Théâtre en liberté/Mangeront-ils ?
MANGERONT-ILS ?
AÏROLO. | PREMIER VALET. |
LE ROI DE MAN. | DEUXIÈME VALET. |
LORD SLADA. | |
MESS TITYRUS, flûtiste lauréat. | |
LE CONNÉTABLE DE L’ÎLE. | ZINEB. |
LE CAPITAINE ARCHER. | LADY JANET. |
Courtisans. Archers. Musiciens. Valets. Un moine. |
ACTE PREMIER.
LA SORCIÈRE.
SCÈNE PREMIÈRE.
J’ai cent ans. Le moment est venu de mourir.
Cent ans.
Désormais.
J’ai fini ma tâche. Allons au gîte.
J’entends dans ce branchage une aile qui palpite.
C’est le tressaillement d’angoisse d’un oiseau.
Car l’homme et l’animal sont le même roseau ;
L’éternel vent de mort nous courbe tous ensemble.
C’est un ramier blessé.
Viens, oiseau.
Comme il tremble !
Oui, c’est un des pigeons messagers du couvent
Par qui les prêtres vont sans cesse s’écrivant,
Afin de tout savoir et de tout se transmettre.
Un papier. Justement. Il apporte une lettre.
Il revient de la ville. Et, quand il a passé,
Quelque chasseur l’aura d’un grain de plomb blessé.
La lettre vient à moi, donc il faut que je lise.
« De l’évêque à l’abbé. — S’il touche à ton église,
« On touchera son trône. »
De prêtre à prêtre avec une menace au roi.
Guérissons l’oiseau.
J’invoque ta vertu redoutable et secrète.
Poison pour tous, pour lui sois la vie.
Nature, que tu hais les semeurs de trépas
Qui dans l’air frappent l’aigle et sur l’eau la sarcelle,
Et font partout saigner la vie universelle !
L’aile n’est que meurtrie. Il renaît. À présent
Va porter ton haineux message, être innocent.
Ton bec est rose, oiseau cher au devin, au mage,
Au scalde, et l’arc-en-ciel est dans ton doux plumage.
Te voilà guéri. Va.
J’entends marcher.
Mess Tityrus a une gibecière au côté.
SCÈNE DEUXIÈME.
par instants, AÏROLO.
Effrayé, non touché.
Je suis myope, hélas !
Cela fait un chasseur dont le gibier ricane.
Si vous l’eussiez visé de votre sarbacane,
Sire, il tombait. Les rois ont les talents innés.
La piste du pigeon nous a d’ailleurs menés
Tout droit, bien que mon tir ait manqué de justesse,
À ce cloître que veut surveiller votre altesse.
On voit là, sur un tertre, au milieu du genêt,
Parmi les fleurs qu’avril dans les prés vient répandre,
Un gibet.
C’est à moi.
Passe là, sous ce mur, afin qu’un crucifix
Tendu par quelque abbé qui l’appelle mon fils
Lui puisse être au besoin offert du haut du cloître.
Ici la mer qu’au loin on voit croître et décroître.
Si c’est le bon plaisir de monseigneur le vent,
En deux heures porter les gens en Angleterre.
La barque est au couvent. Murs noirs, lieu solitaire ;
La fougère pour lit, un logis fort succinct ;
Et ce morceau de pierre est ce qu’on nomme un saint.
L’été rayonne et rit dans la forêt voisine.
Vous vouliez épouser, sire, votre cousine,
Lady Janet ; lady Janet, secrètement,
Avait votre cousin, lord Slada, pour amant.
Tous deux ont pris la fuite, et depuis cet esclandre
L’aurore a vu trois fois du fond des bois descendre
La biche menant boire au lac ses jeunes faons ;
Autrement dit, voilà trois jours que ces enfants,
Entendant derrière eux gronder votre tonnerre,
Sont venus se blottir chez ce saint qu’on vénère.
Je comprends leur terreur ; vous êtes en courroux,
Vous êtes amoureux et roi, vous êtes roux.
Diable !
Oh !
Et ce tas d’alguazils de mine épouvantable.
Ainsi Phébus, devant Jupiter, se sauva.
Fais le guet dans le bois avec tes hommes. Va.
Sire, là sont cachés les tourtereaux rebelles.
Cette église est un lieu d’asile. Lois fort belles !
Un voleur qui de meurtre et de sang se repaît,
Qui s’évade, et qui veut franchir ce parapet,
Est mort, s’il saute mal, et sauvé, s’il enjambe ;
Et l’on est innocent pourvu qu’on soit ingambe.
L’œil brillant. Pieds nus. Des haillons. Un hérissement jovial.
Ce mur garde et défend le fuyard éperdu.
de la muraille d’enceinte.
Là, je suis imprenable ; ici, je suis pendu.
Le roi y entre après lui.
Tu parles bien. J’y vais faire aussi mon entrée.
les archers et la suite du roi.
Ma personnalité pourrait être empêtrée
Dans ce bois. Trop d’archers. L’asile est un répit.
Je m’y fourre.
C’est fait.
Salut, saint décrépit !
du roi ni de Mess Tityrus.
Les rois n’existent pas tant qu’on a des asiles !
À quoi bon être lord de la mer et des îles ?
Quoi ! moi, le maître, à qui tous disent : j’obéis !
Moi, qui descends des dieux et des loups du pays,
Moi, qui de mes créneaux couvre toute la côte,
Moi, roi de Man, ayant justice basse et haute,
Moi, que la guerre emplit de son souffle fougueux,
Parce qu’il a passé par la tête d’un gueux
De marmotter jadis du latin sur ces pierres,
Parce qu’un moine infect, en baissant les paupières,
Un goupillon au poing, a craché son credo
Sur ce mur aspergé de quelques gouttes d’eau,
Parce que le passant, sorte de brute, épèle
L’absurde mot Refuge au front de la chapelle,
Quoique je sois le roi, quoique je sois jaloux,
Quoique j’aie un donjon, des carcans et des clous,
Quoique mes gens soient là tenant leurs armes prêtes,
Me voilà condamné, moi, l’homme que les bêtes
Et les dragons des bois craindraient d’avoir contre eux,
À laisser devant moi s’aimer deux amoureux !
Quoi ! mon pas fait trembler jusqu’aux morts sous leurs marbres,
Quoi ! j’ai tant accroché de squelettes aux arbres
Que la lune hideuse a peur au fond des bois,
Et mes gibets sont tous vaincus par cette croix !
Je suis un tout-puissant frémissant d’impuissance !
Ma cousine Janet, avec son innocence,
Et mon cousin Slada, grand garçon pâle et doux,
Allons, becquetez-vous ! c’est bien, adorez-vous !
Deux insolents ! dont l’un est la femme que j’aime !
Et parce qu’ils ont eu l’odieux stratagème
De se sauver ici, d’échapper à ma dent,
Je reste là, stupide ! — Est-ce assez impudent,
À qui brave le roi Dieu vient prêter main-forte !
Maître partout ailleurs, devant ce seuil j’avorte.
J’assiste à cet éden comme un Satan transi.
Je regarde cet homme et cette femme ici
Comme une sphère voit passer une autre sphère !
Quoique près, ils sont loin. Et, furieux, que faire ?
Vingt archers sous la main qui ne servent à rien !
Triste, à l’attache, au pied de ce mur, comme un chien,
Je me ronge les poings, et je perds la gageure,
Et j’écume, et ces fleurs me semblent une injure,
Tandis qu’ainsi qu’Artus et la belle Euriant
Ces amants, à travers les grands chênes, riant
De moi, vile araignée engluée en sa toile,
Contemplent le lever de quelque blanche étoile !
Milord…
Conseille-moi, car je suis enragé.
Milord…
Parle.
Pour fonction de mettre en musique le règne
De votre altesse. Il sied que le peuple vous craigne ;
Votre sceptre est un fouet, très habile, vraiment.
Apprivoiser, c’est là tout le gouvernement ;
Régner, c’est l’art de faire, énigmes délicates,
Marcher les chiens debout et l’homme à quatre pattes ;
Vous y réussissez, vous atteignez le but ;
On est fort plat. L’impôt, la dîme, le tribut,
Croissent correctement, et, si quelques-uns grondent,
Nul n’ose résister. Vos potences abondent,
Vos glaives sont coupants, vos estocs sont pointus ;
Moi, j’adoucis les cœurs en chantant vos vertus.
Ne me demandez pas autre chose.
Conseille-moi !
Milord…
Je vais faire jeter cette masure à bas.
Des pioches !
Vous pouvez vous donner toutes vos fantaisies,
Le peuple paie. Ayez d’augustes frénésies,
Régnez, mettez en croix sur la plus haute tour
Qui vous voudrez ; prenez, pour la guerre ou l’amour,
Les femmes aux maris et les maris aux femmes,
Ayez une galère à cent paires de rames
Et faites-y ramer vos sujets tour à tour,
On se courbera. Mais si vous touchez un jour
À l’église, à ses droits, à ce cloître inutile,
Ah bien, c’est pour le coup que, dans toute cette île,
On entendra sonner le tocsin jusqu’au ciel.
Tu dis vrai.
Soyez fort, mais prudent. Ne cherchez jamais noise,
Aigle, à l’aspic, et, prince, à l’église sournoise ;
Sinon, vous sentirez la piqûre.
Bourru, dont, sauf erreur, voici le mobilier :
Une sorcière, moi, deux amants mal à l’aise,
Et la mer variable au bas de la falaise.
Plus un roi pas content.
Lieu de roucoulements.
Comment faire à ce roi lâcher ces deux amants ?
C’est le pigeon guéri et lâché par Zineb qui passe à tire d’aile.
Le pigeon !
Le même ?
Oui.
C’est vrai, le même. — Tire.
Après mon roi.
Le pigeon continue de voler.
Le pigeon tombe.
Touché. — Par toi.
Par vous. C’est votre coup.
Ne tombe qu’au deuxième, étant mort du premier.
Effet de la grandeur des rois.
L’oiseau vient de la ville en droite ligne, sire.
Il pointait un message.
Heureusement. Lisons.
« De l’évêque à l’abbé. »
« S’il touche à ton église, on touchera son trône. »
Ah ! mon évêque ainsi me recommande au prône !
Et dire que le roi doit vivre à côté d’eux !
Coupons l’intrigue net. Personne, hors nous deux,
Ne connaît cette lettre arrêtée au passage.
Supprimons-la.
Et mets dans ton carnier le messager.
Vous l’avais-je bien dit ? altesse, avais-je tort ?
Voulez-vous voir votre île en feu, fâchez les prêtres.
Mess Tityrus, veux-tu mon avis sur ces traîtres
Qu’on nomme le clergé, sur ces tondus maudits,
Sur leur Alleluia, sur leur De Profundis ?
Le voici : leur autel, tréteau ; leur Dieu, sornette.
J’existe, moi.
J’estime qu’un seigneur équestre et carnassier,
Flanqué de cent gaillards en chemise d’acier,
Est plus que Jésus-Christ suivi des douze apôtres.
Douze pleutres. Je hais toutes ces patenôtres.
Ne t’imagine pas que je sois un niais !
Si tu m’as cru pieux, tu me calomniais.
Soyez crédules ; moi, je hausse les épaules.
Je suis sans préjugés. Pour vous autres, vils drôles,
La déesse Frigga, femme de l’ours Fenris,
Est mon aïeule. Oui-da ! c’est prouvé. Moi, j’en ris.
De vos religions je m’évade, et j’échappe
Au missel, au plain-chant, aux chasubles, au pape ;
Je hais leur ciel, leur bible, et leur prétention
De nous débarbouiller par la confession.
Moi, croire qu’on vous juge en cette catacombe !
Et que la mort écrit sur le seuil de la tombe :
Essuyez en entrant vos pieds au paillasson !
Contes ! fables ! Je suis sérieux, mon garçon.
Je vis, c’est tout. Je n’ai nulle foi, pas la moindre,
À l’éternel bon Dieu que le mourant voit poindre,
Au Christ dont on nasille à mains jointes le nom,
À l’autre vie, à l’âme, aux fariboles, non.
Moi, vois-tu, je ne crois qu’aux sorciers.
C’est d’un sage.
Par exemple, un corbeau le soir, mauvais présage.
Une vieille qui voit votre avenir, cela,
J’y crois.
Certes, sous le plafond des frênes et des ormes,
Quand un cercle hurlant de spectres et de formes
Tourne dans la clairière à minuit, sous leurs chants,
Sous leurs appels affreux, sous leurs pas trébuchants,
Une acceptation lugubre sort de l’ombre.
Et l’enfant au loin meurt, et la barque au loin sombre.
Ils sont les noirs tyrans du gouffre et du désert ;
On sent que le mystère intimidé les sert ;
Au cimetière, champ que la mort sème et fauche,
Une exsudation de fantômes s’ébauche ;
Qui serait là verrait rôder parmi les croix
Un pêle-mêle obscur de faces et de voix ;
Et l’astre est dans la brume et l’âme est dans le trouble.
Vois-tu bien, l’homme est simple et le sorcier est double ;
Seul il connaît le fond du verre que je bois.
Il sait quel est le spectre intime de son bois.
Il lui parle.
Dans le vaste inconnu de cette forêt triste
Une femme tragique et puissante ; on prétend
Qu’elle fait accourir la tempête en chantant.
Ses regards monstrueux inquiètent l’abîme ;
On voit parfois, la nuit, luire sur quelque cime
Ses deux yeux lumineux et fixes, noirs témoins.
On la nomme Zineb. Elle a cent ans au moins.
Le serpent sous ses pieds glisse et n’ose la mordre.
Je sais, et je la fais chercher. J’ai donné l’ordre
Qu’on me l’amène, et j’ai prescrit à mes baillis
De la tirer un jour du fond de ce taillis,
Tout en y ramassant quelques fagots pour elle.
C’est une créature âpre et surnaturelle ;
Je l’ai vue une fois. Je voudrais qu’on la prît.
J’aime ces êtres-là. Leur effrayant esprit
S’ouvre sur l’avenir ainsi qu’une fenêtre.
Vrai, je ne serais point fâché de la connaître,
Mon cher, et j’aimerais la consulter un peu
Avant de la mêler aux braises d’un bon feu.
Bien dit. De plus en plus, monseigneur, c’est d’un sage.
Les voilà !
Qui ?
Ils se sont mariés, mon cher, en arrivant !
C’est la loi qu’aux amants impose le couvent.
L’asile est à ce prix. Autrement sous ces dalles
Les vieux cercueils seraient troublés par des scandales,
Et les têtes de morts n’aiment point les baisers.
Des époux sont, du moins on l’espère, apaisés.
Janet me brave.
Elle est épouse, enfin !
Soit. Je la ferai veuve.
Cette solution arrange tout.
Qu’on parle un jour de moi chez nos derniers neveux
Comme de Foulque Nère ou du roi Polynice !
Quand j’aurai Slada, car il faut qu’on en finisse,
Par violence ou ruse, et de force ou de gré,
Quand je l’aurai repris, car je le reprendrai,
Je le fais condamner à mort par ma justice.
Mais avant de mourir, je veux qu’on s’aplatisse.
Je lui dirai : Slada, je te fais grâce. Alors,
— C’est doux de revenir vivant de chez les morts,
On n’a pas tous les jours pareille réussite, —
Toutes les lâchetés d’un fat qui ressuscite,
Il les fera, baisant mes genoux, rassuré,
Joyeux et vil ; et moi, tout à coup, je crierai :
Imbécile ! c’était pour rire. Qu’on le pende !
Bon roi !
Qu’il ait le cou coupé, s’il le demande.
Parce que nous avons le même grand-père. Oui.
C’est un droit dont toujours la noblesse a joui.
Lâcher, reprendre, ouvrir, puis refermer la pince,
C’est ma manière. Ainsi je me sens maître et prince.
Pour jouer de la sorte avec l’espoir, l’effroi,
La mort, la vie, il faut, vois-tu bien, être roi.
Il suffit d’être tigre.
Ah ! je finirai, certe,
Vil cloître, par broyer ton enceinte déserte,
Infâme auberge ouverte au vassal fugitif !
Milord, c’est une auberge, avec un correctif.
Si quelque moine apporte aux gens, dans ce refuge,
Un aliment quelconque, on le prend, on le juge ;
Un verre d’eau tendu par-dessus le fossé
Est puni. Cette auberge est un doux in-pace.
Aux arbres pas de fruits ; dans l’enclos pas de sources.
Wulfe, un de vos aïeux, fut un prince à ressources.
Il avait de l’esprit. Or, cet homme d’état,
À prix d’argent, obtint des abbés qu’on plantât
Partout dans cette enceinte un tas d’herbes sinistres.
Les poisons que le diable inscrit sur ses registres
Sont ici tous, s’offrant à la soif, à la faim.
C’est très ingénieux, c’est élégant, c’est fin.
Tenez, ces grappes d’or, c’est le napel. Mon hôte,
Goûtez-y, vous mourrez ce soir. Est-ce ma faute ?
Nulle brutalité. Cette église est un nid ;
Mais n’ayez appétit de rien.
Vous tuerait. N’allez pas porter à votre bouche
Ce pépin, c’est l’archis qui brûle ce qu’il touche.
Botanique à noter. Ces gracieux détails
Me captivent.
Les girolles ; ce sont des plantes fort aiguës ;
Socrate aurait céans un bon choix de ciguës ;
La scammonée, un lys que hait l’effroi public,
Prospère en ce jardin parmi le basilic ;
Voici la mandragore avec la couleuvrée ;
Voici le stacte où boit la vipère enivrée ;
De sorte qu’on se voit protégé par les nœuds
D’un saint asile, orné d’arbustes vénéneux.
On est fort bien ici ; l’air est pur, l’ombre est noire.
Condition : ne point manger, et ne point boire.
À cela près, logis charmant. Pour déjeuner,
La rosée, et, le soir, la lune pour dîner.
Menu maigre. Ah ! que l’homme a des passions folles !
Sire, ils doivent crever de faim.
Tu me consoles.
Crever !
En es-tu sûr ? Tu flattes le tableau.
Non, crever ! Je maintiens le mot. Veut-on de l’eau ?
Du pain ? Il faut se rendre. On est pris par famine.
Je leur trouve pourtant encor fort bonne mine !
Combien de temps peut vivre un couple d’amoureux
Sans boire ni manger, cœur plein et ventre creux ?
Très longtemps.
Un soupir devient une dépense.
L’amour soutient.
Trois jours ! je les plains.
Mais j’y pense !
Mon cousin lord Slada, tu le sais, est marin.
Tous deux peuvent ce soir, si le temps est serein,
Descendre ces degrés, prendre en bas cette barque,
Et s’enfuir.
Que c’est là justement l’appât et l’hameçon.
Le cloître est à deux pas ; asile, mais prison.
Cette barque amarrée à ce rocher vous tente,
Vous descendez un pas, deux pas, sur cette pente,
C’est fait, vous n’êtes plus dans l’asile. On vous prend.
Le risque de leur fuite est par ici fort grand ;
Veillons.
On n’en peut mettre qu’un. L’escarpement à droite,
Le précipice à gauche. Il faut se tenir coi.
Quel homme voulez-vous placer là, sire ?
Je m’y poste en personne, et je ne m’en rapporte
Qu’à moi, mon cher, du soin de garder cette porte.
Parfait.
Supprimer le bateau, puisqu’il est au couvent.
Est-ce que je le hais, ce roi ? non. Donc je l’aime ?
Point. Lui veux-je du bien ? Mais non. Du mal ? pas même.
Quand je le vois pencher d’un côté bête et noir,
Je l’y pousse. Pour nuire au maître ? non. Pour voir.
Je suis le chien sournois de ce lion inepte.
Je n’ai pas de désir séditieux ; j’accepte
Ce que le hasard fait contre lui ; j’aide un peu.
J’aime à le voir gros, gras, bien portant ; c’est mon vœu
Qu’il soit riche ; j’emplis derrière lui mon coffre ;
Seulement, chaque fois qu’une occasion s’offre,
Je travaille à le rendre un peu plus idiot.
Pourquoi ? Pour me distraire. Ah ! quel chef-d’œuvre, un sot !
Je le contemple avec le regard d’un artiste.
Et, pour être très gai, je tâche qu’il soit triste.
Je lui fais des tours. J’aime à berner mon prochain.
Et puis, je prouve ainsi mon indépendance.
Que dis-tu ?
Rien, seigneur.
Le fiel.
Moi, pas. Je suis un neutre à fond hostile.
Sire, ils viennent.
N’être pas vu.
SCÈNE TROISIÈME.
Il chante, et comme nous l’aube heureuse l’embrase.
Qu’éprouves tu ?
L’ivresse. Et toi, Janet ?
L’extase.
Depuis trois jours je puis t’aimer en liberté !
Tu ne manques de rien, Janet ?
Puisque je t’ai !
Un baiser.
Deux !
Une beauté suprême, et que de moi vous faites
Plus qu’un dieu, votre esclave. Oh ! viens, tout mon bonheur !
Quelle petite main vous avez, monseigneur !
Nous sommes mariés.
Ma Janet adorable !
C’est que monsieur le saint n’a pas l’air agréable.
Oui, mariés.
Probablement.
Dieu nous aide. Une barque est en bas. Sois tranquille.
Nous trouverons moyen d’échapper de cette île.
Il suffit de tromper les guetteurs un moment.
Quel beau lieu ! Cette mer, c’est un enchantement.
C’est que, vois-tu, je sens une joie inouïe.
Ma vie est dans l’azur, flottante, épanouie,
Lumineuse, et mon cœur s’ouvre, et je te reçois,
Et je t’aspire, esprit, femme, qui que tu sois !
Car il est impossible enfin que tu contestes
Cet éblouissement de tes regards célestes
Qui te fait souveraine et terrible, et qui rend
Insensé le pauvre homme à tes côtés errant.
Oh ! vivre ensemble est doux ! Ton front au jour ressemble.
Quelque chose est plus doux encor ; mourir ensemble.
Le tombeau vous reprend dans sa pâle vapeur.
Mourir séparément, c’est effrayant. J’ai peur
Que le premier qui meurt et qui part ne rencontre
Là, dehors, dans la tombe où le vrai jour se montre,
Quelque ange qui l’entraîne en son vol, pour toujours,
Dans l’infidélité des célestes amours,
Et lui fasse oublier, dans la haute demeure,
L’autre âme, l’ange à terre et sans ailes qui pleure !
On n’est pas sûr qu’un mort soit fidèle. Jurez
Que vous ne mourrez pas et que vous m’aimerez !
Je le jure.
Je n’imagine pas, n’importe en quelle sphère,
De respiration, si tu n’es de moitié.
L’homme est fait de malheur, la femme de pitié.
C’est pour cela, Janet, que vous m’aimez. Mon rêve
Commence dans le ciel et dans vos bras s’achève,
Je monte quand je viens de l’empyrée à vous,
Et je ne suis jamais si haut qu’à vos genoux.
Se tenir embrassés dans l’azur, quel beau songe !
Janet !
Milord !
Au-dessus de nos fronts, là-haut, n’entends-tu pas
Sur nos têtes des voix, des haleines, des pas,
Et n’aperçois-tu pas une lueur sacrée ?
Cette forêt ébauche au loin la vague entrée
Du divin paradis plein d’âmes, et de feux
Qui sont des cœurs mêlés aux profonds gouffres bleus !
Viens, aspirons l’oubli sous ces branches dormantes.
Ces nids sont des hymens, ces fleurs sont des amantes.
Notre âme communique avec tous les frissons
Des choses à travers lesquelles nous passons.
Les prodiges charmants du rêve nous caressent.
Viens ! aimons-nous. Le rire et les pleurs apparaissent
En perles dans ta bouche, en perles dans tes yeux.
Tu t’es transfigurée en un rayon joyeux.
Je crois te voir fouler de vagues asphodèles.
Où donc prends-tu cela que nous n’avons point d’ailes ?
Je sens les miennes, moi. Je suis prêt. Si tu veux
Dénouer dans l’aurore immense tes cheveux,
Si tu veux t’envoler, je suis prêt à te suivre,
Je te verrai planer, je me sentirai vivre,
Pendant que tu feras derrière toi pleuvoir
Des étoiles dans l’ombre auguste du ciel noir !
Si tu savais, je t’aime ! Ô Janet, mes paroles,
Je les prends aux parfums, je les prends aux corolles,
J’en suis ivre ; ces flots, ces rochers, ces forêts,
Aident mon bégaiement, et sont là tout exprès
Pour traduire à tes yeux ce que ma voix murmure.
Et sais-tu ce qui sort de toute la nature,
Ce qui sort de la terre et du ciel ? c’est mon cœur.
Ce que je dis tout bas, ce bois le chante en chœur.
Dans l’univers, qu’un songe inexprimable dore,
Il n’est rien de réel, hors ceci : je t’adore !
Un mot remplit l’abîme. Un mot suffit. Il faut
Pour que le soleil monte à l’horizon, ce mot.
Et ce mot, c’est Amour ! L’éternité le sème.
Dieu, quand il fit le monde, a dit au chaos : J’aime !
Mets sur mon front ta main. Je suis ton protégé.
Déesse, inonde-moi de ta lumière.
Une faim !
Oh ! la soif !
SCÈNE QUATRIÈME.
Une observation ?
Belle dame,
Mon maître,
Vous avez tous les deux besoin de déjeuner.
Qu’est cet homme ?
Oui, c’est le paradis de s’aimer de la sorte,
Mais toutefois un peu de nourriture importe ;
Vous êtes, j’en conviens, deux anges, mais aussi
Deux estomacs ; daignez me concéder ceci.
Paradis, mais terrestre. Adam voudrait, en somme,
— Pardon ! — sa côtelette ; Ève voudrait sa pomme.
Aimer est bon, manger est doux. Donc, tolérez,
Pendant que vous rêvez et que vous soupirez,
Que moi, l’habitué de la forêt voisine,
L’homme froid, je m’occupe ici de la cuisine.
À propos,
J’ai des renseignements complètement fâcheux.
Tout poison. Ne goûtez à rien ici. D’emblée,
Je vous dénonce, moi, cette flore endiablée.
Lycoperdon. Bolet, qui vous glace le sang.
Ce légume, qui semble un navet innocent,
C’est le tussilago, qu’on nomme aussi pied-d’âne ;
C’est fort bon pour la toux, mais on en meurt. — Me damne
Jupiter, si bientôt, en dépit du danger,
À ta barbe, vieux saint, nous n’avons à manger !
On m’aime ici. Je puis, du moins je le complote,
D’un lapin dévoué faire une gibelotte.
Je vais dire à ce bois : Mon camarade, il faut
Te mettre dans l’esprit que l’homme est un gerfaut.
L’homme est vorace. Il est amoureux, mais il dîne.
Donc permets qu’un pigeon devienne crapaudine.
Donne-nous quelque oiseau de bonne volonté ;
Pas trop maigre. Et ce bois intelligent, flatté
D’être utile, indulgent, car lui-même il fut jeune,
Fera ce qu’il pourra pour que l’amour déjeune.
— Ah ! qu’un verre de vin serait le bienvenu !
À jeun, moi j’ai l’esprit rêveur et saugrenu ;
Je bois un coup, l’erreur s’en va, le faux se brise.
Avez-vous remarqué cela ? le vin dégrise.
Laissez faire. Je vais chasser aux environs.
N’eussions-nous que des noix, mordieu ! nous mangerons.
Cet homme m’a fait peur, mais il rit d’un bon rire.
Qu’es-tu ?
Je suis pour les humains ce que, pardonnons-leur,
En langage vulgaire ils nomment un voleur.
Ô la plus belle ! ô sire aimable entre les sires !
Ayant un peu le temps de causer, vu les sbires
Qui nous guettent, je vais, pour charmer vos ennuis,
Vous dire de mon mieux qui je suis, si je puis.
Le roi, moi. Moi la tête, et lui le cimeterre.
Je pense, il frappe. Il règne, on le sert à genoux ;
Moi, j’erre dans les bois. Tout tremble autour de nous ;
Autour de moi c’est l’arbre, autour de lui c’est l’homme.
Le meilleur vin de Chypre emplit son vidrecome ;
Moi, je bois au ruisseau dans le creux de ma main.
Le roi fait toujours bien, moi toujours mal. Amen.
Lui couronné, moi pris, nous marchons en cortège ;
Chers, il vous persécute et moi je vous protège ;
Le prince est la médaille, et je suis le revers ;
Et nous sommées tous deux mangés des mêmes vers.
Peut-être en ma caverne on fait un meilleur somme
Que dans la sienne. Il est fort vulnérable, en somme ;
Il peut aussi finir par être échec et mat.
Le roi, c’est mon contraire. Ou bien mon grand format.
Je suis un conquérant de liards dans les poches,
Mais j’ai l’honnêteté des bonnes vieilles roches ;
Je suis le va-nu-pieds, mais non pas l’aigrefin ;
Je livre la bataille immense de la faim
Contre le superflu des autres. Qu’on me dise
Que j’ai tort si la faim devient la gourmandise,
D’accord, mais je suis maigre. Amis, j’habite aux champs,
Et je tiens compagnie aux arbres point méchants ;
Mon antre a la gaîté décente d’une cave.
Là je jeûne pendant que le moineau se gave,
La nature ayant tout prévu, l’homme excepté.
L’hiver, de droit je gèle, ayant sué l’été.
Près de moi la perdrix glousse, le mouton bêle ;
Car je suis un flâneur bien plutôt qu’un rebelle.
Parfois dans les genêts, comme moi sauvageons,
Je rencontre un passant, je lui dis : Partageons.
Ta bourse ? — Je n’ai rien. — Alors prends mon pain.
Absolvez-moi. Je vis dans la loi naturelle ;
Attentif après tout au chant des bois, bien plus
Qu’aux voyageurs passant avec des sacs joufflus.
Avril vient tous les ans me faire mon ménage.
Faut-il vous compléter mon portrait ? Braconnage,
C’est mon instinct. Pensif, je dédaigne de loin
Le juge, plus le prêtre ; et je n’ai pas besoin
De vos religions, je lis Dieu sans lunettes.
J’aime les rossignols et les bergeronnettes.
J’ignore si j’arrive et ne sais si je pars.
Parfois dans le zéphir je me sens presque épars.
Amants, soyez un feu ; je suis une fumée.
Ma silhouette glisse et fond dans la ramée.
Dans les chaleurs, quand juin met à sec le torrent,
Au plus épais du bois je me glisse, espérant
Surprendre le sommeil divin des nymphes lasses.
De vagues nudités au fond des clairs espaces
Que je verrais de loin, ou que je croirais voir,
Me suffiraient, l’amour ne valant pas l’espoir.
Je suis le néant, gai. Supposez une chose
Qui n’est pas, et qui rit ; c’est moi. Je me repose,
Et laisse le bon Dieu piocher. Dévotement,
J’écoute l’air, la pluie, et ce fier grondement
Des brutes dans les champs, de l’autan dans la nue,
Que la mer accompagne en basse continue ;
Le soir j’accroche un rêve à l’astre qui me luit,
Clou de la panoplie immense de la nuit.
Je songe, c’est beaucoup. Les fleurs, voilà mon faste.
Si quelque détail cloche en ce monde si vaste,
Je n’en triomphe point, tout en l’apercevant ;
Je subis les accès de colère du vent
Et la mauvaise humeur des saisons inégales
Avec la dignité modeste des cigales.
Des éléments bourrus nous sommes prisonniers.
Bien. Soit. Les quatre vents sont quatre chiffonniers
Portant le chaud, le froid, le beau temps, la tempête ;
Chacun vient nous vider sa hotte sur la tête.
Savez-vous que le vent doit beaucoup s’amuser ?
Quel coureur ! — Jamais pris, — chanter, — ne point s’user !
Ce serait là, je crois, ma vocation. Vivre
Là-haut, assourdissant d’une rumeur de cuivre
Le bon vieux genre humain, ce bipède dormant,
Être un bandit céleste errant au firmament,
Un esprit ouragan changeant cent fois de formes,
Faisant en plein azur des sottises énormes !
Ça m’irait. Mais qu’importe ! est-il rien de certain ?
Je n’ai jamais le soir mon avis du matin.
L’hésitation molle entre ses bras me porte.
Se contredire est doux. Je suis pour qu’une porte
Ne soit jamais ouverte ou fermée. À peu près
Est ma devise. Un lys me plaît, comme un cyprès.
Je ris avec le flot, et parfois dans la brume
Je pleure avec l’écueil que bat la vaste écume.
Pour l’homme, vivre, c’est désirer. J’ai donné
Ma démission, moi, le jour où je suis né.
Toute la question terrestre, c’est la femme.
Qui l’aura ? Vous ou moi ? Personne, et tous. Madame
Se rit de nous. Voyez, c’est un enchantement,
Une grâce, et chacun vise ce cœur charmant ;
Le bonheur, but réel, mais conquête impossible,
Est un concours d’archers dont la femme est la cible.
J’y renonce. Hélas ! l’homme a pour bien le péché.
Comme une sensitive, avant qu’il l’ait touché,
Il voit se dérober le bonheur contractile.
Dire au destin son fait, c’est beau, mais inutile ;
Je m’en prive. On s’escrime à deviner pourquoi
Le mal règne pendant que le bien se tient coi,
Et de ce pugilat avec la destinée
Notre logique sort fort contusionnée.
Moi, j’aime mieux grimper dans les arbres. J’aurais
Droit au titre de clown familier des forêts ;
Dans tous leurs casse-cous j’exécute une danse.
Parfois aux moineaux francs je parle en confidence.
Je leur conte comment j’aurais fait si j’avais
Fait le monde, et que l’homme eût été moins mauvais.
Je reçois leurs bravos, j’accepte leurs huées,
Et je discute avec ces bavards des nuées.
Je leur dis mon système ; ils jasent en tout lieu ;
Et quelque chose en va peut-être jusqu’à Dieu,
Et c’est une façon de le mettre en demeure.
S’il m’écoute, il fera la vie un peu meilleure.
À présent croyez-vous mon métier lucratif ?
Point. Je ne suis de rien ici-bas le captif.
Voilà tout.
Que vous, et j’ai la même épouvante, la cage.
Mon patrimoine est mince. Errer dans les sentiers,
C’est là mon seul talent ; je plains mes héritiers.
Voyons, que laisserai-je après moi ?
Ces sapins, les roseaux, l’étang, le clair de lune,
La falaise où le flot mouille les goémons,
La source dans les puits, la neige sur les monts,
Voilà tout ce que j’ai. Moi mort, si l’on défalque
De tout cela de quoi payer le catafalque,
Il reste peu de chose. — Ah ! je vaux bien les rois,
Car j’ai la liberté de rire au fond des bois.
Mon chez-moi c’est l’espace, et Rien est ma patrie.
Voyez-vous, la naissance est une loterie ;
Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né.
À ce tirage obscur la forêt m’a gagné.
Joli lot. C’est ainsi que, parmi la bruyère
Où Puck sert d’hippogriffe à la fée écuyère,
Enfant et gnome, étant presque un faune, j’échus
Comme concitoyen aux vieux arbres fourchus.
Dans l’herbe, dans les fleurs de soleil pénétrées,
Dans le ciel bleu, dans l’air doré, j’ai mes entrées.
Sous mes yeux tout s’épouse, et sans gêne on s’unit,
On s’accouple, le nid encourage le nid,
Et la fauve forêt manque d’hypocrisie.
Je suis l’âme sereine à qui Pan s’associe.
Je suis tout seul, je suis tout nu, quel sort charmant !
Pourtant rien n’est complet. Vivre sans vêtement,
Sans maison, sans voisin, à l’état de nature,
Comme un lièvre orphelin cherchant sa nourriture,
En plein désert, ayant pour outils ses dix doigts,
Avec les animaux féroces, dans les bois,
Cela même a parfois ses côtés incommodes.
Mais, les oiseaux étant heureux, je suis leurs modes.
La divine rosée éparse est le cadeau
Que fait la fraîche aurore à ces gais buveurs d’eau.
J’en bois comme eux. Comme eux je m’en grise, et je chante.
Mais j’aime aussi du vin l’extase trébuchante.
De temps en temps, je vais à la ville, en congé.
Quant à mes qualités, je suis très goinfre, et j’ai
Un comique grossier qui plaît aux basses classes.
Je le sais pour avoir hanté les populaces.
En somme, je médite, en regardant tantôt
Dans les ronces, par terre, et dans le ciel, là-haut ;
J’erre comme un chevreuil, comme un pinson je perche.
L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.
Un jour, dans une rue, aux badauds, aux valets,
Un vieux pitre enseignait, entre deux gobelets,
La science, et j’en ai pu saisir au passage
Toute la quantité qu’il faut pour être sage.
Je m’en sers dans les bois. J’en trouve ici l’emploi.
Maintenant, que je sois traqué, mis hors la loi,
Par vos codes coiffé d’un sombre bonnet d’âne,
Que j’escroque ma part de la céleste manne,
Possesseur de zéro, que j’en sois le voleur,
Ça fait rire. Je suis le pire et le meilleur.
Je suis l’homme d’en bas. Amis, c’est agréable.
Dieu, s’il n’était pas Dieu, voudrait être le Diable.
Je vois l’envers de tout. Que c’est risible, hélas !
Pourtant d’être épié par le guet je suis las.
Ce matin, le sentant dans l’ombre où je m’enfonce,
J’ai balayé ma roche, épousseté ma ronce,
Mis de l’ordre en mon trou que j’ai barricadé ;
Après quoi, serviteur ! je me suis évadé,
Et je prends comme vous cet asile pour gîte.
Mais sans plaisir.
Pourquoi ?
Voir un mur, ça m’agite.
C’est un beau lieu pourtant. L’horizon enflamme,
Les bois, la mer, le ciel…
On est captif ici. Cette enceinte me fâche.
Protégé, mais coffré. Soit, le gibet me lâche,
Mais la prison me tient, moi l’homme hasardeux.
Entre deux objets laids, haïssables tous deux,
C’est pour le plus voisin que j’ai le plus de haine.
Après tout, j’aime autant la corde que la chaîne,
Et la mort que la geôle. Un nœud qui pend d’un clou,
Et qu’on serre une fois pour toutes à mon cou,
Me délivre d’un tas de choses que j’évite.
Cela dit, je m’en vais aux provisions.
Vite !
Mais, monsieur, vous risquez d’être pris.
Et pendu.
Pendu !
Vous êtes si charmants ! Vous me plaisez.
Non ! reste.
Je vous rapporterai, couple frais et céleste.
Tout à l’heure de quoi continuer d’aimer.
Il part !
C’est un bon diable. Il veut déjeuner.
Tout sera bien.
Je me mourais de soif.
Et moi de faim.
Viens.
SCÈNE CINQUIÈME.
Le roi fait sentinelle en conscience. Un dogue.
L’œil au guet, accroupi sur le seuil d’une églogue,
Tel est pour le moment ce prince, fils des preux.
Grincer des dents devant deux enfants amoureux,
Est-ce assez bête !
C’est ici que du roi vous dresserez la table.
Sa Grâce y veut manger.
Avec deux affamés pour assaisonnement.
Sentir autrui souffrir, cela complète un rêve.
Il aura bien meilleur appétit si l’on crève
De faim auprès de lui.
Je ne suis pas pour lui, je ne suis pas pour eux ;
Je regarde. Le sort, fil obscur, se dévide.
Eux ils s’adoreront, pâles, l’estomac vide ;
Et lui se vengera des baisers en mangeant.
La volonté des rois soit faite ! En y songeant,
Je ris de ce réseau bizarre de caprices,
Crible à travers lequel ne passent que les vices.
Sans me risquer à rien vouloir ni souhaiter,
Je ne haïrais pas de voir se refléter,
Pour le plaisir des gens qui sont là, pour le nôtre,
Le supplice de l’un sur la face de l’autre,
Eux épris, lui gavé, s’enviant tour à tour,
Eux Tantales de faim, lui Tantale d’amour !
Ce ne serait point mal comme spectacle.
Qu’un bruit perce à travers cette forêt qui tremble,
C’est peut-être le roi qui m’appelle.
SCÈNE SIXIÈME.
comme si elle était morte.
Chercher une noisette, on rapporte une femme.
J’ai cueilli cette vieille. Elle est bien mûre, et l’âme
Ne tient guère à ce corps frêle, usé, transparent,
Et que je viens encor de fêler en courant.
Couru, pour la tirer des pattes de la bête
Qu’on appelle Justice.
puis il regarde la forêt.
Je la connais. Parfois, laissant là tout souci,
Nous voleurs, nous causons, nous nous donnons relâche.
Nous avons avec l’homme un rire aimable et lâche,
Nous nous chauffons les pieds au feu du chevrier,
Nous nous humanisons enfin, pour varier.
Elle, jamais. Elle a pour loi d’être à distance.
Elle tâche de voir dans l’invisible, et pense,
Et dédaigne. Jamais ce cœur ne s’asservit
Ni ne plia, depuis un siècle qu’elle vit.
Souvent son grand front blême argenté par la lune
M’est apparu. Son antre est là-bas. À la brune,
Et dès l’aube, elle va dans les rochers rôdant.
Nous ne nous parlons pas, sans nous fuir cependant.
Elle a je ne sais quoi, sous son voile de serge,
D’une mère farouche et d’une sombre vierge.
Quoique de même espèce, elle m’intimidait.
Elle est démon du bois dont je suis farfadet.
Allons, revenez donc à vous, ma bonne femme.
Je l’ai vue hier encor cueillir la jusquiame ;
Étant sorcière, elle a cette herbe en amitié.
— Sur ma foi, tout à l’heure elle m’a fait pitié.
Comme on vous la traquait dans les routes tortues !
Ils étaient tous armés de cent choses pointues,
L’archer, le paysan, le sergent, le truand ;
C’était comme un essaim de guêpes se ruant ;
Les mouches essayaient de prendre l’araignée.
Je l’ai dans le taillis brusquement empoignée,
Et, je ne sais comment j’ai fait, j’ai réussi
À la traîner, sans être aperçu, jusqu’ici.
de ses longs cheveux gris.
— Je vois Zineb avec plaisir. — Au point de vue
De la luxure, elle est hideuse ; mais elle a
De la science autant que feu Campanella.
Hé ! Zineb !
Elle s’est en route évanouie.
Zineb ! — A-t-elle encor la parole et l’ouïe ?
Si ce qu’on dit est vrai, souvent tu chevauchas
Sur des balais, parmi les diables et les chats,
Et tu fus à minuit une stryge dansante ;
Cela n’empêche pas que pour toi je ne sente
Considération distinguée, et respect.
Je connais un sabbat plus que le tien abject,
C’est le monde.
Hé bien, nous ouvrons donc les yeux, ma pauvre vieille.
Je te dois tout, mon fils.
Sans moi, vous étiez prise, et marchiez en prison.
Vous me devez ce bien, le vrai trésor, en somme.
Le seul, la liberté.
Plus que cela, jeune homme.
Plus que la liberté, dites-vous. Alors quoi ?
La vie ! au fait, c’est vrai.
Plus que cela.
Je commence à ne plus comprendre votre style.
Écoute, je te dois la mort sombre et tranquille.
Je te dois, dans ce bois, sous ces rameaux cléments,
Parmi ces rocs sacrés, mystérieux aimants,
Sous les ronces, au pied des chênes, sur la mousse,
Dans la sérénité de l’obscurité douce,
La mort comme les loups et comme les lions.
Je te dois, loin des peurs et des rébellions,
L’évanouissement dans la bonne nature.
Tu m’aplanis le seuil de l’extrême aventure.
Sans toi j’étais perdue, ami, prise par eux.
Et, mourante, jetée aux vivants monstrueux !
J’ai cent ans. Hier j’ai dit : Mon agonie est proche.
Ce matin, je m’étais mise sous une roche.
Nous autres ! les esprits et les bêtes des bois,
Nous voulons finir loin des rumeurs et des voix ;
Pour qui meurt, toute chose, excepté l’ombre, est fausse.
La salamandre creuse elle-même sa fosse,
La taupe va sous terre, et l’aigle encor plus loin,
Dans le nuage, et l’ours veut tomber sans témoin,
Et les tigres, rentrant leurs griffes sous leurs ventres,
Majestueusement meurent au fond des antres ;
Et quand on est leur femme, et leur sœur, on s’enfuit
Ainsi qu’eux, on se cache, et l’on rend à la nuit
Son âme, comme après la bataille, l’épée.
Donc je me dérobais. Voir, par une échappée,
Le sinistre univers, de moins en moins vermeil,
Sentir qu’il devient rêve et qu’il devient sommeil,
Voir se superposer d’inconcevables voûtes,
Dans un tremblement triste et vague être aux écoutes,
Avoir, sans savoir où, ni comment, ni pourquoi,
La dilatation d’une fumée en soi,
C’est là mourir. L’horreur d’expirer vous étonne.
On craint d’être trop près de l’endroit où Dieu tonne.
En même temps on sent de la naissance. On croit,
Pendant qu’on s’amoindrit, comprendre qu’on s’accroît.
On distingue, en un lieu sans contour, un mélange
De soir et de matin, de suaire et de lange,
Les roses, ô terreur, qui vous boivent le sang,
Et le ciel qui vous prend votre âme, et l’on se sent
Finir d’une façon et commencer de l’autre.
L’esprit plane en la mort, la matière s’y vautre.
Cette fuite des chairs qui vous quittent et vont
Vers la terre vous laisse au cœur un froid profond.
Aujourd’hui, défaillante, et comprenant la chose,
Voulant sans trouble entrer dans la métempsychose,
Je m’étais enfuie en mon antre inconnu.
J’attendais le sommeil… le supplice est venu !
Des hommes, chiens hurlants, soudain m’ont découverte,
Et, comme au sanglier, dans la clairière verte,
Ils m’ont donné la chasse, et, hideux, inhumains,
M’ont poursuivie avec des pierres dans les mains,
Comme l’orage accable une barque échouée.
Oh ! le prolongement des haines, la huée !
C’est horrible. En ce bois, de toutes parts battu,
J’ai fui, terrifiée… — Oh ! te figures-tu,
Être saisie, avec d’affreux éclats de rire !
Ma chair vue à travers mes haillons qu’on déchire,
Et le bûcher, le prêtre, et le glas du beffroi,
Et tout ce pêle-mêle infâme autour de moi,
La foule m’insultant, les petits, les femelles,
Raillant ma nudité, ma maigreur, mes mamelles,
Ce sein qui fut jadis choisi par les démons
Pour allaiter des dieux terribles dans les monts !
Folle, à travers les rocs, les taillis, les ruelles,
Ensanglantant mes pieds aux broussailles cruelles,
J’ai fui… Tu m’as sauvée, et maintenant, ici,
Je vais mourir paisible et farouche, merci !
Tout commence et périt, puis ailleurs recommence.
Les flocons des vivants tombent en neige immense ;
La vie est une roue éternelle, et résout
La naissance de tout par le meurtre de tout ;
L’oubli plein de tombeaux est sous le ciel plein d’astres.
Dieu, c’est le sphinx. Les bois, les monts, sont les pilastres,
Les porches et les tours du grand temple inconnu.
De fantôme masqué devenir spectre nu,
C’est là tout le destin, mon fils, de tous les hommes.
Buvez vos vins, parez vos fronts, comptez vos sommes,
Et mourez. Le puissant, roi dans la tombe encor,
Veut mourir avec bruit et pourrir dans de l’or.
Mais nous, nous les proscrits, animaux ou prophètes,
Dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites,
Nous mourons autrement. Les êtres tels que moi
Ont pour dernier refuge et pour dernier effroi
La disparition gigantesque dans l’ombre.
J’entre dans l’infini, mon fils, je sors du nombre.
Bientôt je saurai tout, et ne verrai plus rien
Que lui. J’entends bruire un monde aérien.
Mon fils, à l’agonie il faut la solitude ;
L’âme tremblante prend sa dernière attitude ;
La rentrée au mystère est un suprême aveu ;
L’âme, qui se met nue en présence de Dieu
Et qui se sent par lui vue au fond de l’abîme,
A besoin d’être seule en sa honte sublime ;
Devant Dieu, sa beauté paraît, sa laideur fond ;
Il faut au dernier souffle un espace profond,
Le silence, nul pas, nul cri, nulle prunelle,
Une noirceur sans bruit, la nuée éternelle,
Un vide lumineux, ténébreux, ébloui,
L’homme absent, et le monde immense évanoui.
Cette auguste pudeur de la mort, tu l’abrites.
Sois béni.
C’est beaucoup pour mes faibles mérites.
Ce lieu plein de venins me plaît. Port souhaité !
Toute cette herbe, ami, c’est de l’éternité.
C’est de l’évasion. Les poisons sont nos frères.
Ils viennent au secours de nos pâles misères.
Mange une de ces fleurs tragiques de l’été,
Tu meurs. Te voilà libre.
Sucrée et chaude, avec un nuage de crème,
Me plairait mieux.
Je sens venir l’instant suprême.
Tu me mettras la robe odorante des houx
Et des joncs, sous ce mur que hantent les hiboux.
sur le déguenillement d’Aïrolo.
Loques. Le mot est dur pour mon linge, madame.
J’en conviens, mon costume a des trous, je le sens,
Qui laissent voir ma chair, mais aux endroits décents.
Noue à présent ceci sur ton chapeau.
Madame…
Cette plume magique est prise au héron-flamme,
Et fait vivre celui qui la porte, cent ans.
Vous me faites cadeau de votre siècle.
Je veux te l’attacher moi-même.
Que ni le gibet, ni le bûcher, ni la hache,
Jusqu’au jour où cent ans auront passé sur toi,
Ne peuvent entamer ce talisman. Sa loi
C’est de te protéger toujours, quoi qu’il advienne.
Même pris, tu verras la gueule de l’hyène
Et la main du bourreau s’ouvrir pour te lâcher.
Tu te riras du roi, tu braveras l’archer.
Car cette plume est fée, ami, selon le rite
Suivi par Mahomet pour sa jument Borak.
Elle surfait sans doute un peu son bric-à-brac.
Tout ce que je te dis, tu dois le croire.
Oui.
Quand ils nous font cadeau, par grande affection,
D’un bibelot cueilli dans leur collection.
Ne crains plus les sergents…
Je hais cette séquelle.
Mais, c’est égal, s’il est une chose à laquelle
Je ne croirai jamais, c’est à ce plumeau-là.
Nul malheur ne peut plus t’arriver. — Garde-la.
Les puissants sont forcés de prendre ta défense.
Tu dois vivre cent ans.
Bon. Elle est en enfance.
Pour l’homme la police et pour l’oiseau la glu.
C’est le danger.
Ce talisman te met à l’abri.
Sous ma tête une pierre, à mes pieds la broussaille.
Bordons-la.
au-dessus de sa tête.
Ah ! je vais savourer, de moi-même maîtresse,
La fauve volupté de mourir, et l’ivresse,
Fils, d’aller allumer mon âme à ce flambeau
Qu’un bras tend à travers le mur noir du tombeau !
Grâce à toi, dans mon bois j’expire souveraine.
J’étais une vaincue, et je suis une reine.
Merci !
C’est agréable. On a son lit d’herbes tout prêt.
Elle donne appétit de la mort, cette vieille.
En moi l’obscur trépas ; dehors l’aube vermeille.
Ah ! le contraste est bon. Pourvu que, loin de tous,
J’agonise en repos. Il est grand, il m’est doux
De mourir en plein jour ; la nuit vient pour moi seule.
Ces vieux arbres en fleur embaument leur aïeule ;
J’amalgame à mes os la terre qui les fit ;
L’ensevelissement des feuilles me suffit ;
Je ne veux pas d’autre ombre et n’ai pas d’autre temple.
Je meurs, les yeux ouverts, dans ce que je contemple.
C’est bien, tout luit pendant que je me refroidis.
Et quand j’expirerai tout à l’heure, tandis
Que je me mêlerai doucement aux ténèbres,
Et que mes yeux, remplis d’embranchements funèbres,
Dans les obscurités prêtes à m’engloutir
Chercheront le chemin par où je dois partir,
Le zénith sera bleu, les roses seront belles,
Et les petits oiseaux fouilleront sous leurs ailes.
Il est bon que ce soit ainsi. Je vais finir
Avec l’étonnement auguste de bénir.
Sois béni. — J’ai vécu chouette, et meurs colombe
Je suis heureuse, ami, du côté de la tombe.
Je voyais moins de ciel du temps que je vivais.
Je me sens morte, et tout s’éclaircit, et je vais
Voir grandir par degrés la formidable étoile.
Salut, ô mort ! Salut, profondeur ! Salut, voile !
Ce que tu caches plaît à mon sinistre amour.
Salut ! la mort est aigle, et la vie est vautour.
Salut, réalité, fantôme ! Viens, je t’aime
Pour ton deuil, pour ta cendre, et pour ton anathème,
Ô spectre, et pour l’éclipse énorme que tu fais.
Mort, je ne te crains pas. Loin de toi j’étouffais.
Salut ! Sans peur, vers moi, dans le blême empyrée,
Je regarde approcher ta main démesurée.
Salut dans les parfums, salut dans les chansons,
Salut dans les cités, les fleuves, les moissons,
Dans tout ce que tu mords, dans tout ce que tu ronges,
Et dans tous ces vivants dont tu feras des songes !
Tu vas me chuchoter l’ineffable secret.
J’étais sûre qu’un jour quelqu’un me le dirait.
Je m’étais accoudée au bord de la science.
J’attendais, imitant la morne patience
Des arbres, des buissons et des rochers muets.
Cent bourreaux accouraient dès que je remuais ;
Devant l’homme, par qui la création souffre,
Ma vie est une fuite, enfin j’arrive au gouffre !
J’arrive chez toi, mort ! J’écoute, apercevant
Une dispersion de larves dans le vent,
Je me dresse, je vois l’ombre où rien ne s’anime,
Et la brume, et les plans inclinés de l’abîme,
Et le seuil pâle où tremble un souffle avant-coureur,
Spectre ! et j’entre joyeuse en cette immense horreur.
Tout vaut mieux que la vie. Adieu, terre.
De l’herbe, des houx verts, des marguerites blanches.
Cache-moi.
Vous quitter ! non ! pardon…
Laisse-moi commencer l’éternel abandon,
Et, muette, épier l’arrivée invisible.
Va !
C’est qu’elle se meurt pour de bon ! — Le possible,
Je l’ai fait.
Je crois bien la trouver défunte en revenant.
Hélas ! le moindre souffle éteint ces vieilles lampes.
Mes deux chers amoureux doivent avoir des crampes !
Quand l’estomac trahit, l’amour est en danger.
Le cœur veut roucouler, le gésier veut manger.
Le cœur a ses bonheurs, l’estomac ses misères,
Et c’est une bataille entre ces deux viscères.
Lequel l’emportera ? L’estomac. Donc, tâchons
De leur venir en aide. Ah ! sous vos capuchons,
Moines, soyez maudits, vil troupeau, tas fossile,
De mettre au traquenard le masque de l’asile !
Mais où diable sont-ils ?
et le couple assoupi.
Ici l’on meurt. — Ici l’on dort. — La même chose.
Presque.
Pauvre chardon desséché !
Pauvre rose !
Tout les menace. Ils n’ont que moi qui les défends.
Qui dort dîne. Ils font bien de dormir. Chers enfants,
A la réalité que l’oubli nous enlève !
Mangez de la chimère à la table du rêve.
Qu’elle est belle !
Un moment, Aïrolo, mon cher !
Déconcerter les sens et chagriner la chair,
C’est la vertu.
Le droit d’offrir un kiss à ce biceps de neige !
Cupidons frissonnants que je refoule en moi,
Baisers dont je voudrais souvent trouver l’emploi,
Ce serait le moment de prendre la volée
Et de tourbillonner sur elle, ô troupe ailée !
Abeilles de mon cœur, comme vous bourdonnez !
Devant ces doux appas d’aurore illuminés,
Vous cherchez à sortir de votre ruche obscure.
Je sens confusément votre errante piqûre.
À la niche, appétits brutaux ! tout beau ! paix-là !
En pareil cas, Bayard rougit, Joseph fila,
Scipion s’esquiva, ce grand consul de Rome.
En refusant la femme on prouve qu’on est homme.
— Hun ? —
Qu’on prouve qu’on est neutre, et rien de plus. Je vis,
Donc toute la nature, y compris vous, mesdames,
Est à moi. — Non. — Oui. — Bah ! — Pstt ! — Éteignez-vous, flammes !
De faire déjeuner ces anges endormis.
Quand je n’apporterais qu’un fruit, une châtaigne,
Un oignon ! Les oignons n’ont rien que je dédaigne.
L’oignon d’Egypte était le bon Dieu dans son temps.
Ce bois de plus en plus est plein d’archers guettants.
La police aux forêts donne de la vermine.
Au dehors la potence, au dedans la famine.
Tel est le choix.
Je puis être pendu ce soir…
Ô plume, je t’invite à faire ton devoir.
Sauve-moi. Mais elle a cent ans. Ces choses s’usent.
Au bout d’un certain temps les talismans refusent
Le service… Oui, l’on croit qu’ils gardent votre peau,
On n’a qu’un vieux plumet grotesque à son chapeau.
— N’importe ! aventurons cette tête si chère.
Comptez sur moi.
Bonjour !
Bonne nuit !
Du dîner !
Décampons.
ACTE DEUXIÈME.
LE TALISMAN.
SCÈNE PREMIÈRE.
Mais il faut exhausser la table, camarade.
Voici les trois degrés.
Il sied qu’un roi qui mange ait d’en bas pour témoins
Le reste des mortels qui mangent beaucoup moins.
Dressez la table prête en ce bosquet, de sorte
Qu’il suffira d’un mot du roi pour qu’on l’apporte.
Que nul n’approche.
et faisant signe à l’autre de venir.
Hé !
Qu’est-ce ?
Quelque chose…
Quoi donc ?
Quelqu’un est aux abois.
Oui, je vois du tumulte.
Est-ce un ours qu’on assomme ?
Est-ce un chevreuil qu’on cherche à prendre ?
C’est un homme.
Il court dans le hallier, il court dans le genêt.
Il est maigre.
Il est blond.
Qu’a-t-il sur son bonnet ?
On dirait une plume.
Qu’est-ce que cela ?
Hein ?
N’est pas plus vivement traqué de toutes parts.
Tout le guet de l’asile est à sa suite épars,
Ils sont vingt contre un.
Bon ! Il court.
Comme il échappe !
On l’a !
Sauvé !
Non.
Il est pris !
Mon garçon, en vain tu te débats.
Pris !
Ils vont l’aller pendre au gibet de là-bas.
Ils lui mettent la corde au cou.
Bon !
Pauvre hère !
Un moine ! on le confesse.
Blanc comme neige un gueux noir comme le charbon.
Ils attachent ses mains derrière son dos.
Bon !
Ils le traînent vers nous.
On lui lit sa sentence.
C’est ici le chemin qui mène à la potence.
Il faut qu’il passe là. Nous l’allons voir de près.
et regardant avec inquiétude du côté de la brèche du parapet.
Prenons garde !
Les deux valets se hâtent de s’esquiver dans le fourré à gauche.
SCÈNE DEUXIÈME.
C’est elle ! c’est Zineb.
Zineb !
Certe !
Le tête-à-tête heureux que votre cœur désire,
Vous l’avez. Parlez-lui.
Le sort est la maison sinistre du danger.
Zineb peut m’entr’ouvrir la porte condamnée.
Je veux qu’elle me dise un peu ma destinée.
Mon avenir, voilà ce que je veux savoir.
Vous êtes un pouvoir qui rencontre un pouvoir,
Ce sera curieux.
Elle aussi. Le hasard me sert.
Hé ! vieille psylle !
Leur parler durement est le meilleur moyen.
Le démon ne répond qu’intimidé.
Es-tu sourde ? sorcière en ruine ! masure !
Tu te tais ! Je te vais faire prendre mesure
D’un brodequin qui fait bavarder les muets.
Les filles vont aux prés et cueillent des bleuets ;
Tu vas dans les tombeaux, toi, la voleuse d’âmes,
Et, parmi les rois noirs, parmi les sombres dames,
Tu rôdes dans l’horreur nocturne des sabbats.
Moi qui commande en haut à toi rampant en bas,
Je parle, et je t’adjure, ô monstre, et je t’ordonne
De répondre ! Sinon, infernale madone,
Crains ma colère ! on peut te saisir même ici !
Car l’église t’abhorre, affreux cœur endurci,
Stryge que le hibou cherche en son vol oblique !
Et souviens-toi qu’il est une place publique
Où les êtres à qui le démon s’accoupla
Sont traînés, tout souillés de leur crime, et que là,
À leur chair, à leur âme, à leur nudité noire,
On donne un chaudron d’huile ardente pour baignoire.
Tremble ! Répondras-tu ? dis !
Tu ne peux rien pour moi ni contre moi. Je meurs.
Vieille, veux-tu de l’or ? Je suis riche.
Est plus riche que toi.
Je suis puissant.
Qu’importe !
Je suis le roi.
Le roi !
C’est le roi !
Chasser dans mes halliers, et je te reconnais.
Roi, je ne te crains pas.
Et moi, je la redoute.
Est-ce donc que tu veux me consulter ?
Sans doute.
Ah ! c’est le roi.
Veux-tu répondre ?
Oui, par pitié.
Pitié, soit. Connais-tu le destin ?
À moitié.
De tout je sais la fin et j’ignore la cause.
Roi, que veux-tu de moi ? dis.
Le vrai.
Le vrai sur cette terre, obscure désormais,
S’est nommé tour à tour Ammon, Moïse, Hermès,
Puis il est mort.
Qu’es-tu pour le savoir ?
Qu’attends-tu de moi ? parle.
Avant tout, une épreuve.
Je ne me livre pas légèrement, d’abord.
C’est sage.
Que vois-tu, vieille, en cet oiseau mort ?
« S’il touche à ton église, on touchera son trône. »
Jamais pythie à Delphe, ou stryge à Babylone,
Ne fut plus formidable !
L’esprit de cette femme entr’ouvert devant moi
Comme un gouffre. En ses yeux l’Inconnu semble luire.
Chose qu’on ne peut trop admirer, pour produire
De tels effets, si nets, si clairs, si concluants,
Il suffit de hanter un peu les chats-huants.
Ô monstre ! connais-tu mon avenir ?
Oui.
Dis-le-moi !
Je veux bien.
Elle lui prend la main, et y regarde.
Parle !
Écoute.
J’ai peur.
Roi !…
Soutiens-la dans tes bras.
Le roi se penche sur Zineb qui examine de nouveau sa main.
Parle !
Passer avec les mains derrière le dos, sire…
Achève !
Quand cet homme mourra, tu mourras.
C’est doux.
Qui meurt n’a pas d’intérêt à mentir.
Sire, elle est morte.
Bien.
Elle a parlé de force.
Elle voulait se taire.
Donc, c’est un oracle.
Oui.
Car il ne faudrait pas que cela se perdît.
Elle en savait plus long que le pape de Rome.
Aide-moi. Pesons bien les mots. — Le premier homme
Que je verrai…
Que vous verrez…
Derrière le dos…
Oui.
Je vivrai juste autant que cet homme-là. Diable !
Et, lui mort, je mourrai. C’est irrémédiable.
Voilà mon sort fixé. Je n’y puis rien changer.
C’est dit. Le genre humain ne m’est plus étranger
Je sens qu’un fil me lie à la sombre nature.
C’était la prophétesse, et c’est la pourriture.
Ce que c’est que la mort ! Diable, ne mourons point.
Mais quel est donc cet homme à qui le sort me joint ?
J’ai peur. Après tout, vivre est notre vraie envie.
Vivre d’abord. S’il est question de la vie,
Tout est simplifié.
Que ce qu’on aime, au fond, toujours, c’est d’abord soi.
On se croit amoureux, mon cher, on n’est que bête.
Voilà de la clarté subite ! Oui-da, ma tête,
Primo ; tout, femme, amour, recule au second plan.
Pourtant, ces étourneaux dont je suis le milan,
Et sur qui j’ai les yeux fixés, il faut qu’ils meurent.
Les sinistres frissons du sépulcre m’effleurent !
Viennent-ils — oh ! j’ai froid comme si j’étais nu —
De cette femme morte, ou de l’homme inconnu ?
Emportez donc cela !
Ils prennent le cadavre, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et l’emportent.
Le premier homme…
Oh ! diantre !
Quoi ?
Là, dans le ravin, milord…
Un cortège entre…
Menant un prisonnier…
Ça vient de ce côté.
Sire, de la façon dont il est garrotté…
C’est l’homme ! Il a les mains derrière le dos ! Juste !
Mêler cet être infâme à votre vie auguste,
De vous et de lui faire un même coup de dé,
C’est de la part de Dieu, sire, un sot procédé.
Pas d’astre à qui le sort ne jette de la cendre !
Vous n’avez pas longtemps à vivre ; on va le pendre.
Halte !
Il a l’air robuste et solide.
Et rusé.
Les soldats font la haie, et tout est disposé
Pour qu’on puisse arriver au gibet sans encombre.
Halte !
SCÈNE TROISIÈME.
AÏROLO, LE CONNÉTABLE, le Capitaine archer, Archers, un Moine.
Quel est le lieu de ta naissance ?
L’ombre.
Je suis le roi. Quel est ton père ?
Le malheur.
Ton nom ?
Aïrolo.
Ton gagne-pain ?
Voleur.
Sire, nous l’allons pendre, et sans miséricorde.
Marche, brigand !
Détachez-le.
Mais quoi, sire !…
Sacripant ! je te fais grâce.
Vous m’ennuyez !
Comment !
Faite de cruauté, mais avec petitesse.
Il vous plaît de jouer avec un patient,
Par petite bouchée, en vous rassasiant
Lentement, de sa peur, puis de son espérance,
Et votre volupté s’extrait de la souffrance ;
On cesse, on recommence, et vos bourreaux contents
Font durer le supplice et le plaisir longtemps.
Cette corde qui semble inerte sur le sable
Est un serpent, et saute au cou du misérable.
J’aime mieux en finir tout de suite. En avant !
Dès que j’aurais pris goût à me revoir vivant,
Vous me ressaisiriez. C’était une ironie,
Brute ! Et je referais les frais d’une agonie,
Et vous ririez ayant en réserve toujours
Le coup de griffe après la patte de velours.
Je vois sous vos douceurs votre haine qui grince.
Il ne me convient pas de vous divertir, prince,
Et d’être la souris quand vous êtes le chat.
Vite un ordre viendrait pour qu’on me raccrochât.
Allez au diable !
Il est fort difficile à vivre.
On me pend, laissez-moi tranquille.
Est-il donc ivre ?
Qu’on le pende ! Il est trop insolent.
Le même nœud coulant me serrerait le cou.
Mais me voilà tombé dans un fort joli gouffre !
Cet homme est sur mes reins la chemise de soufre.
Je ne puis l’arracher sans m’arracher la peau.
Que dis-je ? Il est la chair, et je suis l’oripeau.
Cette fange est ma glu. Ce maraud, quoi qu’on fasse,
Est le fond de mon sort, et j’en suis la surface ;
Nous sommes, moi le prince et lui ce philistin,
On ne sait quel centaure infâme du destin.
Je suis roi, j’ai l’épée, et le sceptre, et la robe ;
Ce gueux traîne à son pied son boulet, et mon globe.
Comment nous dépêtrer l’un de l’autre ? Il est roi,
Je suis esclave. Horreur ! je cesse d’être moi,
Je deviens lui. S’il a la jaunisse, le jaune,
C’est moi. Dans son gibet, je reconnais mon trône.
Je descends au cercueil s’il monte à l’échafaud.
Et le perdre de vue est impossible ; il faut
Le garder, être là s’il fait quelque imprudence,
Le ramasser s’il tombe, et l’éponger s’il danse,
Et l’étayer s’il boit, et, de rage étouffant,
Vaciller sur ce bandit comme sur mon enfant !
Ah ! que la destinée est donc une drôlesse !
Nul moyen de le faire obéir ; s’il se laisse
Mourir de faim, c’est moi qui pâtis, joug honteux !
En se cassant la patte, il me ferait boiteux.
Du même axe inconnu nous sommes les deux pôles.
Ce rustre est ma moitié. Je sens sur mes épaules
Ma tête chanceler s’il lui tombe un cheveu.
Je deviens l’oncle ; il est le coquin de neveu.
S’il est égratigné, la peau me cuit. S’il tousse,
J’entends en moi le coq du sépulcre qui glousse.
Je maigris si le drôle a de mauvaises mœurs ;
S’il se blesse je saigne, et s’il crève je meurs.
Je suis son compagnon de chaîne.
Épouvantable !
Ah ! je voudrais pouvoir le lier sur la table
Du supplice et le faire écorcher vif ! J’aurais
Du plaisir à le voir pendu dans ces forêts
Ou broyé sous les pieds des chevaux dans l’étable !
— Tiens, je te veux du bien. Vis !
Veut que je vive ! Est-il possible ? Il doit avoir
Ses motifs. Mais lesquels ? Il subit un pouvoir
Qui le rend fou. Lequel ?
Allez au diable.
Avec moi, tu me plais, et, quoique bien agreste,
Tu m’es fort agréable, ô rustre !
Ah çà ! pourquoi ?
Mon cher…
Vous êtes chat. J’en doute.
Écoute.
Lâche le moineau ! c’est étrange.
Que tu vives au moins jusqu’au siècle prochain.
Serais-je un personnage extraordinaire ? hein ?
Que veut dire ceci ?
Vis longtemps. Vis cent ans !
Cent ans !
Roi…
Toutes les femmes.
Bah ! c’est donc à vous ?
Rend l’homme heureux.
Milord…
Je t’attache à ma cour.
Dans votre cour ? Je hais les colliers.
Chambellan. Je te fais seigneur et gentilhomme.
Gentilhomme des bois et chambellan des loups,
C’est là ma seigneurie, et je suis un jaloux
Épris de la bruyère et de la belle étoile,
De la vague emportant en liberté la voile,
Et de la neige où sont les larges pas des ours,
Et, sire, je n’aurai jamais d’autres amours.
Quelle affreuse crapule ! Entre Janet, si belle,
Et lui, je choisirais pourtant lui, plutôt qu’elle.
Si cet homme de qui je dépends, s’envolait,
C’est cela qui serait sans remède. — Est-il laid !
Vis, et reste avec moi.
Je suis dans sa tenaille.
À la condition que…
J’accepte, canaille.
Une femme n’est rien. D’abord vivre. L’effroi,
C’est la tombe. Il me faut cet homme près de moi.
Soyons amis.
Pourquoi ?
Soyons inséparables.
La puissance et l’ennui sont deux maux incurables.
Viens.
Roi…
Tu seras riche.
Être libre est meilleur.
Je te fais prince. Viens.
Non. Faites-vous voleur.
Crûment ? Non. Je suis roi. Ça suffit. Vis, te dis-je.
Il le faut !
Il le faut ? Hé ! je flaire un prodige.
Au moins cent ans.
Cent ans !
Les dieux se cachent-ils parfois dans les plumets ?
Cette plume en effet est-elle vertueuse
À ce point de te rompre, ô corde tortueuse !
Et, quand le roi se change en tigre à l’air plaintif,
Est-ce le talisman qui travaille ?
Tes fers tombent, sois libre.
Au diable !
Est trop bonne. Pendez ce drôle avec vitesse.
Il blasphème son prince, il insulte le roi !
Pendez cet homme-ci.
Moi !
Toi.
Sire, pourquoi ?
Parce que.
Mais…
Tais-toi. Je hais qu’on se lamente.
J’arrangerai cela. Son altesse est clémente.
Gardez-le sous clef.
Toi, vis longtemps.
Ce brave talisman fait des siennes, bien sûr.
La clémence vraiment tourne à la platitude.
Tâtons l’obscur terrain où je marche. L’étude
En vaut la peine. Allons doucement, pas à pas,
Et sondons. Mais pourquoi ce plumet n’a-t-il pas
Sauvé Zineb ? C’est donc un talisman pour homme ?
Non. Elle avait cent ans, et le diable économe
N’accorde pas un jour de plus, probablement.
L’œil d’un gredin ! Buvons l’horreur d’être clément
Jusqu’à la lie.
Il est bête, et d’un fort calibre.
Te voilà vivant.
Soit.
Et libre.
J’y consens.
Te voilà gentilhomme.
Huppé !
Je suis l’ânier poussif de cet âne échappé !
On dirait que c’est lui qui fait grâce. J’écume.
Zineb m’a fait cadeau d’une fameuse plume !
Et dire qu’il faut plaire à ce vil caïman !
Causons.
Dis-moi merci.
Peuh !
Merci, talisman !
Moi, voyez-vous, je suis ingrat de ma nature.
Tout enfant, quand j’allais, picorant ma pâture,
J’étais, si les sergents me surprenaient, fouetté,
Battu, dans l’intérêt de la société ;
Eh bien, je n’étais pas reconnaissant.
Quelle oie !
Vois-tu, mon roi, je vais te dire…
Il me tutoie !
Mess Tityrus, pendant qu’il a le dos tourné, s’approche d’Aïrolo.
Continue.
Hein ?
Tu n’as rien à craindre. Va.
Quoi ?
Il croit qu’il doit mourir en même temps que toi.
C’est un renseignement.
Merci, cher escogriffe.
Le talisman me rend fort clair ce logogriphe.
C’est moi le chat. C’est lui la souris maintenant.
J’ai sur ce roi farouche un pouvoir étonnant.
Abusons-en.
Te combler de biens.
Bah !
Bah ! — Je te ferai pendre !
Je vous fais remarquer que votre majesté
Va d’un sujet à l’autre avec facilité.
Tu ne peux pas mourir. Il faut qu’il t’en empêche.
Pendu, qu’il te détache, et, noyé, qu’il te pêche.
Ça m’amuse.
Je veux ton bonheur.
Ta ta ta !
Ta ta ta !
Du despotisme, goûte aujourd’hui du despote.
Il me baronne avec mon sceptre !
Je règne.
À ce filou quel démon m’attela ?
Tu me braves !
Je fais de mon mieux pour cela.
Tu manques à ton roi !
Jusque-là je m’élève.
Ah çà ! prétendrais-tu m’opprimer ?
C’est mon rêve.
Il est sauvage, inculte, absolument rugueux !
Je voudrais raccourcir ta vie, atroce gueux,
Et je me vois forcé d’y mettre une rallonge !
Je t’ai fait grâce, et j’ai sur toi passé l’éponge.
Sois libre !
Ah !
Vis longtemps !
Que je suis peu charmé d’exister. Est-ce étrange,
Moi, ce serf, ce banni, ce proscrit, qui ne mange
Que quelquefois, qui vis pâle et déguenillé,
Hagard comme une ville après qu’on a pillé,
Moi qui songe à la joie ainsi qu’à la chimère,
Moi damné quand j’étais au ventre de ma mère,
Moi qu’on pourchasse, moi qu’on maudit, moi qu’on bat,
Qui marche à l’abattoir tout en portant le bât,
Courbé sous tous les maux, triste rosse asservie,
Nu, saignant, je ne tiens pas du tout à la vie !
Je serais riche, beau, puissant, aimé, fêté,
Que je n’en serais pas vraiment plus dégoûté.
J’ai l’indigestion sans avoir eu l’orgie.
Hors de l’humanité, par vous autres régie,
Rôdant sur la lisière auprès de l’animal,
Espèce de vil pauvre en fuite dans le mal,
Moi qui noircis les bois que juin de fleurs émaille,
Sans nom, sans toit, sans feu ni lieu, ni sou ni maille,
Je me donne les airs d’avoir le spleen des lords !
Je compte un beau matin me tuer.
Que dit-il ? Se tuer ! Grand Dieu !
Songe à ta mère.
J’en parlais tout à l’heure, et c’est ma joie amère
De lui dire : attends-moi ! Bien jeune, elle partit.
Ce qu’elle lit pour moi lorsque j’étais petit,
Je le rends à son ombre, et mon esprit retombe
Sans cesse à côté d’elle, et je berce sa tombe.
Dors, ma mère ! attends-moi, je me tuerai bientôt.
Mais cela ne fait pas mon affaire.
Maraud, croquant !
Il faut que je le charme et non que je le fâche.
Écoute. Le plaisir vient après la douleur.
Je suis un potentat.
Moi, je suis un voleur.
On peut s’entendre. Allons ! du calme.
Voir les mêmes humains toujours, cela m’assomme.
Puisqu’ainsi nous voilà sous les chênes profonds
Tête à tête, moi gueux, vous roi, philosophons.
La vie est un bal triste où plus rien ne m’intrigue.
Dieu, l’avare qui fait semblant d’être prodigue,
Fait toujours resservir le même mois d’avril.
Je connais son décor. Vivre est bien puéril.
Nous avons les saisons, vous avez l’étiquette.
Partout la règle. Adam est bête. Ève est coquette.
Celui qui sait le mieux tirer parti des bois
A le bon lot. À bas les villes et les lois !
Si je n’étais voleur, je voudrais être singe.
Voyez ce cimetière et ces morts. Que de linge
Mis au sale ! À quoi bon avoir vécu ? Que sert
D’aller, d’aimer, d’agir ? Ce monde est un désert
Où le faux toujours s’offre, où le vrai toujours manque.
Vous me direz qu’on peut se faire saltimbanque,
Sans doute, et le plein air est le premier des biens ;
Mais il est fatigant de plaire aux citoyens.
Reste donc la forêt. Tenez, quoique je boude,
J’ai, moi, du genre humain fort peu senti le coude ;
Depuis trente ans, je dors sous l’orme et le tilleul,
Et je vis hors la loi dans la nature, et, seul,
J’erre à travers la grande hamadryade verte.
Eh bien, je sens un joug. Mais la porte est ouverte.
La mort calomniée, oui, c’est la liberté !
Il est affreusement lugubre.
Vient de ce que partout,
Je vois la branche d’arbre où je pourrai me pendre.
Roi, même en la forêt, je me sens en prison.
Parfois je cherche à voir plus loin que l’horizon.
Je gravis une cime.
Ne va pas te casser, vaurien irréparable !
Tu sais grimper, au moins ?
Je tombe quelquefois.
Ciel ! — Viens !
Il m’attire. Mourir est noir, vivre c’est pire.
Si j’étais empereur, je donnerais l’empire
Pour voir cet animal hors de danger.
Que tout finit avec la vie, homme têtu !
Plus rien après ; néant ! Est-ce que tu te fies
À l’hypothèse Dieu ?
pendant que le roi pousse des interjections de terreur.
Ont fort malmené Dieu, disant oui, disant non ;
On s’est fort acharné sur ce vieux compagnon,
On a frappé d’estoc, on a frappé de taille.
Dieu fut laissé pour mort sur le champ de bataille.
Mais je le crois guéri. C’est pourquoi j’ai l’honneur
De vous le présenter comme vivant, seigneur.
dans son bercement.
Eh bien, oui, mais descends. C’est très cassant, l’érable !
Je le sais. Ici-bas est-il rien de durable ?
Descends, monstre !
Aucune illusion sur mes difformités.
L’arbre va s’effondrer, ô ciel ! pour peu qu’il bouge !
Il s’est blessé ! Du sang ! qu’est-ce qu’il a de rouge ?
Une fleur.
Tu dois craindre le roi. Le roi, c’est plus que Dieu !
Dieu tonne, vous toussez. Voilà la différence.
Rustre !
Que fait-il ?
Cette plante qui pousse aux trous de ce rocher ?
C’est la mort. — La mort germe au milieu des cytises.
Essayez sur monsieur.
Eh ! là ! pas de bêtises !
Diable ! Je suis sorti de la neutralité,
Ce fut une imprudence. Ouais, rentrons-y.
Produit cela.
Je suis très curieux de cette botanique.
Un coup de dent, c’est fait.
Hé ! donne.
avec une sorte d’ivresse.
Il tire sur le fil qui nous suspend tous deux !
Il joue avec la mort ! La sienne, c’est la mienne !
Notre âme est, monseigneur, une bohémienne,
Une coureuse. Elle a le goût du changement.
L’autre monde est-il beau, laid, gai, méchant, aimant ?
Je ne le connais pas ; aussi je le préfère.
J’ai de ce globe assez, et veux une autre sphère.
Ici j’ai froid l’hiver, et l’été j’ai trop chaud.
Je voudrais permuter avec un de là-haut.
Je désire goûter le foin d’une autre étable,
Aller voir si c’est grand et si c’est véritable,
Et j’ai la vague soif du ciel mystérieux.
Que vais-je devenir avec ce furieux ?
L’autre vie est pour moi comme une aube confuse…
Si je le faisais mettre aux fers ? — Bon ! s’il refuse
De manger ? — Il me tient, et je ne le tiens pas.
Chassons ces visions de tombe et de trépas.
Voyons, raisonne !
Ennuis pesants, plaisirs fugaces !
Vivre, ami, c’est jouir de tout.
Je me tuerai. Coupons le chapitre final.
Dieu, pour utiliser le confessionnal,
Inventa le péché. Donc ma faute est sa faute.
Ne pouvant m’expliquer ce monde, je m’en ôte.
En quatre mots, je hais la vie. Homme ! ad astra !
C’est un horrible fou qui m’assassinera.
Voilà, sire.
Épions quelque moment lucide.
Quel beau plongeon d’ici dans la mer !
Régicide !
Hein ?
Songe à la profondeur effroyable de l’eau,
Au refroidissement de la tombe lugubre,
À l’horreur d’être spectre ! Ami, l’air est salubre,
Le soleil luit, le nid éclôt dans le buisson,
Tout est riant. Pourquoi mourir ? Sois bon garçon.
Ah ! quelle mine atroce ! et je suis dans sa serre !
Je veux transfigurer en splendeur ta misère.
Mes jours ne me sont pas plus sacrés que les tiens.
Bah !
Si tu mourais, oui, je mourrais !
Tiens ! tiens ! tiens !
Le sortilège au roi donne cette berlue.
Vis ! je le veux. Vivons ! c’est chose résolue.
Tu dois avoir beaucoup de talents. Moi le roi,
Non, non, je ne veux pas qu’un homme tel que toi,
Qu’un homme nécessaire à ses semblables, meure.
Quand j’ai vu ton visage honnête tout à l’heure,
Je ne sais quel éclair devant mes yeux passa,
Que te dire ? ton roi t’aime !
C’est comme ça ?
Eh bien alors, j’ai faim !
Copieuse, insensée, aimable, délectable.
Je veux manger. Manger énormément.
Mangeons. À la bonne heure !
Du mouton, du chapon, tout l’idéal !
J’abonde !
au fond du théâtre.
Servez !
S’abatte tout rôti dans des assiettes d’or !
Donnez tous vos oiseaux, de la grive au condor,
De quoi faire au seigneur Polyphème une tourte,
Bois où j’ai vu courir Diane en jupe courte !
Que les monstres exquis nageant au gouffre amer
Viennent, et pour la sauce abandonnent la mer !
Qu’un vin pur fasse fête aux poulardes friandes !
Et que de cet amas de fricots et de viandes,
Du chaudron qui les bout, du fourneau qui les cuit,
Il sorte une fumée assez épaisse, ô nuit,
Pour aller dans le ciel rougir les yeux des astres !
Vous n’épargnerez point les doublons et les piastres
Pour m’offrir dès ce soir un festin réussi.
Voilà ce que j’appelle un bon vivant ! Merci !
Accepte en attendant cet en-cas.
Pauvre.
Je t’aime. Sois goulu. Vivons ! Mange.
Il est domestiqué supérieurement.
Vivons cent ans !
Mon roi devient mon groom. Je lui plais. Il frissonne
De tendresse devant mon exquise personne.
J’ai pour lui des rayons mêlés à mes cheveux.
Je puis évidemment faire ce que je veux.
Je suis Bacchus. Je mène un léopard en laisse,
N’hésitons pas.
Le tabouret ! — C’est trop ! faisons-le pendre !
Oui !
Non !
Qui me décollera de ce vil compagnon ?
Prends place à mes côtés à ma table ! Autant rire.
Je t’invite.
Pardon. J’ai mes invités, sire.
Ses invités !
Au peuple.
Ouvrez l’énormité de vos oreilles tous.
Manants, et vous, soldats, chers assassins, silence !
Je parle au nom du roi. Je lui fais violence
En répandant le jour, du haut de ce buffet,
Sur le tas d’actions excellentes qu’il fait.
Aujourd’hui la vertu qu’il montre est belle, immense,
Neuve, et n’a pas encor servi ; c’est la clémence.
Ce bon roi nous gardait cette surprise. Il veut
L’amnistie. Ainsi luit le soleil quand il pleut.
Il m’a sauvé. Je suis en tête de sa liste.
Et cependant, étant fort spiritualiste,
Ça dérangeait mes plans de remordre au pain noir
De l’homme, et je voulais souper chez Dieu ce soir.
Mais bah ! Vivons. Ayons les pieds chauds, l’esprit libre,
Le cœur tendre ; il fait beau, l’eau frissonne, l’air vibre,
Le bois chante, le ciel dans les feuillages verts
Brille. Et sur ce, laquais, ajoutez deux couverts.
Que signifie ?
Aussi moi.
Ciel !
SCÈNE QUATRIÈME.
Ne s’offrit pas plus belle aux tritons éblouis.
Je suis un ramasseur de gens évanouis.
Tout à l’heure la vieille. À présent ce beau couple.
La musique !
Traître ! ah !
Teint de lys, taille souple.
J’en suis fort amoureux aussi.
Chers endormis,
Réveillez-vous.
Ils ouvrent les yeux et semblent regarder sans comprendre.
Je n’ai pu dans le bois trouver que ça.
Quel songe !
C’est lui ! c’est notre ami !
Déjeunons. — Commencez par vous donner un kiss
Correctement.
C’est fait. — Mangeons.
Aïrolo leur coupe les viandes et leur verse à boire. Gestes exaspérés du roi.
Anges, je vous invite au gueuleton du sacre.
Si tu dis un seul mot, mon roi, je me massacre.
Ne bouge pas !
Mangez.
Buvez.
M’enivrerait.
Bandit ! filou ! banqueroutier !
Une aile ?
Dévorent devant moi ma soupe ! — Alors j’abdique !
Autant dire cela.
Abdiquons. Sapristi ! faisons ça, citoyen.
Peuple ! ce roi parfait n’est point chiche et modique
Dans ses bontés. Il veut vous combler. Il abdique !
Mais non ! j’ai dit cela pour rire !
Hurrah !
Trop tard.
Hurrah !
L’on prend toujours au mot un roi qui part.
Vive le roi Slada !
Les soldats baissent leurs hallebardes. Tityrus prête serment.
C’est fini.
Bravo, sire !
Mais ils m’aiment !
Ils vous assommeraient.
Tu crois ?
J’en ai l’espoir.
Un roi, comme ça casse aisément !
Mais mon autorité ?
Zeste !
Mais ma vengeance ?
Pstt !
Si vous vous sauvez, vous aurez de la chance.
Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin,
Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim.