Théâtre de campagne/Le Testament Singulier

Théâtre de campagneRuaulttome II (p. 1-42).

LE TESTAMENT
SINGULIER,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

LA MARQUISE DE BLANFORT, Veuve.
Mlle D’HENNEBAUD.
LE COMTE DE GRIMOND.
LE CHEVALIER DE FURCY.
JUSTINE, Femme-de-Chambre de la Marquise.

La Scène est dans le Château de la Marquise.


Scène première.

LA MARQUISE, JUSTINE.
La Marquise.

Eh bien, Justine, Mademoiselle d’Hennebaud veut-elle me voir ?

Justine.

Elle n’est pas chez elle, Madame, on dit qu’elle se promène toute seule dans le Parc.

La Marquise.

Malgré mon impatience, il faut l’attendre. Le Testament du Vicomte de Saint-Odon, l’occupe sans doute.

Justine.

Oserois-je demander à Madame ce que c’est que ce Testament ?

La Marquise.

Tu sais bien que le Vicomte étoit l’Oncle du Comte de Grimond & du Chevalier de Furcy ; qu’il y a deux ans qu’il est mort, & qu’il avoir défendu qu’on ouvrît son Testament avant que ce tems fût écoulé ?

Justine.

Ah, oui, oui, je me le rappelle.

La Marquise.

Le Vicomte ne supportoit qu’impatiemment l’attachement, ou plutôt le violent amour que ses Neveux avoient pour Mademoiselle d’Hennebaud, & il leur avoir défendu de l’épouser tant qu’il vivroit.

Justine.

C’étoit un vilain homme que ce Monsieur le Vicomte-là !

La Marquise.

C’étoit un homme de grande qualité.

Justine.

Cela n’y fait rien, il avoit l’air brusque & dur, il me faisoit toujours peur quand il venoit ici.

La Marquise.

Quelle folie !

Justine.

Non, cela est vrai. Et ces Messieurs n’ont rien diminué de leur amour depuis deux ans ?

La Marquise.

Non vraiment.

Justine.

Ah ! Madame, que je vous plains d’aimer toujours Monsieur le Comte de Grimond, & qui ne s’en doute seulement pas.

La Marquise.

Tu ne sais pas, Justine, ce qui peut m’arriver d’heureux, peut-être même aujourd’hui. Par ce Testament, Mademoiselle d’Hennebaud se trouve obligée de choisir un époux, entre le Chevalier & le Comte.

Justine.

Obligée… Et, Madame, vous n’êtes pas inquiéte ?

La Marquise.

Non, Justine. Je ne sais pas comment ce Testament peut l’obliger à faire ce choix ; mais tout me dit qu’elle choisira le Chevalier.

Justine.

Cela pourroit arriver ; mais je ne conçois pas, aimant Monsieur le Comte, que vous ne craigniez pas qu’elle ne l’aime aussi.

La Marquise.

Ta réflexion est juste, sûrement le Comte est fait pour plaire ; mais le Chevalier aura la préférence, parce qu’il est aimé.

Justine.

Deux frères rivaux, & que l’amour ne désunit pas, quand il suffit quelquefois d’être parent pour se haïr : cela me paroît respectable.

La Marquise.

Oui ; car il semble au contraire que cet amour qu’ils ont depuis long-tems, augmente & resserre encore l’amitié qui est entr’eux ; mais c’est qu’ils ignorent leur sort tous les deux, qu’ils se confient leurs peines, & que ce qui pourroit leur donner de l’éloignement les rapproche.

Justine.

Et comment Madame est-elle mieux instruite de cette préférence que ces Messieurs.

La Marquise.

Parce que la jalousie qu’inspire un amour malheureux l’éclaire, lui fait pénétrer les plus secrets mystères. J’ai vu Mademoiselle d’Hennebaud se contraindre davantage vis-à-vis du Chevalier, & avoir plus de liberté avec le Comte ; elle s’observoit continuellement avec le premier, & elle n’y pensoit pas avec l’autre ; enfin tout m’a prouvé quelle aimoit le Chevalier, & qu’elle vouloit qu’il l’ignorât. Forcée aujourd’hui de se déterminer, ce sera sûrement en sa faveur, & le Comte n’ayant plus d’espoir, son amour s’affaiblira, & je pourrai peut-être parvenir à le consoler.

Justine.

Comment Madame peut-elle aimer un cœur tout rempli d’un autre ? Veuve, riche ; moi, je voudrois…

La Marquise.

C’est cet amour tendre & délicat dont je l’ai vu capable qui m’a fait desirer d’en être aimée, & qui me l’a fait espérer ; quand on est réellement sensible, c’est un besoin pour notre cœur d’aimer, & l’on finit souvent en écoutant un malheureux, par lui faire goûter un bonheur véritable. Mais je veux absolument voir Mademoiselle d’Hennebaud, savoir toutes les particularités du Testament & me convaincre que rien ne peut qu’augmenter mes espérances. Elle sort.

Justine.

Elle a beau dire, je n’aimerai jamais qui ne m’aimera pas, & qui aimera ailleurs sur-tout.


Scène II.

LE CHEVALIER, JUSTINE.
Le Chevalier, d’un air très-occupé.

Ah, Justine ; Mademoiselle d’Hennebaud n’est pas chez elle, ne seroit-elle pas chez Madame la Marquise ?

Justine.

Non, Monsieur le Chevalier ; car elle lui voudroit parler, & elle est allée la chercher. Ce jour-ci est un grand jour pour vous, Monsieur.

Le Chevalier.

Il sera peut-être le dernier de ma vie !

Justine.

Mais si vous étiez choisi ?

Le Chevalier, vivement.

Que dites-vous ?… Sauriez-vous ?… Mais dois-je seulement le desirer.

Justine.

Et pourquoi pas ? On ne vous voit pas avec indifférence.

Le Chevalier.

Pas avec indifférence !… Seroit-il bien possible ?

Justine.

J’ai tout lieu de le croire.

Le Chevalier.

Ah, ma chère Justine, je vous en supplie !…

Justine.

Voila Monsieur votre Frère, je ne puis vous en dire davantage. Priez, pressez & vous serez heureux. Elle sort.

Le Chevalier.

Et puis-je l’être ! quel espoir m’avoit séduit !


Scène III.

LE COMTE, LE CHEVALIER.
Le Comte.

Eh bien, mon Frère, avez-vous vu Mademoiselle d’Hennebaud ?

Le Chevalier.

Non, elle n’est pas chez elle. Avez-vous consulté sur le Testament ?

Le Comte.

Oui, l’on n’y peut rien changer, il faut qu’il soit exécuté absolument comme il est fait.

Le Chevalier.

Pourquoi mon Oncle nous a-t-il fait attendre deux ans après sa mort pour nous apprendre ces rigoureuses dispositions ?

Le Comte.

Ah ! mon Frère, c’est qu’il a cru que pendant ce tems-là notre amour s’affoibliroit, & que la dure loi qu’il nous impose ne trouveroit plus d’obstacle.

Le Chevalier.

Il ne connoissoit pas nos cœurs !

Le Comte.

Il ne connoissoit pas celle que nous aimons.

Le Chevalier.

A-t-il jamais voulu seulement la voir ?

Le Comte.

Il lui auroit été impossible de la haïr.

Le Chevalier.

Sa Maison, disoit-il, a toujours persécuté la nôtre.

Le Comte.

En est-elle responsable ? Et n’y a-t-elle pas perdu plus que nous, puisqu’elle est restée sans biens.

Le Chevalier.

Il ne veut point d’alliance entre nos deux Maisons.

Le Comte.

Il sacrifie à cette répugnance le bonheur de ses Neveux, & même jusqu’à son bien, de la maniere la plus bisarre.

Le Chevalier.

Je n’aurois jamais imaginé les excès où peut porter la haine.

Le Comte.

Dire qu’il n’y a nulle ressource !

Le Chevalier.

Mais a-t-on bien examiné tous les points du Testament ?

Le Comte.

Rien n’a été négligé ; d’ailleurs il est court, sa volonté est si précise…

Le Chevalier.

Revoyons encore.

Le Comte.

Pourrions-nous avoir quelque espoir ?

Le Chevalier.

N’importe.

Le Comte, lit.

Mes Neveux partageront également ma succession, s’ils renoncent tous deux à épouser l’héritière du nom de la Maison d’Hennebaud. Si elle choisit l’un d’eux, tout mon bien appartiendra à l’autre, & si elle les refuse tous deux, elle jouira seule de cette succession, qui, dans tous les cas, sera substituée aux héritiers de celui, ou de celle à qui elle sera adjugée.

Le Chevalier.

Il a cru, sans doute que l’intérêt nous feroit changer de sentiment.

Le Comte.

Et que la crainte de perdre cette succession nous empêcheroit de nous mettre dans le cas d’être refusés.

Le Chevalier.

Que le desir de la posséder, sans son bien, pourroit nous arrêter.

Le Comte.

Ah, trop heureux encore ! celui qui auroit toute la succession ne seroit pas si bien partagé.

Le Chevalier.

Et il auroit de plus, la douleur de ruiner son Frère & celle qu’il aime.

Le Comte.

Oui ; car elle se verroit entierement dépouillée de ce qui doit lui revenir en épousant l’un de nous.

Le Chevalier.

Et la plus grande partie de cette succession ne vient-elle pas des Procès que mon Oncle a gagnés contre cette Maison, qu’il prétend qui l’a persécuté, & dont lui-même est devenu le tyran ?

Le Comte, après avoir rêvé.

Mon Frère.

Le Chevalier.

Eh bien ?

Le Comte.

Fuyons tous les deux.

Le Chevalier.

Et ne faut-il pas que Mademoiselle d’Hennebaud soit en possession de tout avant.

Le Comte.

Oui, & pour cela il faut qu’elle nous refuse, il est vrai.

Le Chevalier.

Eh bien, mon Frère, proposons-le lui d’un commun accord.

Le Comte.

Notre malheur sera égal, mais du moins elle aura ce qui doit lui appartenir.

Le Chevalier.

Mais comment l’y déterminer ?

Le Comte.

Peut-être ne nous fuit-elle actuellement que pour songer au parti qu’elle doit prendre.

Le Chevalier.

Ah ! mon Frère, il me vient une idée. La Marquise vous aime, son bien est égal à celui du Testament…

Le Comte.

La Marquise m’aime ?

Le Chevalier.

Il y a long-tems.

Le Comte.

Si j’avois su cet amour, je n’aurois peut-être jamais été votre rival, mais je croyois que c’étoit vous qu’elle aimoit, & je la plaignois de tout mon cœur, & j’étois bien loin de penser que je pouvois causer son tourment.

Le Chevalier.

Mademoiselle d’Hennebaud, en nous refusant tous les deux, peut espérer de servir la Marquise, en croyant que vous pourriez l’épouser.

Le Comte.

Ah, si je n’épouse pas Mademoiselle d’Hennebaud, non, jamais aucune femme…

Le Chevalier.

Je le crois ; mais la Marquise peut se flatter, & pour cela elle fera tout auprès de Mademoiselle d’Hennebaud pour l’engager à consentir à ce que nous desirons. Voyez la Marquise.

Le Comte.

Allons, je vais, la prier de parler, de solliciter même ce refus. Ah ! mon Frère, n’est-il pas cruel, que ni l’un ni l’autre nous ne puissions être heureux !


Scène IV.

LE CHEVALIER se laissant tomber dans un fauteuil.

Être réduit à solliciter sa perte !… & craindre de ne pas l’obtenir !… Je serai heureux, disoit Justine. Mais sur quoi… Sauroit-elle ?… je pourrois être aimé !… Quel bien ce seroit !… Il augmenteroit encore mes regrets, mais n’importe… Dieux ! que vois-je ?… C’est elle-même !


Scène V.

Mlle D’HENNEBAUD, LE CHEVALIER.
Le Chevalier, allant à Mademoiselle d’Hennebaud.

Mademoiselle !…

Mlle d’Hennebaud.

Monsieur le Chevalier, je vous prie, ne m’arrêtez pas.

Le Chevalier.

Ce n’est pas pour vous dire que je vous aime : depuis l’instant où je vous ai vue pour la première fois, je ne vis que pour vous, vous le savez bien ; mais je serois trop heureux en vous perdant…

Mlle d’Hennebaud.

Que dites-vous ? Quel est votre dessein ?

Le Chevalier.

Je vais m’éloigner pour jamais.

Mlle d’Hennebaud.

Et pourquoi ?

Le Chevalier.

Je ne puis aspirer au seul bien qui peut me faire aimer la vie, je dois mourir loin de vous.

Mlle d’Hennebaud.

Ne croyez pas que ce Testament, qui me donne tous vos biens, en vous refusant, le Comte & vous, puisse jamais me déterminer à vous en dépouiller.

Le Chevalier.

Et puis-je desirer que votre choix tombe sur moi ? Vous feriez sûrement mon bonheur ; mais vous seriez privée d’un bien qui doit vous appartenir, & dont la plus grande partie devroit être à vous.

Mlle d’Hennebaud.

Et si j’épousois votre Frère, n’en seroit-il pas de même ?

Le Chevalier.

Que dites-vous ?… Seroit-ce lui ?…

Mlle d’Hennebaud.

Non, je dis, avec vous ou avec lui.

Le Chevalier.

Quelle cruelle situation ! avoir tout à craindre & rien à espérer ! mon malheur est affreux ! c’est la derniere fois que je m’en plains : ah ! pardonnez-le moi, ce moment est encore trop doux ; puisque vous voulez bien m’entendre ! si je pouvois lire dans vos yeux…

Mlle d’Hennebaud, troublée.

Ah ! Chevalier !… mais que perdez-vous en moi ? Vous ignorez mes sentimens… Mon choix n’est pas fait.

Le Chevalier.

Si l’un de nous est assez heureux pour avoir pu toucher votre cœur, le choix est fait. Ah ! si je pouvois, en étant forcé de renoncer à vous, apprendre du moins que je ne suis pas haï.

Mlle d’Hennebaud.

Pourquoi vous haïrois-je tous les deux ? Est-ce parce que je suis la cause de vos malheurs ? Je n’ai point à me plaindre de vous.

Le Chevalier.

Je sais que vous n’êtes pas injuste.

Mlle d’Hennebaud.

À quoi vous serviroit d’en savoir davantage ?

Le Chevalier.

À charmer les douleurs & les ennuis du reste de ma vie ! cette conversation sans cesse présente à mon imagination, calmeroit mon désespoir ; je bénirois cent fois cet heureux moment. Quelle douceur je goûterois à me le rappeler ! Ah ! si réellement vous pouviez m’aimer !… Mais, que dis-je ? Nous n’en serions pas plus heureux, & je serois réduit à vous plaindre ; cependant au milieu de mes regrets, qu’il me seroit doux de penser que sans cette loi cruelle, vous auriez goûté quelque douceur à faire mon bonheur !

Mlle d’Hennebaud.

Pourquoi vous pénétrer si vivement…

Le Chevalier.

Ah ! si c’est une erreur, ne la détruisez point… Mais, hélas ! non, jamais vous ne m’avez aimé !

Mlle d’Hennebaud.

D’où vient ce reproche, Chevalier ? Ai-je pris avec vous quelqu’engagement auquel vous m’ayez vue manquer ? En quoi puis-je vous paroître coupable ?

Le Chevalier.

Ah ! bien loin de vous accuser…

Mlle d’Hennebaud.

Calmez-vous donc, & croyez que ce n’est pas sans douleur que je fais le malheur des deux hommes les plus estimables que je connoisse.

Le Chevalier.

Excusez un amour malheureux, s’il me rend injuste ; mais puisque je ne puis, ni ne dois rien espérer, consentez à ce que nous vous demandons, refusez-nous également ; c’est le vœu de mon Frère, c’est le mien ; votre bonheur est l’unique objet de nos desirs.

Mlle d’Hennebaud.

Vous voulez que je vous refuse ? Y pensez-vous bien, Chevalier ?

Le Chevalier.

Ah ! Mademoiselle !… par pitié, dites-moi…

Mlle d’Hennebaud.

Non, je dois me taire encore. Je vous prie, laissez-moi rêver au parti que je dois prendre, & ne me retenez plus.

Le Chevalier.

J’obéis, je ne retrouverai jamais sans doute un moment si précieux pour mon amour ; mais vous le voulez, je vous sacrifie tout. Il sort.


Scène VI.

Mlle D’HENNEBAUD, assise & appuyée sur une table. Après avoir rêvé.

Ah ! respirons !… Quelle situation !… Le Chevalier pourroit faire mon bonheur ! oui… Mais en le préférant, je le ruine !… Dieux ! conseillez-moi… Qui, moi, je pourrois consentir à les priver tous deux d’un bien qui leur appartient, & pour en jouir ! le peuvent-ils espérer ?


Scène VII.

LA MARQUISE, Mlle D’HENNEBAUD, LE COMTE.
La Marquise, au Comte en l’appelant.

Comte, elle est ici.

Mlle d’Hennebaud, à part.

Ah, Dieux ! cachons mon trouble.

Le Comte.

Eh bien, Mademoiselle, consentez-vous à décider aujourd’hui notre sort ? Par pitié, ne nous faites pas languir davantage, nous vous en supplions.

Mlle d’Hennebaud.

Et qui peut vous presser autant ?

Le Comte.

Le desir de voir finir la cruelle incertitude où nous sommes, qui nous fait souffrir d’avance tout ce que nous avons à redouter & qui semble même accroître nos maux.

Mlle d’Hennebaud.

Croyez-vous ma peine moins grande que la vôtre ?

Le Comte.

Faites ce que nous desirons également tous deux, vous serez délivrée de nos persécutions, & nous n’aurons du moins rien à nous reprocher.

Mlle d’Hennebaud, après avoir rêvé.

Le Ciel semble m’inspirer & m’indiquer le seul parti qui me reste à prendre.

Le Comte.

Pouvez-vous le dire actuellement ?

Mlle d’Hennebaud.

Oui. Je vais finir ma vie dans un couvent, & par ce moyen je vous rends tous vos biens.

Le Comte.

Non, vous ne pouvez pas nous les rendre, & vous vous sacrifieriez en vain.

Mlle d’Hennebaud.

Comment ?

Le Comte.

C’est nous refuser ; & pour lors les biens vous appartiennent.

Mlle d’Hennebaud.

Mais ne pouvant plus en jouir, je vous les laisse.

Le Comte.

Ils sont substitués pour lors à vos héritiers.

Mlle d’Hennebaud.

Je serai donc toujours forcée à faire un choix entre vous deux !

Le Comte.

Et vous vous perdez, en épousant l’un de nous, vous demeurez sans biens.

Mlle d’Hennebaud.

Ah, je ne le sais que trop ! je ruinerai l’objet de mon choix.

Le Comte.

Refusez-nous tous deux, encore une fois, & nous ne desirons plus rien ; nous vous le demandons en grace, ne vous inquiétez pas de notre sort ; dans le métier des armes nous mériterons, non une fortune considérable ; mais celle dont se contentent de très-braves gens & qui valent autant que nous.

Mlle d’Hennebaud, rêvant.

Par quel moyen sortir de cet abîme ? Je vous prie de m’y laisser rêver encore, je vous annoncerai bientôt le parti que j’aurai pris. Elle sort.


Scène VIII.

LA MARQUISE, LE COMTE.
La Marquise.

En vérité, Comte, plus je vous connois, plus je vous admire : quel excès de générosité ! perdre toute sa fortune pour en faire jouir celle que vous aimez, & sans nul espoir de jamais la posséder. Voilà ce qui s’appelle savoir aimer !

Le Comte.

Et mon Frère, Madame, ne pense-t-il pas de même que moi ? Il n’y a point de mérite à cela ; le tourment le plus cruel, c’est de voir que Mademoiselle d’Hennebaud n’y veuille pas consentir.

La Marquise.

Mais le peut-elle ? De quel droit voulez-vous la forcer d’accepter cette succession, pour vous ruiner tous les deux ? Laissez-la choisir entre vous & votre Frère.

Le Comte.

Mais par ce choix elle n’aura rien, comment vouloir qu’elle forme un pareil établissement ? Il n’est pas possible que nous l’y engagions & que pour faire notre bonheur, nous l’empêchions peut-être d’avoir une fortune considérable, si la fortune peut se lasser enfin de persécuter le mérite.

La Marquise.

Le bonheur ne suit pas toujours la fortune, Comte !

Le Comte.

Ah, Madame, je le sais ! il est cruel pourtant que ce soit elle qui mette des entraves au nôtre ; il est affreux d’être obligé d’éviter ce que l’on aime, d’être forcé de l’empêcher de nous préférer ; c’est une situation, à quoi nous ne devions pas nous attendre ; nous devions espérer qu’enfin l’un de nous seroit heureux, & c’est à quoi il faut renoncer ! ce rafinement extrême de la haine de mon Oncle, est désespérant !

La Marquise.

Oui, Comte, je vous plains bien sincèrement, votre façon d’aimer méritoit, sans doute, un meilleur sort. Que votre bonheur ne dépend-il de moi ! mais aviez-vous lieu de croire que le choix pût tomber sur vous ? Si Mademoiselle d’Hennebaud préféroit votre frère ?

Le Comte.

Elle n’en seroit pas moins à plaindre du côté de l’intérêt, & moi, je n’en serois encore que plus malheureux.

La Marquise.

Au lieu de vous occuper sans cesse de cet amour, songez plutôt à le bannir promptement de votre cœur.

Le Comte.

Le bannir ?

La Marquise.

Sans espoir, l’amour est privé de toutes les douceurs qui doivent l’accompagner ; c’est un tourment continuel, tout déplaît, on voudroit se fuir foi-même.

Le Comte.

Hélas, est-on maître de bannir & son amour & ses regrets ? Quand tout nous rappelle un objet séduisant, enchanteur, le cœur s’ouvre, s’épanouit, pour recevoir cette douce impression, comme la fleur au lever de l’aurore, pour se laisser pénétrer par une douce rosée.

La Marquise.

Ah, Comte ! que vous êtes loin d’éprouver un sort dont vous êtes si digne, & qui devroit n’être fait que pour vous !

Le Comte.

Je ne vous comprends point, que dites-vous Madame ? Aurois-je à redouter…


Scène IX.

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE COMTE.
Le Chevalier.

Mon Frère, avez-vous réussi auprès de Madame la Marquise ? Veut-elle bien engager Mademoiselle d’Hennebaud à consentir à ce que nous desirons.

Le Comte.

Non, mon Frère ; elle trouve même que nous avons tort de l’exiger, que c’est une espèce de don que nous n’avons pas le droit de faire ; que plus sa délicatesse est grande, plus nous devons craindre de l’offenser.

Le Chevalier.

Mais la plus grande partie de ce que nous lui sacrifions a appartenu à ses prédécesseurs, & devroit lui appartenir de droit.

La Marquise.

Voilà ce que vous ne lui persuaderez jamais ; laissez-la déterminer ce qu’elle voudra faire, & rapportez-vous-en à sa décision. Le seul moyen que je puisse avoir de vous servir ; c’est de l’engager à ne vous pas faire languir davantage ; c’est à quoi je vais essayer de la résoudre le plutôt qu’il sera possible.


Scène X.

LE COMTE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Elle choisira donc entre nous !… Je viens de tout ordonner pour mon départ, si le choix tombe sur vous ; mais, mon Frère, je vous demande une grace.

Le Comte.

Notre sort est encore égal, je dois faire tout ce que vous voudrez. Parlez à présent.

Le Chevalier.

Oui ; mais voyez à quoi vous vous engagerez

Le Comte.

N’importe, je ne crains point un parti que vous choisissez.

Le Chevalier.

Vous me donnez votre parole ?

Le Comte.

Je vous la donne.

Le Chevalier.

Eh bien, comme par le choix qui seroit fait de vous la succession m’appartiendroit entièrement, vous venez de vous engager à accepter le revenu de ce bien que, dans ce cas-la, je dois posséder toute ma vie, & je vous jure ici de ne prendre jamais aucun engagement qui puisse m’ôter la liberté de vous en laisser la jouissance ; mon emploi m’a suffi jusqu’à présent, il me suffira encore.

Le Comte.

Puis-je consentir a vous dépouiller ainsi entièrement de ce qui devroit vous appartenir, & ne serai-je pas trop heureux de posséder l’objet de vos vœux & des miens ?

Le Chevalier.

De quel bonheur jouirez-vous tous deux au sein de l’indigence ?

Le Comte.

Et qui pourra vous dédommager de tout ce que vous perdrez ?

Le Chevalier.

Le plaisir d’adoucir une loi trop rigoureuse & de vous faire jouir d’un bonheur dont le sort avoit résolu de me priver.

Le Comte.

Mais…

Le Chevalier.

Songez que vous m’avez donné votre parole.

Le Comte.

Vous en ferez donc de même si le choix tombe sur vous ?

Le Chevalier.

Ce n’est point-là ce que je vous propose.

Le Comte.

Ce n’est qu’à cette condition que je puis m’engager.

Le Chevalier.

J’entends quelqu’un.


Scène dernière.

LA MARQUISE, Mlle D’HENNEBAUD, LE COMTE, LE CHEVALIER.
La Marquise.

Les voici, Mademoiselle, rendez-vous au desir qu’ils ont de savoir quelle est votre volonté.

Mlle d’Hennebaud.

Vous le voulez, Messieurs ; mais me promettez-vous de suivre, sans vous plaindre, la loi que je vais vous prescrire ?

Le Chevalier.

Ah, bannissez-nous tous deux.

Le Comte.

Nous vous en supplions.

Mlle d’Hennebaud.

Prenez garde que ce seroit vous, par cette prière, qui me refuseriez, & que je n’aurois plus de droits sur la succession. Je ne demande pas mieux, si vous le voulez, j’y consens de tout mon cœur à ce prix.

Le Chevalier.

Ô Ciel ! pourriez-vous croire ?…

Le Comte.

Non, ce n’est pas notre intention.

Le Chevalier.

Puisque vous voulez faire un choix, prononcez, ne différez plus.

Mlle d’Hennebaud.

Mais n’est-il pas bien douloureux d’avoir à affliger une ame délicate, généreuse, & qui ne s’occupe que de mon bonheur ?

La Marquise.

Celui qui ne sera pas préféré, n’aura-t-il pas la fortune pour le consoler ?

Mlle d’Hennebaud.

Ah, puisse-t elle au moins lui prouver… À part. Ô Ciel, qu’allois-je dire !

La Marquise.

Achevez.

Mlle d’Hennebaud.

Madame, je vous en supplie, soyez la dépositaire de mon choix, venez. Vous aurez la bonté de l’annoncer ensuite, & vous m’épargnerez la douleur que j’éprouverois, en voyant les regrets de celui que je serai obligée d’abandonner.

La Marquise.

Non, Mademoiselle, il m’est impossible de me charger d’un pareil arrêt, c’est à vous à le leur apprendre.

Le Comte.

Ne balancez plus.

Mlle d’Hennebaud, tremblante.

Vous le voulez ?

Le Chevalier.

Nous vous en conjurons.

Le Comte & le Chevalier écoutent sans regarder Mademoiselle d’Hennebaud.
Mlle d’Hennebaud, avec peine.

Eh bien… j’épouse… le Comte de Grimond. Elle tombe évanouie dans un fauteuil.

Le Chevalier, désespéré.

Ô Ciel ?

Le Comte, se retournant avec joie pour se jetter aux genoux de Mademoiselle d’Hennebaud.

Seroit-il bien possible !… Dieux ! que vois-je ?

La Marquise.

Que sa bouche n’est point d’accord avec son cœur.

Le Comte.

Comment !

La Marquise.

Qu’elle aime le Chevalier.

Le Chevalier.

Moi ?

La Marquise.

Oui, vous, & qu’elle se sacrifie pour ne pas vous priver de la fortune qui vous reviendra par ce choix.

Mlle d’Hennebaud.

Madame, que dites-vous ?

La Marquise.

Votre secret que j’ai pénétré.

Le Comte.

Ah, Mademoiselle, pouvez-vous croire que je veuille faire votre malheur & celui de mon Frère ? Mais, Madame, est-il bien vrai…

La Marquise.

Oui, Comte, vous pouvez m’en croire. Elle est incapable de trahir la vérité, qu’elle vous le dise elle-même, si je vous trompe.

Mlle d’Hennebaud.

Madame, vous me perdez !

La Marquise.

Non, Mademoiselle, au contraire, je veux votre bonheur, c’est le dernier plaisir que je puis goûter actuellement. Suivez le penchant de votre cœur, épousez le Chevalier, je lui donne mon bien, & je ne me réserve que ce qu’il me faudra pour passer le reste de ma vie dans un Couvent ; ne vous opposez point à ce don, Chevalier ; car rien ne peut me faire changer de résolution.

Le Chevalier.

Mais croyez-vous que nous puissions être heureux si vous ne l’êtes pas ?

Mlle d’Hennebaud.

Non, Chevalier, n’y consentez pas !

La Marquise.

Pourquoi vous opposer à la seule douceur que je puisse goûter ?

Le Comte.

Ah ! Madame, je tombe à vos pieds, cet excès de générosité m’éclaire & me fait voir qu’en perdant l’espoir d’être aimé de Mademoiselle, je renonce a une erreur qui m’étoit précieuse, il est vrai ; mais que je puis retrouver en vous la source d’un bien réel, & qu’un amour aveugle m’avoit empêché d’appercevoir jusqu’à ce moment. Si ce n’est pas une nouvelle erreur, consentez que je vous consacre à jamais ma vie, &…

La Marquise.

Non, Comte, je ne veux point que ce soit la reconnoissance qui vous engage…

Le Comte.

Eh, Madame, ne part-elle pas du cœur ; c’est le premier hommage que le mien vous rend ; si vous l’avez pu croire digne de vous, pourquoi cesseroit-il dans ce moment de vous le paroître encore, est-ce parce qu’il est rebuté ?

La Marquise.

Non, assurément.

Le Chevalier.

Ah ! Madame, nous ne pouvons profiter de ce moyen d’être heureux, que vous voulez que nous acceptions, si vous refusez à mon Frère la grace qu’il vous demande.

La Marquise.

Vous le voulez, Chevalier ? Puisse votre Frère avoir un sort pareil au vôtre, le mien l’est déjà en me rendant à votre empressement.

Le Comte.

Pourrez-vous douter de mon bonheur en possédant un cœur aussi tendre & aussi généreux.

Mlle d’Hennebaud.

Ah ! Marquise, sans vous, tous trois, que serions-nous devenus, & que ne vous devons-nous pas.

La Marquise.

Eh bien, ne nous quittons jamais, & nous éprouverons qu’avec l’amour & l’amitié l’on n’a plus rien à desirer.

FIN.