Théâtre de Lope de Vega/Notice sur Lope de Vega


NOTICE
SUR LOPE DE VEGA


Après avoir joui de son vivant, dans toute l’Europe lettrée, d’une réputation sans égale, Lope de Vega a vu bientôt cette réputation décroître et tomber, non-seulement chez les étrangers, mais dans sa propre patrie ; et aujourd’hui même, alors que les amis de l’art, revenus partout des préjugé nationaux, étudient avec admiration ses rivaux et ses disciples, c’est à peine si l’on accorde à son nom quelques vains éloges, qui sont presque un outrage après tant de gloire. Il y a là, selon nous, une injustice de l’opinion vraiment inexplicable, et qui doit enfin cesser. Le lecteur partagera sans doute notre conviction s’il veut bien achever cette notice.

Nous allons d’abord raconter la vie du poëte.


§ I.

La vie de Lope de Vega est encore à écrire. Montalvan, le disciple et l’ami du poëte, a laissé le panégyrique de son maître et non pas son histoire. Tous les biographes espagnols ou étrangers venus après Montalvan l’ont copié. Pour nous, sans dédaigner quelques détails curieux, quelques souvenirs intéressants recueillis dans la Fama postuma[1], c’est à Lope lui-même que nous avons de préférence demandé nos renseignements ; nous avons soigneusement consulté ses préfaces, les dédicaces, ses poésies diverses, et en particulier ses épîtres ; et, forts de nos recherches, nous ne craignons pas d’annoncer enfin une biographie qui aura du moins sur les autres cet avantage, qu’elle sera plus exacte et plus complète.

Vers le milieu du seizième siècle, au village de Carriedo, capitale de la charmante vallée qui porte ce nom et fait partie de la province appelée la Montagne de Burgos, vivait avec sa femme et son fils un brave gentilhomme, un hidalgo nommé Felix de Vega, lequel partageait son temps entre le culte des belles-lettres et les soins qu’exigeait son petit domaine héréditaire. Or, notre don Felix avait, à ce qu’il paraît, des passions fort vives : étant venu à s’éprendre d’une belle dame, il laissa là sa femme et sa province, et s’enfuit avec son Hélène à Madrid. Mais l’épouse abandonnée, Francisca Fernandez, qui descendait probablement de ces vaillantes Asturiennes qu’ont célébrées les trouvères espagnols, se mit à la poursuite du couple fugitif, et l’ayant rejoint, reconquit sur sa rivale son mari volage. De cette réconciliation naquit notre poëte. C’est par allusion à ces événements que lui-même s’est appelé l’enfant de la jalousie[2].

Lope Felix de Vega naquit à Madrid, prés la porte de Guadalaxara, le 25 novembre 1562, jour de la fête de san Lope, évêque de Vérone, dont on lui donna le nom, suivant un usage espagnol. Sa naissance précéda de dix-huit mois celle de Shakspeare.

S’il faut en croire Montalvan, Lope enfant fut véritablement et sérieusement ce que l’on appelle d’ordinaire un prodige. Il n’avait pas encore deux ans, que déjà dans l’éclat et la vivacité de ses yeux se révélait un esprit infini. Il étudiait avant de savoir parler, et au défaut du langage, il exprimait ses pensées par son action et sa physionomie. À l’âge de cinq ans il comprenait la langue latine et faisait des vers espagnols ; mais comme il était encore inhabile à les écrire, il les dictait à ses camarades, dont il payait le travail avec le paie de ses déjeuners, et ensuite lui-même, dit-on, échangeait ces petites productions poétiques contre des jouets et des images. N’y a-t-il pas quelque chose de charmant à voir ces goûts enfantins unis à un génie si précoce ?

Au sortir des premières écoles, le jeune Lope fut placé au collège impérial de Madrid, où il apprit en deux années la grammaire et la rhétorique. Vers l’âge de onze ou douze ans, il composait, lui-même nous l’apprend, de petites comédies dans la forme espagnole antique, en quatre actes fort courts. Et comme si ces divers travaux n’eussent point suffi à cette activité incomparable, il apprenait le chant, la danse, les armes ; et ici encore il surpassait tous ses condisciples ; ce qui indiquerait une de ces organisations faciles et puissantes qui sont si rares en tous pays, même dans cette heureuse Italie qui pourtant a vu naître Léonard de Vinci, Michel-Ange et Galilée.

Pendant que Lope achevait ses études, il perdit son père et sa mère, et fut laissé aux soins de quelques parents éloignés. L’un d’eux s’appropria son modeste héritage. Mais ce qu’il y eut de plus fâcheux pour le pauvre enfant, c’est que ses guides naturels lui manquaient au moment où il aurait eu surtout besoin d’une direction amie et vigilante.

Se trouvant à peu près maître de ses actions (1576), le jeune Lopc fut curieux de voir le monde. Toutefois, ne voulant pas réaliser seul un projet de cette importance, il s’assura pour compagnon d’un de ses camarades d’université nommé Fernan Muñoz, qui avait, dit Monlalvan, le même tour d’imagination (su mismo genio). Ils rassemblent en secret tout l’argent, tous les objets dont ils peuvent disposer, et ils partent. Arrivés à Ségovie, et déjà sans doute fatigués d’une si longue marche, nos voyageurs achètent, moyennant quinze ducats, un superbe roussin pour les porter eux et leur bagage, traversent triomphalement Lavañeza, et poussent jusqu’à Astorga, sur les confins de la Galice. Là ils font une halte. Étonnés de voir le monde plus grand qu’ils ne l’avaient supposé et leurs ressources presque épuisées, et aussi, à ce qu’il paraît, regrettant les douceurs de la famille, ils tiennent conseil, et les voilà qui reviennent. Mais, de passage à Ségovie, ils n’avaient plus d’argent. Obligés, l’un de changer ses derniers doublons, l’autre de vendre une chaîne d’or, ils entrent chez un orfèvre. Cet orfèvre, qui peut-être, insinue Montalvan, n’avait pas toujours mis dans ses achats toute la circonspection nécessaire, soupçonne quelque chose et dénonce les deux fugitifs. Ils sont sur-le-champ arrêtés. Heureusement le corrégidor entre les mains duquel ils tombèrent était un homme de sens et d’esprit. Il comprit sans peine qu’il avait affaire à deux écoliers, et après les avoir admonestés sur leur escapade, il renvoya tout de suite à Madrid, à leurs parents, sous la conduite d’un alguazil, les deux illustres voyageurs qui venaient de découvrir la Galice et Astorga.

Lope ne demeura pas longtemps tranquille à Madrid. Avant de s’y fixer, il avait encore à courir. À peine âgé de quinze ans (1577), le voilà qui part de nouveau. Mais cette fois ce n’est plus en voyageur, c’est en soldat, l’épée au côté, le mousquet sur l’épaule, et son chapeau orné d’une plume arrogante. Il alla servir en Portugal et en Afrique sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, l’un des premiers capitaines de l’époque. Il se comporta vaillamment. Lui-même s’est vanté quelque part que, toujours le premier à l’assaut, il se retirait toujours le dernier du combat[3].

Malgré son brillant courage, Lope ne fit pas fortune à la guerre. Bientôt dégoûté du métier, il revient à Madrid. C’est alors (1578) qu’il entra en qualité de page et de secrétaire chez don Geronime Manrique de Lara, évêque d’Avila et grand inquisiteur, le même qui avait assisté comme légat du pape sur la flotte qui gagna la bataille de Lépante. Là, voulant montrer son talent dans un genre d’ouvrages alors fort à la mode, il composa plusieurs églogues, ainsi que la comédie pastorale de Jacinto[4]. Les églogues sont aujourd’hui perdues ; mais nous avons encore la pastorale, et si vous la jugez comme l’œuvre d’un jeune homme de seize ans, composée à une époque où le théâtre moderne n’existait pas encore, vous y reconnaîtrez une vocation décidée pour la poésie dramatique. Don Geronime, qui, malgré la sévérité de ses fonctions, n’était pas indifférent à la poésie, partagea probablement cette opinion. Prévoyant, d’après ces essais, l’avenir réservé à son jeune secrétaire, et sentant quel parti un si heureux naturel pourrait tirer d’une plus forte instruction, il envoya le poëte terminer ses hautes études à l’université d’Alcala. Lope a toute sa vie conservé la plus profonde reconnaissance à ce généreux bienfaiteur ; et c’est sous l’inspiration de ce noble sentiment qu’il a fait depuis de Garceran Maurique, l’un des aïeux du bon évêque, le héros principal et pour ainsi dire le Renaud de sa Jérusalem conquise.

À l’université d’Alcala, Lope étudia la philosophie, la théologie, les mathématiques. En même temps, « il apprit, par la puissance du destin et comme involontairement, quelques langues étrangères[5], qui lui fournirent plus tard les moyens d’enrichir la sienne. » Mais il n’y avait pas là de quoi satisfaire une imagination qui en toute chose demandait sa part. Savez-vous ce que fait Lope ? Il se jette à corps perdu dans les sciences occultes ; il ne vit plus qu’au milieu des alambics et des fourneaux ; et il aurait même fini, à ce qu’il avoue, par y laisser la raison, si une autre folie ne fût venue l’enlever à celle-là. Cette folie, c’était celle qui possédait Felix de Vega lorsque l’infidèle époux abandonnait la vallée de Carriedo ; cette folie, c’était celle qui devait venir un jour ou l’autre à un jeune homme ardent et sensible ; cette folie, c’était l’amour !

Quelle fut la beauté qui eut la gloire d’exciter les premiers soupirs du poëte ? À quelle condition sociale appartenait-elle ? En quel lieu, à quelle époque, dans quelles circonstances commença cette liaison ? Ce sont toutes questions auxquelles on ne pourrait répondre que par de vagues conjectures, et nous ne voulons pas imaginer un roman à ce sujet[6].

Chez l’évêque d’Avila, chez le grand inquisiteur, Lope n’était pas commodément placé pour suivre une intrigue d’amour ; il quitta donc le service du bon évêque, et entra comme secrétaire chez don Frédéric de Tolède, petit-fils du fameux duc d’Albe. Ce fut dans la maison de ce seigneur qu’il composa son Arcadie, imitée de la Diane de Montemayor, inspirée elle-même par l’Arcadie de Sannazar ; et d’après quelques expressions mystérieuses de Montalvan, l’on pense que sous le voile de la fiction il célébra les amours de son noble patron avec une dame de haut rang. Lui-même s’y est désigné sous le nom de Belardo, qui devint pour lui une espèce de surnom poétique[7].

Après une liaison de plusieurs années, Lope rentra chez l’évêque d’Avila, dont la maison était toujours ouverte à l’enfant prodigue. Il sentait le besoin d’adopter enfin une carrière honorable, et voulait se faire prêtre. Il se prépare ; il est à la veille d’être ordonné ; mais il voit dans le monde une jeune personne qui lui plaît, il s’attache à elle, et le voilà marié (1584) !

Cette jeune personne, nommée doña Isabelle d’Urbina, était fille de don Diègue d’Urbina, roi d’armes de la cour. Montalvan la dépeint « belle sans artifice, spirituelle sans prétention, et vertueuse sans affectation. » Il faut donc croire que Lope eût été heureux avec elle. Mais une étoile funeste, comme parlent les poëtes espagnols, ne le permit pas. À peine Lope commençait-il à goûter les premières douceurs de l’hymen, qu’il est subitement arrêté, et jeté en prison.

Quelle fut la cause de cet emprisonnement ? On s’est perdu à cet égard en toute sorte de conjectures. Cet événement eut, selon nous, plus d’un motif. Disons d’abord le motif connu, et puis nous essayerons d’indiquer les autres.

À cette époque (1585), raconte Montalvan, vivait à Madrid un de ces hidalgos que les romanciers espagnols ont peints si gaiement, pauvre, besogneux, passant son temps dans les maisons où l’on jouait, n’ayant d’autres ressources que les emprunts qu’il prélevait sur les joueurs que le sort avait favorisés, et payant ses dettes en plaisanteries plus ou moins bonnes qu’il se permettait sur les absents. Or, un jour, en l’absence de Lope, l’hidalgo s’amusa et amusa la compagnie à ses dépens. Lope en fut instruit, et prit sa revanche en homme d’esprit et en poëte : il composa, sous forme de romance, une satire si piquante, qu’il mit les rieurs de son côté. L’hidalgo se fâcha et appela Lope en duel. Lope accepta, et comme il était adroit autant que brave, il blessa son adversaire. Voilà un premier fait bien connu, et un premier chef d’accusation.

Ce n’est pas tout. D’après quelques expressions de Montalvan, je conjecture que Lope avait des dettes. Il n’y avait là rien d’étonnant, pour peu qu’il fréquentât les maisons où il avait rencontré l’hidalgo, et je ne serais pas étonné non plus qu’il ait été poursuivi par quelque créancier peu accommodant.

Enfin, dans une élégie qu’il inséra par la suite au deuxième livre de l’Arcadie, précédemment composée, on trouve quelques vers qui pourraient faire deviner la véritable ou tout au moins la principale cause de ces persécutions. « Heureux, s’écrie Lope, heureux celui qui est né difforme et disgracié par la nature ! » Puis il se plaint des envieux que lui a faits sa réputation naissante. Puis il nous apprend que ceux-là même à qui il a accordé toute sa confiance l’ont trahi, etc. Or, évidemment, il s’agit d’une femme ; il s’agit d’une rivalité, d’une intrigue découverte. Cette femme, selon nous, Lope, pauvre, mais jeune et beau, l’aurait enlevée à quelque seigneur moins favorisé de la nature, mais riche et puissant ; et il aurait eu l’indiscrétion de dire sa conquête à un ami jaloux de son talent et de ses succès, qui l’aurait trahi. Maintenant, quelle serait cette femme ? Serait-ce par hasard la noble dame en l’honneur de laquelle avait été composée l’Arcadie ? Ce seigneur, serait-ce don Frédéric de Tolède ? Cet ami infidèle, serait-ce quelque commensal du poëte ?… Je l’ignore, et ne veux rien affirmer, rien préciser. Toutefois, je m’expliquerais ainsi assez bien et la brusque sortie de Lope de la maison de don Frédéric, et sa rentrée chez le bon évêque, et jusqu’à ses projets ecclésiastiques, dont la réalisation le mettait à l’abri d’une vengeance redoutée.

Quoi qu’il en soit, après avoir subi un emprisonnement de quelques semaines, Lope fut obligé, par mesure de prudence j’imagine, de quitter Madrid ; mais dans son malheur il eut la consolation de trouver un ami qui, après avoir partagé sa captivité, voulut le suivre en exil. Ce noble et généreux ami, pour qui Lope put bientôt après se dévouer à son tour dans des circonstances analogues[8], et à qui il a donné l’immortalité, se nommait Claudio Conde.

Lope se retira à Valence. Déjà célèbre, il y reçut un accueil flatteur. L’on voit en mille endroits de ses ouvrages qu’il conserva toujours le plus tendre souvenir à cette ville et à ses habitants. Valence était alors, ainsi que Séville, l’émule de Madrid : elle renfermait des savants, des artistes très-distingués ; elle comptait parmi ses poëtes dramatiques des hommes du plus haut mérite, entre autres le fameux Guillen de Castro, le premier auteur du Cid, avec lequel Lope se lia d’une manière intime. Dans mon opinion, Lope écrivit dès cette époque pour le théâtre, ou, tout au moins, il devait fréquemment discuter avec Guillen et les autres la théorie dramatique. De temps en temps il quittait Valence et faisait des excursions dans les diverses provinces de l’Espagne, amassant un riche trésor de faits et d’observations. Lorsqu’un homme a été choisi par la Providence pour remplir une mission de gloire, tout lui sert, tout lui profite, jusqu’à ses malheurs.

Que devenait cependant doña Isabelle ? Elle n’oubliait pas Lope, elle vivait pour lui. Malgré l’extrême délicatesse de sa complexion, elle quittait souvent Madrid et venait passer quelques instants auprès de l’époux bien-aimé. Ils se retrouvaient à Valence, ou dans quelque bourg des environs, en secret, à la dérobée, comme deux amants coupables. Mais ces voyages et la fatigue achevaient de détruire la santé d’Isabelle, déjà altérée par les chagrins. Une fois, elle arrive à l’improviste, épuisée, mourante. Lope n’y était pas. On l’avertit. Il accourt… pour recevoir le dernier soupir d’Isabelle, qui peut-être elle-même était venue pour mourir dans ses bras.

Lope fut vivement affligè de cette perte. Il a laissé l’expression de sa douleur dans une pièce de vers composée sur ce sujet, et adressée à Isabelle. Il la prie de hâter autant que possible l’instant de leur réunion ; il la conjure d’intercéder pour lui le maître souverain des lieux qu’elle habite, ajoutant, avec une grâce ingénieuse, que les prières d’un nouvel hôte sont toujours plus favorablement écoutées[9].

Philippe II préparait alors sa fameuse expédition contre l’Angleterre ; toute la jeunesse d’Espagne s’engageait sur l’Armada, impatiente d’aller châtier les mécréants, et de venger Marie Stuart, dont la catastrophe était toute récente. Pour notre pauvre Lope, il entrevit l’espoir de terminer une vie désormais odieuse, et accompagné du fidèle Claudio, il partit. Mais son heure n’était pas encore sonnée, et d’autres épreuves l’attendaient. Il avait retrouvé à Lisbonne un frère aîné, depuis longtemps perdu de vue, et qui était parvenu au grade d’alferez ou d’enseigne. Ce frère fut tué, dès le commencement de l’expédition, dans une rencontre partielle avec quelques vaisseaux hollandais. Peu de jours après, la tempête et l’amiral Dracke dispersaient la flotte invincible.

Heureusement, comme l’observe à ce sujet lord Holland, si les poëtes sentent avec plus de vivacité que les autres hommes, ils ont aussi plus de moyens de consolation : la muse vient toujours les trouver aux heures difficiles. Lope fut visité par elle, et pendant les loisirs que laisse une longue navigation, il composa la Beauté d’Angélique, poëme en vingt chants, imité de l’Arioste. Il fallait être doué d’une imagination bien puissante pour écrire un poëme en de pareilles circonstances. Je ne parle pas des souvenirs cruels non encore effacés ; mais, dit Lope quelque part, « le bruit des vagues pendant d’effroyables tempêtes remplaçait pour moi le doux murmure des ruisseaux. C’était la vapeur de la foudre enflammée qui devait rappeler au poëte l’air embaumé par les émanations des fleurs ; le fracas de l’artillerie lui tenait lieu du ramage des oiseaux ; et au lieu d’arbres et de verdure, il ne voyait que des mâts, des voiles et des cordages goudronnés[10]. »

Au retour de cette expédition, j’ai idée que Lope se plaça successivement comme secrétaire chez deux ou trois grands seigneurs espagnols établis en Italie, où il passa quelques années. Il profita de son séjour pour visiter les principales villes, Naples, Parme, Milan, dont il a peint les mœurs dans plusieurs de ses comédies[11]. Enfin il rentra à Madrid avec le comte de Lemos, le même qui eut aussi l’honneur de protéger Cervantes ; et peu après son retour, il épousa en secondes noces doña Juana de Guardio, femme, dit-on, d’une rare beauté, et non moins distinguée par ses qualités morales ; en un mot, à ce qu’il paraît, une autre Isabelle.

C’est à partir de cette époque (1590-1592) que Lope commença de travailler sérieusement pour le théâtre. Outre sa vocation, qu’il avait dû enfin reconnaître, un autre motif l’animait. « La pauvreté et moi, dit-il quelque part, nous nous associâmes pour le commerce des vers. » Et voici pourquoi il se tourna vers le théâtre. — À la fin du seizième siècle, en Espagne, il n’y avait guère moyen qu’un auteur pût tirer quelque profit d’un livre. Les libraires ou ne payaient pas du tout, ou payaient fort mal. Il leur était d’ailleurs difficile d’être généreux : d’après la constitution de l’Espagne, la contrefaçon d’un ouvrage était chose permise d’un royaume à l’autre ; et, raisonnablement, le libraire de Madrid ne devait pas risquer de fortes avances sur un ouvrage qui pouvait être publié le lendemain, sans frais d’auteur, par quelque confrère de Valence ou de Saragosse. Le théâtre, au contraire, offrait des gains assurés et suffisants, sinon brillants. Le goût des spectacles s’était singulièrement développé en Espagne, partagé tout à la fois par les hautes classes et par le peuple. Il y avait quarante troupes de comédiens, dont six à Madrid seulement et aux environs ; et deux salles magnifiques, qui existent encore aujourd’hui, venaient d’être élevées dans cette ville. Or, comme le public était avide de nouveautés, les directeurs de ces troupes (autores) faisaient une effroyable consommation de comédies. Ils les achetaient d’avance, à prix fixe ; ils les payaient chacune cinq cents réaux, environ cent trente francs, ce qui équivaut à peu près à deux cents francs de ce temps-ci. La somme n’était pas considérable ; mais pour un poëte aussi expéditif que Lope, qui, au besoin, pouvait faire sa pièce en vingt-quatre heures, c’était encore une ressource. Il se livra donc courageusement à la composition dramatique. Il obtint un succès inouï. Il faut voir ce que dit de cette vogue extraordinaire son contemporain Cervantes, l’auteur de don Quichotte : « Aussitôt parut le prodige de la nature, le grand Lope de Vega, qui s’empara du sceptre de la monarchie comique, assujettit et réduisit sous sa domination tous les comédiens, et remplit le monde de comédies heureuses, convenables, bien conduites, etc., etc.[12]. »

En disant que Lope remplit le monde de ses comédies, Cervantes n’a pas exagéré. Dès la fin du seizième siècle, l’heureux poëte était joué non-seulement sur tous les théâtres d’Espagne, mais à Naples, à Milan, à Vienne, à Bruxelles, à Constantinople, et jusqu’en Amérique !

Les premières années de son mariage, Lope les passa sans obtenir la satisfaction d’avoir des enfants. Mais enfin, vers l’année 1599, sa femme lui donna un fils qui fut nommé Carlos, et trois ou quatre ans après, la naissance d’un second fils, qu’on appela Lope, vint doubler son bonheur.

Maintenant que l’on connaît Lope, l’on peut imaginer la vivacité, l’ardeur de sa tendresse paternelle. Carlos, son premier né, était pour lui la cause d’inquiétudes charmantes. L’enfant n’avait guère que trois ou quatre ans, que déjà il se demandait avec anxiété vers quelle carrière il le dirigerait, si vers les lettres, si vers les armes ; et l’ayant fait peindre à cet âge, il voulut qu’on ajoutât au portrait des accessoires symboliques, un casque posé sur un livre, avec cette devise : Fata sciunt (c’est le secret du destin). Lope révélait ainsi lui-même sa secrète pensée.

En même temps il traitait Carlos avec une gravité toute espagnole et toute chrétienne. Ayant achevé les Pasteurs de Bethléhem, pastorale sacrée, voici en quels termes il lui dédie ce poëme : « Cette prose et ces vers adressés à l’Enfant-Dieu conviennent à votre jeune âge. S’il daigne vous accorder de longues années et que vous veniez à lire une Arcadie de pasteurs profanes, vous y verrez mon ignorance, comme dans celle-ci mon désabusement. Commencez à étudier en Christ en lisant son enfance ; ce sera lui qui vous enseignera comment vous devez vous conduire dans la vôtre. Puisse-t-il vous garder ! Votre père. »

Enfin d’autres fois Lope s’abandonnait avec délices au bonheur dont il jouissait. Dans une épître adressée au docteur Mathias de Porras, il l’a décrit d’une manière adorable : « Les tempêtes de l’amour étaient enfin apaisées, je n’avais plus à redouter ses fureurs. Chaque matin, avec l’aube, je voyais s’éveiller à mes côtés l’aimable et gracieux visage de ma douce épouse, sans souci de savoir par quelle porte m’évader. Les joues brillantes de l’éclat du lis et de la rose, mon petit Carlos me ravissait l’âme par la gentillesse de son babil enfantin, et je m’oubliais à le voir folâtrer et bondir comme un jeune agneau sur le pré. Chacune des paroles bégayées par cette langue encore inhabile était pour nous un oracle, et nous nous disputions les lèvres chéries qui l’avaient prononcè. Je m’habillais lentement, je remerciais l’éternelle Providence des biens qu’elle m’avait accordés, et, charmé de telles matinées succédant à des nuits si sombres, je déplorai plus d’une fois les égarements de ma vie… Ensuite je me retirais pour aller consulter mes livres et pour écrire… Souvent, l’heure du repas arrivée, comme on m’appelait, je répondais avec humeur qu’on me laissât tranquille, tant l’étude est puissante, tant elle nous captive fortement ! Mais alors, tout perles et tout fleurs, mon Carlos paraissait pour m’appeler à son tour. M’illuminant de ses regards et m’entourant de ses bras, il m’entraînait par la main, et moi, l’âme enchantée, je le suivais jusqu’au siége où il m’établissait à côté de sa mère. »

Admiré et applaudi du public, entouré d’une famille qu’il aimait si tendrement, ce pauvre Lope était trop heureux. Les jours de douleur approchaient. À la huitième année de son âge, le petit Carlos, cet enfant adoré, est enlevé par une mort cruelle ; et peu après, à la suite d’une grossesse pénible qu’avait terminée un enfantement laborieux, doña Juana, l’épouse bien-aimée, va rejoindre le petit Carlos (1607-1608).

On devine aisément dans quelles dispositions Lope dut recevoir ces désastres. Il en fut accablé. La première fois, lorsqu’il perdit Isabelle, il venait à peine de contracter ces liens, et il n’avait pas vingt-cinq ans : un vague instinct devait lui dire que tout n’était pas fini pour lui ; un involontaire espoir devait soulager son cœur. Aujourd’hui, il a vécu vingt ans de la vie conjugale, et il est parvenu à un âge où l’on ne peut guère compter sur les dédommagements de l’avenir. Dans son malheur il tourna toutes ses pensées vers la religion. C’est à cette époque qu’il composa ses Soliloques, le plus beau livre ascétique, à mon avis, et le plus éloquent que l’on ait écrit en Espagne : on y voit une âme qui, renonçant désormais aux amours de la terre, aux amours qui finissent, s’est donnée tout entière à Dieu. Ce n’était pas assez. Depuis longtemps Lope figurait parmi les familiers de l’inquisition[13] ; il pensa à s’attacher plus intimement et d’une manière indissoluble à l’Église. Après un noviciat de quelques mois, après s’être préparé par toute sorte d’œuvres de piété et de charité, il prit l’habit du tiers-ordre de Saint-François, et en 1609 il était prêtre.

Dès ce moment de nouveaux devoirs, des habitudes nouvelles se mêlèrent à la vie de Lope. Tous les matins, en se levant, il disait la messe dans un oratoire qu’il avait fait construire dans sa maison[14] ; et l’on a même noté comme une particularité remarquable, qu’il célébrait le saint sacrifice avec un tremblement et des larmes qui témoignaient d’une émotion extraordinaire. À certains jours de la semaine, il se donnait la discipline, et, dit-on, sans s’épargner. Enfin s’étant fait recevoir membre de la congrégation des prêtres nés à Madrid, il remplit avec une scrupuleuse exactitude tous les devoirs auxquels ce titre l’obligeait. Délivrer les prisonniers, vêtir les pauvres, visiter les hôpitaux, soigner les prêtres malades, et quand ils succombaient, les accompagner à la dernière demeure : tels étaient ces devoirs. Nommé bientôt chapelain de l’association, Lope ne se distingua de ses confrères que par son zèle et son dévouement.

Nous voilà bien loin du théâtre. Lope cependant n’y avait point renoncé. L’année même où il fut reçu prêtre, en 1609, il composa son Nouvel art dramatique, et joignant l’exemple au précepte, il se mit de nouveau à écrire des comédies.

Il passa ainsi une dizaine d’années, partageant son temps entre le culte de la poésie, l’éducation de ses enfants, et des pratiques de dévotion. Il n’avait qu’une seule distraction : un petit jardin (huertecillo) attenant à sa maison. Ce jardin avait quelques pieds d’étendue, et contenait une douzaine de fleurs, deux arbres, une vigne, un oranger et une fontaine rustiquement formée de débris de vase en terre cuite. Mais ce petit jardin, l’imagination de Lope, comme une fée puissante, l’agrandissait à volonté et l’ornait avec une richesse, une magnificence sans égale. Regardez ces cascades jaillissantes, ces orgueilleux obélisques, ce lac sur lequel de nom- breuses barques courent à pleines voiles, semblables à des cygnes qui nagent les ailes déployées ; ces allées de platanes où la vue plonge et se perd, ayant rangêes sur leurs bords les statues des grands hommes de tous les pays et de tous les temps, etc., etc., etc. C’est Lope lui-même qui, dans une épître au licencié Francisco de Rioja, s’est amusé à nous décrire ainsi son jardin idéal.

Vers 1620, on voit gracieusement apparaître dans la maison de Lope une jeune fille nommée Marcela, qui semble l’ange protecteur du vieillard. Qui était Marcela ? demanderez-vous. C’est à quoi il serait difficile de répondre d’une manière précise. Montalvan ne parle d’elle qu’avec une réserve extrême, comme d’une proche parente de Lope. Lope, dans plusieurs de ses ouvrages, la nomme l’objet chéri de son amour. Marcela était d’ailleurs une jeune fille d’une rare distinction. En lui dédiant, en 1620, l’une de ses plus jolies pièces (El remedio en la desdicha), Lope lui parlait ainsi : « J’ai dans mes jeunes années tiré cette pièce de la Diane de Montemayor, et vous pouvez y lire cette histoire, dont les chroniques des guerres de Grenade nous attestent la vérité. Mais si l’on doit plus encore au sang dont on est sorti qu’au plaisir de son intelligence, faites à mon travail la grâce de le lire, et corrigez les défauts de ma jeunesse avec votre esprit ; car, malgré votre âge si tendre, il brille d’un tel éclat, que sans doute la nature, qui l’avait demandé au ciel pour la consolation et le dédommagement de quelque laide, vous l’a donné par mégarde. C’est du moins mon opinion, et nul de ceux qui vous ont vue ne prendra ce langage pour une flatterie. Que Dieu vous garde et vous rende heureuse, bien que vos qualités vous doivent empêcher de l’être, surtout si vous héritez de ma destinée ! Mais alors puissiez-vous avoir des consolations aussi douces que celles qu’il m’a données en vous ! Votre père. »

Au moment où Lope se félicitait des consolations que lui donnait Marcela, celle-ci, inspirée sans doute par des motifs de l’ordre le plus élevé, songeait à se séparer de l’homme dont elle était l’orgueil et la joie. À l’âge de quinze ans, elle entra dans l’ordre des carmélites déchaussées. Lope lui-même nous a raconté cela dans une de ses épîtres les plus intéressantes, et son récit a un cachet singulièrement espagnol. Un jour, au matin, Marcela vient le trouver dans son cabinet d’étude. Elle désire lui soumettre un projet sérieux… elle voudrait se marier… et celui qu’elle a choisi est tout ce qu’il y a jamais eu parmi les hommes de plus noble, de plus charmant, de plus aimable. Ce fiancé, cet époux, c’était le Christ ! Lope essaye vainement de changer ses résolutions ; elle demeure inébranlable et prononce ses vœux. Quelle lutte s’établit dans le cœur de Lope entre la religion et l’amour paternel, vous le devinez. Elle, qu’il couvrait d’or et de soie, elle porte une robe d’une étoffe grossière ! elle, si délicate, elle dort sur la dure ! Que de regrets, que de douleurs pour celui qui aimait Marcela et prenait soin d’elle plutôt encore comme un amant que comme un père (mas galan que padre[15]) !

Cependant, malgré la sévérité de la règle, toute communication ne fut pas abolie entre Lope et Marcela. D’ailleurs, chaque semaine, à un jour fixé, il venait célébrer la messe à la chapelle des Carmélites. Durant le saint sacrifice, il y avait sans doute entre ces deux âmes, — l’une si grande et si belle malgré ses faiblesses, l’autre toute pure et toute céleste, — un mystérieux échange d’indicibles sentiments, et peut-être toutes deux éprouvaient-elles, quoique pour des motifs bien différents et avec des nuances diverses, les sublimes douceurs d’une expiation.

L’année suivante, Lope vit également s’éloigner le jeune Lope, son second fils, qui avait remplacé Carlos dans ses affections. Ce jeune homme avait, à ce qu’il paraît, des dispositions pour la poésie ; mais Lope s’efforça de l’en détourner. En lui dédiant la pastorale de Jacinto, la première pièce qu’il eût faite, il lui disait : « Si le malheur ou vos dispositions naturelles voulaient que vous fissiez des vers (ce dont Dieu vous préserve !), que du moins la poésie ne soit pas votre unique occupation… S’il m’est permis de me citer en exemple, alors même que vous vivriez beaucoup d’années, vous rendrez difficilement à votre patrie autant de services que moi. Cependant quelle a été ma récompense ? Une maison fort modeste, une table à l’avenant, et un petit jardin dont la culture est ma seule distraction… La gloire, dites-vous, me dédommagera ! Ne le croyez point ; rappelez-vous cet emblème adopté par un savant de notre temps, et consistant en un miroir suspendu à un arbre, contre lequel des enfants lancent des pierres : periculosum splendor ! J’ai écrit neuf cents comédies, douze livres en prose et en vers sur divers sujets, et tant d’autres ouvrages, que ce qui est imprimé n’égale point, tant s’en faut, ce qui reste à imprimer encore. Eh bien, je me suis attiré des ennemis, des censures, des jalousies, du blâme et des soucis ; j’ai perdu un temps précieux, et j’ai atteint la vieillesse, non intellecta senectus, comme dit Ausone, sans pouvoir vous laisser autre chose que ces avis inutiles. Je vous dédie cette comédie, parce que je l’ai écrite à l’âge où vous êtes, et pour que vous voyiez bien, quoique cet ouvrage ait été applaudi, quelle fut la faiblesse de mes commencements : à condition toutefois que vous ne me prendrez pas pour modèle ; car cela vous exposerait à être, comme moi, applaudi de la foule, mais estimé de peu de gens. Dieu vous garde ! »

En donnant ces conseils, remarque un des précédents biographes, Lope aurait peut-être désiré qu’ils ne fussent point suivis. Mais son fils les prit au sérieux, et renonçant aux lettres, entra dans la carrière des armes. Il avait seize ans. C’était à peu près l’âge où son père lui-même s’était autrefois engagé. Dans une pièce de vers déjà citée, Lope, qui raconte à un de ses amis ce qui se passe, prévoit ses reproches. Quoi ! votre fils ! votre fils unique ! vous le laissez partir, au lieu de le garder près de vous ! — Que voulez-vous ? répond le pauvre Lope, il dit qu’il n’aime que la guerre ! — Le jeune homme partit donc. Il fut placé sous le patronage du marquis de Santa-Cruz, fils ou petit-fils du célèbre capitaine sous lequel le vieux Lope avait fait la campagne de Portugal, près d’un demi-siècle auparavant.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Feliciana. Un mariage fut arrêté pour elle avec un cavalier de bonne maison, nommé don Louis Usategui, lequel, à ce que me ferait croire son nom, devait être originaire des provinces septentrionales de l’Espagne. Mais don Louis n’avait qu’un bien fort modique, et il attendait une dot. Malheureusement le pauvre Lope avait dépensé au fur et à mesure l’argent qu’il tirait de ses comédies, et il était fort embarrassé. Comment faire ? à qui s’adresser ? Après y avoir bien réfléchi, il songea au roi Philippe IV, de qui il n’avait jamais rien sollicité, et il lui adressa en vers le placet suivant :

« Lope dit, sire, qu’il a servi votre aïeul de son épée en Angleterre. Il ne fit rien de bon alors, et a fait moins encore depuis ; mais il avait du zèle et du courage.

» Il a servi votre père de sa plume. Si elle n’a pas étendu son vol pour porter les louanges de ce prince d’un bout du monde à l’autre, c’est la faute de son peu de mérite, mais non de son désir de servir son roi.

» Lope a une fille et beaucoup d’années. Les Muses lui ont donné de l’honneur et non des rentes ; il est pauvre en actif, riche en passif. Dieu crée, le soleil fait croître, le roi soutient. Créez-moi, augmentez-moi, réparez mes maux ; je suis en marché d’un fiancé.

» La fortune me menace, la foi seule me reste. Donnez-moi, grand Philippe, une part dans vos richesses, et puissiez-vous avoir plus d’or et de diamants que je n’ai de rimes à mon service ! »

Il était impossible d’implorer l’assistance d’un roi avec plus de dignité et de noblesse ; et malgré le mauvais état où se trouvaient dès lors les finances d’Espagne, on aime à croire que Philippe IV donna généreusement de quoi doter la fille du poëte.

Après s’être séparé de Marcela et de ses enfants, Lope se sépara de la comédie. Il fut pris de quelques scrupules, un peu tardifs, et rompit avec elle. Il y avait quarante années qu’il travaillait pour le théâtre (1630).

Il n’avait d’ailleurs rien perdu de sa facilité ni de sa verve, et voici un trait qui montre ce qu’était cette puissante vieillesse. Le narrateur est Montalvan. Ils faisaient ensemble une comédie intitulée le Tiers-ordre de Saint-François. Ils devaient écrire chacun un acte et s’étaient partagé le troisième. Chacun d’eux fit son acte le premier jour. Le lendemain, Montalvan voulant devancer son vieux maître, se lève à deux heures du matin, travaille à la hâte, et à dix heures il a fini. Aussitôt triomphant il court chez Lope. Il le trouve dans son jardin, occupé à émonder un oranger qui avait souffert de la gelée : « Eh bien ! s’écrie Montalvan tout joyeux, j’ai fini mon demi-acte. — Et moi le mien, dit Lope froidement. — Et quand donc ? reprend Montalvan étonné. — À quoi le vieux poëte : Je me suis levé à cinq heures et j’ai fait ma tâche ; puis, comme il était encore de bonne heure, j’ai écrit une épître en cinquante tercets ; ensuite, après avoir déjeuné de friture, je suis venu arroser mon jardin. Mais je vous avoue que je commence à être fatigué. » Vous remarquerez, je vous prie, que Lope de Vega avait alors près de soixante-dix ans. Sans cela il ne se serait pas trouvé fatigué pour si peu.

Une telle facilité explique comment il a pu, dans un espace de quarante années, composer quinze cents pièces, et comment sur ce nombre il en a composé plus de cent en vingt-quatre heures. Il n’y a point de doute à élever sur ces chiffres. Lope de Vega les a lui-même précisés dans une pièce de vers adressée à Claudio Conde, cet ami généreux de sa jeunesse persécutée, qu’on retrouve avec plaisir l’ami préféré de sa glorieuse vieillesse.

En récompense de ces immenses travaux, Lope vieillissant était comblé d’honneurs. L’inquisition l’avait nommé le chef de ses familiers. En 1628, le pape Urbain VIII lui avait écrit de sa propre main, en le nommant chevalier de Malte et docteur en théologie. Le roi et la reine d’Espagne, quand ils le rencontraient sur leur passage, faisaient arrêter leur carrosse pour mieux contempler l’illustre vieillard. Mais ce qui ne devait pas moins flatter Lope, c’était la popularité dont il jouissait. Son portrait se trouvait dans toutes les maisons. Son nom était devenu un éloge : pour dire d’une chose qu’elle était belle, rare, curieuse, on disait proverbialement qu’elle était de Lope (es de Lope). Enfin, chaque fois qu’il paraissait dans les rues de Madrid, aussitôt les fenêtres, les balcons, les portes s’emplissaient de gens qui cherchaient à le voir. Femmes, enfants, vieillards, se le désignaient l’un à l’autre avec amour et fierté. Tous l’entouraient, le bénissaient comme le poëte de l’Espagne, le poëte qui avait par ses ouvrages agrandi et assuré la gloire nationale.

D’une complexion saine et vigoureuse, et ayant l’habitude de faire beaucoup d’exercice, Lope parvint, exempt d’infirmités, jusqu’à un âge assez avancé. Mais au commencement de l’année 1635, il éprouva deux chagrins très-vifs, dont un seul, dit Montalvan, sans s’expliquer d’ailleurs à cet égard, eût suffi pour abattre le plus grand courage. Dès lors, il fut en proie à une profonde mélancolie.

Le 6 d’août, ayant dîné avec Montalvan et un ami commun, on l’entendit exprimer le souhait d’une mort prompte. Ces vœux ne devaient pas tarder à être exaucés.

Le vendredi, dix-huitième jour du même mois (il avait composé la veille un sonnet sur la mort d’un gentilhomme portugais), il se leva de grand matin, à son ordinaire, célébra sa messe, arrosa son jardin, et quoiqu’il fût indisposé, il ne voulut ni enfreindre le jeûne ni s’exempter de la discipline. Dans la soirée, il sortit pour assister à des thèses de médecine et de philosophie que l’on devait soutenir au collége des Écossais. Là il se trouva mal, et l’on fut obligé de l’emporter chez lui. Il se mit au lit. On le purgea, on le saigna, inutilement. Le dimanche 20, sur le soir, d’après le conseil du médecin du roi, qui était son ami, Lope demanda les derniers sacrements, qui lui furent administrés. La triste cérémonie terminée, il envoya chercher sa fille Feliciana et lui donna sa bénédiction. Il fit ensuite ses adieux à ses amis, leur tenant les discours les plus pieux, leur recommandant la paix, la concorde, la charité. « La véritable gloire, disait-il à Montalvan, est dans la vertu, et je donnerais volontiers tous les applaudissements que j’ai reçus pour avoir fait une bonne action de plus. » Puis, se tournant vers une image de Notre-Dame d’Atocha, à laquelle il avait une dévotion particulière, il pria la Vierge de lui continuer sa protection, et puisqu’elle tenait dans ses bras celui qui devait le juger, de l’intercéder en sa faveur. Il était épuisé : on le laissa. Il passa une nuit très-agitée. Le lendemain lundi, bien qu’il eût conservé la plénitude de ses facultés, il pouvait à peine s’exprimer distinctement, et ses amis ne voyaient que trop que le moment solennel était venu. Agenouillés dans sa chambre, ils priaient et pleuraient. Un religieux prodiguait au malade de pieuses exhortations. Lui, les yeux levés vers le ciel, les lèvres appuyées sur un crucifix, il écoutait dans un saint recueillement, quand tout à coup on entendit une voix mourante prononcer faiblement les noms de Jésus et de Marie. Le grand poëte avait cessé de vivre.

Les funérailles furent magnifiques. Le duc de Sessa, que Lope avait nommé son exécuteur testamentaire, se montra digne d’une si haute marque de confiance. Mais ce qui honorait bien mieux la mémoire du défunt, ce fut l’empressement des Espagnols de toutes les classes. Tout ce qu’il y avait à Madrid de grands seigneurs, de personnages titrés, de poëtes, de savants, d’artistes, suivait le convoi, entourant avec toute sorte d’égards le neveu et le gendre de Lope. Toutes les congrégations religieuses, sans être appelées, étaient venues. Les fenêtres, les balcons étaient remplis de curieux ; les rues en étaient encombrées, et cependant le convoi, après avoir traversé à grand’peine les flots épais de la foule, s’étendait d’une extrémité à l’autre de la ville. À la prière de Marcela, on avait fait un détour pour passer devant le couvent des Carmélites déchaussées. Elle avait voulu rendre un dernier hommage à celui qu’elle avait aimé d’une affection si touchante. Le convoi défila donc sous ses yeux ; et lorsque l’illustre mort fut arrivé devant le monastère, porté par ses confrères de la congrégation des pauvres prêtres, le visage découvert, suivant l’usage d’Espagne, il y eut un repos de quelques instants. Puis le convoi reprit sa marche vers l’église de Saint-Sébastien, où la messe funèbre fut célébrée avec beaucoup de solennité ; et l’on a remarqué qu’à la fin de la cérémonie, au moment où l’on descendit le cercueil du catafalque pour le porter dans le caveau qui lui était préparé, l’assistance fit entendre un profond gémissement, comme si l’Espagne n’eût perdu que de ce moment le premier et le plus grand de ses poëtes.

Lope était de taille moyenne, bien fait et agile. Le visage très-beau. Une physionomie d’aigle.

D’une propreté irréprochable sur sa personne, il aimait les meubles élégants, les tableaux, les livres. Peu soucieux de ses intérêts personnels, il portait dans les affaires de ses amis un zèle, une activité sans égale. Dans le monde, poli avec les hommes, galant avec les dames, et le causeur le plus éloquent et le plus aimable[16]. Il ne pouvait souffrir, ni ceux qui demandent l’âge d’une personne, à moins que ce ne soit avec une intention de mariage, ni ceux qui prennent du tabac en présence de leurs supérieurs, ni les gens d’église qui allaient consulter les devineresses, ni les vieillards qui se teignent les cheveux, ni enfin les hommes qui parlent mal des femmes, ingrats envers le sexe auquel ils doivent leur mère.

Rieur et malin, habile à lancer le trait, jamais, quoique souvent attaqué, il n’a composé de satire. « J’ai toujours détesté la satire, dit-il dans une de ses comédies. Une satire, selon moi, fait plus de tort à son auteur qu’à ceux contre qui elle est dirigée. Ce genre d’ouvrages ne convient qu’aux méchants[17]. » Et dans son Nouvel art dramatique : « Piquez, dit-il aux poëtes, mais ne blessez pas ; car celui qui outrage ne doit attendre ni faveur dans le présent, ni renommée dans l’avenir. » Et après tout, qui aurait-il attaqué ? « J’aime ceux qui m’aiment, disait-il un jour à Montalvan, et je ne hais pas ceux qui me haïssent. »

Non content de s’interdire tout écrit satirique, il prenait plaisir à placer dans ses comédies l’éloge de tous les hommes qui, soit dans les lettres, soit dans les arts, soit dans les sciences, soit dans la politique ou la guerre, avaient ajouté quelque chose à la gloire de la patrie. C’était à ses yeux un devoir civique. Il cherchait toutes les occasions de l’accomplir, et s’en vantait. Mais nul de ses compatriotes n’a été plus loué par lui que Cervantes, le seul de ses rivaux qu’il pût sérieusement redouter. Il le regardait comme un maître d’éloquence, le mettait sur la ligne d’Homère et de Virgile, et rappelait sans cesse de la manière la plus flatteuse la glorieuse blessure que le grand écrivain avait reçue à Lépante. « Bien qu’il n’ait qu’une main, dit-il quelque part, il a écrit pour l’immortalité[18]. » Il est vrai de dire que ces éloges, Cervantes, en homme généreux, les lui a bien rendus.

Jamais pauvre ne frappa à sa porte sans obtenir quelque secours ; seulement, afin de ne pas perdre trop de temps, il avait la précaution de tenir toujours prête sur sa table de travail la monnaie qu’il voulait distribuer. Venait-il un vieux prêtre réduit au dénûment, il l’habillait de la tête aux pieds. Un jour même il s’oublia au point de donner toute sa garde-robe, et quand il voulut sortir il ne trouva plus chez lui de quoi se vêtir convenablement.

J’ai parlé du zèle avec lequel il s’acquittait des devoirs auxquels il était obligé comme membre de la congrégation des prêtres nés à Madrid. Au nombre de ces obligations, ai-je dit, était celle d’accompagner ceux qui mouraient à la dernière demeure. Dans une de ces cérémonies, comme on venait d’arriver au champ du repos, Lope, déjà avancé en âge, témoigna le désir d’ensevelir lui-même le défunt. Les assistants voulurent, mais en vain, épargner ce pénible office à sa vieillesse. Ayant dépouillé son manteau ecclésiastique, il descend dans la fosse pour recevoir le cadavre, l’étend sur la couche funèbre, et ne se retire qu’après avoir pieusement jeté sur ces restes les premières pelletées de terre.

Mais voici peut-être quelque chose de plus beau encore. Un jour, un je ne sais quel homme, sans respect pour son habit, sans respect pour son âge et sa gloire, l’insulte. Lope lui représente ses torts. « Eh bien ! dit l'autre furieux, si vous n’êtes pas content, marchons ! — Oui, marchons, réplique aussitôt le vieux soldat devenu prêtre… Marchons à l’autel, moi pour y dire une messe, vous pour me la servir. » — Quelle présence d’esprit et quelle force d’âme ! Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans ce trait quelque chose d’héroïque ?

Arrêtons-nous ; il est temps d’achever. Maintenant, si je ne m’abuse, on connaît Lope ; on connaît sa vie, ses mœurs, ses goûts, son caractère ; et l’on demeure persuadé comme nous, que, malgré ses faiblesses, inséparables d’une organisation vive et sensible, le grand poëte était en même temps un homme excellent et un grand homme.


§ II.

Lope de Vega a composé : 1o deux poëmes héroïques d’invention, la Beauté d’Angélique et la Jérusalem conquise ; 2o quatre poëmes tirés de la mythologie, Circé, Andromède, Philomèle, et Proserpine ; 3o quatre poëmes dont le sujet a été emprunté à l’histoire, Saint Isidore, la Dragontea, la Couronne tragique, et Notre-Dame de la Almuneda ; 4o un poëme burlesque, la Gatomachie ; 5o plusieurs poëmes descriptifs ou didactiques, la Description de la Tapada, la Madelaine, et le Nouvel art dramatique ; 6o une foule de sonnets, de romances, d’odes, d’élégies, d’épîtres ; 7o plusieurs ouvrages mêlés de prose et de vers ; 8o huit nouvelles en prose ; 9o plusieurs ouvrages didactiques en prose, ainsi que des préfaces, des dédicaces ; 10o et enfin, quinze cents comédies, et un nombre indéterminé d’autos et d’intermèdes. Notre intention n’est pas d’examiner aujourd’hui toute cette œuvre immense. Nous nous bornerons pour le moment au théâtre de Lope, et encore nous contenterons-nous de considérer d’une manière générale sa théorie dramatique, les qualités principales qui distinguent ses comédies, et l’esprit qui les anime.

À proprement parler, Lope de Vega n’est pas le premier dramatiste espagnol qui ait écrit dans un système opposé à celui d’Aristote. Mais avant lui il n’y avait que des essais partiels et sans portée : les meilleurs esprits, à la tête desquels il faut placer Cervantes, hésitaient incertains entre la forme des anciens et une forme nouvelle. Lope parut, et consacrant par son exemple, par ses préceptes, la théorie moderne, il entraîna tout à sa suite, et les poëtes et la nation. Voilà pourquoi l’on doit, selon nous, le regarder comme le vrai fondateur de la comédie espagnole.

À la même époque où Lope fondait la comédie espagnole, en Angleterre Shakspeare créait son drame[19] ; et tous deux ont assis leur théâtre sur les mêmes principes, le mélange des genres et l’indépendance des unités. Comment expliquer cette singulière coïncidence ? Comment ces deux poëtes, séparés par tant de causes, d’un génie si divers, et inconnus l’un à l’autre, se sont-ils trouvés d’accord sur la théorie de l’art ?

On a pensé, on a dit que les deux nations étaient barbares, et que nos poëtes se ressentaient de la barbarie de leur pays et de leur temps. L’histoire repousse cette explication. En Angleterre le siècle de Shakspeare est en même temps le siècle d’Élisabeth et de Bacon, c’est-à-dire de la science politique et de la philosophie. Et d’ailleurs, Shakspeare, en qui l’on voit tant de grâce et de délicatesse avec une si profonde connaissance des hommes et des choses, Shakspeare seul ne prouverait-il pas une haute culture d’esprit, une civilisation très-avancée ? — En Espagne, le siècle où naquit Lope est, sans contredit, l’époque la plus glorieuse de la nation, celle où elle a possédé le plus d’influence et de grandeur. Elle domine le continent d’Europe, et règne sur l’Amérique. Jamais peut-être on n’avait vu une semblable puissance. Au dedans, des mœurs pleines d’élégance et de noblesse ; les vieillards honorés, respectés ; les femmes entourées d’ardents hommages et d’un dévouement chevaleresque. On trouve, il est vrai, chez ce peuple, en matière de religion, d’étroits préjugés, une intolérance farouche ; mais les mêmes préjugés, la même intolérance, tout au moins, existent aussi un siècle plus tard en France, sous Louis XIV. Comparez, par exemple, l’expulsion des Morisques et la révocation de l’édit de Nantes, et vous demeurerez convaincu que celle-ci, plus inique dans son principe, fut dans les mesures employées plus cruelle[20]. Et cela empêche-t-il la France d’alors d’être une admirable nation, et très-civilisée ? Au point de vue littéraire, le génie espagnol, en se maintenant original, se perfectionnait par l’étude des modèles de l’antiquité et de l’Italie ; chaque jour se révélaient des poëtes du plus rare talent, et le peuple charmé appelait cette brillante époque son siècle d’or. Enfin, quant à Lope, outre les connaissances qu’il avait acquises dans ses voyages, et sans compter qu’il parlait et écrivait les principales langues de l’Europe moderne, il possédait en savant les littératures de la Grèce et de Rome ; il avait lu, plus complétement qu’on ne fait aujourd’hui, leurs poëtes, leurs orateurs, leurs philosophes ; et nous avons de lui des vers latins que ne désavouerait point, je suis sûr, le plus habile de nos professeurs en Sorbonne.

C’est pourquoi lorsqu’on voit les fondateurs du théâtre moderne établir une théorie nouvelle, au lieu de les accuser d’ignorance, il faut chercher si cette théorie ne tient pas nécessairement à la nature des choses.

Chez les anciens le théâtre était né de l’ode ou de l’hymne. On avait d’abord célébré les demi-dieux, les héros de la mythologie, en des chants lyriques ; ensuite à ces chants on ajouta une action et quelques personnages ; et ceux-ci durent se mouvoir avec une majestueuse solennité dans une sphère idéale. Le fait mis en action était d’une extrême simplicité : point d’épisodes, point de détails qui eussent rappelé d’une façon trop précise les souvenirs de la vie commune. Or, l’action étant fort bornée, elle pouvait, elle devait s’accomplir sur un terrain et dans un espace de temps peu étendus, en un lieu, en un jour.

Les fondateurs du théâtre moderne partirent, comme les anciens, des traditions nationales ; et comme dans ces traditions se trouvaient le mélange d’homme des classes les plus élevées et les plus humbles, le récit des choses les plus nobles et les plus prosaïques, ce caractère des traditions dut se retrouver dans le drame. Et de ce conflit de personnages, de passions et d’intérêts, il résulta un nombre plus considérable d’incidents, d’événements, une unité plus vaste, plus compliquée, plus variée. Et dès lors, on le conçoit sans peine, le poëte fut obligé de faire passer son action en différents lieux et dans un plus long temps.

Les poëtes français du dix-septième siècle, qui ont laissé de si beaux ouvrages empreints d’un jugement supérieur, ont préféré la théorie ancienne. Mais aussi il faut se rappeler qu’ils n’ont dramatisé aucun sujet emprunté à l’histoire nationale, et qu’ils ont traité presque exclusivement des sujets grecs et romains. N’est-ce pas une preuve de plus que la forme du drame est impérieusement commandée par la nature des fictions ?

Dans son Nouvel art dramatique, Lope, parlant de sa théorie, se donne l’épithète de barbare, et s’accuse d’avoir composé contre les règles pour plaire à un grossier public[21]. Tous les critiques ont pris ces paroles au sérieux. Un seul, Bouterweck, ne s’y est pas trompé : il a reconnu que Lope plaisantait, et qu’en faisant semblant de se moquer de lui-même, il s’était moqué de ses détracteurs. Là est la vérité. Remarquez, en effet, comme Lope s’exprime à la fin de ce même poëme : « Voilà ce que vous pouvez regarder comme des aphorismes, vous qui ne vous préoccupez point des préceptes de l’art ancien. » Ailleurs, dans l’Églogue à Claudio, il dit avec une sorte d’orgueil : « C’est à moi que l’Espagne doit son art dramatique, bien que je n’aie point suivi les règles sévères de Térence, etc., etc. » Et dans une préface qu’il écrivit en 1635, l’année même de sa mort, il disait d’une de ses pièces[22] : « Elle est écrite dans le système espagnol, et non selon les règles sévères de l’antiquité grecque et latine ; car le goût peut changer les règles, comme la mode change les habits, et le temps les coutumes. » On pourrait multiplier les citations ; mais cela ne suffit-il pas pour montrer que Lope croyait à sa théorie ? Et puis, comment admettre qu’un poëte ayant le moindre respect pour l’art et pour lui-même eût composé quinze cents ouvrages dans un système qu’il eût jugé contraire à la raison et au bon sens[23] ?

Seulement, il faut l’avouer, une autre pensée se joignit au sentiment de son droit pour déterminer Lope. « Jamais, a-t-il écrit, jamais imitateur n’égala son modèle. Le génie ne doit obéir qu’à ses propres lois, et la gloire n’appartient qu’aux esprits originaux[24]. » Déjà convaincu de la légitimité de sa théorie, son amour de la gloire l’empêcha d’hésiter.

Mais quelle que soit l’importance de la forme, elle n’est que secondaire dans un drame. Ce que l’on doit chercher avant tout dans un auteur dramatique, c’est la puissance créatrice, l’art de peindre les mœurs, de peindre les caractères et de les mettre en scène, l’élévation de la pensée, la verve de plaisanterie, le sentiment de l’effet théâtral, et enfin le style. Voilà les qualités par où nous allons essayer de faire connaître Lope.

Si jamais poëte a reçu du ciel la faculté créatrice, faculté si précieuse et si rare, assurément c’est Lope. Nul à cet égard ne fut mieux doué ; nul peut-être ne le fut aussi bien. Et cela je ne le dis pas seulement parce qu’il a composé un nombre infini de pièces, mais parce qu’il a imaginé une comédie toute nouvelle, qui n’est ni la comédie satirique d’Aristophane, ni la comédie judicieuse et honnête, mais un peu froide, des Latins, ni la comédie épigrammatique et licencieuse des Italiens modernes ; comédie brillante, élégante, pleine d’action, de vie, de mouvement, d’une intrigue vive et facile, et constamment remplie par le jeu des plus nobles passions. Pour le fond des choses, comme pour la forme, Lope de Vega a créé un théâtre.

On peut aussi recommander la comédie de Lope sous le rapport de la peinture des mœurs. Il avait beaucoup vu, et, par conséquent, avait beaucoup retenu. À quiconque voudrait connaître l’Espagne de 1580 à 1630, c’est-à-dire à l’une de ses époques les plus intéressantes, ses mœurs, ses coutumes, ses usages, ses idées, ses préjugés, et qui me ferait l’honneur de me consulter sur les documents à lire, je répondrais : Avec Cervantes et les romanciers, lisez Lope de Vega. L’Espagne d’alors est dans les comédies et dans les romans, comme la France du dix-septième siècle est dans les mémoires.

Il peint avec le même talent les caractères, surtout les Espagnols, soit du moyen âge, soit des temps modernes. Rois, princes, grands seigneurs, grandes dames, étudiants, militaires, toute la société de son temps vient figurer dans ses comédies. Il a quelquefois placé dans ses pièces des personnages dont il fait les représentants d’une certaine classe[25] ; mais le plus souvent, et presque toujours, ce sont des individualités vivement esquissées. Qu’il me soit permis de montrer, par un ou deux exemples, comment il les met en scène.

Un célèbre critique allemand, dont j’admire profondément l’esprit et l’éloquence, et à qui je reprocherai seulement, quand il parle des Espagnols, de substituer trop souvent son imagination, sa fantaisie à la réalité, M. Schlegel s’est fort moqué quelque part des critiques qui font des citations, et, à ce propos, il rappelle ce conte d’un ancien rhéteur, lequel les comparaît à un homme qui montrait un fragment de marbre comme échantillon de sa maison. Rhéteur, distinguons. Si votre homme avec son marbre prétendait donner une idée de l’ordonnance et de la grandeur de sa maison, j’en conviens, il était fou. Mais avait-il tort s’il voulait prouver seulement que sa maison était de marbre et non de brique ?

La scène que je vais traduire est un rachat de captifs[26], sujet que les dramatistes espagnols semblent avoir affectionné, et qui excitait au plus haut point l’intérêt de leurs compatriotes. Nous sommes à Constantinople vers 1570. Nous sommes sur la place du marché. Arrive un homme, un marchand qui sert d’intermédiaire à un religieux rédempteur de la Trinité, et chargé par lui de racheter un certain nombre de captifs. Cet homme est aussitôt entouré par une foule de malheureux, lesquels s’efforcent d’attirer son attention.

Premier captif.

Seigneur, ayez pitié d’un pauvre malheureux qui a été quatorze ans captif, soit à Tripoli, soit dans cette ville.

Deuxième captif.

Et moi, seigneur, ne m’oubliez pas. Je suis sans ressources, et n’ai personne qui puisse rien faire pour moi. Si je ne puis sauver ainsi mon âme, que Dieu la sauve avec son sang ! car mon maître est si cruel que je serai forcé de renier.

Troisième captif.

Moi, seigneur, je pourrai vous donner la somme marquée sur ce papier. Vous en serez remboursé, je vous assure. Vous ne ferez qu’avancer l’argent de ma rançon.

Le marchand.

Allons ! allons ! ne soyez pas ainsi tous après moi, puisque vous voyez que je veux votre bien. C’est le père rédempteur qui est venu avec cette mission du ciel.

Une femme captive.

Oh ! oui, c’est le ciel, le ciel même qui l’envoie. Ayez compassion de moi, seigneur, (montrant son enfant qu’elle tient par la main) ainsi que de ce pauvre enfant, dont les mahométans vont s’emparer si vous ne le tirez d’ici. Rappelez au père rédempteur que ces jeunes âmes sont une cire molle sur laquelle ces mécréants peuvent mieux graver leurs préceptes impies. Ce n’est pas pour moi que je vous implore ; c’est pour ce pauvre petit ange, qui m’est mille fois plus cher que ma propre vie.

L’enfant.

Oui, seigneur, c’est bien vrai ; mon maître me menace chaque jour de m’emmener dans la mosquée, et là de me rendre mahométan.

La femme.

Il a juré qu’il ne tarderait pas à le circoncire. Voyez quelle belle aubaine ce serait pour Lucifer !

Le marchand.

Nous ferons ce que nous pourrons avec notre argent. On s’occupe en ce moment de l’estimation.

Premier captif.

Vous lui promettez son rachat ? elle est femme, ce sera plus difficile. Songez plutôt à un pauvre malheureux qui n’a pour se couvrir le corps qu’un xaléco[27], qui n’a pour se nourrir que du biscuit bien dur, et qui est forcé de ramer depuis février jusqu’en octobre. Si encore on ne nous donnait pas la bastonnade !… Je renoncerais à une Turque mon amie, qui ne cesse de me faire des présents, et qui, vive Dieu ! pas plus tard qu’avant-hier, voulait me donner ses bracelets et son collier.

Le marchand.

D’où es-tu ?

Premier captif.

De Majorque.

Le marchand.

Ç’a été bien à toi de refuser.

Deuxième captif.

Si ce sont les disgrâces qui vous touchent, nous en aurions tous à vous conter, et ceux que vous laisseriez ici ne le céderaient guère à ceux que vous emmèneriez.

Le marchand.

Patience, mes amis ! patience ! il ne faut pas désespérer. Aujourd’hui est venue la Trinité, demain ce sera le tour de la Merci[28] ; et si nous ne pouvons vous racheter, c’est elle qui mettra fin à votre malheur.

La femme.

Si la Trinité nous abandonne, comment pourrions-nous compter sur la Merci ?

L’enfant.

Dites-moi, seigneur, si, comme me l’enseigne ma mère, Dieu le fils, la seconde personne de la Trinité, en se faisant homme a racheté le monde, pourquoi donc ne vient-il pas aussi nous racheter, nous qui sommes ici esclaves ?

Le marchand.

C’est que dans cette circonstance, ce mot trinité désigne tout simplement un ordre religieux, et le rédempteur qui arrive est un homme et non pas un dieu. C’est un père trinitaire, et vous autres l’appelez rédempteur parce qu’il s’occupe du rachat des esclaves.

L’enfant.

Cela doit être comme vous dites ; car s’il était Dieu, il nous rachèterait tous.

Le marchand.

Bien, mon enfant ! Pour cette belle réponse, je vous mets sur ma liste.

L’enfant.

Je n’y tiendrai pas beaucoup de place, étant si petit.

Le marchand.

Mais je ne puis emmener deux personnes de la même famille. Il faudra que votre mère reste ici.

L’enfant.

S’il en est ainsi, oh ! alors pardonnez, mais laissez-moi ici à sa place. Je vous promets à tous deux de ne jamais oublier Dieu ni que je suis chrétien.

Le marchand.

À cause de la reconnaissance et de l’attachement que vous témoignez à votre mère, je me vois obligé de la racheter avec vous, et il faut, elle aussi, que je l’inscrive. (À la Femme.) Comment vous nommez-vous ?

La femme.

Je me nomme Constance.

Le marchand.

Et vous, mon enfant ?

L’enfant.

Marcelo.

La femme.

Mon enfant ! c’est le ciel même qui t’a inspiré quand tu parlais, et je te dois la vie.

Le marchand.

De quel pays ?

La femme.

De Chypre.

Le marchand.

De quelle ville ?

La femme.

De Nicosie.

Le marchand.

C’est bien. — Et vous, bon vieillard, comment vous nomme-t-on ?

Troisième captif.

Dieu vous récompense de votre charité, monseigneur ! Je me nomme Juan de Lescano, et je suis Espagnol.

Deuxième captif.

Dites donc de quel pays.

Troisième captif.

De Séville.

Le marchand.

Et vous, mon ami ?

Deuxième captif.

Moi, seigneur, je suis de Marzagan.

Le marchand.

Votre nom ?

Deuxième captif.

Je m’appelle Pedro.

Le marchand.

Et vous, d’où êtes-vous ?

Premier captif.

D’Alicante, et je suis pêcheur.

Le marchand.

Comment vous appelez-vous ?

Premier captif.

Juan de Flores.

Le marchand.

Allons ! c’est bien, je vous emmène tous.

L’enfant.

Quoi ! mère, nous nous en allons ?

La femme.

Oui, mon enfant.

L’enfant.

Tout de suite ? tout de suite ?

La femme.

Oui, mon amour chéri.

L’enfant.

Faites-y bien attention. En arrivant là-bas, ne manquez pas de m’acheter une épée, et tous les Turcs que nous rencontrerons, je les tuerai !


Il est inutile de faire remarquer au lecteur la vérité de cette scène et l’art avec lequel sont posés les divers personnages, qui tous sont vivants. Ce marchand, un peu froid d’abord, mais sensible et humain, et qui se laisse émouvoir par l’expression d’un sentiment élevé ; les captifs qui menacent adroitement de renier ; la femme dolente et pieuse ; l’enfant spirituel et vif, confiant dans ses forces, qu’il n’a pas encore éprouvées, et se livrant aux petites forfanteries de son âge ; et, au fond du tableau, le trinitaire silencieux ; tout cela est observé et rendu avec une exquise finesse.

Je vais maintenant citer une scène d’un caractère différent, bien qu’empruntée à la même pièce que la précédente[29]. Une ligue a été conclue contre le sultan Sélim entre l’Espagne, Rome et Venise. D’abord les Turcs ont eu l’avantage ; mais les chrétiens ne sont pas découragés, et bientôt ils auront leur revanche : dans quelques jours doit avoir lieu la bataille de Lépante. Vous êtes à Messine en 1571. Vous allez assister à un conseil de guerre composé des généraux espagnols et italiens les plus illustres de ce temps. C’est don Juan d’Autriche, le fils naturel de Charles-Quint, qui préside le conseil. Autour de lui sont assis le fameux André Doria, le marquis de Santa-Cruz, Marc-Antoine Colonne, Hector Spinola, Augustin Barbarigo, don Fernando de Mendoza, Lope de Figueroa. Le secrétaire du conseil se prépare à écrire.

Don Juan d’Autriche ouvre la séance. Il dit l’importance de l’entreprise et fait voir les bonnes dispositions où se trouve l’armée. Tous les soldats se sont confessés et ont reçu l’eucharistie.


Don Juan d’Autriche.

Voilà, messeigneurs, l’état des choses, et envoyé ici par le roi mon seigneur, j’ai voulu vous consulter. Il me tarde de voir les Turcs abattus aux pieds de notre ligue triomphante et de les livrer comme trophées à l’Église.

André Doria.

Les différends qui se sont élevés entre Gênes et Venise rendront sans doute suspect mon langage ; et si je n’eusse consulté que mon amour-propre, j’aurais dû peut-être laisser parler les autres et me ranger à l’opinion du plus grand nombre : mais je ne me compte pour rien, j’oublie tout ce qui m’est personnel lorsqu’il s’agit de la gloire de Dieu, — de la gloire de mon roi et de ma patrie. — Ç’a été constamment un principe proclamé par les plus grands hommes de guerre, dont j’ai tâché toute ma vie de suivre les exemples, que, de puissance à puissance, il faut éviter de livrer bataille, à moins qu’on n’y soit contraint ou qu’on n’ait l’avantage ; et, en effet, c’est une témérité que de jouer ses plus chers intérêts, sa vie, son honneur, sur un coup de dé incertain contre la fortune capricieuse. Or, les Turcs nous sont supérieurs : ils sont plus nombreux que nous, leur marine vaut mieux que celle de Venise, qui a tant dégénéré. Ils ont des soldats de marine ; et nous, nos troupes de terre, qui sont excellentes, se trouvent tout à fait dépaysées sur ce nouvel élément. Ils sont braves, et leur courage s’est enflé des récentes victoires remportées par eux en Chypre et à Candie. De plus, leur flotte, composée d’une seule nation, obéit à un seul chef, tandis que notre armée, à nous, est composée de différents peuples parmi lesquels règne une continuelle discorde… Quant à la nécessité de combattre, elle n’existe pas pour nous, et à un homme attaqué il suffit de se défendre chez soi ; car le temps fait souvent plus que l’épée. Si nous sommes vaincus, l’Italie est à découvert ; vainqueurs, voici l’époque de la mauvaise saison ; force nous est de regagner à la hâte nos quartiers d’hiver, et cependant l’ennemi renouvelle ses armements. Donc je suis d’avis que, sans attaquer les Turcs, on secoure Chypre, et qu’ensuite on les détourne par une adroite diversion. Inquiétez les côtes de la Morée, et il ira les défendre. Vous donnerez ainsi du repos aux assiégés qui en ont tant besoin, et en éloignant l’ennemi vous les sauvez, ce qui est le principal but de la guerre[30].

Don Juan d’Autriche.

Je vois que mon avis a besoin d’être appuyé. Parlez, seigneur marquis de Santa-Cruz. J’attache le plus grand prix à l’opinion d’un si illustre capitaine.

Le Marquis de Santa-Cruz.

Si vous considérez, nobles seigneurs, la mer toute couverte de vaisseaux qui la rendent semblable à une vaste forêt ; si vous considérez tous ces peuples qui se sont assemblés à grands frais pour cette cause sainte ; si vous songez à tout ce qu’a fait la sollicitude des puissances pour former cette sainte ligue, comment pourriez-vous voir sans colère et sans honte que de si grands préparatifs devinssent inutiles ? Si nous devions finir par la fuite, n’était-il pas plus simple de rester ? Pourquoi tant de bruit ? Pourquoi venir jusqu’ici ?… Que si l’on dit que la nécessité seule doit conseiller une bataille, quelle situation fut jamais plus pressante que la nôtre ? N’entendez-vous pas d’ici les cris insolents des Turcs encore tout fiers d’avoir porté le fer et la flamme dans d’opulentes cités ? et que n’oseront-ils pas, s’ils voient que toutes les forces de la Chrétienté refusent le combat quand ils le leur présentent ? N’est-il pas toujours dangereux de diminuer sa réputation ? et que devenons-nous nous-mêmes, si l’on peut dire de nous que nous nous sommes lâchement joués de tous ceux à qui nous avions donné des promesses et des espérances ?… Pour ce qui est de la prétendue supériorité des Turcs, je la nie : voyez plutôt ce que nous avons fait à Malte et à Rhodes avec une poignée d’hommes. Ici nous serions presque à nombre égal ; et encore les Turcs n’ont-ils que des recrues, car le siége de Nicosie a dévoré tous leurs vieux soldats. Puis, il est raisonnable à la guerre d’abandonner quelque chose à la fortune ; il faut un peu se confier à la justice de sa cause ; il faut un peu se confier au génie, à la sagesse, au courage, à l’honneur, à la puissance de l’Espagne, de Venise et de Rome !… Il y a plus : supposons, je le veux bien, supposons que nous soyons vaincus… Eh bien ! Sélim aura-t-il pour cela anéanti la vertu de notre ligue ? Ne nous reste-t-il plus de soldats en Flandre ? Le roi Philippe n’a-t-il pas d’autres armées ? La noble Espagne n’a-t-elle pas un autre sang qu’elle puisse offrir à Dieu et à l’Église ? Et j’en réponds, si nous étions vaincus, ce ne serait pas sans que l’ennemi eût essuyé de grandes pertes ; tandis que si au contraire nous sommes vainqueurs, nous n’avons qu’à paraître, et la Grèce est à nous. De quoi nous servirait d’aller inquiéter la Morée pour y attirer l’ennemi à notre suite ?… Mon avis est donc que votre altesse s’embarque au plus tôt, qu’elle aille chercher l’ennemi, et que l’ayant rencontré, elle lui livre bataille. Voilà, mon seigneur, ce que vous conseille l’héritier des Bazan ; et sur la croix de cette épée, devant laquelle je m’incline humblement comme chrétien, je jure que ce que j’ai dit, je l’ai dit sans aucune passion, sans aucune vue personnelle, et seulement pour la décharge de ma conscience.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, don Fernando Carrillo de Mendoza, quel est votre avis ?

Don Fernando.

Je pourrais, seigneur, l’appuyer de bonnes raisons ; je n’émettrai que celle-ci : c’est que le pape Pie V m’a inspiré par sa sainteté et sa morale une confiance absolue, et puisqu’il veut qu’on livre combat aux mécréants, je vote pour que l’on combatte au plus tôt.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, Barbarigo ?

Barbarigo.

Moi, seigneur, n’ayant point d’opinion arrêtée, je me rangerai à celle qui réunira la pluralité des voix.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, Hector ?

Hector.

Moi, je suis pour le combat.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, Marc-Antoine ?

Marc-Antoine.

Le combat, seigneur ! Mon avis est que le retarder, c’est retarder d’autant la victoire.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, don Louis de Requesens ?

Don Louis.

Que nous allions chercher l’ennemi, s’il le faut, jusqu’à Constantinople.

Don Juan d’Autriche.

Et vous, don Lope de Figueroa ?

Don Lope.

Que je me fais fort de mettre, à moi seul, tous les Turcs à la raison, et qu’avec votre altesse ce ne sera qu’un tour de main.

Don Juan d’Autriche.

Eh bien ! en avant ! suivons le noble marquis !

Plusieurs voix.

Oui ! suivons le marquis ! L’opinion qu’il a exprimée est celle d’un cœur généreux.


Nous croirions faire injure à l’intelligence et au goût de nos lecteurs en leur indiquant tout ce qu’il y a dans cette scène de grand et d’homérique. Nous nous contenterons d’observer que de ces personnages, ceux que nous connaissons le mieux sont représentés d’une manière conforme à l’histoire ; que Lope avait connu personnellement plusieurs d’entre eux, et qu’en particulier, il avait dans sa jeunesse servi sous le marquis de Santa-Cruz, auquel il attribue un si beau rôle ; enfin que, dans sa pensée, ce conseil de guerre fut tenu peu de jours avant la bataille de Lépante, qui est en quelque sorte le dénouement de la pièce[31].

Après cette admirable scène, je pourrais me dispenser de rien ajouter pour montrer l’élévation du talent de Lope. Mais je veux faire voir de quelle manière idéale il savait peindre la passion de l’amour.

Voici la position. Un vieux chevalier du moyen âge espagnol, le noble et vaillant Gonzalo Bustos, est allé vers le roi maure de Cordoue, chargé d’un message par son beau-frère Ruy Velasquez, lequel s’entend avec le roi maure. Gonzalo Bustos, à peine arrivé à Cordoue, est emprisonné. Dans sa prison le vieux chevalier se lamente, lorsque la porte s’ouvre, et il voit entrer une jeune Morisque d’une rare beauté : c’est la sœur du roi de Cordoue, nommée Arlaja. Alors s’engage la scène que voici[32] :


Arlaja.

N’êtes-vous pas chrétien, vous qui êtes prisonnier du roi mon frère ?

Bustos.

Oui, pour mon bonheur, je suis chrétien ; mais, pour mon malheur, je suis prisonnier… Permettez, madame, queje baise vos pieds.

Arlaja.

Levez-vous, ne restez pas dans cette humble posture.

Bustos.

Oh ! laissez, laissez-moi vous remercier ainsi de vos bontés ; laissez-moi me consoler ainsi de mes peines, que vous me rendez chères. Ah ! sans doute je suis libre, puisque je vous vois, car je vois en vous la douce image de la Pitié. Nous autres Castillans, nous croyons aux augures[33] ; et si les premiers qui se sont offerts à mes yeux ne sont pas trompeurs, j’ai confiance que ma prison ne sera pas de longue durée. Oui, en vous voyant, l’espérance renaît dans mon cœur.

Arlaja.

Le roi mon frère a été si fort touché en apprenant votre aventure, que bientôt il vous rendra la liberté. S’il n’eût pris en considération votre noblesse, votre mérite, et la perfidie dont on a usé à votre endroit, déjà ses ministres vous auraient tranché la tête. Mais vous ne pouvez douter de ses bonnes dispositions pour vous, puisqu’il a laissé en mes mains la clef de votre prison. C’est moi qui serai votre alcayde[34] ; c’est à moi que l’on a confié votre garde.

Bustos.

Alors cette mienne prison ne sera pas pour moi un châtiment et une peine, mais un avantage, un plaisir, un bien. Mon innocence doit donc être pleinement reconnue, puisqu’on me donne un ange pour geôlier. Oui, bien que vous soyez une Morisque, je ne crains pas de vous comparer à un ange, car tout ce qui est vertueux et beau mérite le nom d’ange… Quelles sont vos intentions à mon égard ?

Arlaja.

C’est de vous traiter de mon mieux, affligée que je suis de votre infortune.

Bustos.

Alors les traîtres seront bien punis ; car ils se flattaient de me perdre en me faisant accomplir ce perfide message, et au lieu de la mort sur laquelle ils comptaient, ils m’ont donné la vie et la gloire. Suis-je connu de vous ?

Arlaja.

La renommée m’a appris votre histoire, et un captif qui vous aime m’a parlé de vous… Et, croyez-le bien, jusqu’à présent j’ai si soigneusement ménagé mon cœur et mon amour, qu’en vain mon frère Almanzor a voulu me marier ; il n’a pu y réussir. Vous seul au monde m’avez inspiré un sentiment, et cela vous le devez à ma bonne opinion de votre vertu. Car moi, voyez-vous, je ne compte pour rien ni les avantages de la jeunesse ni les grâces du bel âge : l’âme est tout pour moi ; l’âme est pour moi jeunesse et noblesse, beauté et qualité.

Bustos.

Ah ! c’est le ciel, oui, le ciel qui, touché de mon malheur et m’en voulant dédommager, a ému votre volonté en ma faveur. Le ciel seul pouvait mettre dans un cœur tant de pitié ; etc., etc.


Souvent Lope s’élève jusqu’au sublime. Dans une pièce composée sur le sujet d’Horace[35], il y a plusieurs traits que me semblent bien beaux. Je n’en rapporterai qu’un seul. Le lieu de la scène est la lice où combattent les représentants d’Albe et de Rome. Les trois Curiaces sont debout, et il ne reste plus qu’un seul Horace. Les Romains qui entourent le champ du combat sont plongés dans une muette stupeur. Le dernier des Horaces devine les sentiments qui les agitent, et se tournant vers eux : « N’ayez pas peur, Romains ! ne craignez rien pour la patrie ! Je suis seul, il est vrai ; mais je porte en mon cœur le courage de trois hommes, car les âmes de mes deux vaillants frères ont passé dans mon sein ! » En vérité, cela est digne de Corneille, et son vieil Horace méritait d’avoir un fils comme celui-là.

Le sublime poëte, de qui l’on pourrait dire qu’il avait, lui aussi, trois âmes dans son sein, possède en même temps la gaieté, la verve comique la plus amusante. Schlegel, d’ailleurs injuste envers lui, reconnaît qu’il a des plaisanteries incomparables. En voici deux ou trois, d’un goût différent, qui auraient pu motiver l’opinion de Schlegel.

Nous sommes dans l’Arauco, aujourd’hui le Chili, à l’époque de la conquête, vers le milieu du seizième siècle[36]. Un soldat espagnol, espèce de gracioso, nommé Rebolledo, placé en faction à l’entrée d’un fort, s’endort de fatigue. Le général, qui fait sa ronde, voyant cette sentinelle peu vigilante, réveille Rebolledo en le piquant avec la pointe de son épée. Sur quoi notre sentinelle ouvrant les yeux et reprenant peu à peu ses sens : « Vive Dieu ! je m’étais endormi. Je rêvais que j’étais un âne, et que j’avais pour maître un laboureur, lequel, après son travail, regagnait content sa maison ; et pour me faire aller plus vite, le patron me piquait par derrière. C’est ce rêve bizarre qui m’a réveillé ! »

Notre ami Rebolledo, surpris dans une plantation de bananiers, a été fait prisonnier par les Araucans. Ceux-ci, quelque peu anthropophages, l’examinent en le dévorant des yeux. L’un : « Il me paraît un peu maigre ; c’est égal ! » Un autre : « Il faut le tuer à coups de flèches, et puis nous le mangerons. » Et l’on va le tuer, lorsqu’un troisième s’élance : « Arrêtez ! ne tirez pas !… Je crois qu’il serait mieux que nous le rôtissions tout vif. » Pendant ce singulier dialogue, Rebolledo, peu rassuré, se tait ; mais à la fin, le courage et l’esprit lui revenant, il dit qu’il a une affreuse maladie, une maladie telle, qu’en Espagne, lorsqu’un quadrupède ou un oiseau en est atteint, celui qui mange de leur chair meurt bientôt dans le délire ; et les Araucans épouvantés le laissent vivre, ne se doutant pas que la maladie de Rebolledo est tout simplement l’échappatoire.

En voici une autre qui m’a toujours paru d’une finesse d’observation admirable ; mais elle est un peu leste, et j’en avertis le lecteur scrupuleux. À lui de ne pas lire ce qui suit. — Un jeune laboureur dont un seigneur, au moyen âge, a enlevé la fiancée, va la réclamer au château avec un porcher de ses amis. Le seigneur les fait mettre à la porte. Le jeune laboureur se désole, et il confie à son ami que ce qui l’afflige le plus c’est de penser qu’un autre a eu sa fiancée. « Je suis sûr que non, dit l’ami. — Quoi ! tu le penses ?… et qui te le fait croire ? — Eh ! parbleu ! c’est que s’il l’avait eue, il te l’aurait rendue ! »

Lope, dans son Nouvel art dramatique, recommande au poëte d’embellir de quelque sentence ingénieuse ou de quelque mot spirituel la fin de chaque acte, et il a mis scrupuleusement son précepte en pratique. La plaisanterie que je viens de citer termine le second acte du Mejor alcalde.

Pour le sentiment de l’effet théâtral, je ne sache pas un poëte qui ait eu au même degré des imaginations tout à la fois dramatiques et poétiques. Ici je citerai un exemple seulement pour faire comprendre ma pensée.

Dans une de ses pièces les plus curieuses[37], Lope suppose que les juifs d’Espagne, irrités contre l’inquisition et voulant tirer vengeance des chrétiens, ont résolu d’égorger le plus pieux de tous les enfants espagnols. La victime choisie est le petit Juanico, enfant charmant et d’une piété céleste. Or, au jour fixé pour l’exécution de cet horrible crime, qui est précisément le jour de l’Assomption, Juanico, conduit par sa mère, va voir passer la procession ; et tandis qu’elle s’écoule devant eux, le pauvre enfant, apercevant la bannière sur laquelle Marie est représentée dans sa gloire au milieu d’un chœur d’anges, l’indique avec enthousiasme à sa mère en ajoutant : « Oh ! je voudrais être un des anges qui entourent la Vierge ! »

Je trouve dans la même pièce un trait plus beau encore peut-être, et je ne puis résister au désir de le citer. On me le pardonnera, j’espère. — Au milieu de la confusion qui accompagne nécessairement une cérémonie comme celle qu’est allé voir Juanico, le pauvre enfant a été enlevé à sa mère. Celle-ci, éperdue, demande à tous ceux qu’elle rencontre son enfant chéri. Personne ne l’a vu. À la fin, la malheureuse mère entre dans l’église, et, suivant une croyance espagnole, elle fait dire par un pauvre vieil aveugle l’Oraison de l’enfant perdu. L’aveugle récite l’oraison. Mais à peine a-t-il achevé qu’une voix s’élève au fond de l’église, qui chante ce fragment d’un cantique :

Que celui qui a perdu se console,
Car tout ce que l’on perd sur la terre
Se retrouve dans le ciel.

Enfin, comme écrivain, un style simple, clair, précis, d’une souplesse et d’une richesse merveilleuse[38], et qui reproduit exactement toute chose ainsi qu’un miroir fidèle, tels sont les mérites de Lope. Aussi n’hésité-je pas à le proclamer le premier poëte de l’Espagne, malgré certaines taches qui se rencontrent çà et là dans quelques-uns de ses ouvrages, et dont je vais essayer d’expliquer l’existence.

Les Espagnols, qui ont naturellement dans l’esprit beaucoup d’élévation, d’éclat et de finesse, ont aussi les défauts de leurs qualités : un certain amour de la pompe, le goût des images gigantesques, et de la subtilité. Ces défauts, vous les trouverez dès les premiers temps chez les écrivains espagnols-latins de la décadence, et c’est peut-être ce qui a fait dire à Quintilien, parlant de Lucain, qu’il avait plus de l’orateur que du poëte. — Remarquez, d’ailleurs, que les écrivains espagnols-latins de cette époque appartenaient tous aux provinces les plus méridionales de la péninsule, et, selon nous, entre l’esprit des habitants de ces provinces et celui des Africains il existe une étonnante analogie. Comparez, par exemple, Sénèque le philosophe né à Cordoue et saint Augustin, vous serez étonnés de la ressemblance. Plusieurs pages des Confessions paraissent écrites par un Sénèque chrétien.

Au moyen âge des rapports fréquents s’établissent entre les Espagnols et les autres peuples de l’Europe, et malgré la conquête arabe, l’influence européenne me semble visible dans ce qui nous a été conservé des monuments écrits de cette époque. Lors de la renaissance, les Espagnols étudient les modèles de l’antiquité et ceux de l’Italie. À ce contact, à cette étude, leur génie s’améliore ; il gagne de la mesure, de la réserve ; et l’on peut tout en attendre, lorsqu’un homme paraît qui vient détourner la littérature espagnole de l’heureuse voie où elle marche, pervertir le goût, corrompre la langue.

Cet écrivain se nommait Louis de Gongora, et, soit dit en passant, il était de la même province, de la même ville qui, quinze siècles auparavant, avait vu naître Sénèque. Il avait de l’esprit, du talent, beaucoup d’esprit et de talent ; mais un désir immodéré de célébrité le tourmentait, et pour obtenir cette célébrité tant souhaitée, il imagina un style étrange, bizarre, qui consistait dans un néologisme ridicule, des inversions extravagantes, l’abus des figures de rhétorique et du bel-esprit. Ce style, comme vous voyez, n’avait rien de bien nouveau ; c’est, à peu de chose près, le mauvais style de tous les méchants écrivains à toutes les mauvaises époques littéraires, et sans remonter bien haut, plusieurs écrivains italiens du seizième siècle auraient pu revendiquer leur part d’invention[39]. Il n’en eut pas moins un succès inouï. Les jeunes poëtes qui avaient le plus de dispositions s’enrôlèrent sous le drapeau de la révolte, et la nouvelle école l’emporta.

Doué d’un sens très-droit et du goût le plus délicat, Lope n’était pas homme à céder aisément au torrent. Il s’y opposa. Vingt ans il combattit Gongora et ses disciples les cultistes[40] avec une persévérance sans égale, employant tour à tour contre eux la raison et la plaisanterie.

Dans son Discours sur la poésie nouvelle, à la suite d’un magnifique éloge de Gongora, Lope s’exprime ainsi : « Après avoir acquis par la grâce et le charme de son style le plus grand renom, il voulut enrichir l’art et la langue même par ces ornements et ces figures que personne n’avait imaginés et qu’on n’avait jamais vus jusqu’à lui… Si, en effet, le but de cet écrivain était, comme on l’a prétendu, de n’être point compris, dans mon opinion il l’a complétement atteint… Beaucoup, séduits par la nouveauté, se sont livrés à ce genre de poésie, et leur espoir n’a pas été trompé : car dans le style ancien ils ne seraient jamais parvenus à être poëtes, et dans le moderne, c’est l’affaire d’un jour ; d’autant qu’avec ces transpositions, quatre sentences, six mots latins et autant de phrases emphatiques, ils se trouvent transportés si haut, qu’eux-mêmes ne se connaissent plus ni ne s’entendent… Ils pensent qu’en imitant sa manière ils auront son génie… Remplir toute une composition de figures, c’est aussi vicieux et ridicule que si une femme qui veut mettre du fard, au lieu de le placer sur les joues, où il peut être d’un bon effet, le mettait sur le nez, le front, les oreilles. Oui, une composition de tropes et d’images rappelle ces visages coloriés à la manière des anges qui sonnent la trompette du jugement dernier, ou des quatre vents des cartes géographiques. Les mots sonores et les figures, j’en conviens, émaillent le discours ; mais si l’émail vient à couvrir tout l’or, au lieu d’orner le joyau il le dépare. La plupart de nos beaux esprits se sont gâtés à de si pernicieux exemples, et tel poëte insigne qui en écrivant selon ses forces naturelles et dans sa langue propre avait obtenu l’applaudissement général, a tout perdu en passant au cultéranisme[41]. »

En même temps qu’il jugeait ainsi les cultistes, Lope les attaquait chaque jour et sans relâche par ces piquantes moqueries, ces vives épigrammes où il excelle. Ainsi, dans une de ses pièces (El castigo sin venganza), après s’être raillé des novateurs et de leurs phrases : « Certes, dit-il, avec leurs transpositions de mots, ces poëtes ont peu de charité de parler un langage cultidiablesque. » Dans une autre comédie (las Bizarrias de Belisa), l’héroïne de la pièce, parlant des défauts de sa rivale, s’exprime ainsi : « Cette femme qui écrit en style raffiné, dans ce langage inintelligible que personne ne comprend en Castille, et que sa mère n’a pas pu lui enseigner. » Une autre fois il compose un sonnet dans le jargon à la mode, et le termine par ce singulier dialogue : « Tu entends, Fabio, ce que je viens de te dire ? — Parbleu ! si je l’entends ! — Tu mens, Fabio ; car c’est moi qui le dis, et je ne l’entends pas. » Ailleurs, dans la comédie intitulée Amistad y obligacion (Amitié et devoir), un homme vient se présenter comme poëte à un nouveau marié. Celui-ci lui demande : « Êtes-vous pour le style ordinaire ? ou êtes-vous des raffinés ? — Je suis raffiné. — Eh bien, demeurez chez moi, et vous écrirez mes secrets. — Vos secrets ! et pourquoi ? Afin que personne ne les entende. » Enfin, dans un poëme burlesque (voyez la Gatomachie, silv. 4), il met en scène une guenon « qui parlait la langue des cultistes, et même l’entendait :

Que hablaba en lengua culta y la entendia.


Et mille autres malices pleines de verve et de gaieté.

Malheureusement Lope n’était pas homme à entretenir jusqu’au tombeau une querelle littéraire, et après une guerre de vingt ans il fit la paix avec Gongora. Et pour annoncer au public cette réconciliation, il dédia à son nouvel ami une de ses plus jolies pièces[42]. Et pour montrer sans doute que de sa part la réconciliation était complète, il mit dans plusieurs de ses ouvrages quelques-unes de ces grâces dont il s’était moqué si longtemps. Ce qui n’empêche pas, après tout, qu’il ne soit, de l’avis même de Cervantes, qui s’y connaissait, un très-grand écrivain en vers et en prose[43].

Il me reste à dire un mot sur l’esprit qui anime les comédies de Lope de Vega.

Quand je considère le théâtre de Lope, toutes ces belles aventures d’amour, tous ces dévouements chevaleresques, tous ces brillants duels, je ne vois qu’une manière de qualifier cette comédie, et, comme ont fait souvent nos poëtes du dix-septième siècle pour leurs imitations, je l’appelle héroïque.

On a beaucoup déclamé contre ce caractère de la comédie espagnole : selon nous, elle ne pouvait pas en avoir d’autre. Le théâtre des Espagnols, avons-nous dit, comme le théâtre des Anglais, comme le théâtre des Grecs, a procédé de leur histoire. Or, parcourez par la pensée cette histoire depuis l’époque où les traditions présentent quelque certitude jusqu’à l’époque de Lope, et voyez si elle n’est pas essentiellement héroïque. Dans l’antiquité c’est le sublime dévouement de Numance et de Sagonte, dont Rome elle-même fut étonnée ; et le plus noble de ses historiens, celui qui a si dignement raconté les belles actions de la république, a laissé des Sagontins un magnifique éloge[44]. Au moyen âge, c’est la même abnégation patriotique. Dès le lendemain de la bataille du Guadalète, qui les mit sous la domination arabe, les Espagnols se lèvent contre leurs conquérants. Durant huit siècles, toutes les générations qui se succèdent vont combattre et mourir pour la délivrance de la patrie ; et toutes, l’une après l’autre, se sacrifient à cette cause sainte, jusqu’à ce que ce peuple généreux ait reconquis son pays, du nord au midi, des Pyrénées à Grenade. — Puis, l’œuvre accomplie, quand les Espagnols se précipitent au nouveau monde pour y exercer une activité qui ne trouvait pas assez d’emploi en Europe, ils apportent, il est vrai, avec eux des préjugés dont aucun peuple ne s’était encore dépouillé à cette époque, une énergie qu’avait développée la longue habitude des combats ; mais l’avouerai-je ? je n’admire pas moins ces hommes qui, dédaigneux du repos et des jouissances vulgaires, s’élancent en petit nombre au milieu de nations puissantes, se partagent à l’avance de vastes empires, et les soumettent par des prodiges de valeur ; prouvant bien que, selon les paroles de Fernand Cortez, ils cherchaient aux Indes occidentales, non pas seulement de grandes richesses, mais de grands périls. Et vous comprenez maintenant que chez un tel peuple la comédie ait eu ce caractère guerrier, héroïque. Et vous le comprendrez mieux encore si vous vous rappelez qu’en Espagne les poëtes tenaient la lance et l’épée aussi bien que la plume, et que tous avaient d’abord été soldats, de vaillants soldats.

En dehors de la théorie dramatique, Shakspeare et Lope n’ont rien de commun que la supériorité de génie. Shakspeare peint l’homme d’une manière sans égale : il excelle dans l’analyse psychologique : il découvre avec une sagacité étonnante les motifs les plus secrets, les plus cachés des actions humaines ; et il serait à cet égard sans reproche, si parfois il ne paraissait se complaire à montrer sa science, — un peu semblable à ces peintres qui aiment à faire voir leurs connaissances anatomiques. Lope n’a guère représenté que ses compatriotes ; mais de son temps les Espagnols étaient la première nation du monde. Shakspeare me semble avoir donné à quelques-uns de ses ouvrages une perfection plus complète. Lope a plus de ces choses qui étonnent et qui ravissent. Shakspeare, penseur et philosophe, creuse plus profondément ses sujets ; mais il provoque le doute, et l’on éprouve souvent en le lisant je ne sais quel vague malaise qui dut s’emparer plus d’une fois de cette intelligence méditative. Lope respire la foi, l’ardeur, l’enthousiasme ; il vous entraîne, il vous enflamme, il vous élève dans une sphère d’activité supérieure ; et quels que soient ses défauts, qu’on a beaucoup exagérés, on peut appliquer à son théâtre ce que disait l’un de nos plus admirables poëtes en rappelant ce conte d’un amant « qui brûla sa maison pour embrasser sa dame » :

Il est bien d’une âme espagnole
Et plus grande encore que folle.

Lope a eu sur le théâtre moderne une influence qui n’a pas été donnée à Shakspeare. Les plus illustres dramatistes espagnols, soit de son temps, soit de la génération suivante, les Guillen de Castro, les Tirso, les Alarcon, les Calderon, les Moreto, l’ont tous proclamé leur chef et leur maître, et nos poëtes à nous ne lui ont pas moins d’obligations. « Si Lope de Vega n’eût pas écrit, dit avec raison lord Holland, il est probable que les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière n’auraient jamais été composés. » Et qui peut imaginer ce qu’eût été le théâtre français sans les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière ?

D’où vient donc le discrédit où est tombée la renommée de Lope ? D’où vient qu’aujourd’hui même les critiques les plus favorables aux poëtes espagnols n’ont pas cherché à restituer à son nom la gloire qui lui appartient ? Le voici : c’est qu’ils ne l’ont point lu ; et cela, parce que, sur la foi de la médiocrité jalouse, laquelle n’admet pas l’excellence dans la fécondité, ils se sont persuadés qu’un poëte qui a tant produit n’a rien pu produire qui soit digne d’admiration. Déjà du temps de Lope, et presque à ses commencements, ces misérables préventions s’étaient manifestées, et il les a combattues avec cette éloquence pleine d’esprit et d’imagination qui est l’un des caractères distinctifs de son talent : « Que peuvent donc trouver à redire ces poëtes qui, avec une stance méditée au printemps, écrite en été, corrigée en automne et copiée en hiver, voudraient obscurcir les immenses travaux des autres, travaux qu’ils déprécient au moment même où ils les imitent ? Ils disent que beaucoup est nécessairement mauvais, tandis que peu est infailliblement parfait, comme l’assurait ce poëte qui en trois jours avait composé trois vers. Mais ils se trompent ; et les doctes leur apprendront que la même Providence qui a fait les terres fertiles a fait aussi les terres stériles, et que le palmier, qui en Afrique porte des dattes, ne porte en Espagne que des feuilles[45] ! » Voilà bien indiquée la cause de la réaction qu’a subie la gloire de Lope. C’est la ligue des médiocrités impuissantes contre le génie dont l’inépuisable fécondité les humiliait ; c’est la ligue des palmiers stériles contre le palmier gigantesque qui étendait au loin ses rameaux chargés de fruits abondants.

Avant peu, nous l’espérons, le noble palmier abattu sera relevé. Pour aujourd’hui nous avons voulu seulement protester contre d’injustes préjugés, et nous serions satisfaits si, par cette insuffisante apologie, nous avions pu déterminer les amis de l’art à étudier sérieusement le poëte que Cervantes, l’auteur de Don Quichotte, appelait LE ROI DU THÉATRE ESPAGNOL, LE PRODIGE DE LA NATURE, LE GRAND LOPE DE VEGA.

  1. Ouvrage de Montalvan composé en l’honneur de Lope et publié en 1636, quelques mois après la mort du poëte.
  2. Les passages imprimés en caractères italique ou renfermés entre des guillemets et dont nous n’indiquons pas la source, sont traduits littéralement des épîtres.
  3. Voyez pour ce passage, outre les épîtres, la Gatomachie, silv. i, au commencement.
  4. On jouait des pastorales ou bergeries en France dès les commencements du seizième siècle. L’Aminta du Tasse est de 1572.
  5. L’italien, le portugais et le français. Il aimait beaucoup Ronsard.
  6. Voyez sur ce point, et sur tous ceux où nous ne sommes pas d’accord avec les précédents biographes, le morceau placé à la suite de cette notice et intitulé : DE QUELQUES ERREURS PUBLIÉES TOUCHANT LA VIE ET LES OUVRAGES DE LOPE DE VEGA.
  7. Il est ainsi appelé dans beaucoup de pièces composées en son honneur, et Lope lui-même s’est désigné sous ce nom dans l’Églogue à Amaryllis, ainsi que dans les compliments qui terminent plusieurs de ses comédies, notamment El hidalgo Bencerrage, — los Esclaves libros, — los Trabajos de Jacob, etc.
  8. Dans la dédicace de la comédie intitulée Querer su propria desdicha, adressée à Claudio, Lope lui rappelle que pendant leur exil, il le tira de la tour de Sorranos où Claudio avait été enfermé. Malheureusement, Lope ne donne pas d’autre détail.
  9. Egloga en la muerte de doña Isabel de Urbina.
  10. Philomèle, chant ii.
  11. Voyez La discreta venganza, — El anzuelo de Fenisa, etc., etc.
  12. Ce passage se trouve dans la préface des comédies de Cervantes. Voici comme il a été traduit par M. de Sismondi dans l’ouvrage intitulé, De la littérature du midi de l’Europe : « Sur ces entrefaites parut ce prodige de nature (monstruo de naturaleza), Lope de Vega, et il s’éleva à la monarchie comique ; il assujettit et il réduisit sous sa domination tous ceux qui écrivent des farces (todos los farsantes), etc., etc. »
  13. Les familiers de l’inquisition n’exerçaient aucune magistrature. C’était un titre purement honorifique ; les gentilshommes de petite noblesse le sollicitaient pour faire constater la pureté de leur race au point de vue catholique.
  14. Lope demeurait rue de Francos, à quelques pas de la rue del Leon, où demeurait Cervantes.
  15. Épître à don Francisco de Herrera.
  16. Voici à ce propos un extrait d’une lettre du célèbre Lingendes qui m’a paru assez curieux : « Je vous envoye le sonnet de Lope qui, à mon gré et selon sa réputation, est le meilleur esprit et l’homme qui parle le mieux que j’aye veu en toute l’Espagne. » Lettre du Sr D. L. escritte de l’Escurial à mademoiselle de Mayenne. — Paris, 1612.
  17. Voyez la Viuda de Valencia.
  18. Dans la notice qui précède sa belle traduction de Don Quichotte, M. Viardot, parlant de l’effet produit par l’apparition du Don Quichotte, dit que Lope « eut la courtoisie d’avouer que Cervantes ne manquait ni de grâce ni de style. » Je supplie M. Viardot, au nom de Lope, de vouloir bien m’accorder une légère rectification sur ce point, dans quelqu’une des prochaines éditions du Don Quichotte français.
  19. Lope de Vega commença un peu avant Shakspeare à travailler pour le théâtre. Il entra dans la carrière, avons-nous dit, de 1590 à 1592. La première pièce de Shakspeare est de 1595, et, selon Pope, au plus tôt de 1597.
  20. Philippe II avait affaire à des hommes qui descendaient d’une race ennemie, qui parlaient une autre langue, etc., etc. — Philippe II n’osa pas ordonner que les enfants des Morisques fussent enlevés à leurs parents et élevés dans une religion différente.
  21. Voyez à la suite de cette notice la traduction du Nouvel art dramatique.
  22. El castigo sin venganza (le Châtiment sans vengeance).
  23. Dans un passage d’un ouvrage fort curieux et fort peu connu intitulé los Cigarrales de Toledo (les Vergers de Tolède), Tirso de Molina, le premier auteur du Don Juan, s’applique à démontrer l’excellence de la comédie nouvelle fondée par Lope de Vega, qu’il appelle le phénix de l’Espagne, la gloire et l’honneur du Mançanarès ; puis il ajoute : « Il a dit, il est vrai, en plusieurs endroits de ses écrits, que s’il n’a pas travaillé selon l’art antique, ç’a été pour se conformer au goût déréglé du peuple : mais c’est par modestie qu’il a parlé ainsi, et afin de ne pas être accusé d’orgueil par l’ignorance envieuse, etc. » Tirso de Molina écrivait cela du vivant de Lope, avec qui il était fort lié. —

    Voyez Cigarrales de Toledo compuestos por el maestro Tirso de Molina, natural de Madrid. Madrid, 1630, in-4o, page 69.

  24. … Ninguno lo que imita iguala…
    … Ninguno en el methodo estrangero
    Puso su ingenio en el lugar primera.

    Philomena, 2e parte.

    Michel-Ange pensait sur ce point comme Lope de Vega. On lui rapportait un jour que le sculpteur Baccio Bandinelli se vantait d’avoir fait du groupe de Laocoon une copie supérieure à l’original. « Celui qui marche sur les traces d’un autre, dit le grand artiste, reste toujours en arrière. »

  25. Voyez la Dama melindrosa, el Desconfiado, et los Hidalgos de la aldea.
  26. Voyez la pièce intitulée la Sainte ligue (la Santa liga).
  27. Morceau de toile qui couvrait la moitié du corps aux endroits que la décence commande surtout de cacher.
  28. Les Pères de la Trinité et les Pères de la Merci s’occupaient concurremment du rachat des captifs.
  29. La Santa liga.
  30. André Doria avait terminé sa glorieuse carrière plusieurs années avant la formation de la sainte ligue : c’est dire qu’il n’assistait pas au conseil tenu par don Juan d’Autriche avant la bataille de Lépante. Nous ne chercherons pas ici les motifs qui ont pu déterminer Lope à le placer dans sa comédie ; mais nous croyons devoir observer que le langage qu’il lui prête est tout à fait d’accord avec la conduite tenue par le célèbre amiral dans une circonstance analogue. Vers le milieu du seizième siècle, Soliman II ayant porté ses armes dans la Hongrie, Doria proposa à Charles-Quint de faire une diversion du côté de la Grèce. L’empereur lui confia cette expédition. Doria prit Coron, Patras, et ravagea toutes les côtes de la Grèce, ce qui, selon ses prévisions, força les Turcs d’évacuer la Hongrie.
  31. Outre ces deux scènes, la Santa liga contient d’autres beautés du premier ordre. Cependant nous avons dû renoncer à traduire cette comédie, l’ensemble ne nous en ayant point paru satisfaisant.
  32. Cette scène est traduite d’une pièce intitulée El bastardo Mudarra, inspirée à Lope par les fameuses romances composées en l’honneur des infants de Lara. Mais la scène que nous donnons ici est entièrement de l’invention de Lope.
  33. Cette croyance avait été probablement apportée aux Espagnols par les Romains. On en trouve des traces dans les plus vieilles chroniques et dans les anciennes romances, et même, ce qui est assez remarquable, dans les chroniques et les romances qui racontent l’aventure de Gonzalo Bustos.
  34. Le mot arabe alcayde signifie le gouverneur d’une place, d’une prison.
  35. Cette pièce, qui d’abord avait pour titre los Horacios (les Horaces), a été ensuite intitulée, du vivant de Lope, El honrado hermano (L’honoré frère). La pièce de Lope a évidemment inspiré celle de Corneille, quoique les deux ouvrages aient été composés d’un point de vue et dans un système tout différents. Nous nous proposons de traduire la comédie espagnole.
  36. La pièce à laquelle nous empruntons cette citation et la suivante est intitulée el Arauco domado (l’Arauque dompté).
  37. El Niño inocente de la Guardia (l’Enfant innocent de la Guardia). Nous nous proposons de la traduire.
  38. Deux pièces de Lope, Las famosas Asturianas, et el Caballo vos han muerto, sont écrites dans le style des plus anciens monuments de la langue espagnole. Ces pièces, d’ailleurs, n’en étaient pas moins bien comprises d’un public qui chantait ou entendait chanter tous les jours les vieilles romances nationales.
  39. Ce serait une histoire fort curieuse que celle de l’influence des Italiens sur la littérature espagnole. Schlegel l’a à tort niée : elle est réelle en bien et en mal. Ainsi les conceptos (traits d’esprit) de Gongora et de son école étaient une imitation des concetti à la mode en Italie depuis plus d’un demi-siècle
  40. En espagnol cultos, cultivés, raffinés.
  41. Dans son excellent livre intitulé Études sur l’Espagne, M. L. Viardot a traduit ce morceau avec le talent qu’on lui connaît, et sa traduction ne nous a pas été inutile.
  42. Amor secreto hasta zelos (l’Amour secret jusqu’à la jalousie).
  43. Dans son Voyage au Parnasse (Viage al Parnaso), publié en 1614, Cervantes dit de Lope :

    Poeta insigne, a cuyo verso o prosa
    Ninguno le aventaja, ni aun le llega.

    Poëte insigne, qu’en vers ou en prose
    Personne ne surpasse ni même n’égale.

  44. Voyez Tite-Live, liv. xxi.
  45. Voyez la préface du Peregrino.