Théâtre complet des Latins/Tome XV/I

Théâtre complet des Latins
A. Chasseriau, Libraire Éditeur (Tome xvp. v-viii).
CONSIDÉRATIONS

SUR

LES FRAGMENTS

DES TRAGIQUES ET DES COMIQUES LATINS.



Si la traduction des Tragédies et des Comédies latines exige une grande habitude de la langue des Romains, et des connaissances dont un traducteur, malgré les plus constants efforts, ne peut pas toujours se flatter d’avoir donné la preuve ; si, pour prononcer sur un ouvrage, résultat des veilles les plus pénibles et de méditations continuelles, la critique s’arme de toute sa rigueur, que n’aura pas à redouter un homme de lettres essayant d’expliquer en français des fragments mutilés, altérés et défigurés par les copistes, les grammairiens et les annotateurs ? Dans le premier genre de travail on se sent du moins encouragé, soutenu par la variété, le charme, la fécondité du sujet ; mais dans le second, où tout est pour ainsi dire fondé sur des conjectures qui se détruisent les unes les autres, où l’on est environné d’incertitudes et de ténèbres, il faut, après des recherches minutieuses et fatigantes, s’attendre, de la part des critiques, à des reproches qu’on a vainement espéré d’éviter. Personne ne doit plus que moi de reconnaissance à messieurs les journalistes et à l’indulgente bonté avec laquelle le public a daigné accueillir le Théâtre complet des Latins. Cependant il a fallu des motifs puissants pour me déterminer à traduire les Fragments des Tragiques et des Comiques latins. Ces motifs ont été de compléter mon ouvrage, autant qu’il était en moi, et d’être utile à ceux qui sont jaloux d’avoir au moins une idée de tant de riches productions, de tant de monuments littéraires, que le torrent des siècles a entraînés loin de nous, peut-être sans retour, et dont il ne nous a laissé dans son cours rapide que de faibles débris. J’ai du pourtant mettre des bornes à mon zèle, et faire un choix parmi tant de restes précieux, en plaçant sous les yeux du lecteur ceux qui pouvaient lui inspirer le plus d’intérêt, et en éliminant ceux qui se retrouvent plus facilement que les autres, dans les écrits de Cicéron, d’Aulu-Gelle et de Macrobe, et que certains éditeurs ont répétés à la suite des fragments de Livius-Andronicus, d’Ennius et de Pacuvius[1] Comme j’ai plus d’une fois éprouvé, pendant la durée de ce travail aride, un ennui que j’ai voulu épargner aux autres, je me suis hasardé à traduire en vers français tous les morceaux saillans, afin de répandre un peu de variété dans cette partie de mon ouvrage. Puisse-t-on me savoir quelque gré des mes efforts !

Parlons un moment des anciens tragiques et des anciens comiques latins, et parlons-en rapidement.

Livius-Andronicus, affranchi de M. Salinator, dont il éleva les enfants, et qui florissait à Rome vers l’an 240 avant J.-C., est l’un des plus anciens poètes-comiques de l’Ausonie. Il déclamait ses vers lui-même ; mais s’étant enroué un jour en les répétant, il les fît réciter par un esclave : ce fut l’origne de la déclamation entre deux acteurs. Ce qui reste de ses ouvrages ne permet pas de juger de son mérite. Nous savons seulement qu’il mît le premier en dialogue les satires et les vers Fescennins.

L. Accius, Actius, et selon d’autres Attius, poète tragique, fils d’un affranchi, mourut très-âgé, l’an 665 de la fondation de Rome, 180 avant J.-C. Les anciens le préféraient pour la force du style, l’élévation du sentiment et la variété du caractère, à Pacuvius. Imitateur de Sophocle, il composa lui-même un grand nombre de tragédies qui sont perdues. Les vers qu’il fit en l’honneur de Décimus Brutus ne sont pas non plus arrivés jusqu’à nous. Il paraît d’après les auteurs que ces vers avaient excité une juste admiration.

L. Afranius était, dit Cicéron, un homme de beaucoup d’esprit, et dont les fables étaient charmantes. Sur la fin de sa vie, il écrivit quelques comédies. Il fut le contemporain de Térence, et fut comme lui comparé à Ménandre.

Caecilius-Statius, né dans l’Insubrie, contrée voisine du Pô, vint à Rome, où il composa des comédies qui lui firent honneur. Cicéron ne fait pas l’éloge de sa latinité. Ce poète mourut l’an 166 avant J.-C., et fut enterré au Janicule.

J. Décimus-Labérius, chevalier romain, qui vivait du temps de Jules-César, se rendit célèbre par son talent dans l’art d’écrire la comédie. Il excellait dans la composition des Mimes. Décimus-Labérius mourut à Pouzzoles, dix mois après le meurtre de César, vers l’an 44 avant J.-C.

Cn. Mattius est cité par Aulu-Gelle pour un illustre savant, et un poète comique, qui florissait 50 ans avant J.-C. Il a beaucoup imité Homère, et s’est approprié, dans ses Mimiambes, plusieurs des vers de l’Iliade.

Cn. Naevius, après avoir porté les armes dans la première guerre punique, s’attacha au théâtre. Sa première comédie fut représentée à Rome 239 ans avant J.-C. Il mourut à Utique, 203 ans avant J.-C. Il avait composé aussi des tragédies, et une Histoire de la guerre punique. On ne doit pas le confondre avec Novius, poète comique latin, qui florissait près d’un siècle avant J.-C., et dont l’auteur des Nuits attiques fait encore mention.

M. Pacuvius, neveu d’Ennius, naquit à Brindes, et se distingua également dans la peinture et la poésie. Il se fit connaître par ses tragédies, l’an de Rome 199 ; et après avoir acquis, surtout comme poète, une grande réputation, il quitta Rome et prit le parti de se retirer à Tarente, où il mourut âgé de 90 ans, l’an 131 avant J.-C. Son Oreste passait pour son chef-d’œuvre.

Pomponius-Secundus composa des tragédies. Il ne reste de lui qu’un seul fragment cité par Terentianus, et par saint Augustin, lib. iv, de Musica

L. Pomponius, auteur assez estimé de son temps, et dont j’ai donné les fragments, avait composé des Atellanes.

Il ne reste de Turpilius que les fragments que j’en ai cités, et que Nonius a conservés. Ceux de Titinnius ne m’ont point paru beaucoup plus intéressans que ceux du poète dont je viens de parler, et je n’ai point cru devoir les rapporter.

On compte encore d’autres auteurs dramatiques latins, dont il n’est parvenu jusqu’à nous qu’un ou deux vers. Ceux de Varron sont en plus grand nombre ; mais comme ils sont la plupart tirés de ses satires Ménippées, je ne les ai point cités.

Au-dessus de tous ces auteurs, s’élève comme un chêne antique et respecté, Q. Ennius, poète et historien, qui donna à ses poésies toute la vérité de l’histoire, et à l’histoire tous les agréments de la poésie. Ennius fut un homme de génie, dont l’éloignement et l’intervalle des temps ne nous permet plus d’apprécier le mérite et les talents. Ses cendres furent déposées dans le même tombeau où reposaient celles de Scipion l’Africain, et sa statue de marbre fut placée à côté de celle que le vainqueur d’Annibal se fit ériger. Virgile, en nous apprenant qu’il tira plus d’une fois des perles du fumier d’Ennius, n’a rendu que très imparfaitement justice à la muse qui chanta les exploits de Scipion, qui écrivit en vers les annales de la république romaine. On voit très-souvent briller sur la couronne dont la tête du poète de Mantoue est ornée, ces perles dont Virgile a fait ressortir tout l’éclat ; mais dont il aurait dû parler peut-être avec plus de reconnaissance. Il m’était facile de le prouver dans mes notes, si je n’avais craint d’affecter un vain étalage d’érudition. J’avais promis les fragments de Plaute, récemment découverts par M. Angemay, directeur de la bibliothèque Ambrosienne, à Milan ; j’ai rempli ma promesse. Ils pourront offrir aux lecteurs les moyens de faire d’utiles corrections dans les comédies du poète de Sarsines.

J’ai donc terminé le Théâtre complet des Latins. On a rendu justice aux excellentes observations de MM. Amaury et Alexadre Duval, sur l’art dramatique ; elles ont donné à mon travail un mérite réel. J’espère que le public comptera pour quelque chose, mon zèle soutenu pendant plusieurs années, comme traducteur et comme annotateur. Je souhaite, pour l’honneur de la littérature, pour celui du corps enseignant, dont j’ai fait partie pendant plus de vingt années, avoir acquis des droits à la protection des gens de bien, à l’estime de mes confrères, à celle du Prince qui m’a permis de placer mon ouvrage sous ses auspices, à celle du Monarque éclairé qui n’a pas dédaigné mon respectueux tribut. Ce sera le souvenir le plus consolant que je puisse emporter dans la tombe, et le seul qui puisse adoucir pour moi les peines de la vie.



  1. La plupart de ces fragments, indiqués par les différents éditeurs sous ce titre : Ex incertis incertorum tragoediis, se trouvent dans Ennius, dans Pacuvius, dans Actius ou Attius ; ils sont cités par Cicéron aux traités des Offices, de la Divination, de la Nature des dieux, des Tusculanes, des trois livres de l’Orateur.