Théâtre de campagne/Le Déguisement Favorable

Théâtre de campagneRuaulttome III (p. 1-66).

LE
DÉGUISEMENT
FAVORABLE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

Mlle DE RÉMIERES.
M. DE PONBLEU, Oncle de Mademoiselle de Rémieres.
M. BALAUDIER, ami de Monsieur de Ponbleu.
LE CHEVALIER DE GERLAND.
JULIE, Femme-de-Chambre de Mademoiselle de Rémieres.
LAHAYE, Laquais au Chevalier de Gerland.
M. TIMBRÉ, Notaire.
DES LAQUAIS.

La Scène est dans un Sallon, chez Monsieur de Ponbleu, à Paris.


Scène première.

Mlle DE RÉMIERES, JULIE.
Julie.

Avouez, Mademoiselle, que pour un lendemain de bal, vous voilà habillée de bonne heure.

Mlle De Rémieres, rêvant.

Il est vrai.

Julie.

Je connois bien des femmes qui ne se laisseroient pas voir ainsi au grand jour, après avoir passè la nuit.

Mlle De Rémieres.

Elles ont sans doute leurs raisons ; mais moi, qui perds aujourd’hui tout ce que j’aime, qu’ai-je besoin de m’inquiéter de plaisir davantage ?

Julie.

Notre amour-propre sait mieux ce que nous pensons là-dessus que nous-même. Voulez vous que je vous dise ce qui vous a éveillée si-tôt ?

Mlle De Rémieres.

Quoi ?

Julie.

Monsieur de Ponbleu, votre Oncle, doit partir dans l’instant pour la campagne, où il va faire une visite ; je suis sûre que pendant ce tems-là, vous comptez voir Monsieur le Chevalier, avant qu’il aille à son Régiment.

Mlle De Rémieres.

Il m’en a demandé la permission avec tant d’instances…

Julie.

Que vous n’avez pû la lui refuser.

Mlle De Rémieres.

Ah ! Julie, si tu savois tout ce qu’il m’a dit de tendre pendant le bal ! j’en ai pensé mourir de douleur.

Julie.

Oui, & pendant ce tems-là j’étois fort inquiette moi. Votre Oncle ne cessoit de vous regarder & je crois même qu’il a vû Monsieur le Chevalier, dans l’instant où il avoit ôté son masque pour s’essuyer le visage ; car depuis ce moment, il vous a toujours suivis de fort près.

Mlle De Rémieres.

Quand il l’auroit vu, il n’auroit pû le reconnoître.

Julie.

Il est vrai que l’idée est fort bonne ! feindre de partir il y a huit jours pour son Régiment ; faire donner par son rival un bal à sa maîtresse & l’entretenir toute la nuit à ce bal, habillé en femme.

Mlle De Rémieres.

Le Chevalier n’étoit-il pas bien sous ce déguisement.

Julie.

A s’y méprendre, & quand même il auroit été reconnu, vous ne risquiez pas grand’chose, puisque vous allez aujourd’hui au Couvent ; que pouvoit-il vous arriver de pis ?

Mlle De Rémieres.

Ah, sûrement rien !

Julie.

Que je hais ces Oncles vilains, avares, qui aiment trop le bien de leurs Niéces, pour consentir à les marier à ce qu’elles aiment ! mais il faut espérer qu’un jour… tenez, Mademoiselle, n’allez pas donner dans le dépit, & ne vous laissez pas gagner pour faire une sottise, dont vous vous repentiriez bien-tôt.

Mlle De Rémieres.

Que veux-tu que je fasse ?

Julie.

D’abord, il ne faut point vous chagriner.

Mlle De Rémieres.

Ce conseil est aisé à donner.

Julie.

Et nécessaire à suivre ; il faut conserver ses attraits, au lieu de risquer de les flétrir. Le sentiment, l’esprit, les graces, la gaieté, tout cela n’est rien sans la fraîcheur & la beauté. Les hommes, je dis même votre Chevalier, qui ne voit en vous, à ce qu’il dit, que la noblesse de votre ame, la délicatesse de votre cœur, ne retrouveroit plus cet ardent amour dans un an, si la douleur d’être séparée de lui flétrissoit vos attraits.

Mlle De Rémieres.

Tu pourrois le croire, Julie ?

Julie.

Bon, j’y ai été attrapée, moi qui vous parle : pour être constants, les hommes veulent non-seulement être aimés, mais encore que nous soyons toujours aimables.

Mlle De Rémieres, rêvant.

Ce jour passé, je ne verrai plus le Chevalier, & peut-être même que n’ayant plus d’espoir, il cherchera à m’oublier !

Julie.

Pourquoi vous occuper d’idées désagréables ; puisque votre sort peut changer d’un moment à l’autre.

Mlle De Rémieres.

Eh comment veux-tu qu’il change ? Mon Oncle ne veut-il pas que j’épouse absolument Monsieur Balaudier.

Julie.

Parce qu’il ne se soucie pas de votre dot ; mais n’y consentez pas, nous trouverons quelques moyens, Lahaye & moi, de vous faire épouser son maître ; il doit venir aussi me voir avant de partir, pour que nous prenions ensemble des mesures… Mais voici Monsieur de Ponbleu ; il faut qu’il ait changé d’avis ; car il est bien magnifique.


Scène II.

M. DE PONBLEU, Mlle DE RÉMIERES, JULIE.
M. de Ponbleu.

J’allois chez vous, ma Niéce, & je craignois que vous ne fussiez pas encore éveillée.

Mlle De Rémieres.

Je voulois vous voir partir, mon Oncle.

M. de Ponbleu.

Je ne pars point & je viens vous dire que vous seriez bien aussi la maîtresse de ne point aller au Couvent.

Mlle De Rémieres.

Eh, comment ? À part. Je ne verrai donc point le Chevalier !

M. de Ponbleu.

Si vous ne vous obstinez pas à ne point vouloir de Monsieur Balaudier ; c’est mon ancien ami, un homme fort aimable, riche, généreux, aimant le plaisir & qui vous distingue entre mille femmes charmantes dont il est fêté continuellement.

Julie.

Oui, ce seroit peut-être un joli Monsieur, s’il étoit plus jeune.

M. de Ponbleu.

Veux-tu bien te taire ?

Julie.

Mais il est de cette espèce de vieux Garçons, qui font les galands auprès de toutes les Femmes & qui en sont bien traités, parce qu’ils exécutent tout ce qui passe par la tête de mille folles, qui n’ont que le plaisir pour objet.

M. de Ponbleu.

Eh bien, ce n’est pas là un homme charmant ?

Julie.

Non, Monsieur, je soutiens qu’il ne sauroit faire un mari aimable. Il ne peut être content qu’entouré de femmes, qui, pour avoir des fêtes, lui donnent de petits noms, se laissent baiser les mains, & le repaissent de toutes ces fadeurs, dont une femme raisonnable ne sauroit lui tenir lieu.

M. de Ponbleu.

Quelle ingratitude ! un homme aime à plaire aux femmes, ne ménage rien pour y parvenir, & c’est-là précisément ce qui fait qu’on le rebute.

Julie.

Oui, précisément.

M. de Ponbleu, à Mademoiselle de Rémieres.

Le Bal de cette nuit cependant n’étoit que pour vous, & il n’y en auroit pas eu, si je ne m’étois pas rendu à la prière qu’il m’a faite de vous y mener ; c’est votre affaire, tant pis pour vous, si vous ne connoissez pas le prix de ce que vous refusez.

Julie.

Dites donc, Monsieur, pourquoi vous n’allez pas à la campagne aujourd’hui ?

M. de Ponbleu.

Un soin plus important m’occupe. Oui, ma Niéce, le Bal de cette nuit m’a tourné l’esprit.

Mlle De Rémieres.

Que dites-vous, mon Oncle ?

M. de Ponbleu.

Vous imaginerez aisément que je me suis apperçu de l’attention avec laquelle vous vous êtes entretenue toute la nuit avec la même personne.

Mlle de Rémieres, troublée.

Mon Oncle…

Julie, bas à Mademoiselle de Rémieres.

Prenez garde à vous, de la fermeté.

M. de Ponbleu.

Curieux de savoir quelle étoit cette personne, dont l’air & la taille me plaisoient infiniment, j’ai trouvé un instant favorable pour la voir.

Julie.

Eh bien, qu’avez-vous vu, ou cru voir ? Nous vous le dirons, je sais qui c’est moi, il n’y a point de mystère.

M. de Ponbleu.

On a pourtant eu l’air d’en vouloir faire, & sans cela pourquoi seroit-elle toujours restée masquée ? Qu’auriez-vous eu tant à dire, si ce n’est pas ce que j’ai deviné.

Julie.

Et qu’avez-vous donc pu deviner ?

M. de Ponbleu.

Tiens, le trouble de ma Niéce confirme mes soupçons.

Mlle De Rémieres.

C’est une amie avec qui j’ai été long-tems au Couvent.

Julie.

Oui, & quand on est une fois sur le chapitre du Couvent, l’on a bien des choses à se dire.

M. de Ponbleu.

J’ai trouvé que cette amie avoit beaucoup de l’air du Chevalier.

Julie, à part.

Ah ! pour le coup nous sommes trahies !

M. de Ponbleu.

Et je parierois toutes choses au monde que c’est sa Sœur.

Julie, à part.

Son air de bonne foi me rassure & me fait respirer.

M. de Ponbleu.

Avouez-le ?

Mlle De Rémieres.

Mais, mon Oncle…

M. de Ponbleu.

Rien n’est plus simple, vous avez voulu vous entretenir avec elle de son Frère, & je jurerois que vous n’avez pas parlé d’autre chose. Oh ! on ne me trompe pas aisément.

Mlle De Rémieres.

Puisque vous n’en paroissez point fâché, mon Oncle, je ne dissimulerai pas avec vous, & si vous étiez sensible…

M. de Ponbleu.

Sensible, je le suis plus que vous ne croyez. Ma chère Niéce, le bonheur de ma vie est entre vos mains.

Mlle De Rémieres.

Que puis-je faire pour vous ?

M. de Ponbleu.

J’ai besoin des secours de votre amitié auprès de cette adorable personne.

Julie.

Expliquez-vous, Monsieur ?

M. de Ponbleu.

Je sais combien elle doit m’en vouloir de ne pas consentir à votre mariage avec le Chevalier ; mais il est très-sûr que sans mes engagemens avec Balaudier….

Julie.

Venons à ce qui vous regarde.

M. de Ponbleu.

Eh bien, Julie… mais tu vas te moquer de moi.

Julie.

Pourquoi ?

M. de Ponbleu.

C’est que cette Sœur du Chevalier m’a enchanté ; la grace de son maintien, un coup d’œil gracieux, engageant, qu’elle m’a lancé, me force de l’aimer, de l’adorer.

Julie.

Vous plaisantez. À part. Ah ! si cela pouvoit être ?

M. de Ponbleu.

Non, te dis-je, depuis que je l’ai vu, j’ai fait l’impossible pour combattre des sentimens que je crains bien qui ne me donnent un ridicule auprès de bien des gens.

Julie.

Il faudra les laisser dire, êtes-vous le seul homme qui à votre âge épouse une jeune personne pour qui il a pris du goût ?

M. de Ponbleu.

Non, pas absolument.

Julie.

Et d’ailleurs, quel est cet âge ? Soixante & quinze, soixante & seize ans ? Vous paroissez tout jeune, & quand vous seriez encore plus vieux que vous n’êtes, il vaut mieux mourir de plaisir que de tristesse & d’ennui.

Mlle de Rémieres, bas à Julie.

Dans quel embarras veux-tu nous jetter en approuvant ce ridicule amour ?

Julie.

Eh, laissez-moi faire, nous tirerons parti de cette avanture.

M. de Ponbleu.

Que dit ma Niéce ?

Julie.

Qu’elle approuve beaucoup cet amour.

M. de Ponbleu.

Ah ! j’en suis ravi. J’espère donc qu’elle voudra bien me servir, en vantant à cette beauté qui m’enchante, le feu dont je brûle pour elle, afin de la déterminer à accepter ma main.

Mlle De Rémieres.

Mais…

M. de Ponbleu.

Oui, & il faut pour commencer, ma chère Niéce, que dès ce moment vous me conduisiez chez elle.

Julie.

Voilà un amour bien pressé, Monsieur, & il me semble que vous assez trop vite ; cependant si Mademoiselle veut vous y mener, je ne peux pas m’y opposer.

M. de Ponbleu.

Eh bien, ma Niéce, consentez-vous ?

Mlle De Rémieres.

Mais, mon Oncle… Julie ?

Julie.

Il me semble moi, qu’il n’est pas décent que vous alliez vous déclarer tout d’un coup, il ne faut pas faire là le petit étourdi.

M. de Ponbleu.

Tu as raison, mais pourtant…

Julie.

Il faut auparavant que Mademoiselle la prévienne, & nous allons envoyer savoir de ses nouvelles, & si on peut la voir ; laissez-moi faire.

M. de Ponbleu.

Non, non, je veux qu’on y aille de ma part, que ce soit un de mes Gens.


Scène III.

Mlle DE RÉMIERES, M. DE PONBLEU, JULIE, LAHAYE.
Julie, à Mademoiselle de Rémieres.

Voici Lahaye, je ne sais comment l’instruire.

M. de Ponbleu, à Lahaye.

Je crois que c’est Lahaye ?

Lahaye.

Monsieur… À part. Je le croyois parti.

M. de Ponbleu.

Je suis bien aise de te voir ici.

Lahaye.

Monsieur, je suis trop heureux, que l’occasion propice qui m’amène…

Julie, bas à Lahaye.

Prends bien garde à ce que tu diras, & regarde-moi toujours avant de répondre.

M. de Ponbleu.

Je te croyois avec le Chevalier à son Régiment.

Lahaye.

Monsieur, j’y étois aussi… regardant Julie. Mais je suis revenu ici…

M. de Ponbleu.

Je le vois bien.

Lahaye.

Pour chercher une recrue, qui doit partir incessamment.

M. de Ponbleu.

Cela est fort bien fait. Et loges-tu dans la même maison que sa Sœur ?

Lahaye.

Que sa Sœur ? Regardant Julie. Oui, oui, Monsieur. À part. La Sœur de mon Maître !

Julie.

Ne vous l’avois-je pas dit, Monsieur ? cette Sœur-là demeure toujours à Paris avec une Tante.

M. de Ponbleu.

Avec une Tante ?

Lahaye.

Non, Monsieur, c’est un Oncle. À part. Quel diable de mystère : il faut que j’y mette du mien aussi.

M. de Ponbleu.

C’est un Oncle ?

Lahaye.

Oui, Monsieur, je sais mieux cela que personne, je suis son homme de confiance, & quand je suis à Paris, il ne peut pas se passer de moi un seul moment. À part. Je ne sais où je prends tout ce que je dis, ni où tout cela nous mènera.

M. de Ponbleu.

Ma Niéce, j’ai envie d’aller voir cet Oncle.

Julie, bas à Lahaye.

Vois l’embarras où tu nous jettes avec ton Oncle.

M. de Ponbleu.

Oui, je vais y aller de ce pas.

Lahaye.

Ah ! Monsieur, il est sorti il y a long-tems ; c’est un homme qui ne dort ni jour, ni nuit, qui va & vient continuellement, un ancien Militaire qui fait enrager toute la Garnison, quand il est dans son commandement.

M. de Ponbleu.

Et sa Niéce ?

Lahaye, embarrassé.

Sa Niéce ?

Julie.

Oui, la Sœur de Monsieur le Chevalier ?

Lahaye.

Ah ! Monsieur ; c’est une Fille charmante ! un peu petite.

M. de Ponbleu.

Mais point trop.

Lahaye.

Il est vrai ; c’est que je suis accoutumé à mesurer des Soldats. Vous l’avez donc vue ?

M. de Ponbleu.

Sûrement, je l’ai vue cette nuit au Bal avec ma Niéce.

Lahaye, étonné.

Au Bal ?

Julie.

Oui, voilà d’où Monsieur la connoît : si bien qu’il lui a trouvé beaucoup de ressemblance avec ton Maître ; c’est une vérité, & il en est devenu amoureux ; mais très-amoureux. Est-ce que tu n’entends pas cela ? D’où viens as-tu l’air si étonné ? Mademoiselle de Gerland n’est-elle pas bien faite pour inspirer de l’amour ?

Lahaye.

J’en conviens.

Julie.

Et Monsieur de Ponbleu peut en ressentir ?

Lahaye.

D’accord, & sur-tout pour Mademoiselle de Gerland.

M. de Ponbleu.

Elle se nomme donc comme son Frère ?

Lahaye.

Il le faut bien ; puisqu’elle vient de vous le dire.

Julie.

Sans doute, & quand il dit qu’elle n’a point de Tante, il ne sait ce qu’il dit.

Lahaye.

C’est que je ne pensois pas d’abord à une bonne-femme de Tante que l’on ne compte pas trop dans la société, parce qu’elle est sourde & muette de naissance ; mais à cela près, c’est une Femme d’honneur, d’un excellent caractère, une Femme de mérite enfin.

M. de Ponbleu.

Et Mademoiselle de Gerland est une Fille sage, douce ?…

Lahaye.

Économe.

M. de Ponbleu.

Économe ?

Lahaye.

Oui, Monsieur, & la vertu même ! sûrement elle vous étoit réservée. Savez-vous que vous serez le plus heureux homme du monde si vous pouvez l’obtenir.

M. de Ponbleu.

J’ose me flatter qu’il n’y aura pas de difficulté, si elle ne dépend que de son Oncle.

Lahaye.

Mais, je ne sais pas trop ; mon Maître le gouverne, & comme vous ne voulez pas lui donner Mademoiselle, il l’empêchera peut-être de vous donner sa Sœur.

M. de Ponbleu.

Le Chevalier n’est pas ici, & en pressant un peu les choses, on n’aura pas le tems de l’en avertir.

Lahaye.

Vous avez raison ; mais Mademoiselle de Gerland, aime son Frère comme elle-même, & je crains qu’elle ne partage son ressentiment contre vous. Enfin, je vous dis tout ce que je sais, & vous êtes trop habile pour ne pas, d’après cela, vous bien conduire. Sur toutes choses, n’allez pas dire à l’Oncle, que c’est moi qui vous ai instruit ; car c’est un homme qui n’entend pas raillerie, & qui n’aime pas que l’on cause des affaires de sa famille.

M. de Ponbleu.

À propos de cet Oncle, je voudrois savoir où le prendre, & tu me feras plaisir de m’envoyer avertir quand il sera rentré.

Lahaye.

Ne vous inquiétez pas.

M. de Ponbleu.

Je vais écrire à mon ami, qu’une affaire de la dernière conséquence m’empêche d’aller le voir, & que c’est partie remise. Il s’en va.

Lahaye.

Eh bien, n’ai-je pas été promptement au fait ?

Julie.

Paix donc, il revient.

M. de Ponbleu, revenant.

J’oubliois, comment s’appelle l’Oncle du Chevalier ?

Lahaye, embarrassé.

Comment il s’appelle ?… Le Commandeur.

M. de Ponbleu.

C’est une qualité & non pas un nom.

Julie.

Monsieur a raison ; c’est le Commandeur de… Dis donc ?

Lahaye.

Cela n’est pas difficile ; ne semble-t-il pas que je l’ignore ; il faudroit être bien imbécile, tenez, Mademoiselle le sait comme nous.

M. de Ponbleu.

Oui, mais je ne le sais pas, moi.

Lahaye.

C’est le Commandeur de, de… À part. Comment je ne pourrai pas trouver un nom ?

M. de Ponbleu.

De ?… Je n’ai pas entendu.

Lahaye.

Boursignac.

M. de Ponbleu.

Boursignac ? C’est un nom Gascon.

Lahaye.

Non, il est Provençal.

M. de Ponbleu.

Boursignac. Je ne connois pas ce nom-là. N’importe. Il s’en va.


Scène IV.

Mlle DE RÉMIERES, LAHAYE, JULIE.
Lahaye.

Il ne revient point ?

Julie.

Non.

Lahaye.

Comment diable vouliez-vous que je devinasse que ce vieux fou de Monsieur de Ponbleu, étoit devenu amoureux de mon Maître au Bal, sur ce qu’il l’avoit vu en Femme, & puis qu’il l’avoit pris pour sa Sœur ? On ne sauroit s’attendre à tout cela.

Julie.

Ne t’avois-je pas dit de prendre garde à ce que tu dirois ?

Lahaye.

Oui ; mais cette Sœur m’embarrassoit, & l’impatience m’a fait te donner un Oncle en échange.

Julie.

Tu en seras plus embarrassé que moi de cet Oncle ; Monsieur de Ponbleu veut absolument parler au Commandeur, & qui le représentera si ce n’est toi ?

Lahaye.

Moi ?

Julie.

Oui, il faut que tu ailles prendre une phisionomie & un habit d’honnête homme, qui te fasse ressembler au portrait que tu en as fait.

Lahaye.

Oui ; & où aboutira cette Comédie-là ? À faire donner cent coups de bâton à Monsieur le Commandeur, s’il est reconnu. Je suis ton serviteur.

Julie.

Tu serois donc bien mal-adroit.

Lahaye.

Attends, attends, j’ai eu un Maître autrefois, qui étoit un grand original, & que je pourrois bien contrefaire ; mais il n’est pas aisé de changer de visage.

Julie.

Puisque Monsieur de Ponbleu s’est enferré de lui-même, il sera la dupe de tout ; tu ne sais pas ce que c’est qu’un Vieillard amoureux, il verra les choses comme il les desire.

Lahaye.

Je reviendrai donc ici en Oncle. Et mon Maître ? car je veux qu’il soit de moitié.

Julie.

Il faut qu’il prenne ses habits de Femme, & qu’il vienne voir Mademoiselle, comme son amie.

Mlle De Rémieres.

Ah ! Julie, si mon Oncle le reconnoît !

Julie.

Eh non, ayez confiance en ce que je viens de dire ; & puis que vous en arriveroit-il ? D’être séparés, comme vous alliez l’être, & peut-être, en profitant de l’occasion, aurez-vous le bonheur de vous épouser : nous verrons le tour que cela prendra, & nous nous conduirons en conséquence.

Mlle De Rémieres.

Je t’assure que je ne serai point tranquille tant que cela durera.

Julie.

Il est bien question que vous soyez tranquille ; il faut réussir, voilà l’essentiel. Toi, ne perds pas un instant, va informer ton Maître de tout ceci, & reviens le plutôt que tu pourras sous ta nouvelle forme, pour amuser Monsieur de Ponbleu, pendant que Monsieur le Chevalier s’habillera ; va, cours.

Lahaye.

Oh, tout cela est fort aisé à dire. Tous nos paquets sont faits, & même notre chaise est chargée ; car mon Maître est tout prêt à partir, & il ne m’a envoyé ici que pour savoir si Monsieur de Ponbleu est à la campagne, & s’il peut venir dire un dernier adieu à Mademoiselle.


Scène V.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER, en chenille, JULIE, LAHAYE.
Lahaye.

La peste soit de l’homme, le voici, il va gâter toutes ses affaires avec son impatience. Au Chevalier. Eh, Monsieur, sortez d’ici promptement.

Le Chevalier.

Comment maraud, depuis deux heures que tu me fais attendre…

Lahaye.

Il est bien question de cela. Sortez, vous dis-je, Monsieur de Ponbleu est ici, il ne va point à la campagne.

Le Chevalier.

Je serai donc privé d’un moment si précieux ! ah, Mademoiselle, quoi je partirai…

Mlle De Rémieres.

Si vous m’aimez, Chevalier, faites, je vous en conjure, tout ce que Lahaye vous dira.

Le Chevalier.

Quel cruel sacrifice !

Mlle de Rémieres.

Il est nécessaire, & vous en pouvez perdre tout le fruit dans cet instant.

Le Chevalier.

Vous m’en tiendrez compte, si vous ne voulez désespérer le plus tendre & le plus malheureux amant.

Julie.

Eh ! finissez donc. Allez, allez vous habiller, Lahaye vous instruira.

Lahaye.

Oui, ma Niéce. Suivez tout ce que vous ordonnera votre Oncle, ayez pour lui toute la déférence & le respect que vous lui devez. Entendez-vous, Mademoiselle ?

Le Chevalier.

Je crois que la tête a tourné à ce faquin-là.

Julie.

Eh ! laissez-le faire. Allons, partez, point de résistance, s’il vous plaît.

Le Chevalier.

Et vous aussi Julie, vous avez donc tous juré ma perte.

Julie.

Eh, non, vous dis-je, au contraire. J’entends quelqu’un, si c’étoit Monsieur de Ponbleu, il n’y auroit plus d’espoir. Sauvez-vous par le petit escalier.

Le Chevalier.

Allons, je crains trop d’avoir perdu le seul bien qui me restoit.

Lahaye.

Laissez faire votre Oncle, ma Niéce, ayez de la douceur, & il vous conduira mieux que vous ne le pensez.


Scène VI.

Mlle DE RÉMIERES, M. BALAUDIER, JULIE.
Mlle de Rémieres.

Enfin les voilà partis ! puis-je me flatter que ton projet réussira ?

Julie.

Paix donc ; voici Monsieur Balaudier.

M. Balaudier.

Bonjour, mon adorable. Quel éclat ! quelle fraîcheur ! il ne paroît point que vous ayez passé la nuit. Vos attraits sont infatigables, & d’honneur vous êtes tout au mieux ! Il veut lui baiser la main.

Mlle de Rémieres.

Laissez donc, Monsieur.

M. Balaudier.

Pour toi, ma chère Julie, je ne t’ai jamais vue aussi jolie, & je meurs d’envie de t’embrasser. Il veut l’embraser.

Julie, le repoussant.

Gardez, gardez cette envie-là, jusqu’à ce qu’il m’en vienne une pareille.

M. Balaudier.

Je viens de chez nos Dames, elles sont presque toutes encore endormies. J’en ai trouvé quelques-unes qui avoient de l’humeur épouvantablement contre leur Mères, parce qu’elles les ont emmenées de trop bonne heure.

Julie.

Mais c’est que les Mères s’ennuyent au Bal, sur-tout avec la fatigue qu’elles ont de se redresser tout le tems que leurs Filles dansent.

M. Balaudier.

Je veux donner un Bal où il n’y ait ni Mères, ni Maris. Si je peux y parvenir je serai au comble de la joie ; j’ai déjà le suffrage de nos jeunes Dames.

Julie.

Voilà ce qu’on appelle savoir chercher à plaire aux Femmes.

M. Balaudier.

Je fais de mon mieux, du moins, pour les amuser. Je voudrois toujours leur procurer du plaisir, & je suis enchanté quand je peux y réussir.

Julie.

Elles doivent vous avoir bien de l’obligation.

M. Balaudier.

Mademoiselle peut seule me récompenser de mes soins pour tout son sexe ; oui, Nimphe charmante, vous n’ignorez pas combien je vous aime, combien je desire de vous plaire, sur-tout ayant la parole de Monsieur de Ponbleu, pour vous obtenir.

Julie.

C’est à-peu-près comme le suffrage de vos jeunes Dames, pour votre Bal sans Mères.

M. Balaudier.

Julie plaisante toujours. J’ai à me plaindre de toi, ma chère enfant.

Julie.

Pourquoi donc ?

M. Balaudier.

Tu protèges le Chevalier, & tu es une ingrate. À Mademoiselle de Rémieres. En m’éveillant, charmante Reine, je me suis rappellé que pendant le souper d’hier, vous aviez marqué un goût décidé pour la musique, & j’ai imaginé…

Julie.

Voici Monsieur de Ponbleu.

Mlle de Rémieres, à Julie.

Cet homme-la m’excède ! je m’en vais respirer jusqu’à l’arrivée du Chevalier. Elle sort.


Scène VII.

M. DE PONBLEU, M. BALAUDIER, JULIE.
M. de Ponbleu.

Eh bien, Julie, a-t-on des nouvelles du Commandeur ?

Julie.

Oui, Monsieur, il veut absolument venir ici, & Mademoiselle de Gerland vient de mander à ma Maîtresse qu’elle le suivroit de près.

M. de Ponbleu.

Je suis fâché qu’ils me préviennent. Bonjour, Monsieur Balaudier.

M. Balaudier.

Vous avez l’air bien occupé aujourd’hui, Monsieur de Ponbleu.

M. de Ponbleu.

Ah ! vraiment, je vous en réponds ; j’ai une affaire en tête où j’aurai besoin de vous, si je réussis.

M. Balaudier.

Vous savez que je ne suis guères propre aux affaires ; pour ce qui est des plaisirs, cela est différent.

M. de Ponbleu.

Julie, le Commandeur ne vient point.

Julie.

On n’a pas dit qu’il viendroit dans l’instant.

M. de Ponbleu.

Monsieur Balaudier, voici l’affaire qui vous regarde.

M. Balaudier.

Seroit-ce mon mariage avec votre Niéce ? Cela n’avance guères, Monsieur de Ponbleu, & elle ne paroît pas trop s’en soucier encore, voilà le pis.

M. de Ponbleu.

Ah ! que voulez-vous ? Les Femmes ont quelquefois comme cela de petites fantaisies qu’il faut bien leur passer ; mais ayez patience ; chaque chose à son tems, il faudra bien qu’elle change de sentiment, sur-tout en comparant la vie du Couvent avec celle qu’elle meneroit avec vous.

Julie, à part.

J’espère que nous ne serons pas dans le cas de faire cette comparaison-là.

M. Balaudier.

Il est vrai que je ferai tout ce que je pourrai pour la rendre la plus heureuse personne du monde.

M. de Ponbleu.

Je vous l’ai déjà dit ; il faut lui laisser oublier le Chevalier ; c’est un petit entêtement qui passera, si on ne la contrarie pas ; car contrarier une Femme, ce n’est pas le moyen de la faire changer de sentiment.

M. Balaudier.

Je ne contrarie jamais moi, je suis toujours de l’avis des Dames ; & tenez, à propos de cela, je ne viens ici que pour vous proposer une espèce de concert qui pourroit vous amuser, ainsi que votre Niéce.

M. de Ponbleu.

En vérité, vous êtes un homme charmant ! mais ne pourriez-vous pas changer votre concert en un bal ?

M. Balaudier.

En un bal ? Eh, mais je vous en donnerai un aussi. Quand le voulez-vous ?

M. de Ponbleu.

Ah ! c’est-là le difficile : si vous n’en aviez pas donné un cette nuit…

M. Balaudier.

Eh bien ?

M. de Ponbleu.

Je vous l’aurois demandé pour ce soir.

M. Balaudier.

Cela n’est point difficile du tout. Mes danseuses passent huit nuits de suite & dorment de même ; vous en aurez un, & vous me faites le plus grand plaisir de me charger de cela. Où le voulez-vous, ici ?

M. de Ponbleu.

Sans doute.

M. Balaudier.

Allons, je m’en retourne chez moi, écrire un petit billet à tous mes jeunes gens, ils auront bientôt des Dames, & dès que le concert sera fini, je vous les amènerai.

Julie.

Monsieur, voici Monsieur le Commandeur.

M. de Ponbleu.

Adieu, Monsieur Balaudier, je vous remercie.


Scène VIII.

M. DE PONBLEU, JULIE, LAHAYE, en Commandeur, contrefaisant le bras & la jambe de bois avec un bandeau sur l’œil, & avec un accent Gascon.
Lahaye, en entrant, parle à quelqu’un qui semble être dehors.

Sur toutes choses, Lahaye, n’oublie pas de dire à mon Notaire que dès qu’il aura fini, il vienne ici m’apporter tous ses papiers, afin que je les signe. Ah ! Lahaye ? Lahaye ? Le coquin est parti, il ne m’entend plus.

M. de Ponbleu, à Lahaye.

Monsieur, je suis bien fâché…

Lahaye.

Vous êtes sans doute, Monsieur de Ponbleu, je suis bien votre serviteur.

M. de Ponbleu.

Monsieur, vous avez absolument voulu prendre la peine de venir ici, sans quoi, il auroit été tout simple que j’eusse l’honneur d’aller chez vous pour…

Lahaye.

Monsieur, nous autres Militaires, nous ne sommes guères accoutumés à rester au logis, & pour le peu que nous ayons d’affaires, nous n’y rentrons que le soir. D’ailleurs je suis charmé, si je suis assez heureux pour vous être bon à quelque chose, de vous marquer l’empressement que j’ai de vous obliger.

M. de Ponbleu.

Monsieur, je…

Lahaye.

C’est une vieille habitude que j’ai contractée lorsque j’étois Major, je sortois toujours de bonne heure, je rentrois fort tard, & je ne donnois jamais d’argent à personne que chez moi ; parce qu’il faut de l’ordre dans tout, cela est d’une conséquence extrême, & j’aime l’ordre à la fureur.

Julie.

Il me semble, Monsieur le Commandeur, que l’on a furieusement dérangé l’ordre de vos jambes, de vos bras & de vos yeux, & que vous seriez mieux assis.

Lahaye.

C’est une vétille que cela.

M. de Ponbleu.

Tu as raison, un fauteuil ? J’oubliois.

Lahaye

Je ne m’assieds jamais. Toute ma peine pendant le repas, est de demeurer en place. Sitôt que je suis tranquille, je sens mille inquiétudes dans cette jambe-là.

Julie

Je la croyois de bois. Bas. Ton Maître est-il prêt ?

Lahaye, bas à Julie.

Pas encore. Haut. Lorsque je la perdis, la commotion fut si considérable que l’impression m’en est toujours demeurée.

M. de Ponbleu.

Cela est singulier !

Lahaye.

Croirois-tu bien, mon enfant, que lorsque je perdis cet œil, je fus plus de huit jours sans m’en appercevoir, à-cause de l’éblouissement que me causa le coup. C’est une chose incompréhensible que cette commotion.

M. de Ponbleu.

Oui vraiment. Monsieur, l’affaire que j’ai à vous proposer…

Lahaye.

Eh bien, tout cela ne m’a point dégoûté du service, mais ce qui me piqua vivement, ce fut à Fontenoy.

M. de Ponbleu, à part avec impatience.

Il ne m’écoutera jamais.

Lahaye.

Monsieur, prêtez-moi attention, s’il vous plaît.

M. de Ponbleu.

Je voulois vous dire…

Lahaye.

Oh ! ceci est très-vrai. Prenez que le Village est ici. Il montre avec sa canne. Là, la redoute-du bois de Bary, ici Antoin, où nous étions appuyés : on nous déplaça pour aller soutenir le Village. En menant notre division, je montrois avec ma canne par où il falloit passer, lorsqu’un boulet de canon emporta cette canne un pied au-dessus de la pomme, & me laissa sans bras. Cette pomme étoit une pierre très-curieuse, que je ne me console pas d’avoir perdue !

Julie.

Il est vrai qu’on fait des bras ; mais pour des pommes de canne, cela est très-rare.

M. de Ponbleu.

Monsieur, j’espère tout de la grace que vous me faites de me prévenir ; je voudrois seulement que vous voulussiez bien me faire l’honneur de m’entendre.

Lahaye.

Ah ! Monsieur, vous n’avez qu’à parler, j’écoute attentivement…

M. de Ponbleu.

Je serois trop heureux…

Lahaye.

Personne n’est plus raisonnable là-dessus que moi, j’entends toujours tout le monde ; pourquoi ? parce que lorsque l’on y pense le moins, un homme peut vous donner un excellent avis, vous ouvrir l’imagination, vous fournir des projets : ah ! c’est sur les projets que je suis fort !

M. de Ponbleu.

Je le crois, mais…

Lahaye.

Croiriez-vous que depuis la paix, dans des Mémoires que j’ai présentés à la Cour, j’ai donné plus de trois cens moyens de faire la guerre avec peu de monde & de toujours battre l’ennemi ?

M. de Ponbleu.

Cela seroit fort utile à l’Etat.

Lahaye.

Eh bien, Monsieur, comment croyez-vous que j’ai été récompensé ?

M. de Ponbleu.

Sans doute l’on a…

Lahaye.

L’on a trouvé que ces Mémoires n’avoient pas le sens-commun.

M. de Ponbleu.

C’est assurément une grande injustice ; mais, Monsieur, je voudrois bien…


Scène IX.

Mlle DE RÉMIERES, M. DE PONBLEU, LAHAYE, JULIE.
Lahaye.

Monsieur, comment appellez-vous cette jeune personne ?

M. de Ponbleu.

C’est Mademoiselle de Rémieres, ma Niéce.

Lahaye.

Mademoiselle de Rémieres ? Dont mon Neveu, le Chevalier, étoit amoureux ?

Julie.

Oui, Monsieur, elle-même, & que Monsieur de Ponbleu n’a pas voulu lui accorder, pour la donner à Monsieur Balaudier, son ami.

Lahaye, en colère se levant.

Ah ! sandis ! si j’avois vu ce que je vois ! si j’avois su qu’elle fût si jolie ! si le Chevalier étoit encore ici ! elle seroit bientôt ma Niéce, oui, Monsieur, je l’aiderois à l’enlever. Je ne me suis marié que comme cela moi. Il s’assied.

M. de Ponbleu.

Vous plaisantez.

Lahaye.

Non vraiment. Un jour que nous changions de Garnison, en arrivant dans une Ville frontière, pendant que le Régiment se mettoit en bataille sur la place, je vis à une fenêtre une personne toute charmante ! je prends aussitôt un billet de logement pour cette maison & j’y vais. Je parle à cette Fille, elle ne veut rien entendre, au Père de même, à la Mère point de raison. Quand je vis cela, le soir même je l’enlevai ; on consentit au mariage, il se fit tout de suite, & l’on n’a jamais vu de si bon ménage. Nous avons demeuré ensemble trente-cinq ans, six mois & sept jours, elle est morte enfin !

Julie.

Sans enfans ?

Lahaye.

Sans enfans.

Julie.

Cela est grand dommage ! mais, Monsieur, j’avois toujours entendu dire que pour être Commandeur, il falloit être Garçon.

Lahaye.

Il est vrai, mais je me suis fait Chevalier depuis que je suis veuf. Vous voyez, Monsieur de Ponbleu, le desir que j’ai de vous être allié, desir vif, qui n’auroit rien ménagé pour cela.

M. de Ponbleu.

Si l’on pouvoit contenter ce desir d’une autre manière, seriez-vous infléxible ?

Lahaye.

Infléxible ? Non ; je suis vif, mais non pas inflexible. D’abord qu’il y a un tempérament à prendre dans une affaire, je le saisis promptement.

M. de Ponbleu.

Je suis bien aise de vous voir penser comme cela.

Lahaye.

J’eus, l’an passé, un espèce de procès avec un homme d’honneur, il me revenoit une centaine de mille francs d’une succession ; celui qui me devoit, me dit qu’il ne vouloit plus, plaider, & il m’offrit cinquante, soixante, quatre-vingt mille francs ; je ne démordis pas, pour n’être pas changeant, il me donna les cent, & il ne fut plus question de procès, je m’accordai sur-le-champ, & il paya les frais.

Julie.

C’est être bien raisonnable.

M. de Ponbleu.

Monsieur, je suis maître d’un bien assez considérable, il peut encore m’en revenir d’ailleurs. J’ai vu Mademoiselle votre Niéce hier, pour la première fois, & j’en ai été charmé ; si vous vouliez disposer d’elle en ma faveur, vous me rendriez le plus heureux homme du monde, & rien n’égaleroit la reconnoissance que j’aurois d’un pareil bienfait.

Julie.

Il faut ajouter que ce n’est que d’hier que Monsieur de Ponbleu sait que l’on peut aimer aussi vivement, & que sans cela il ne se seroit jamais opposé au bonheur de Monsieur le Chevalier.

Lahaye.

Cette Fille vous veut du bien. Quant à ma Niéce, Monsieur, je n’ai jamais été dans le dessein de la marier, afin de rendre mon Neveu un meilleur parti ; elle a même là-dessus toujours pensé comme moi, je ne veux donner mon bien qu’à l’un des deux. Je ne suis pas homme à vous proposer ma Niéce, sans lui faire un état, & vous ne seriez pas homme à la vouloir épouser sans dot.

M. de Ponbleu.

Mais, Monsieur…

Julie.

Non, non, ce n’est pas là sa façon de penser.

Lahaye.

Ni la mienne non plus, ainsi voici ce que je veux faire. J’accorde ma Niéce à Monsieur de Ponbleu de tout mon cœur.

M. de Ponbleu.

Que d’obligations je vous aurai ?

Lahaye.

Je serai charmé d’être allié à un homme de probité, d’honneur comme lui. Vous avez servi sans doute ?… Sans quoi.

Julie.

Non, jamais ; Monsieur a toujours été dans les affaires.

Lahaye.

Eh bien, oui dans les affaires, c’est la même chose ; c’est toujours servir l’État. Je vous accorde donc ma Niéce ; voilà qui est terminé.

M. de Ponbleu.

Rien ne peut égaler…

Lahaye.

Mais à condition…

Julie.

On ne sauroit être plus généreux.

Lahaye.

Mais à condition, que l’on trouvera un excellent parti pour mon Neveu, pour le dédommager, sans quoi, il n’y a rien de fait.

Julie.

Oh, pour cela Monsieur le Commandeur, c’est être par trop rigoureux.

Lahaye.

Eh bien, je m’adoucis.

Julie.

Voyons, voyons, à Monsieur de Ponbleu. Cet homme-ci est fort raisonnable.

Lahaye.

Si ma Niéce trouve Monsieur de Ponbleu si fort de son goût, qu’il lui fasse oublier les intérêts de son Frère, je ne me mêle plus de tout cela, & elle en sera absolument la maîtresse.

Julie.

C’est à vous, Monsieur, à vous efforcer de plaire.

M. de Ponbleu.

Je compte plus sur les secours de ma Niéce que sur moi ; une amie persuade & peut attendrir en faveur d’un Amant ; c’est ce que je vous demande.

Mlle de Rémieres.

Vous pouvez être assuré que j’emploirai tous les ressorts de l’amitié la plus tendre pour réussir dans cette circonstance.

Julie.

Voici Mademoiselle de Gerland, je suis d’avis que vous la laissiez avec Mademoiselle, afin qu’elle puisse la disposer favorablement.

Lahaye.

Je pense comme cette belle enfant.


Scène X.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER en Femme, M. DE PONBLEU, LAHAYE, JULIE.
Lahaye, au Chevalier qui fait la révérence en passant.

Ah, passez, passez, ma Niéce.

Le Chevalier, à Mademoiselle de Rémieres.

J’aurois bien voulu pouvoir me rendre ici plutôt, ma chere amie, pour contenter l’empressement que j’avois de vous revoir. Il l’embrasse.

M. de Ponbleu.

Avec quelle tendresse elle embrasse ma Niéce !

Lahaye.

Oh, la tendresse ! c’est son seul défaut.

Julie.

Cela est d’un heureux présage pour votre amour.

M. de Ponbleu.

J’en suis enchanté ! quelle grace ! quel sourire charmant !

Julie.

Je suis étonnée comme vous de sa ressemblance avec Monsieur le Chevalier.

Lahaye.

Cela n’est pas étonnant, ils sont jumeaux.

Julie.

Que ne le disiez-vous donc. À Monsieur de Ponbleu. Allez-vous-en, car vous les gênez ; quand vous reviendrez, vous trouverez les choses bien avancées.


Scène XI.

Mlle DE REMIÉRES, LE CHEVALIER, M. DE PONBLEU, JULIE, LAHAYE, UN LAQUAIS.
Le Laquais.

Monsieur le Commandeur, votre Notaire est là dedans.

Lahaye.

Oh, parbleu, mon Garçon, dis-lui que je le prie d’attendre : j’ai tant parlé d’affaires aujourd’hui, que je suis dans un besoin indispensable de me dissiper. Voyons votre maison, Monsieur de Ponbleu, la distribution m’en plaît tout-à-fait.

M. de Ponbleu.

Volontiers. Il s’en vont.


Scène XII.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER, JULIE.
Le Chevalier.

Lorsque j’avois perdu tout espoir, le plus singulier hasard du monde, semble vouloir nous favoriser. Qu’espérez-vous enfin ? puis-je croire que nous serons unis ? sera-t-il aisé d’y faire consentir votre Oncle ? & croyez-vous qu’il soit assez fou pour faire là-dessus tout ce que j’exigerai de lui ?

Mlle de Rémieres.

Je n’ose m’en flatter, mais vous n’ignorez pas combien je le desire ; vous connoissez le fond de mon cœur comme moi-même, & vous savez que le bonheur de ma vie est inséparable du vôtre.

Julie.

Moi, qui m’amuse à les écouter ! Ne vous êtes-vous pas dit mille fois toutes ces choses-là ? Je vous ai ménagé ce moment-ci, afin que nous vissions ensemble ce qui nous reste à faire, & vous n’y pensez seulement pas.

Le Chevalier.

Je suis d’accord de tout avec Lahaye, je voudrois seulement savoir ce qu’il a fait. Le Notaire est dans nos intérêts.

Julie.

Après avoir fait beaucoup de difficulté sur le desir que Monsieur de Ponbleu lui a montré de vous épouser, il a fini par le renvoyer à vous-même, & il vous a laissé le maître de votre sort ; ainsi vous pouvez résister ou accorder selon les conditions que vous jugerez à propos. Vous devez savoir ce que vous avez envie de faire.

Le Chevalier.

Cela est fort bien. Monsieur de Ponbleu est donc réellement épris de mes charmes ?

Julie.

On ne sauroit davantage : il est d’une impatience de terminer, qui ne se conçoit pas.

Le Chevalier.

C’est un grand fou ! j’ai eu toutes les peines du monde de m’empêcher de rire en voyant cet original de Lahaye. Mais comment suis-je habillé ?

Julie.

Point trop mal. Attendez que j’arrange ceci. Elle raccommode quelque chose à son ajustement.

Le Chevalier.

Je ne conçois pas comment votre Oncle ne me reconnoît pas.

Julie.

Bon ! un Vieillard est toujours entêté de son opinion. Ils reviennent, songez à vous.


Scène XIII.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER, M. DE PONBLEU, JULIE, LAHAYE.
M. de Ponbleu, voulant se jetter aux genoux du Chevalier.

C’est à vos pieds, Mademoiselle, que je dois rendre hommage à tant de charmes. L’Amour & le respect qu’ils m’inspirent, sont bien au-dessus de tout ce que ma Niéce aura pu vous dire ; car il faudroit qu’elle pût vous ai mer autant que je vous aime, pour pouvoir vous exprimer tout l’amour dont je brûle pour vous ; il est votre ouvrage, cet amour, & vous devez le protéger : c’est de vous que j’attends ma félicité ; mon sort est entre vos mains, & Monsieur le Commandeur consent à tout.

Le Chevalier.

L’honneur que je reçois, Monsieur, a tout lieu de me surprendre, sur-tout après la rigueur que vous avez exercée sur ce malheureux Chevalier. Eh, comment pouvez-vous vous flatter, après cela, que je puisse favoriser vos desseins, quand vous m’outragez dans tout ce que j’ai de plus cher ?

M. de Ponbleu.

Ah ! Mademoiselle, avois-je le bonheur de vous connoître, lorsque j’ai pris des engagemens avec Monsieur Balaudier pour ma Niéce.

Le Chevalier, d’un ton attendri.

Ah ! ma chère amie, que votre Oncle est dangereux !

Julie.

Pressez-la donc, elle commence à s’attendrir.

M. de Ponbleu.

Vous ne répondez point, Mademoiselle, voulez-vous me désespérer ?

Le Chevalier, minaudant.

Il est bien surprenant que n’ayant jamais pu aimer, dans ce moment-ci, je ne puisse m’en défendre, & que celui que je regardois comme mon plus cruel ennemi, devienne mon vainqueur ! mais que dis-je ? Non, Monsieur, n’espérez rien de moi, si mon Frère ne cesse point d’être malheureux ; je sacrifierai mon penchant, & tout ce que vous pourrez m’inspirer, ne l’emportera point sur l’amitié que j’ai pour lui. Je ne veux pas être son bourreau en épousant quelqu’un qui veut faire le malheur de sa vie.

Lahaye.

Ma Niéce a raison, & mon Neveu le lui reprocheroit éternellement.

M. de Ponbleu.

Je ne saurois croire que le Chevalier ne soit pas aisément consolé de la perte de ma Niéce ; un nouvel objet l’a sûrement déjà remplacé dans son cœur.

Le Chevalier.

Ah ! que vous le connoissez mal ! & quel fonds puis-je faire sur votre amour, Monsieur, si vous convenez vous-même que les hommes sont si legers.

Lahaye.

Répondez à cela, Monsieur de Ponbleu. Ma Niéce en sait plus long que vous en amour ; elle a tant lu de Romans !

M. de Ponbleu.

Mon âge, tout désavantageux qu’il seroit vis-à-vis d’une personne qui n’auroit pas une façon de penser aussi solide que la vôtre, vous est un sûr garant de la durée de mon amour ; il ne sauroit entrer en comparaison avec celui des jeunes gens : bannissez donc cette fatale prévention que vous avez contre moi, Mademoiselle, si vous ne voulez me voir expirer de douleur à vos pieds.

Le Chevalier.

Cessez vous-même d’être contre mon Frère, si vous voulez que je me laide persuader ; ce n’est qu’à ce prix que vous pourrez m’obtenir.

Julie.

Eh bien, Monsieur, que dit votre cœur ? Il me semble que j’y lis le congé de Monsieur Balaudier ; il avoit peu d’espoir, il se consolera en donnant des fêtes.

M. de Ponbleu.

Je crois qu’il ne me le pardonnera point ; mais pour mériter de plaire à Mademoiselle, que ne ferois-je pas ? Oui, j’accorde de bon cœur ma Niéce au Chevalier ; mais faudra-t-il que j’attende son retour, pour voir confirmer le bien que je desire ?

Lahaye.

Si vous ne voulez pas l’attendre, j’imagine un expédient, il n’y a qu’à faire un contrat que vous signerez.

M. de Ponbleu.

Très-volontiers, pourvu que Mademoiselle & vous, vous m’accordiez ce que je demande.

Lahaye.

Mon Notaire est ici, il dressera les articles, il n’y a qu’à le faire entrer, & cela sera fini tout de suite.

M. de Ponbleu.

Je le veux bien.

Lahaye, à la porte.

Monsieur le Notaire, entrez, entrez ici, je vous prie.


Scène XIV.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER, M. DE PONBLEU, M. TIMBRÉ, LAHAYE, JULIE.
M. de Ponbleu.

Eh ! c’est Monsieur Timbré ; il est aussi mon Notaire, il sait toutes mes affaires & celles de ma Niéce.

M. Timbré.

Si c’est un contrat, j’en ai de tout dressés, il n’y a qu’à remplir les noms.

Lahaye.

Cela est bien dit. Je donne ma Niéce à Monsieur de Ponbleu. Écrivez.

M. de Ponbleu.

Et moi, la mienne à Monsieur le Chevalier de Gerland. Je ne saurois trop payer un bien si précieux. Il baise la main du Chevalier.

M. Timbré.

Vous n’avez qu’à signer, car je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je lise.

M. de Ponbleu.

Non, non. Il signe, & Mademoiselle de Rémieres & le Chevalier signent aussi. Je me réjouis en voyant avec quel plaisir votre Niéce & la mienne signent.

M. Timbré sort.

Scène dernière.

Mlle DE RÉMIERES, LE CHEVALIER, M. DE PONBLEU, M. BALAUDIER, JULIE, LAHAYE.
M. Balaudier.

Quand vous voudrez, Monsieur de Ponbleu, vous pourrez faire commencer le Bal ; tous mes Danseurs arrivent successivement chez moi, & je peux vous en amener déjà un bon nombre.

M. de Ponbleu.

Je crois, mon cher Balaudier, que lorsque vous saurez ce que je viens de faire, vous n’aurez guères d’envie de danser.

M. Balaudier.

Moi, je ne danse jamais.

M. de Ponbleu.

Je n’ai pu absolument me dispenser de donner ma Niéce au Chevalier de Gerland.

M. Balaudier.

C’est donc pour cela qu’il est ici ?

M. de Ponbleu.

Quoi, à Paris ? À Lahaye. Cela seroit trop heureux !

Lahaye.

Il ne m’avoit point mandé son retour.

M. de Ponbleu.

Où l’avez-vous vu ?

M. Balaudier.

Et parbleu, mon ami, où je le vois encore, devant vous.

M. de Ponbleu.

Je ne vois que Mademoiselle de Gerland, sa Sœur, que je viens d’épouser.

M. Balaudier.

Sa Sœur ? Il n’en a jamais eu, je vous dis que c’est lui-même que vous venez d’épouser.

Le Chevalier.

Je vous demande pardon, Monsieur, si nous avons abusé si long-temps de votre erreur ; mais c’est vous-même qui êtes la cause du stratagême dont nous avons usé.

M. de Ponbleu.

Il est vrai, & je ne saurois me plaindre de ce que ma Niéce vous aime ; puisque j’y ai été pris moi-même. Je vous pardonne tout ; mais je veux savoir qui est Monsieur le Commandeur.

Lahaye, découvrant son œil.

Monsieur, c’est Lahaye, qui est votre très-humble serviteur.

M. de Ponbleu.

Tu m’as bien l’air d’avoir été d’accord avec Julie. Mon cher Balaudier, si vous n’avez point de rancune, assez chercher vos danseurs. Quand à mon âge on s’avise d’aimer, on est bienheureux de n’être pas trompé autrement.

FIN.