Théâtre contemporain - La Contagion et le théâtre de M. Emile Augier

THEATRE CONTEMPORAIN

LA CONTAGION
ET LE THEATRE DE M. EMILE AUGIER.

Il y a quinze ans, au moment où M. Emile Augier venait de faire représenter au Théâtre-Français les scènes ingénieuses du Joueur de flûte, le loyal écrivain qui tenait alors le premier rang dans la critique militante comprit que le jeune poète touchait à une heure décisive et qu’il devait absolument se renouveler, sous peine de déchoir. Dans les cinq comédies en vers que M. Augier avait données à cette date, la peinture de la fantaisie convenue l’emportait de beaucoup sur l’étude vivante de la réalité. La Ciguë, l’Aventurière, le Joueur de flûte, œuvres charmantes de verve et de passion, attestaient surtout, avec le don du style franc, le goût de la comédie traditionnelle ; l’Homme de bien et Gabrielle, où l’auteur s’était essayé à la peinture des mœurs contemporaines, indiquaient au contraire, malgré de rares mérites, une certaine hésitation. Cette hésitation n’était pas seulement visible dans la conception un peu embarrassée de l’Homme de bien, dans l’exécution insuffisante du programme de Gabrielle ; un signe principal la trahissait, je veux dire la marche même, la marche capricieuse et incertaine que suivait l’imagination de l’auteur. Après avoir débuté en 1844 par un tableau de fantaisie qui tout d’abord lui fît une place à part au milieu des hommes de sa génération, il avait senti que le poète comique doit reproduire la vie réelle, et courageusement il était passé de son Athènes de convention au Paris de nos jours. Cette tentative ne lui ayant valu qu’un succès d’estime, ou plutôt les spectateurs qui avaient salué la Ciguë comme une espérance n’ayant pu dissimuler à l’apparition de l’Homme de bien une espèce de désappointement, l’auteur était retourné bien vite au pays du caprice. Loin de nous ce spectacle ennuyeux de la vie bourgeoise ! loin d’ici les aventures de salon et les personnages à teinte grise ! La muse au libre langage est trop dépaysée dans cet empire des convenances banales ; la vieille comédie, la comédie de cape et d’épée, avec ses allures italiennes ou espagnoles, ne peut-elle, comme la comédie païenne rajeunie, fournir à l’imagination des figures joyeuses et des scènes originales ? C’est ainsi que M. Emile Augier avait été conduit à écrire l’Aventurière. Ramené par son instinct au monde qui nous entoure, il donne sa Gabrielle, et cette fois, bien que la pièce soulevât de sérieuses objections, un applaudissement unanime l’engage à persévérer dans cette route. D’où vient donc que le jeune poète, après un tel succès, était reparti pour les domaines fantasques ? Pourquoi le Carthaginois Bomilcar et le pâtre thessalien Chalcidias avaient-ils si promptement remplacé les personnages de notre siècle ? Fallait-il croire que l’auteur du Joueur de flûte avait décidément plus de goût pour les tableaux de genre que pour la grande peinture, qu’il reculait devant les exigences de sa tâche, qu’il renonçait à devenir un poète comique ?

Ce fut alors que M. Gustave Planche, ici même, examinant avec autant de sympathie que de précision les cinq comédies de M. Augier, cherchant les symptômes de sa vocation véritable, interrogeant le secret de ses transformations et de ses incertitudes, lui adressait un conseil où éclatait sa confiance. Je dis que la sympathie domine en ces pages de l’austère censeur, car tous les reproches par lui adressés au jeune poète aboutissaient à cette conclusion : osez peindre la société moderne, osez créer des types nouveaux. Ce n’est pas assez de consulter les œuvres consacrées par le temps et de les rajeunir par la gaité de l’imagination, par la verve et la franchise du langage ; il faut surtout étudier les vices ou les ridicules du monde où nous vivons. La vie, voilà le grand livre perpétuellement ouvert ; le poète qui en détourne ses regards, eût-il d’ailleurs le style le plus franc, la verve la plus joyeuse, ne sera jamais un poète comique.

On sait comment M. Emile Augier a répondu à ces exhortations. Nul ne lui reprochera désormais de ne pas avoir suffisamment osé. Dans la littérature dramatique de nos jours, il n’est pas d’activité poétique plus vive, plus alerte, plus souvent renouvelée, plus courageusement hasardeuse. Au moment où il semblait hésiter, il préparait ses forces. Est-ce donc chose surprenante qu’un poète rajeunisse l’ancienne comédie av&nt de s’attaquer à la comédie vivante ? De 1844 à 1851, l’auteur de la Ciguë avait paru incertain entre la fantaisie et le monde réel ; les dix années qui suivent nous le montrent, non plus indécis, mais curieux, attentif, s’essayant à varier ses inspirations, étudiant le monde et la scène, cherchant enfin son originalité vraie sur les routes les plus diverses, jusqu’au jour où il lâche la bride à la verve gauloise et crée à ses risques et périls une sorte de comédie aristophanesque. De 1851 à 1861, du Joueur de flûte aux Effrontés, c’est la seconde période de la carrière du poète, période d’études encore, mais d’études singulièrement aimables, et que M. Augier a dû regretter souvent depuis qu’une comédie plus audacieuse l’a jeté dans la mêlée des partis. Diane avec ses passions héroïques, Philiberte avec sa grâce souriante, ouvrent heureusement cette galerie où les types un peu grossiers parfois de la laideur morale n’offusquent pas les images honnêtes. La satire, quoique déjà très alerte dans les œuvres qui suivent, ne touche pas encore à la politique. C’est une inspiration sans grand élan, sans beaucoup d’idéal, mais loyale, intègre, conforme à la sagesse moyenne de la tradition gauloise. Deux choses m’y frappent surtout : la parfaite sincérité d’une part, de l’autre le désir de varier ses études. Point de parti-pris à coup sûr, ou du moins nul autre dessein que celui d’interroger le monde et de changer de points de vue. M. Augier, qui a les vrais instincts du poète comique, sait bien que l’impartialité est le premier devoir de l’observateur. N’a-t-il pas même poussé l’impartialité un peu loin, lorsque, voulant faire dans le Gendre de M. Poirier une contre-partie de George Dandin, il attribue un caractère ridicule au personnage qui représente le travail et finit par donner le beau rôle au jeune marquis ? Le spectacle de la vie est si mobile en notre société tumultueuse, qu’une même idée peut offrir les aspects les plus divers ; ce sont ces aspects divers que poursuivait curieusement M. Augier dans la période dont je parle. Quel tableau, par exemple, que celui des Lionnes pauvres ! quelle leçon à la bourgeoisie vaniteuse ! quel avertissement aux victimes du luxe ! C’est ainsi que M. Emile Augier agrandissait sa place et devenait un des maîtres de la scène[1]. Soit qu’il enlevât les applaudissemens, soit qu’il trouvât le public moins sympathique, nul ne pouvait contester la vigueur et la fécondité de son talent. Notre société en travail était disposée à reconnaître en lui son poète comique, j’entends un poète homme d’action, vigilant, impartial, joyeux et amer, habile à saisir au passage les ridicules du jour et capable aussi des fortes conceptions qui font les œuvres durables.

Deux incidens très significatifs de cette période avaient mis en relief le double mérite de M. Emile Augier comme poète comique, la verve rapide et la méditation sérieuse. C’était le temps où les régions du demi-monde, découvertes ou du moins décrites par un des plus habiles ingénieurs dramatiques de notre temps, usurpaient une place démesurée dans la carte de la société française. Alléchés par le succès, les écrivains à la suite étaient arrivés de tous les coins de l’horizon. En peu de temps, le monde interlope prit la place de l’autre, et il semblait en vérité que dans cette France nouvelle remuée de fond en comble, dans ce XIXe siècle qui a encore tant de problèmes à résoudre, tant de conquêtes à faire, la famille des honnêtes gens fût indigne d’attention. C’est là certainement un des plus tristes épisodes de l’histoire littéraire de notre âge. M. Emile Augier ne pouvait se dispenser de marquer sa place distincte au fort de la mêlée. Quand une question capitale est soulevée dans l’arène politique, le chef de parti, député ou publiciste, ne saurait garder le silence ; quand un débat philosophique ou religieux agite les intelligences, l’écrivain qui a charge d’âmes est tenu de faire connaître son opinion ; j’en dirai autant du poète comique, quand ce poète est déjà un des maîtres de la scène et que la scène est envahie par un genre nouveau qui offre les plus sérieux périls : la neutralité ne lui est pas permise, il faut qu’il parle et qu’il agisse. M. Augier, avec son robuste bon sens, comprit du premier coup que la comédie nouvelle, en faisant d’un mal incontestable une peinture si nette, si précise, si sèchement indifférente, tendait à l’aggraver encore et à le répandre. C’est alors qu’il écrivit le Mariage d’Olympe. Le coup de pistolet tiré à la courtisane par le vieux gentilhomme dont elle souille le nom a pu paraître un dénoûment brutal. Considéré non pas selon l’optique théâtrale immédiate, mais relativement à l’ensemble des œuvres de l’écrivain, c’est-à-dire au point de vue de son rôle général comme observateur et peintre des choses de son temps, ce dénoûment féroce n’est-il pas un symbole ? N’est-ce pas une leçon littéraire adressée au théâtre lui-même autant et plus qu’une leçon morale adressée aux amis d’Olympe ? N’est-ce pas une manière de dire à tous les coupables, spectateurs blasés et auteurs complaisans : « Assez ! Le règne d’Olympe est fini ; ne demandez plus son histoire à la scène française du XIXe siècle. C’est calomnier le monde moderne que de condamner le théâtre à l’éternelle peinture des choses abjectes. La France de 89, grâce à Dieu, n’est point tombée si bas : des intérêts plus graves, des dangers plus nobles, des personnages plus dignes d’attention nous réclament. » Et en même temps que le poète s’efforçait ainsi de purifier la scène, il méditait déjà cette belle comédie de la Jeunesse, où une idée si forte, si hardie, rachète les défauts de l’action. La jeunesse au XIXe siècle, les dangers et les souffrances de la jeunesse dans une société où l’argent est tout, où la tentation du mal obsède sous mille formes la conscience du pauvre, où la voix même d’une mère, ô cruauté ! peut devenir le plus innocemment du monde la voix de la séduction corruptrice, certes c’était là un sujet de comédie douloureux et poignant comme notre civilisation en comporte, un sujet de comédie qui révélait un observateur pénétrant, impitoyable, et exigeait un talent de premier ordre. Le rôle de la mère, tel que le poète l’a conçu, annonçait à lui seul que M. Augier pouvait se mesurer désormais avec les difficultés les plus hautes.

C’est ici que commence la troisième période dans la carrière de M. Emile Augier, Enhardi par le succès d’une œuvre où il avait ? dit à ses contemporains, sans faiblesse comme sans déclamation, des vérités si difficiles à entendre, il se crut assez fort pour essayer de la comédie aristophanesque. Quel chemin, que d’étapes, depuis la Ciguë et l’Aventurière jusqu’aux Effrontés et au Fils de Giboyer ! Nous n’avons pas à répéter ce qui a été si délicatement, si éloquemment exprimé ici même par M. Prevost-Paradol à propos de cette dernière œuvre ; nous dirons seulement que, dans l’une comme dans l’autre, le poète, emporté par sa verve créatrice et fort de l’honnêteté de son cœur, n’avait pas réfléchi à la situation des adversaires qu’il mettait en scène. Il s’était cru dans la vieille Athènes ou dans la jeune Amérique. On n’attaque pas au théâtre des gens qui ne peuvent se défendre par le théâtre. N’est-ce donc pas assez d’avoir pour soi le privilège du talent, et convient-il d’y ajouter les privilèges administratifs ? Sans renoncer à cette comédie audacieuse qui s’attaque au vif des mœurs et des idées, M. Augier n’eut point de peine à comprendre qu’il devait s’en tenir aux classes générales de la société, au lieu de mettre les partis en cause, et partager impartialement ses mordantes leçons entre les représentans divers du monde contemporain. De là deux comédies nouvelles, Maître Guérin et la Contagion, la première jouée au Théâtre-Français pendant toute une année avec un succès qui n’a pas langui un seul instant, la seconde représentée l’autre jour à l’Odéon devant un public moins sympathique, bien que l’une et l’autre offrent à peu de chose près mêmes qualités et mêmes défauts.

Si nous avons insisté sur les transformations déjà nombreuses du souple et vigoureux talent de M. Emile Augier, c’est que la critique est en droit, ce nous semble, de demander à cette riche nature une transformation nouvelle. L’accueil si différent fait aux deux derniers ouvrages du brillant écrivain ne s’explique point seulement par des raisons étrangères aux lettres : que la troupe des interprètes ait été composée d’une façon irrégulière, qu’une faveur dangereuse et inutile ait été accordée à un poète qui a tant fait pour le théâtre, en vérité ces choses-là, bien qu’assez graves au fond, n’expliqueraient pas l’espèce de froideur qui a succédé aux dispositions malveillantes des premiers soirs. Nous voulons nous en tenir à la discussion littéraire de la comédie de M. Augier. Maître Guérin offrait le tableau d’une certaine bourgeoisie âpre au gain, sans foi, sans scrupule, arrivant à tout par la fraude et foulant aux pieds de nobles âmes sans encourir le mépris dont elle est digne ; la Contagion nous montre chez un gentilhomme ou du moins chez un gentleman de haute volée l’effronterie la plus odieuse unie à la plus parfaite élégance. D’où vient que cette seconde satire est précisément celle qui a été le moins bien accueillie ? Le poète ne faisait-il pas acte d’impartialité en donnant cette contre-partie de l’ouvrage si justement applaudi l’année dernière ? Le baron d’Estrigaud n’est-il pas aussi vrai que maître Guérin ? L’intrigant aux manières exquises ne tient-il pas autant de place dans notre société que l’intrigant sordide ? N’est-ce pas lui qui fera le plus de dupes et dont l’exemple sera le plus contagieux ? Si la fascination de la force peut ébranler de fond en « omble les cœurs les plus purs, comme l’a si bien montré M. Octave Feuillet dans ce drame trop oublié qui porte le nom d’Alix, que dire de la fascination de l’élégance et de la grâce ? Le plus redoutable des coquins assurément, c’est celui qui exerce le plus de prestige. M. Emile Augier a parfaitement vu le péril de ces scélératesses de haut bord, il a voulu placer en face de son Guérin un autre homme de proie supérieur au premier ; la conception primitive de son œuvre ne mérite donc que des éloges, et si le succès a été moins franc, c’est l’exécution seule qui doit en répondre. Le grand défaut de la Contagion, disons-le tout d’abord, c’est le manque d’unité. M. Augier n’a point médité son programme avec assez de vigueur, ou du moins, attiré par les personnages divers que son imagination évoquait sur sa route, sollicité par les sujets analogues dont chacun de ces personnages pouvait devenir le centre, il n’a pas eu le courage de sacrifier une seule de ses richesses.

Je ne serais pas surpris que l’enchaînement des idées de l’auteur eût été à peu près celui-ci : « je peindrai le type de ces générations dégradées qui ne croient ni à la vertu, ni à l’honneur, ni au patriotisme, pour lesquelles tout enthousiasme est une duperie, toute profession de foi un mensonge ; je peindrai, non pas le sceptique, non pas le matérialiste, non pas l’athée, — car tous ces noms, dans une société aussi bouleversée que la nôtre, peuvent représenter encore un des aspects de la vie morale, — je peindrai l’indifférent qui se joue du ciel et de la terre. Je ne reculerai même pas devant les mots cyniques pour exprimer cette indifférence railleuse. Pourquoi ces mots n’auraient-ils pas droit de cité sur la scène, s’ils résument la langue des hommes que je veux marquer au front ?

Le cynisme des mœurs doit salir la parole,
Et la haine du mal enfante l’hyperbole.


Je peindrai donc l’homme de high life avec ce cynisme élégant qui fait tant de ravages autour de nous ; puis, comme il faut toujours que la vérité humaine ait sa revanche, je le montrerai, ce railleur sans âme, rappelé tout à coup aux sentimens naturels par un de ces souvenirs d’enfance, par un de ces devoirs primordiaux, par une de ces influences mystérieuses et saintes que le vice même le plus invétéré n’efface jamais complètement au fond de nos cœurs. » Aussitôt la figure du baron d’Estrigaud se dessine à grands traits en cette vive imagination. Le voilà, brillant, effronté, spirituel, habile à manier les affaires, remuant les millions des sociétés industrielles et n’oubliant pas de se faire sa part. Que nous sommes loin du temps où Panurge avait « soixante-trois manières de trouver de l’argent à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait ! » Ce serait peu de chose pour un homme qui, sans le moindre patrimoine, dépense tous les ans le revenu de trois millions. Son hôtel, ses chevaux, son musée, comment expliquer tout cela, s’il n’avait à sa disposition que soixante-trois manières de dérober autrui ? Chacun des jours de l’année lui doit son contingent, non pas contingent de larcins, mais de puissans coups de filet. Il a pour associée une courtisane célèbre, et comme un des protégés de la dame est initié aux secrets des princes de la finance, les occasions ne lui manquent pas de pêcher en eau trouble. Il est tellement vil, ce personnage, malgré l’élégance de sa tenue et sa science du bien vivre, il est tellement dégradé par la pratique régulière de l’infamie que le poète renonce à le sauver, comme le voulait d’abord son programme. « Non, se dit-il, laissons-le dans cette fange, et qu’il finisse par épouser la fille perdue, instrument et châtiment de sa honte ! Ce réveil de la nature que je m’étais proposé de peindre, je le réserve pour les âmes vaniteuses qui se sont laissé prendre aux séductions du corrupteur. Ce seront des natures faibles, des esprits fanfarons, que les grandes allures du baron d’Estrigaud auront aisément fascinés ; ce sera surtout un cœur loyal, généreux, qui cédera au mal un instant, mais qui, rendu à lui-même, fera éclater le cri de la conscience et sauvera tous les autres. La contagion exercée par le vice prestigieux, la contagion subie et repoussée, voilà le sujet que je cherche. »

En se décidant pour ce dernier parti, M. Émile Augier n’a pas eu le courage d’abandonner ou du moins de rejeter au second plan les épisodes qui s’étaient présentés à lui pendant cette délibération poétique. De là deux ou trois actions différentes qui se croisent en son œuvre : on dirait parfois une sorte d’imbroglio. Pourquoi tel incident ? que nous veut tel personnage ? Le lien échappe, les fils se brouillent, et l’on ne sait où l’on va. Cet inconvénient a été fort aggravé sans doute par les interruptions bruyantes de la première soirée ; il est sensible encore avec des auditeurs plus calmes, et on ne saurait nier qu’il tient aux procédés mêmes de la pièce. Quand l’esprit, sollicité tour à tour par des scènes si diverses, essaie de résumer ses impressions, quels sont les groupes principaux qui se dessinent aux regards ? Le premier sans nul doute, c’est le baron d’Estrigaud et la courtisane Navarette. Associée aux infamies du baron, Navarette a entrepris de devenir baronne : curieuse lutte entre ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre, intrigue habile qui sert à la fois à peindre l’avilissement du héros et à préparer pour lui la punition inévitable ! Tandis que le fascinateur ne songe qu’à éblouir le monde au profit de ses vices et de ses fraudes, il ne se défie guère de la créature qui fait partie de sa domesticité. Qu’est-elle à ses yeux ? Un jouet, un meuble, un moyen d’action, un complice, tout cela suivant les circonstances, — aujourd’hui un objet de luxe, comme un tableau de son musée ou un cheval de ses écuries, demain un agent d’affaires. Eh bien ! pendant qu’il fait tant de dupes partout où il passe, c’est cette fille qui le mène, qui le trompe, qui le ruine, et qui, après l’avoir conduit pas à pas au bord du précipice, le met dans la nécessité d’offrir son nom à la courtisane victorieuse. Une des scènes les plus neuves de la pièce, une scène magistralement conduite, c’est celle où le baron d’Estrigaud, ruiné, à bout de ressources, réduit à recevoir l’argent de Navarette, conçoit la pensée de l’épouser pour accaparer ses millions, se débat contre cette idée, l’accueille, la repousse, y revient encore, s’y soustrait enfin parce que son génie inventif lui suggère une autre opération aussi infâme, mais infâme sans scandale. Avili mille fois aux yeux de la conscience, on voit combien il lui en coûte de s’avilir aux yeux du monde ; on voit aussi que ce châtiment ne saurait lui manquer, et que la victoire de la courtisane est le dénoûment nécessaire de la lutte.

Le second sujet renfermé dans ce vaste programme, celui qui donne son nom à la pièce, la contagion de l’infamie brillante, est traité avec moins de vigueur que la lutte du baron et de la courtisane. On y reconnaît pourtant dès le début un heureux souvenir des procédés de la grande comédie. Quand Molière veut attaquer un vice, il nous montre son action destructive au sein d’une famille honnête. Dès la première scène de Tartuffe, au moment où nous entrons chez Orgon avec le poète, qu’y a-t-il ? quel est ce bruit ? C’est Mme Pernelle qui distribue à droite, à gauche, soufflets et épigrammes. Toute la maison est en déroute : le père est en guerre avec ses enfans, le mari avec sa femme, le frère avec le frère. L’adultère et la ruine menacent cette famille si calme hier et si heureuse. Pourquoi cela ? Parce que Tartuffe y est entré. Même procédé dans l’Avare et plus frappant encore. L’avare n’a point de maison, point de fille, point de serviteur. Non-seulement son intérieur est troublé par le vice qui le ronge, mais il semble même que cet intérieur n’existe pas. Le fils, sans direction ni conseil, deviendra dissipateur, prodigue, et perdra tout respect pour son père. Sa fille le trompera, son valet l’insultera. Avant même que le personnage principal, type du vice attaqué par l’auteur, ait paru sur la scène, avant qu’on entende la voix d’Harpagon ou de Tartuffe, le mal qu’ils ont fait est déjà visible à tous les yeux. Il y a quelque chose de cela dans la comédie de M. Augier. Le baron d’Estrigaud, comme Tartuffe, ne fera son entrée qu’au second acte ; dès la première scène de la pièce, on voit le résultat de son prestige, la contagion de ses doctrines, de son langage, de toute sa façon de vivre. Modèle d’élégance et d’immoralité, il a tout ce qu’il faut pour tourner la tête à un jeune homme vaniteux, à une jeune veuve sans cervelle, et ce n’est pas le chef de la famille, M. Tenancier, malgré l’honnêteté de ses principes, qui défendra sa maison contre cette pernicieuse influence. C’est un joli tableau que ce premier acte ; des mots heureux, des sentimens élevés, un dialogue vrai, simple, sans nulle déclamation, même aux endroits qui pouvaient s’y prêter un peu, tout cela révèle un talent qui se perfectionne. Le dirai-je pourtant ? la finesse y nuit à la force, ce qui n’est pas l’ordinaire chez M. Augier, et l’image des choses qu’il fallait mettre en relief est certainement au-dessous de la réalité. Le vrai tableau de la contagion, ce n’est pas cet aimable étourdi qui fait le fanfaron de vices, qui affiche une insensibilité de parade, et que la première émotion du cœur corrigera si bien ; ce n’est pas cette jeune veuve que la curiosité met en rapports avec la courtisane Navarette, qui reçoit de la fille perdue une leçon de convenance, qui s’expose par vanité à tomber dans les pièges du baron d’Estrigaud, et qui, dégoûtée promptement de ces escapades, va secouer les souvenirs de la vie parisienne au grand soleil de l’Italie, dans son château du lac de Côme. Ces gens-là sont trop heureux, ils sont trop peu atteints et trop vite guéris pour exprimer la pensée de la pièce. La vraie contagion, c’est celle qui met en péril les forces vives de la France nouvelle, celle qui entame la bourgeoisie à tous ses degrés, c’est-à-dire la nation même, celle qui pousse le ménage laborieux à l’imitation des aventuriers de haut bord, celle qui fait qu’on escompte l’avenir, qu’on l’engage, qu’on le dévore, si bien que pour une grande part de la société contemporaine les apparences de prospérité ne font que dissimuler l’abîme. N’y avait-il pas là un sujet digne de l’audacieuse franchise de M. Augier ? n’était-ce pas un moyen de répondre aux promesses du titre ? Il est fâcheux pour un poète comique de provoquer l’imagination du spectateur et de ne la contenter qu’à demi.

J’adresserai les mêmes éloges et aussi les mêmes critiques à ce que j’ai appelé le troisième sujet de ce long scenario. L’arrivée du jeune ingénieur André Lagarde et de sa sœur au milieu de cette famille que menace la contagion est un épisode plein de grâce ; les scènes où l’ingénuité d’Aline déconcerte les fanfaronnades de Lucien ont un parfum d’honnêteté que l’âme respire avec joie ; on est heureux de voir ce que pourrait faire M. Augier, s’il voulait peindre l’humanité saine et vigoureuse en face de l’humanité corrompue. Et cependant l’action des vices à la mode sur l’âme du stoïcien n’est-elle pas exposée d’une manière inacceptable ? Quoi ! les choses se passent si brusquement ! Une soirée avec des roués et des courtisanes a suffi pour désarmer un tel cœur ! Qu’on fasse une large part aux conventions de la scène, à la nécessité d’aller vite, aux lois impérieuses du raccourci, que cette soirée ne soit pas une soirée unique, mais représente tout un tourbillon de plaisirs, que l’homme de labeur austère ait trempé ses lèvres plus d’une fois à ces coupes empoisonnées, je dirai toujours : Quoi ! le stoïcien a charge d’âme ; il a une sœur à défendre, et ce devoir si doux ne le défend pas lui-même contre la contagion ! Si peu qu’il y ait cédé, c’est trop. L’auteur a si bien senti cela, qu’il laisse à peine effleurer son héros par les souillures de ce monde interlope ; mais voyez alors quelles contradictions ! Ou bien l’austère Lagarde a gaspillé une bonne part de son temps avec les corrupteurs, et dans ce cas-là que devient son stoïcisme ? ou bien sa faute se réduit à un oubli d’une heure, à une ivresse d’un moment, et dès lors pourquoi les coups de tonnerre ? Les éclats par lesquels se termine le quatrième acte, malgré l’art qui les amène et l’effet qui les justifie, ne sont-ils pas en disproportion avec l’erreur commise ? En un mot, tout cela est un peu décousu, un peu incohérent. Il y avait là un sujet dont M. Augier aurait tiré un bien meilleur parti, si, en le traitant d’une façon épisodique, il n’avait été obligé de précipiter les choses.

C’est pour avoir essayé de fondre deux ou trois comédies en une seule que M. Emile Augier a failli compromettre le succès d’une œuvre où abondent les intentions honnêtes et les observations fines. Soit que l’auteur de la Contagion n’ait pas eu le courage de sacrifier une part des idées qui assaillaient son imagination, soit qu’il ait cru que tous ces incidens lui étaient nécessaires pour soutenir jusqu’au bout l’attention du public, nous pensons qu’il s’est trompé. Ce serait, dans le premier cas, un peu trop de complaisance pour soi-même ; dans le second, ce serait trop de modestie. Un artiste aussi habile, aussi fécond, aussi sûr de ses richesses, doit-il donc hésiter devant cette loi souveraine qui prescrit de subordonner tel détail à tel autre, de sacrifier même toute une partie de l’ouvrage à l’intérêt de l’ensemble ? Le jour où M. Augier voudra bien s’enfermer dans un sujet unique et le développer avec force, il reconnaîtra, j’en suis sûr, qu’il avait tort de se défier de lui-même. C’est la transformation nouvelle que nous osons réclamer de son talent. Je ne reproche pas à M. Augier d’avoir substitué à l’ancienne forme comique le roman théâtral, le roman dialogué ; toutes les formes sont bonnes, pourvu qu’on intéresse le spectateur et qu’on trace quelque vivante image de la comédie humaine. Je remarque seulement que l’auteur est moins excusable, si, pouvant joindre à l’intérêt moral de la comédie le romanesque intérêt d’un tableau d’aventures, il ne réussit point à se préserver de la froideur. La froideur, qui était déjà le défaut de Maître Guérin, et qui est plus sensible encore dans la Contagion, ne vient-elle pas du procédé commun à ces deux ouvrages ? M. Augier, dont l’esprit alerte s’est tant de fois renouvelé, aurait à tenter aujourd’hui une entreprise plus haute. Quand il écrivait dans sa jeunesse ces comédies aimables qui offrent le développement d’une même pensée, il n’y portait pas l’abondance d’idées, de vues, de saillies, devenue l’un des caractères de son talent. La simplicité d’action lui était plus facile à cette date et ne pouvait être prise pour un témoignage de force. Désormais au contraire, après cette pratique assidue et si souvent heureuse de son art, après tant d’observations, d’épreuves, de batailles, après des pièces aristophanesques comme les Effrontés et le Fils de Giboyer, après de satiriques tableaux d’aventures comme Maître Guérin et la Contagion, ce serait pour M. Emile Augier une preuve éclatante de vigueur que de concentrer l’action de ses drames. Il ne renoncerait pas à ses forces, il les gouvernerait mieux. Il ne retournerait pas en arrière, il ferait un pas en avant. Au lieu de la simplicité un peu indigente des premiers jours, on verrait chez lui la simplicité féconde de l’homme qui possède bien des secrets de la vie. Que lui faudrait-il pour atteindre ce but ? Chercher dans le développement d’une pensée principale les victoires qu’il demande aujourd’hui à la multiplicité des sujets.

À ce conseil purement littéraire nous ajouterons un vœu d’un autre ordre. M. Emile Augier n’est pas de ces écrivains qui ne savent peindre qu’une partie du monde, et qui, enfermés dans les zones ténébreuses, seraient tout dépaysés au grand soleil. Par la variété de ses études, par la souplesse et l’honnêteté de ses inspirations, il a montré qu’il était digne de peindre l’humanité de nos jours, l’humanité noble autant que l’humanité vulgaire, la France robuste et saine aussi bien que la France abâtardie. C’est à ce titre qu’il garde son rang à part au milieu de ses confrères, les uns plus dramatiques, les autres plus joyeux, mais tous plus ou moins exclusifs dans leur théâtre, et condamnés, on le dirait, à ne voir qu’un des cercles de la grande spirale, un des aspects de la comédie universelle. L’ambition de M. Augier est plus haute, sa muse est plus alerte ; c’est un esprit curieux, actif, qui veut voir et savoir. Pourquoi donc ne pousserait-il pas ses explorations du côté des régions laborieuses où se transforment sans s’altérer les élémens de notre grandeur morale ? Les Vernouillet, les Guérin, les d’Estrigaud sont nombreux et puissans dans toutes les sphères de la société ; n’y a-t-il pas aussi dans toutes les sphères, à tous les degrés de l’échelle, des âmes simples et fortes en qui se maintient la tradition du pays ? Prenons garde de nous faire pires que nous sommes. Ces comédies sont lues, commentées, analysées au-delà de nos frontières, et plus l’auteur est honnête, plus on exploite son témoignage. Que de fois n’ai-je pas entendu les étrangers naïfs ou envieux nous jeter l’injure à l’aide de documens semblables : « Voilà la France, disent-ils, le pays des maîtres Guérin et des barons d’Estrigaud ! Bourgeoisie, aristocratie, tout y est corrompu. S’il y a encore d’honnêtes gens parmi ces fripons, ils assistent timidement, comme M. Tenancier dans la Contagion, aux infamies qu’ils réprouvent, et leur principale ressource contre le fléau est d’aller chercher un air plus pur au bord des lacs italiens. Ceux qui n’ont pas de villas, que deviennent-ils ? » C’est ainsi qu’ils parlent de nous sur la foi de nos comédies et de nos romans. Et pourtant elle vit, elle se meut, elle aspire toujours à la lumière, cette France de 89. Il faut donc qu’il y ait chez elle, malgré tout ce qu’on peut dire, des trésors cachés d’honneur et de dévouement. Pour un poète qui ne demande qu’à se renouveler, il y aurait là tout un domaine à conquérir.

Je sais ce qu’on va répondre : dévouement, honneur, vertu, est-ce matière à comédie ? — Oui, sans aucun doute, car il ne s’agit plus ici des formes traditionnelles ; il s’agit d’une forme agrandie qui peut se prêter à tout. La comédie nouvelle dont M. Augier s’est tant appliqué lui-même à élargir les cadres, la comédie qui s’est associé la satire et le roman peut désormais embrasser les sujets les plus divers ; la société tout entière lui appartient. Certes je ne voudrais pas détourner M. Augier de la peinture de nos vices, ce sera toujours la meilleure part de sa veine ; je souhaiterais seulement qu’il cherchât des effets inconnus dans l’opposition du bien et du mal, et que, le mal étant exprimé avec force, le bien occupât dans l’ensemble de l’ouvrage une place équivalente. Même dans les limites restreintes de la vieille comédie, Molière, sans ménager les vices de son époque, ne dissimulait point ce qu’il y avait de sain et de vigoureux au cœur de la nation. Quand on lit ses comédies, on a l’idée d’une société honnête ; le vice, quel qu’il soit, va s’y heurter contre un fonds solide de moralité, de bon sens, de droiture, tandis que trente ans plus tard le théâtre de Regnard et de Lesage, de Dancourt et de Dufresny, accuse sans le vouloir une société qui se décompose. En sommes-nous là, héritiers de 89 ? Assurément non, ce serait plutôt l’inverse : nous assistons à l’enfantement tumultueux d’une société nouvelle. On demande à M. Emile Augier d’être complètement juste envers la France du XIXe siècle. S’il a dessiné depuis vingt ans bien des figures aimables, il ne leur a pas donné assez de vigueur et d’éclat pour qu’elles puissent offrir la contre-partie équitable de ses satires. Il y a donc une lacune dans son œuvre, c’est de ce côté que doit se porter son effort. Notre littérature a vu naître selon les époques la comédie raisonneuse, la comédie larmoyante, la comédie satirique et cruelle ; puisque le théâtre s’essaie aujourd’hui à représenter hardiment un monde où fermentent tant d’élémens contraires, il reste à trouver une comédie plus haute, celle qui châtie et qui console, celle qui ne se contente pas de donner satisfaction à l’esprit de justice, mais qui veut mettre le courage et la joie au cœur des honnêtes gens. A côté des choses qui se dégradent, elle montrerait les choses qui s’épanouissent, à côté des germes de mort les principes de vie. Ce que M. Augier indique çà et là au premier acte de son récent ouvrage, on aimerait à le voir non pas dans le cours du dialogue, mais dans les péripéties de l’action. Des tirades ne suffisent pas, il faut de vivantes figures pour représenter la sève de l’esprit moderne. Oui certes, quels que soient nos vices, il y a autre chose à peindre que la corruption dans le mouvement qui nous emporte. La France elle-même, on le sent bien, appelle une image plus vraie de son activité, de ses désirs, de ses ressources, de l’idéal qu’elle conserve et qui la défend. Parmi tant de symptômes faciles à signaler, je n’en citerai qu’un seul emprunté au domaine du théâtre : le succès inespéré du Lion amoureux, succès encore plus moral que littéraire, n’est-il pas un avertissement pour l’auteur de la Contagion ?

La critique n’est pas tenue d’indiquer les formes nouvelles que réclame une nouvelle conception de l’art ; elle pose le problème, c’est à l’invention de le résoudre ; elle traduit les désirs de l’opinion, c’est au poète d’y répondre. Ne dites pas qu’il est plus facile de flétrir le mal que de glorifier le bien, et que la comédie, privée du fouet de la satire, s’exposerait à la fadeur ; il ne s’agit ni de renoncer à la flagellation du vice, ni de recourir à une vaine sensiblerie. Que faut-il pour répondre au vœu dont nous sommes l’interprète ? Peindre familièrement et hardiment la sève généreuse qui se déploie au milieu de tant d’obstacles, faire apparaître l’idéal à travers les ombres du crépuscule, opposer la vigueur à la décrépitude, l’espoir à la détresse, la renaissance à la mort. Qu’importent les difficultés ? M. Emile Augier, avec son inspiration cordiale et vigoureuse, est en mesure de les vaincre. Après les évolutions multiples de sa pensée, nous lui en proposons une dernière, à laquelle applaudirait la conscience publique, et qui serait pour l’art une précieuse conquête.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. C’est seulement de M. Augier que nous avons à nous occuper ici ; il y aurait pourtant de l’injustice à ne pas rappeler qu’une part dans ces deux pièces revient aussi à des collaborateurs, M. Jules Sandeau et M. Edouard Poussier.