorsqu’il est libéré de son roman, qu’il a une sorte de fièvre de théâtre, car il termine Margarita, il écrit l’Épée, du 21 janvier au 24 février, puis Esca, du 11 mars au 4 avril ; et, avec Margarita, comédie, et Esca, drame, il constitue les Deux Trouvailles de Gallus ; et peut-être la fable du coq, du grain de mil et de la perle, mentionnée dans un fragment de Maglia, vers 1850, ne fut-elle pas étrangère à la conception de cette pièce ? Cette fois, il possédait les éléments d’un volume ou d’une première série du Théâtre en liberté. Aussi, le 19 avril, au moment où paraissait l’Homme qui rit, il s’empressait d’annoncer sur la couverture :

Pour paraître prochainement :
LE THÉÂTRE EN LIBERTÉ
drames et comédies.
DIEU
poème.
LA FIN DE SATAN
poème.

Victor Hugo commençait le 1er mai Torquemada, qu’il achevait le 21 juin, parce qu’il avait sans doute l’intention de l’introduire dans une des séries du Théâtre en liberté.

Un petit drame en cinq scènes, Welf, castellan d’Osbor, terminé le 22 juillet, avait sa place, à côté de l’Épée, dans le Théâtre en liberté. Mais plus tard, quand Victor Hugo prépara sa seconde série de la Légende des Siècles, il songea à publier dans un même livre : Welf et l’Épée. Nous avons retrouve cette note dans ses papiers :

Un dernier mot.

Ce n’est pas sans intention que l’auteur a placé au commencement de ce livre Welf et à la fin Slagistri. L’espèce d’écho que ces deux poèmes se renvoient, si on l’écoute attentivement, est un cri : Liberté !

Puis Victor Hugo se décida à réserver Welf pour la seconde série de la Légende des Siècles et l’Épée pour son recueil de théâtre.

Le Prologue, daté du 26 juillet 1869, devait servir de préface. Si les Deux Trouvailles de Gallus entraient dans le Théâtre en liberté, ce n’était pas pour longtemps ; car, en 1870, Victor Hugo avait décidé, comme le prouve une de ses notes[1], que les Deux Trouvailles de Gallus formeraient le livre dramatique des Quatre Vents de l’Esprit. Mais, au moment où il désarticulait et démembrait ainsi son Théâtre en liberté, il se rendait bien compte qu’il ne pourrait pas publier plusieurs séries, comme il l’avait primitivement annoncé à Lacroix en 1867. En revanche, en raison du nombre de comédies amorcées et non écrites, de saynètes isolées, de fragments destinés à figurer dans quelque drame, il prévoyait que des manuscrits incomplets ne pourraient être utilisés dans son Théâtre en liberté, et ne seraient probablement jamais achevés ; et une note, datée du 20 mai 1870, portant primitivement le titre de Toute la lyre, biffé, puis remplacé par celui de Toute l’âme, disait au sujet de ce ou de ces volumes projetés sous ce dernier titre : « Mes fils, après ma mort, le compléteront avec tous les fragments, drame, comédie, satire, épopée[2] ».

Cependant, sur la couverture de l’Année terrible, le 20 avril 1872, malgré l’amputation des Deux Trouvailles de Gallus, Victor Hugo annonçait bravement le Théâtre en liberté en deux volumes. C’est qu’à ce moment il n’avait pas lâché ses bandits puisque, de 1868 à 1872, il persévérait à faire dialoguer Fiasque, Million, Goulatromba, Gaboardo, Gavoulagoule, et même, le 10 septembre 1872, il improvise une longue scène entre Mouffetard et le marquis Gédéon ; et puis il n’avait pas abandonné sa comédie de don César et sa comédie de Maglia ; il avait toutes sortes de projets en tête ; il avait même arrêté les titres et ébauché parfois les scénarios comme : la Clémence d’Hercule, les Pauvres, le Laquais du sorcier, l’Ivrogne, Philémon perverti, les Enfants, etc., et aussi les Mômes.

Il avait même imaginé quantité de noms bizarres comme : Brulebec, Grive-la-braillarde, Casseculotte ; Borborygmes, philosophe ; la Poitrasson, portière ; le docteur Moyenagium, le vicomte Charybde, la marquise Scylla ; Gribluche, voleur ; Supracier, gendarme ; Pièce-cent-sous, drôlesse ; Tonitru, bon garçon ; le géant Trumagiloccobalgabruth ; le nain Virgule ; Tocad Alasdoca, jolie fille ; Amen, courtisan ; la petite Rablette ; Murmure, portier ; Place-Maubert, fille de joie ; Philandre, prédicateur.

Ces noms de personnages, dont nous citons les plus drôles, ne sont pas jetés au hasard ; comme on l’a vu dans le Reliquat, ils sont groupés, formant des listes répondant sans doute à des projets de pièces.


En 1873, Victor Hugo disposait seulement des pièces suivantes : le Prologue, la Grand’mère, l’Épée, la Forêt mouillée, Mangeront-ils ? et Sur la lisière d’un bois, qu’il venait d’achever. Il ne put réaliser tous ses projets. S’il avait voulu même ajouter les Comédies injouables qui se jouent sans cesse, il n’aurait pas eu la valeur de deux volumes, voilà pourquoi, conformément à son désir, exprimé dans la note de 1870, des comédies parurent dans Toute la lyre.


On a dû juger, par le texte nouveau et le Reliquat que nous avons publiés, ce qu’aurait pu être le Théâtre en liberté, tel que Victor Hugo l’avait conçu. Ce volume, enrichi de nombreux fragments inédits, nous montre l’esprit, la belle humeur, la fantaisie savoureuse de celui qui, dans ses heures de détente et de délassement, savait donner la note joyeuse, et même comique, pour son propre amusement et l’amusement de ses lecteurs d’aujourd’hui et des spectateurs de demain. Nous disons spectateurs, car si la Grand’mère a été jouée avec succès à l’Odéon, si Margarita et, par suite, les Deux Trouvailles de Gallus paraissaient « jouables » à Victor Hugo, il n’est pas douteux qu’il se trouvera un théâtre pour révéler au public l’auteur dramatique sous un jour nouveau et pour jouer les Deux Trouvailles de Gallus et Mangeront-ils ? Car nous nous rappelons avec quel succès les saynètes de Toute la lyre furent représentées soit à la Comédie-Française à l’occasion du Cinquantenaire de la Légende des siècles, soit à l’Odéon, dans les matinées du théâtre romantique ; et elles n’avaient pas l’importance et la valeur des pièces des Quatre Vents de l’Esprit et du Théâtre en liberté.



II

REVUE DE LA CRITIQUE.


Le Théâtre en liberté reçut un chaleureux accueil à son apparition. La critique loua la verve étincelante, la fantaisie spirituelle, la richesse de langage du poète.


Le Charivari.
Pierre Véron.

… Ceux qui ont approché le grand poète n’ignoraient pas que ce génie sublime avait ses heures de caprice. Dans la conversation, il se plaisait souvent, après avoir émerveillé par quelque commentaire profondément philosophique, à se lancer soudain dans le paradoxe. On retrouve dans le Théâtre en liberté ce mélange curieux de grave et d’humoristique, de tendre et de railleur.

… J’ai dit que le Théâtre en liberté se composait de sept œuvres, toutes variées de ton. D’abord la Grand’mère, une comédie qu’on parle de monter rue Richelieu. Puis l’Épée, composition sévère et puissante. Et encore : Sur la lisière d’un bois, les Gueux, Être aime, la Forêt mouillée.

… Un fragment nous attire tout particulièrement. Un fragment de Mangeront-ils ? Il y a là un personnage du nom d’Aïrolo, d’une verve vraiment prodigieuse. Cet Aïrolo récite quelque part un monologue de près de trois cents vers qui est une véritable merveille.

… L’ancien héraut criait : le roi est mort, vive le roi ! C’est la France qui, en lisant les œuvres que lui lègue cet intarissable, criera : Hugo est mort, vive Hugo !


Le Voltaire.
J. A. Magen.
La Fête de l’esprit.

Ce livre posthume s’appelle : le Théâtre en liberté. Il est jeune, il est ardent, il est beau d’une beauté triomphante. On croirait en vérité qu’il a jailli d’un front de trente ans. L’amour y murmure, sur des rythmes divins, sa chanson toujours fraîche, toujours vibrante, éternellement nouvelle au milieu de la ruine des choses.

… Il est bienfaisant, ce livre qui nous ouvre toutes grandes les portes d’or du merveilleux pays des rêves, nous élève doucement bercés sur les ondes d’une eurythmie souple et puissante.

Les marauds n’entrent pas ici, non plus que les sots et les imbéciles qui s’ignorent. C’est le refuge, l’asile sacré où les pauvres gens de bien viennent chercher un instant l’oubli des bassesses, des trahisons, des vilenies petites et grosses, des malicieux caprices du hasard.

Il nous a paru bien court ce livre de trois cents pages où le génie du maître revit, palpite, resplendit au milieu d’un essaim de pensées charmantes, au vol léger.

Nous l’avons lu en quelques heures avec ravissement.

C’est la fête de l’esprit !


Le Gagne-Petit.
Charles Bigot.

…Les trois œuvres principales qui composent ce volume portent pour titres : l’Épée, Mangeront-ils ?, la Forêt mouillée.

L’Épée est un drame en cinq scènes d’une allure épique et farouche ; la Forêt mouillée, une sorte de comédie, fantastique à la façon des comédies de Shakespeare, où, plus encore que dans les comédies de Shakespeare, la nature tout entière s’anime et prend une voix. C’est la symphonie du printemps où tout célèbre et chante l’amour. On y entend parler la branche d’arbre et la goutte d’eau, les papillons et les fleurs, le moineau franc et le hoche-queue, jusqu’aux cailloux du chemin. C’est la vie universelle qui déborde. C’est la joie qui éclaire partout. Une centaine de vers de ce poème sont absolument délicieux. Mais c’est surtout Mangeront-ils ? que je recommande dans ce volume.

… Nous sommes ici dans la fantaisie pure. Mais il y a bien de la gaîté et bien de la verve dans tout le rôle d’Aïrolo.


Le Livre.
Gustave Rivet.

… Ce livre est un chef-d’œuvre de plus donné à notre siècle ; on y trouve, ce qui est l’essence même du génie de Victor Hugo, l’unité dans la variété la plus prodigieuse. Sur le clavier assez réduit, en somme, des sentiments humains, l’amour et la colère, la fraternité, la patrie, le poète sait jouer des variations infinies ; seul il peut ne pas se répéter et nous donner des émotions toujours nouvelles en nous parlant de l’enfance, de la vieillesse auguste, de l’amour sacré, du droit des faibles et des petits ; il a trouvé dans son cœur des cris inconnus pour dire : Aimez-vous, soyez fraternels, soyez grands, soyez libres, et c’est toujours la justice, la fraternité et l’amour qui sortent de sa méditation et de son sourire.

… Et lorsque, profondément remué, j’eus fermé ce beau livre, je m’en suis allé pensif vers ce Panthéon où dort le Maître, et là, sous les hautes voûtes, pieux et reconnaissant, je lui ai dit : Maître immortel et qui viens de nous faire entendre ta voix superbe, dans la vie et dans la mort, nous t’admirons et nous t’aimons.


Le Soleil.
Charles Canivet.

… Qui jamais fut plus poète que l’auteur de la Légende des siècles, du groupe des Idylles, de l’Art d’être grand-père, œuvres plus récentes et qui n’ont pas diminué les œuvres plus anciennes, les Orientales, les Feuilles d’automne, etc., qui ne vieilliront jamais ? Le Théâtre en liberté contient ou plutôt résume toutes ses qualités. Ce que j’y trouve, c’est une étonnante placidité de philosophie. Le grand poète fait, pour ainsi dire, l’école buissonnière et se lance dans la fantaisie. S’il était possible de comparer ce livre à quelque chose dans l’œuvre précédente, je le rapprocherais volontiers des Chansons des rues et des bois. C’est la même légèreté musicale et les mêmes extraordinaires variations. Je ne pense pas qu’il soit possible de trouver, nulle part, dans n’importe quelle langue, une pareille richesse de langage. Elle est inépuisable dans ce livre où, pour exprimer souvent les mêmes sentiments, l’artiste incomparable sait inventer des thèmes différents.


Le Rappel.
Louis Ulbach.

… Victor Hugo a bu la gloire dans la coupe la plus grande que l’admiration puisse tendre au génie. Vivant, il a passé la revue du cortège enthousiaste qui devait conduire son cercueil de l’Arc de Triomphe au Panthéon. On dirait aujourd’hui qu’il remercie la postérité, et que, du fond de cette retraite où il paraît se recueillir plutôt que dormir, il continue à faire la preuve de son génie et à justifier l’acclamation universelle, soin superflu, mais prodigalité naturelle.

… Le Théâtre en liberté pourrait s’appeler le Génie en liberté.

Victor Hugo, qui a passé par l’initiation classique, s’est affranchi vite des traditions routinières, mais, pour rester accessible aux spectateurs de la routine, il a dû faire des sacrifices. Dans la solitude, en plein air, en plein ciel, il donne à ses ailes toute leur envergure, et on voit combien, en restant compréhensible pour les plus entêtés de vraisemblance, il pousse loin et haut la hardiesse de la fantaisie. J’espère qu’il arrivera une occasion de tenter, avec de légères coupures, la représentation de quelques-unes des scènes de ce livre. Victor Hugo, dans une note qui devait être un commencement de préface, émet l’avis que la Grand’mère seule pourrait être représentée sur des tréteaux contemporains.

Je crois que le maître faisait trop de concessions, et que Mangeront-ils ? serait un spectacle attrayant en même temps qu’un spectacle sévère. La mort de la sorcière ferait applaudir des vers sublimes et toutes les manœuvres d’Aïrolo réveilleraient, en les poussant jusqu’au spasme, les beaux rires de don César de Bazan.


Le Monde poétique.
Émile Blémont.

… Par nos jours de servitudes littéraires et dramatiques on ne saurait trop hautement souhaiter la bienvenue au Théâtre en liberté. Comme le génie, même en ses plus capricieuses inspirations, laisse loin derrière lui les petites habiletés et les grandes théories ! Le troupeau des imitateurs sera peut-être déconcerté. Les vaudevillistes syndiqués et les naturalistes unis manqueront peut-être d’enthousiasme. Le peuple de Lilliput mesurera le géant avec des ficelles ou des bouts de fils blancs, et lui trouvera toutes sortes d’exagérations. Mais pour peu que l’on aime la poésie et l’originalité, on oubliera délicieusement Scribe, Casimir Delavigne et leurs succédanés, en lisant la Grand’mère et l’Épée. Que ces pièces soient jouables ou non sur des planches subventionnées ou non, elles obtiendront en tout cas un succès éclatant et durable « à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit ». Elles seront la consolation et la joie de ces spectateurs délicats, beaucoup plus nombreux qu’on ne pense, pour lesquels la comédie est toujours plus ou moins gâtée par les comédiens.


Le National.
Alfred Gassier.

La Grand’mère est le pendant de cette comédie exquise — publiée dans les Quatre Vents de l’Esprit — de ce joyau qu’est la première des Deux Trouvailles de Gallus, trésors sans prix ! écrins vivants où les femmes ont des noms de perles : Margarita, Gemma. Il faudrait plus d’espace qu’il ne m’en reste pour parler dignement de Mangeront-ils ? l’étonnement, le miracle du livre.

Le roi de féerie le plus cocasse est-il plus ahuri, plus crispé, plus désopilant que ce roi de Man aux rimes délectables, à la fantaisie délirante ? — Tragédie, comédie, a dit le prologue. Après Slagistri, cet autre Welf, après ce groupe trinaire de l’Épée aussi haut que les grands burgraves, voici Aïrolo, la création la plus bouffonne, la plus étincelante du poète qui imagina Elespuru et César de Bazan.

… Le Théâtre en liberté est un éblouissement d’esprit et de folle grâce, une débauche de fantaisie adorable. Prodigalité prodigieuse après tant de chefs-d’œuvre, on ne sait qu’admirer le plus, l’originalité de la conception, l’inattendu des vers, les merveilles du rythme.

… Rien n’est plus propre à donner l’impression saisissante de l’immortalité de l’esprit que cette production que n’interrompt point la cessation de la vie, et que cette œuvre en marche malgré l’éternel repos. Pour elle, le Maître disparu est présent encore, sa pensée toujours irradie. Il se donne à sa Ville comme jadis ; il semble, en quelque sorte, mêlé à elle. La grande ombre emplissant l’arche colossale, comme dans l’apothéose d’hier, se profile sur l’horizon de la cité, ou, plus loin, s’accoude et rêve, sous le dôme géant, et dans Paris, à qui il ajoute, pour parler comme une pièce du livre ce qui entre par l’Arc de Triomphe, c’est plus de gloire ; ce qui sort du caveau mortuaire, c’est plus de clarté.


Le Cri du peuple.
Lucien Victor-Meunier.

… Le Théâtre en liberté a cela de remarquable que le génie d’Hugo s’y déploie à la fois dans les genres les plus divers. Il y a tout dans ce livre : les sanglots et le rire, l’horreur et l’extase, la plainte et le chant, le rugissement et le calembour. Jamais Hugo n’a été plus grand ; jamais il n’a aussi été plus gai, plus jovial, et l’on reste, en tournant les pages du livre, confondu de la souplesse incomparable de ce tout-puissant esprit. Il y a telle pièce, l’Épée, qui est une épopée, quelque chose comme une page des Châtiments mise en action, un morceau splendide, ample et vertigineux, digne de la Légende des Siècles. À l’autre bout du volume, c’est la Forêt mouillée, causerie exquise dont les interlocuteurs sont les branches d’arbres, les gouttes de pluie, les oiseaux, les fleurs, les cailloux du chemin, les nuages et aussi deux ou trois humains égarés au milieu de cette nature animée et bavarde : fantaisie adorable. Telle autre, Mangeront-ils ? d’allure ironique et railleuse, recèle dans les plis de son style touffu une philosophie douce et profonde, et l’on y trouve des passages pleins d’une grandeur sauvage, comme la mort de la sorcière. Telle autre, la Grand’mère, comédie sereine et douce, pourrait être jouée immédiatement et devrait l’être.

Et l’on doit signaler encore cette idylle Sur la lisière d’un bois, ponctuée par les réflexions d’un satyre goguenard ; le dialogue les Gueux, entre Mouffetard, le penseur en guenilles, et un passant quelconque, et ce monologue du roi saturé de grandeur et de pouvoir, et qui voudrait Être aimé.

… L’horizon est sombre et chargé de nuages ; ici se dresse l’étendard de la guerre sociale ; là, l’ennemi héréditaire, se sentant menacé, entasse les menaces ; d’effrayants cataclysmes se préparent ; demain, tout à l’heure, nous allons être tous peut-être emportés dans la tourmente ; qu’au moins nous puissions encore, au souffle exhalé d’entre les feuillets de quelque grand livre signé Hugo, rafraîchir nos fronts brûlés par l’âpre ouragan des tempêtes.


Nous terminons cette revue de la critique par des extraits d’un article fort intéressant de Camille Le Senne, publié le 8 novembre 1910 dans le Siècle. Le directeur du théâtre des Célestins de Lyon avait donné en matinée Mangeront-ils ? sans autorisation. D’où menace de procès et finalement accord entre les parties, grâce à l’intervention de la commission représentant la Société des auteurs dramatiques.

Camille Le Senne loue cette tentative de décentralisation littéraire, approuve le directeur du théâtre des Célestins qui a pris une avance méritoire sur la Comédie-Française en montant une œuvre empruntée au Théâtre en liberté de Victor Hugo. Il ajoute :

Pour les lecteurs qui l’ignoreraient ou qui l’auraient oublié (car l’extrême richesse du fonds Hugo entraîne souvent des amnésies partielles), rappelons succinctement quelles œuvres comprend ce Théâtre eu liberté dont la vogue égalera celle du théâtre de Musset quand il trouvera un directeur assez avisé pour lui rendre le même service que rendit jadis Arsène Houssaye au Caprice ou à Il ne faut jurer de rien. Un prologue, un petit acte intitulé la Grand’mère, un drame en cinq scènes : l’Épée, une fantaisie shakespearienne :Mangeront-ils ? puis de courtes saynètes : Sur la lisière d’un bois, les Gueux, Être aimé, la Forêt mouillée, tel est le bilan.

La Grand’mère est un petit chef-d’œuvre de sensibilité qui rappelle la Maison de Penarvan, de Jules Sandeau.

L’Épée, qui rappelle les conceptions héroïques de la Légende des Siècles, oppose à la tyrannie sauvage d’un des petits tyrans du treizième siècle, le duc de Dalmatie, trois grandes âmes : le grand-père Prêtre-Pierre, son fils Slagistri, et son petit-fils le pâtre Albos. Mais nous n’avons que le prologue du drame. Victor Hugo n’en a pas écrit les grandes scènes.


Quant à Mangeront-ils ?, Camille Le Senne dit que c’est une œuvre complètement achevée, « une pièce dont la mise en scène pourrait être aussi variée que celle du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Le décor est unique, mais compliqué, avec une gradation de plans extrêmement curieuse, dont le détail montre quel foyer d’invention, quel cratère bouillonnant est resté jusqu’au bout le cerveau du poète ».

Camille Le Senne analyse la pièce en citant des fragments de dialogue, et il termine par ces lignes :

La vraie place de Mangeront-ils ? est à la Comédie-Française. Quand M. Jules Claretie se décidera-t-il à nous le faire entendre — et aussi Margarita — et encore Torquemada qui, pour appartenir à un autre cycle, n’en fait pas moins partie intégrante du Théâtre en liberté ?

Il n’est pas douteux que Mangeront-ils ?, les Deux Trouvailles de Gallus (Margarita et Esca), Torquemada sont, comme le dit fort bien Camille Le Senne, des pièces qui devraient paraître sur la scène parce qu’elles nous révéleraient un Victor Hugo nouveau ; et il n’est pas téméraire d’affirmer que l’administrateur général de la Comédie-Française partage le sentiment de l’éminent critique et saisira l’occasion de produire devant le public Mangeront-ils ? et les Deux Trouvailles de Gallus qui, quoique appartenant aux Quatre Vents de l’Esprit, devaient figurer primitivement dans le Théâtre en liberté.



III

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.


Théâtre en Liberté. — Paris, J. Hetzel et Cie, rue Jacob, n° 18. A. Quantin, rue Saint-Benoît, n° 7 (imprimerie A. Quantin). 1886, in-8o, couverture imprimée. Édition originale publiée à 7 fr. 50. Premier volume des Œuvres posthumes de Victor Hugo.

Théâtre en Liberté. — Œuvres inédites de Victor Hugo. Paris, G. Charpentier et Cie éditeurs, rue de Grenelle, n° 11 (Imprimeries réunies A). 1888. Première édition in-18. Prix : 3 fr. 50.

Théâtre en Liberté. — Librairie du Victor Hugo illustré. Paris, Eugène Hugues, éditeur, rue Thérèse, n° 13 (imprimerie P. Mouillot). [S. d.] 1888. Grand in-8o. Illustrations d’Adrien Marie, Vogel, Mouchot. — A paru d’abord en 12 livraisons à 10 centimes. L’ouvrage complet, 1 fr. 50. — A fait partie du deuxième volume du théâtre comprenant dans cette édition Cromwell, Torquemada, Théâtre en liberté, Amy Robsart, les Jumeaux.

Théâtre en Liberté. — Petite édition définitive, Hetzel. Quantin, in-18. (S. d.) Prix : 2 francs.

Théâtre en Liberté. — Édition à 25 centimes le volume. 4 volumes in-32. Jules Rouff et Cie. Paris, rue du Cloître-Saint-Honoré. (S. d.)

Théâtre en Liberté. — Théâtre V. Édition de l’Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollendorff, chaussée d’Antin, n° 50, 1911, grand in-8o.



IV

NOTICE ICONOGRAPHIQUE.


1888. — Édition Hugues. Frontispice de la Grand’mère, dessiné par Adrien Marie. — Frontispice de l’Épée, dessiné par L. Mouchot. — Frontispice de Mangeront-ils ?, dessiné par L. Mouchot. — Frontispice de Sur la lisière d’un bois. — Les Gueux.Être aimé, composition de H. Vogel. — Frontispice de la Forêt mouillée, dessiné par H. Vogel.

  1. Voir l’historique des Quatre Vents de l’Esprit.
  2. Voir l’historique des Quatre Vents de l’Esprit.