LE PIRE N’EST PAS TOUJOURS CERTAIN.

(NO SIEMPRE LO PEOR ES CIERTO.)



NOTICE.


Les Espagnols ont un proverbe dont l’idée, comme on l’a dit avant nous, dû naturellement venir à un peuple qui s’est fait de tout temps remarquer par la constance avec laquelle il lutte contre la fortune : Le pire est toujours certain (siempre lo peor es cierto). Calderon, — voyant que le pire ne s’accomplit pas toujours, que les choses réussissent parfois au-delà de nos espérances, que souvent les apparences nous trompent et nous abusent, — Calderon a modifié le proverbe dans ce qu’il avait de trop absolu, et en a fait le titre d’une comédie : Le pire n’est pas toujours certain.

Cette comédie, dans le genre sentimental, montre la souplesse du talent de son auteur, et l’on y peut remarquer de singulières beautés, soit dans les caractères, soit dans le plan, soit dans l’exécution.

Tous les caractères de cette comédie sont, en général, bien tracés, mais surtout ceux des deux personnages principaux, don Carlos et Léonor. — Don Carlos est d’une noblesse et d’une générosité rares. Il soupçonne injustement Léonor ; mais, d’après ce qui s’est passé, tout autre à sa place la soupçonnerait également. Rien de plus beau, de mieux senti que l’extrême réserve avec laquelle il se conduit à son égard tout en l’adorant, si ce n’est le désintéressement avec lequel il veut la donner à don Diègue pour rétablir son honneur. Quant à Léonor, sa douceur, sa résignation, son dévouement, la rendent on ne peut plus touchante. Ce dévouement si tendre et si soumis pour celui qui l’accuse à tort et la condamne sans l’entendre, est, d’ailleurs, d’une vérité parfaite. En effet, une femme délicate peut aisément oublier l’amant vulgaire qui la délaisse par caprice ou légèreté ; mais ne doit-elle pas conserver son cœur à l’homme qui ne renonce à elle que par suite d’une susceptibilité d’honneur trop ombrageuse, — surtout alors qu’elle se sent toujours aimée ?

Le plan de cette comédie nous semble combiné avec beaucoup d’art. L’arrivée à Valence de don Diègue et ensuite celle de don Pèdre sont heureusement imaginées et amènent les situations les plus intéressantes. Nous avons admiré comme une invention merveilleuse la scène où don Diègue, surpris dans la maison de Béatrix, se trouve amené à se faire passer pour l’amant de Léonor, — qui confirme sa déclaration et s’accuse sans le savoir.

Le pire n’est pas toujours certain est d’une exécution fort soignée, et l’on y rencontre une foule de détails remarquables. Je n’en citerai qu’un seul qui sert à poser le caractère de don Carlos et à motiver la pièce en quelque sorte : c’est celui où don Carlos, qui croit Léonor coupable, confie à don Juan l’intention où il est de se séparer d’elle, malgré la passion qu’elle lui inspire. « Car, dit-il, celui-là est un homme sans délicatesse, celui-là est un insensé, un lâche, un misérable, un infâme, qui, abandonné à ses appétits sensuels, à ses désirs brutaux, se contente en amour de l’accessoire après avoir perdu le principal.»

Que es hombre bajo, que es necio,
Es vil, es ruin, es infame,
El que solamente atento
A lo irracional del gusto
Y á lo bruto del deseo,
Viendo perdido lo mas,
Se contenta con lo menos.

Jamais l’amour n’a parlé sur le théâtre un langage plus élevé.

Peut-être une critique sévère trouverait-elle quelques défauts à relever dans cette comédie. Don Carlos ne demeure-t-il pas trop long-temps caché ? Léonor n’est-elle point placée dans une position trop inférieure auprès de Béatrix ? Calderon n’a-t-il pas un peu allongé quelques récits, et cédé une ou deux fois au désir de montrer ou son esprit, ou son talent de versificateur ? Cela est possible. Mais, comme dit Voltaire :

Quelques ombres, quelques défauts
Ne déparent point une belle.

No siempre lo peor es cierto a été imité par Scarron, qui a assez bien intitulé son imitation, la Fausse apparence. Malheureusement dans cette imitation il n’y a guère à louer que le titre. Des ouvrages espagnols dont il s’inspirait, le spirituel et joyeux cul-de-jatte n’a su reproduire que la partie burlesque. Quant à la grâce, à l’élégance, à la finesse distinguée, je ne sais vraiment ce que tout cela devient entre ses mains. Ce qui ne l’empêchait pas de croire bravement qu’il embellissait les inventions de ses modèles.



LE PIRE N’EST PAS TOUJOURS CERTAIN.

PERSONNAGES
don carlos, galans.
don juan roca, galans.
don diègue centellas, galans.
don pèdre de lara, vieillard.
fabio, valet.
ginès, valet.
doña léonor, dame.
doña béatrix, dame.
inès, suivante.


La scène se passe à Valence.



JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Une chambre dans une hôtellerie.
Entrent DON CARLOS et FABIO.
don carlos.

As-tu remis ma lettre ?

fabio.

Oui, seigneur ; il a paru enchanté, et m’a dit qu’il venait à l’instant vous trouver à votre hôtellerie.

don carlos.

Et Léonor, est-elle levée ?

fabio.

Elle n’a point encore ouvert son appartement.

don carlos.

Eh bien ! frappe à sa porte ; je veux lui faire part de ce que j’ai imaginé pour assurer sa vie et son honneur, — moins encore à cause d’elle que parce que je me le dois à moi-même. — Appelle-la donc ; il est temps qu’elle s’éveille.


Entre LÉONOR.
léonor.

Oui, don Carlos, si je dormais vous pourriez parler ainsi ; mais, hélas ! une femme infortunée qui éprouve comme moi les rigueurs d’un destin ennemi, et qui en souffre à chaque instant, ne peut en donner aucun au repos. Que me voulez-vous ?

don carlos.

Je désire vous informer des moyens que mon affection veut prendre pour vous protéger encore, alors qu’il ne m’est plus permis de vous aimer. Sachez donc, Léonor…

léonor.

N’achevez pas. Quelque chose que vous désiriez, qu’elle soit juste ou non, il me suffira de savoir que tel est votre désir pour m’y soumettre. Certes, dans la triste situation où je me trouve, il m’est pénible de vous voir plus soigneux de remplir les devoirs d’un cavalier que ceux d’un amant ; mais votre volonté est ma loi, je m’y soumettrai aveuglément ; et dès lors, à quoi bon m’en apprendre davantage ?

don carlos.

Ah ! belle Léonor, combien cette soumission toucherait mon cœur si elle provenait de la seule affection et non de la nécessité !

léonor.

L’homme qui comme vous s’est ainsi laissé abuser par une fausse apparence, ne revient pas aisément de son erreur, surtout lorsqu’il fait lui-même aussi peu d’efforts pour s’assurer au juste de ce qui a pu être ou n’être pas.

don carlos.

N’essayez pas de vous justifier, Léonor ; cela n’est pas possible.

léonor.

Veuillez, du moins, m’accorder encore une grâce ; ce sera la dernière que réclamera de vous mon amour.

don carlos.

Quoi que ce soit, vous pouvez y compter. Que désirez-vous ?

léonor.

Écoutez-moi, et ensuite, si vous le jugez à propos, ne me croyez pas…

don carlos.

À cette condition, j’y consens. Parlez donc ; qu’exigez-vous de moi ?

léonor.

Votre attention seulement.

don carlos.

Un moment. — Fabio !

fabio.

Seigneur ?

don carlos.

Si tu vois arriver le cavalier chez qui tu es allé, tu entreras avant lui, afin que Léonor ait le temps de se cacher. (Fabio sort.) Parlez, maintenant.

léonor.

Vous savez, mon cher don Carlos… Mais non, je commence mal ; je veux vous dire la vérité, et je commence par une chose qui n’est pas vraie ; car vous n’êtes plus à moi, don Carlos ; et quel est mon malheur désormais, que je doive m’interdire des mots qui m’étaient si doux à prononcer. — Enfin, dis-je, vous savez de quel sang illustre je suis née, vous savez quel rang tient dans l’estime publique toute ma famille ; vous savez également, don Carlos, que cette estime je ne l’ai pas déméritée, à quelque point que ma réputation doive souffrir de mes malheurs… Hélas ! ce n’est qu’en tremblant que je traite ce sujet, et je sens, à ma honte, que la vérité même m’accuse… Car en me voyant errer ainsi dans un autre royaume[1], sous la conduite d’un jeune cavalier, et traitée par lui avec la dernière indifférence, si bien que ses attentions et ses soins, je les dois, non à son dévouement, mais à ses seuls sentimens d’honneur, — qui croirait que je ne me suis pas attiré ce malheur par ma conduite ? comment s’expliquer que l’homme pour qui j’ai tout sacrifié soit le plus irrité contre moi ?… Mais qu’importe, — qu’importe, après tout, que la fortune et une étoile ennemie, aidées des circonstances, aient formé, pour me perdre, des apparences menteuses ; un jour la vérité triomphera ! Comme le soleil, un moment éclipsé, finit toujours par percer de ses rayons les voiles jaloux qui s’étaient amassés devant lui pour l’obscurcir, — de même, un jour, ma vertu se dégagera victorieuse des nuages qui ternissent en ce moment son éclat. — Mais, en attendant, je dois mettre à profit ce temps que vous voulez bien m’accorder, et je reviens à mon discours. — À Madrid, ma patrie, et plût au ciel que cette ville eût été mon tombeau ! vous me vîtes un soir, don Carlos ; j’étais allée avec plusieurs de mes amies à Saint-Isidore, et vous avez pu, comme leur parent, vous approcher de nous ; la liberté de la promenade favorisant votre audace, vous fîtes attention, je dirais à ma beauté si je croyais en posséder quelqu’une ; enfin, vous fûtes aussi galant qu’aimable, et votre esprit facile et délicat sut adroitement cacher la vivacité de vos sentiments sous les dehors de la politesse. Depuis lors, vous avez commencé à vous promener dans ma rue, à soupirer sous mes fenêtres ; et soit la nuit, soit le jour, vous étiez sans cesse ou immobile comme une statue devant ma maison, ou prompt comme mon ombre à me suivre. Vous avez employé l’intermédiaire de mes amies et de mes suivantes pour obtenir de moi, sinon de la reconnaissance, au moins de l’attention ; le temps, les soins, l’adresse qu’il vous a fallu pour me décider à lire une de vos lettres, vous le savez ; et pour ne pas insister là-dessus, je passe à des choses plus essentielles. — À la fin, persuadée que vos desseins étaient honnêtes et n’avaient pour but que le mariage, j’écoutai vos vœux, avec trop de facilité peut-être ; mais vos désirs étant légitimes, j’avais pour excuse l’illustration de votre naissance, votre conduite à mon égard, vos qualités. votre esprit. — Une fois d’accord, dans le silence de la nuit, seule confidente de notre amour, nous nous parlions par une croisée de mon appartement[2] ; et bientôt, afin de ne pas éveiller l’attention de ceux qui ont la sottise d’oublier leurs affaires pour se mêler de celles des autres, je consentis à vous recevoir dans la chambre d’une de mes suivantes, où nous pouvions causer sans être vus ; précaution insensée à laquelle je dois tous mes malheurs, et qui en m’affranchissant des craintes du dehors a amené chez moi tous les périls !… Une nuit, vous arrivez plus tard qu’à l’ordinaire ; je ne vous demanderai pas maintenant si d’autres plaisirs plus vifs ne vous avaient pas retardé, je dois au contraire vous remercier de n’être pas venu plus tôt, puisque vous veniez pour mon malheur ; vous entrez, et au moment où mon affection inquiète, ma constance alarmée vous attendaient avec ces doux reproches d’amour qui, mêlés de confiance et de crainte, rendent la tendresse d’autant plus vive qu’ils semblent vouloir la cacher ; à peine avais-je commencé à vous parler, que j’entends du bruit dans mon appartement… je rentre pour savoir ce que c’est… vous, vous pensez que c’était une bouderie affectée dont je punissais votre retard, et vous me suivez… Alors… ô ciel ! quel souvenir cruel !… la voix me manque !… alors, je vois devant moi… un homme enveloppé dans son manteau… qui s’avançant vers moi…


Entre FABIO.
fabio.

Monseigneur, le cavalier chez qui vous m’avez envoyé attend à votre porte.

don carlos, à Léonor.

Rentrez chez vous ; il ne faut pas qu’il vous voie encore.

léonor.

Hélas ! rien ne manque à mes malheurs… Je n’ai pas même la triste consolation de les alléger en les rappelant.

don carlos.

C’est en vain que vous prétendez vous justifier.

fabio.

Vite, vile, madame, si vous devez vous cacher ; car il entre.

don carlos.

Laisse-nous seuls. (À Léonor.) Vous écouterez notre conversation.

Fabio sort.
léonor.

Ah ! combien j’ai à me plaindre de ma funeste étoile !

Elle sort.
don carlos.

Je n’ai pas moins à me plaindre de la mienne, puisqu’elle m’a repris ce qu’elle m’avait donné.


Entre DON JUAN.
don juan.

Don Carlos ! cher cousin !

don carlos.

Embrassez-moi, cher don Juan !

don juan.

Je ne le devrais pas ; mais j’ai beau avoir contre vous les plus justes motifs de plainte, je vous vois et j’oublie tout. — Vous êtes à Valence, don Carlos, et vous n’êtes pas chez moi ! Qu’est ceci ? pourquoi cette injure à mon amitié, à notre parenté ?

don carlos.

Grand merci, don Juan, de vos aimables reproches ; mais si vous saviez mon excuse, vous ne vous plaindriez pas. Comment vous portez-vous ?

don juan.

Comme un homme disposé à vous servir en toute circonstance et malgré tout.

don carlos.

Et votre sœur, ma bien-aimée cousine ?

don juan.

À merveille. — Mais laissons là, je vous prie, tous les complimens[3]. Qui vous amène ici, don Carlos ? qu’y a-t-il de nouveau à Madrid ?

don carlos.

Que voulez-vous qu’il y ait, don Juan ? mes malheurs ; j’ai beau les fuir, partout ils me retrouvent.

don juan.

Le peu que vous me dites, ce mystère, vos soupirs, tout augmente mon désir de savoir le motif qui vous amène.

don carlos.

Il y a quelque temps je vis une beauté et je l’aimai ; et ce sentiment fut en moi si rapide, que je ne sais vraiment par où je commençai, — de la voir ou de l’aimer. Passionné, je lui rendis des soins ; constant, je souffris ses dédains ; tendre, je méritai quelques faveurs ; jaloux, je pleurai sur mes tourmens. Car tels sont les quatre âges de l’amour : il naît dans les bras du dédain, il croît sous la protection du désir, il s’entretient avec les faveurs, et meurt empoisonné par la jalousie… Or, une nuit, j’étais avec elle dans la chambre d’une de ses suivantes, qui communiquait à son appartement, lorsque nous entendons du bruit chez elle. Elle rentre. Moi, craignant que ce ne fût son père, et ne voulant pas l’abandonner en ce péril, je la suis… lorsque nous voyons un homme qui sortait de sa chambre, enveloppé dans un manteau, et marchant avec la plus grande précaution. « Qui est-ce ? » dit elle. « Quelqu’un, répondit-il, qui voulait seulement voir ce qu’il a vu. » Moi je ne dis rien. Excité par la présence de ma dame et par ma jalousie, je remis à mon épée le soin de parler pour moi ; et nous nous battîmes, résolus tous deux à vaincre ou à périr. Le ciel, dois-je dire dans sa clémence ou dans sa colère, je l’ignore ; mais enfin le ciel voulut que mon adversaire tombât mortellement blessé ; et nous eûmes ainsi le même sort ; car au moment où sa blessure le faisait expirer, moi je succombais à la jalousie… Vous pensez sans doute, don Juan, que ce fut là tout mon malheur, et que c’est cette disgrâce qui m’oblige à venir à Valence pour fuir les rigueurs de la justice ? Eh bien, non. Il me reste à vous raconter l’aventure la plus extraordinaire, la plus surprenante que l’on ait jamais lue dans les annales de l’amour. — Au bruit de nos épées, au désespoir de ma dame, ses femmes se mirent à pousser des cris dont son père fut réveillé. Voyez-moi maintenant, dévoré de jalousie, exposé à la colère d’un noble vieillard, et prêt à être enveloppé par ses gens, tandis que j’ai, d’un côté, ma dame évanouie, et, de l’autre, mon adversaire gisant à mes pieds. Telle était la situation critique où je me trouvais, lorsque, reprenant ses sens, ma dame me supplia de protéger sa vie… Il faut l’avouer, quand une femme a commis une faute, il n’est point maladroit à elle de se confier à un homme de cœur.. Donc, malgré sa trahison, malgré l’outrage que j’avais reçu, je ne pensai qu’à sauver ma dame, et non à me venger. « Suivez-moi, » lui dis-je. Et la protégeant de mon épée et de mon corps, je fus bientôt avec elle dans la rue ; puis, la crainte nous prêtant ses ailes, nous trouvâmes un moment après dans la maison d’un ambassadeur un asile assuré. — J’envoyai chercher un des domestiques de ma dame, lequel, après s’être informé de tout en secret, vint me dire que le cavalier blessé était un étranger qui suivait un procès à Madrid. Il me dit son nom, que je ne me rappelle plus. Il ajouta que, blessé à la tête, il était tombé sans connaissance, mais que le coup, bien que dangereux, ne lui avait pas ôté la vie ; qu’un alcade l’avait arrêté et fait transporter dans une maison voisine ; que l’on me connaissait pour l’agresseur, et que l’on avait saisi mes biens. Enfin, je sus aussi que le père de la dame, avec la sagesse et la prudence qui convenaient à son âge et à sa noblesse, n’avait fait aucune démarche, n’avait déposé aucune plainte, remettant sans doute à son courage le soin de sa vengeance. — Alors, au milieu de tant de peines et regardant comme un devoir de sauver celle qui les avait causées, je me suis décidé à quitter Madrid et à venir dans une ville où nous soyons en sûreté contre les recherches de la justice et la fureur de sa famille. Dans mes chagrins et mes obligations j’ai pensé à vous, et je viens réclamer votre assistance. Cette dame, don Juan, je l’ai emmenée avec moi, ne songeant qu’à son salut, et faisant taire mes justes ressentimens. Quand je l’aurai mise en sûreté, ce qui est ma première obligation, je n’aurai plus qu’à remplir la seconde que m’ont faite mes malheurs : ce sera de quitter cette femme cruelle que je défends comme homme d’honneur, que j’adore comme amant, et que je fuis comme offensé. Oui, tourmenté de passions opposées, et réunissant tout à la fois les sentimens d’amant et de cavalier, plein de tendresse je la chéris, et plein de jalousie je l’abhorre ; et ces deux obligations je les ai si rigoureusement remplies, que de Madrid ici, — vous pouvez me croire, — je ne lui ai pas adressé deux paroles, si ce n’est ce matin. Je n’ai point voulu que l’on pût jamais dire de moi que mon courage avait été moins puissant que mes désirs : car, à mon avis, celui-là est un homme sans délicatesse, celui-là est un insensé, un lâche, un misérable, un infâme, qui, abandonné à ses appétits sensuels, à ses désirs brutaux, se contente, en amour, de l’accessoire, après avoir perdu le principal. — Maintenant, don Juan, voyez, je vous prie, comment cette dame pourra vivre à Valence sous un nom supposé ; dans quelle maison, dans quel couvent, dans quel village je puis la placer avec sûreté. Le peu que j’ai pu emporter de Madrid je le lui laisserai pour ses besoins. Quant à moi, mon épée me suffit ; car aussitôt que je l’aurai mise hors de danger, me hâtant de la fuir, je vais servir le roi en Italie, et là, je demanderai au ciel que la première balle vienne frapper ma poitrine. Que puis-je, hélas ! souhaiter de mieux que de voir promptement terminer tant de craintes, de peines, de tourmens et d’angoisses, que l’amour me fait éprouver et que l’honneur me force à fuir ?

don juan.

Votre histoire est si extraordinaire, votre aventure si inouïe, que je n’ai qu’une manière d’exprimer mon étonnement, — le silence. Laissons le passé, puisqu’il n’y a plus de remède, et tâchons de pourvoir au présent. Assurément ce qu’il y aurait de mieux ce serait un couvent ; mais il vous faudrait payer la pension de cette dame, et vous-même êtes privé de vos biens et réduit à une pension alimentaire. Pour moi, don Carlos, mon âme, ma vie, mon honneur, tout ce que je suis est à vous ; mais mes affaires se trouvent en ce moment dans une situation fâcheuse, et je ne dois pas vous offrir un concours que je ne suis pas sûr de pouvoir continuer. Donc, peut-être, devriez-vous placer cette dame chez moi, et là, j’ose croire…

don carlos.

N’achevez pas. Je suis sensible à vos offres, mais je ne saurais les accepter, ni donner à ma cousine des soucis d’une telle nature… d’autant que je la respecte trop pour placer chez elle ma dame… qui peut bien, il est vrai, par sa naissance s’asseoir à ses côtés ; mais des aventures de ce genre jettent toujours un mauvais lustre sur la plus antique noblesse.

don juan.

Tout peut s’arranger. Ma sœur vient, ces jours-ci, d’établir une de ses femmes, et elle a besoin de la remplacer. Moi, je fais la cour à une dame amie de Béatrix, qui mérite la plus entière confiance. Je prierai cette dame d’envoyer chez nous de sa part la personne en question, et ainsi ma sœur, ignorant qui elle est, ne pourra éprouver aucune peine à la recevoir. Quoiqu’il soit bien fâcheux pour cette personne d’entrer en cette qualité auprès de ma sœur, la situation pourra se supporter : elle ne sera suivante qu’en public, et en particulier elle sera traitée comme dame. Pour moi, je serai attentif à la servir en tout ce qui pourra lui plaire.

don carlos.

Ce serait le moyen le plus sûr, j’en conviens ; mais, don Juan, je vous l’avoue, je n’oserai jamais le proposer à Léonor ; car enfin…


Entre LÉONOR.
léonor.

Arrêtez, don Carlos, c’est à moi de répondre. — Seigneur don Juan, non seulement je serai contente et flattée de servir dans votre maison ; mais vous aurez en moi une esclave dont votre obligeance vient de payer le prix ; et si, au milieu de mes malheurs, je puis éprouver quelque consolation, ce sera d’avoir pour maître un cavalier qui tient de si près à don Carlos. Je vous supplie donc humblement, et à genoux, de vouloir bien m’accorder cette faveur. Et comme d’après le récit de don Carlos, je dois vous paraître coupable, et que je serais désolée si vous croyiez admettre chez vous une femme aussi légère que je vous le parais ; pour qu’il ne vous reste pas le moindre doute, puisse le courroux de Dieu m’anéantir à l’instant, puisse le ciel m’être à jamais fermé, si, dans aucune occasion, j’ai donné à l’homme qui se trouva chez moi le motif de tant d’audace, à moins qu’il n’ait vu dans mes mépris un encouragement à sa témérité !

don juan.

Votre beauté et votre esprit, madame, vous recommandent de la manière la plus forte ; et si ce que j’ai proposé est un service, ce n’est plus pour don Carlos que je vous l’offre, c’est à votre considération. Veuillez, je vous prie, m’attendre. Je vais chez ma dame lui demander une lettre que vous porterez à ma sœur. Je reviens à l’instant.

Il sort.
léonor.

Enfin, don Carlos, vous voilà arrivé à l’accomplissement de vos désirs ; vous allez être délivré de ma présence. Je n’ai plus à vous demander qu’une seule chose. C’est une grâce que vous ajouterez à toutes celles dont je vous suis déjà redevable.

don carlos.

Au nom du ciel, Léonor, ne parlez pas ainsi ; vous déchirez mon cœur… ce n’est qu’au moment où je vais vous perdre, que je sens à quel point je vous aime. Dites cependant, que désirez-vous de moi ?

léonor.

Que si, désabusé quelque jour, vous voyez enfin que vous m’avez soupçonnée injustement, vous accomplissiez la parole que vous m’avez donnée.

don carlos.

Ah ! Léonor, pour payer un tel bonheur ce ne serait pas assez… Je vous donnerais alors mon âme, ma vie… Mais comment puis-je m’attendrir ainsi ? N’êtes-vous pas la même qui teniez un homme caché dans votre appartement ? Non, je ne veux pas être détrompé, et je n’y compte pas. Mon seul désir, maintenant que vous êtes en sûreté, c’est de vous fuir.

léonor.

Allez, allez, le ciel quelque jour prendra soin de me justifier.

don carlos.

Ah ! Léonor, s’il ne me fût resté cette espérance, je serais mort de douleur !

léonor.

Eh quoi ! don Carlos, tantôt vous me parlez avec tendresse, tantôt avec fureur ! Pourquoi donc croyez-vous plutôt le mal que le bien ? Ne puis-je pas être innocente ?

don carlos.

Hélas ! je crains, et dans le doute il faut toujours croire le pire.

léonor.

Eh bien ! je me confie dans mon innocence, et un jour sans doute vous apprendrez que, malgré le préjugé vulgaire, le pire n’est pas toujours certain.

Ils sortent.

Scène II.

Un salon chez don Juan.
Entrent BÉATRIX et INÈS. Béatrix lit une lettre.
inès.

Qu’est-ce donc que ce papier que lit ma maîtresse ? Il paraît bien la tourmenter, et je n’en serais que plus curieuse de savoir ce qu’il contient. Tantôt elle le froisse avec violence en regardant le ciel, tantôt elle pleure et soupire.

béatrix, à part.

Est-il une destinée plus cruelle ?

inès.

Voilà qu’elle recommence à le lire. D’où peuvent naître des impressions si différentes ? Est-ce que ce serait, par hasard, le brouillon d’une comédie qu’elle compose ?

béatrix.

On a bien eu raison de dire que la plume était un aspic plein de fureur, et l’encre un noir poison qu’elle répand sur le papier ! Je le sais mieux que personne à présent, moi que cette lettre a tuée. Quel tourment je souffre !

inès.

Eh bien, madame ?

béatrix.

Quoi ! tu étais là, Inès ?

inès.

Je viens d’entrer, et j’ai vu tous les divers sentimens qui vous agitent. Qu’est-ce donc qui vous émeut si fort ?

béatrix.

Je puis te le dire, ne serait-ce que pour soulager ma douleur. — Tu te souviens que don Diègue Centellas me fit long-temps la cour ?

inès.

Sans doute.

béatrix.

Tu sais que reconnaissante des soins assidus qu’il me rendait, je répondis à son amour ?

inès.

Fort bien.

béatrix.

Tu sais encore que malgré l’illustration de sa naissance, il ne voulut pas se déclarer à mon frère, jusqu’à ce qu’il connût l’issue d’un procès qu’il est allé suivre à Madrid ?

inès.

Oui, madame ; après ?

béatrix.

Eh bien, Inès, son domestique, qui m’a des obligations, m’écrit cette lettre, d’où il résulte clairement que don Diègue est amoureux à Madrid, et que le procès qui l’a appelé dans cette ville est un procès d’amour. Mais cette lettre te dira mieux sa trahison, et combien j’ai raison de m’affliger. (Elle lit.) « Madame, pour m’acquitter de ma promesse, qui était que je vous avertirais de tout ce qui se passe, j’ai l’honneur de vous faire savoir que mon maître a eu une rencontre avec un autre cavalier dans la maison d’une dame de cette ville, qu’il a été blessé et laissé pour mort ; qu’il a passé deux jours sans connaissance et en prison. Grâces à Dieu, il va mieux, il est libre, et il compte bientôt retourner à Valence, etc. » Je m’arrête, car, je l’avoue, je suis toute suffoquée de colère.

inès.

Après cela, madame, il n’est pas besoin d’en lire davantage.

béatrix.

Voilà donc le procès qui appelait là-bas don Diègue !

inès.

Il fallait s’y attendre ; tout le monde, à Madrid, a des procès d’amour.

béatrix.

Je n’ai point de paroles pour exprimer ma douleur.

inès.

Ah ! ces monstres d’hommes ! que la foudre les écrase tous ! Surtout celui-là ; s’en serait-on douté, à le voir pleurer comme une cruche fêlée[4] ? et cela a duré jusqu’à ce qu’il ait aperçu un autre minois ! Mais tout beau, messieurs, nous faisons comme vous, et au bout de la journée. Dieu le sait, nous nous trouvons à deux de jeu, et nous ne vous redevons rien.

béatrix.

Je meurs de jalousie et de rage.

inès.

Il y a de quoi.

béatrix.

Et ma fureur durera jusqu’à ce que… Mais, silence ! n’a-t-on pas frappé à cette porte ?

inès.

Oui, madame.

béatrix.

Eh bien, va voir ce que c’est.

inès.

Malheur à toi, mon pauvre Ginès, si quelqu’un m’écrivait que, tu as offensé mon chaste honneur, et que l’on t’a fendu la tête à Madrid.

Elle sort.
béatrix.

Hélas ! maintenant qu’à ma honte j’ai appris comme on pouvait changer, je voudrais aussi perdre jusqu’au souvenir, puisque j’ai perdu l’espérance. — Que ne donnerais-je pas pour voir la dame qui a pu l’engager à ce point !

Entrent LÉONOR et INÈS.
inès.

Elle est ici ; entrez.

béatrix.

Qui me demande, Inès ?

léonor.

Une femme infortunée, qui, si vous lui permettez de baiser votre blanche main, pourra braver désormais son destin cruel, puisqu’elle trouvera dans votre bonté un refuge assuré contre les coups du sort.

béatrix.

Levez-vous, mon amie.

léonor, à part.

Que ce ton de protection m’est pénible[5] !

béatrix.

Que désirez-vous ?

léonor.

Voici une lettre qui vous en instruira.

béatrix.

De qui est-elle ?

léonor.

De doña Violante.

béatrix.

Inès, qu’elle est jolie !

inès.

Comme ci, comme ça.

léonor.

Ô fortune ! à quelle extrémité m’as-tu réduite ? Et cependant, si le passé m’afflige, l’avenir m’effraie plus encore.

béatrix.

Violante m’écrit dans cette lettre qu’ayant appris que j’ai marié une de mes femmes, elle me prie de vous recevoir pour la remplacer.

léonor.

Hélas !

béatrix.

Elle est sûre, dit-elle, de votre réputation, de votre vertu, et répond que je n’aurai qu’à me louer de vous. Sa recommandation me suffit.

léonor.

Je vous exprime de nouveau toute ma reconnaissance.

béatrix.

D’où êtes-vous ?

léonor.

Des environs de Tolède.

béatrix.

Quel événement vous a conduite à Valence ?

léonor.

J’ai été amenée en cette ville par une des dames de la vice-reine. Elle vient de mourir. Voilà ce qui m’oblige à chercher une condition.

béatrix.

Sa bonne grâce et sa personne me plaisent. Que faisiez-vous chez cette dame ?

léonor.

J’étais demoiselle de compagnie.

inès, à part.

Demoiselle — de compagnie, c’est possible. Demoiselle — tout court, j’en doute[6].

léonor.

Je la coiffais aussi ; et je me flatte qu’à cet égard je pourrai vous contenter. Le printemps n’a point de fleur si charmante que je n’aie appris à l’imiter, et les fleurs les plus belles le seront plus encore dans votre chevelure. Vous n’aurez pas besoin, non plus, d’envoyer dehors vos jupes, ni vos collerettes ; pour monter et repasser je ne le cède à personne. Je couds en linge fin, je fais toute sorte de festons avec assez de facilité, je brode passablement, et sais travailler en tapisserie.

béatrix.

Vous êtes justement la personne qu’il me faut. À partir de ce moment vous pouvez rester ici. Puisque je le désire, mon frère, qui est le chef de la maison, n’y mettra point d’obstacle, j’en suis persuadée.

léonor.

Je compte sur sa bonté, madame. Étant noble comme il est, il ne refusera pas sa protection à une femme infortunée.

béatrix.

Votre nom ?

léonor.

Isabelle.

béatrix.

Vous pouvez quitter votre manteau.


Entre DON JUAN.
don juan.

Béatrix !

béatrix.

Eh bien, mon frère ?

don juan.

Que faisiez-vous là ?

béatrix.

Quelque chose qui vous plaira sans doute.

don juan.

Qu’est-ce donc ?

béatrix.

Je sais qu’en amant dévoué vous êtes bien aise que l’on ait égard aux recommandations d’une certaine dame, et je viens de recevoir cette demoiselle, qui m’a été adressée par Violante.

don juan.

Grand merci de votre politesse, et même de votre malice. (À Léonor.) Pour vous, mademoiselle, et par la personne qui vous envoie, et par vous-même, vous pouvez disposer de ma maison. Nous étant recommandée comme vous l’êtes, vous servirez la sœur, et le frère s’empressera de vous servir.

léonor.

Que le ciel vous récompense, seigneur, de toutes vos bontés ! Vous aurez en moi une esclave dévouée.

don juan, bas, à Léonor.

Eh bien, Léonor, que dites-vous de ma maison, et de ma jolie sœur ?

léonor, bas, à don Juan.

Que, grâces à elle, le destin cesse enfin de me poursuivre.

don juan.

Je voudrais, Béatrix, vous parler en particulier. J’ai à vous demander un service.

béatrix.

Tout ce que vous voudrez. Éloignons-nous un peu.

Don Juan et Béatrix s’éloignent au fond du théâtre.
inès.

Je me présente à mademoiselle Isabelle pour son humble servante, son amie et sa camarade, qui lui sera toujours fidèle. Je ne lui demanderai qu’une chose.

léonor.

Et c’est…

inès.

De ne pas être trop scrupuleuse, si elle vient à s’apercevoir de quelque amourette.

léonor.

Il n’y a plus de scrupules aujourd’hui ; on les a laissés avec les vieilles modes. Et d’ailleurs, s’il faut dire la vérité, j’ai, comme vous, mes petits soucis.

inès.

Ciel ! que me dites-vous là ?… En ce cas, vous aurez en moi une sœur, une amie.

léonor.

Et vous, vous aurez en moi une amie et une sœur. (À part.) Hélas ! pouvais-je prévoir que j’eusse jamais de semblables conversations !

Elles sortent.
béatrix.

Carlos est à Valence ?

don juan.

Oui ; mais il ne faut pas en parler. Il passe en secret à Naples, et c’est pour cela qu’il n’est point descendu chez nous. Il se propose pourtant de vous venir voir à la nuit tombante, et, par amitié pour moi, vous devriez bien lui préparer un léger présent que vous lui offririez.

béatrix.

Je fouillerai dans mes armoires, et je verrai si j’y trouve quelque chose que je puisse lui offrir. Quoique je sois fort dépourvue pour de semblables occasions, je serais bien étonnée si je n’avais des gants, des bourses, de la dentelle. J’ai une corbeille qui lui plaira, j’espère.

don juan.

Vous êtes charmante.

béatrix.

Vous pouvez vous en rapporter à moi pour cela et pour le souper.

don juan.

Adieu donc. Je reviens.

béatrix, à part.

Ah ! don Diègue, comment me venger de tes perfidies ?

Elle sort.
don juan.

Il faut que j’avertisse don Carlos de l’effet qu’a produit sa lettre, et, malgré le désir qu’il a de n’être point vu, ce soir je l’amène ici.

Il sort.

Scène III.

Une rue devant la maison de Jon Juan.
Entrent DON DIÈGUE et GINÈS, tous deux en habits de voyage.
don diègue.

Il faut l’avouer, Ginès, c’est un grand plaisir de revoir sa patrie !

ginès.

Oui, monseigneur, surtout lorsqu’on a été au moment de ne plus la revoir du tout.

don diègue.

À peine me suis-je vu convalescent et libre, grâces à ce que l’on n’avait pas déposé de plainte contre moi, — je me suis hâté de quitter Madrid. J’évite ainsi la vengeance qu’aurait voulu prendre la famille de Léonor.

ginès.

Vous avez fort bien fait, seigneur. — Il est déjà fort désagréable de mourir ; mais mourir deux fois c’eût été par trop ennuyeux.

don diègue.

N’est-ce pas don Juan qui sort de sa maison ?

ginès.

En effet, c’est lui.

don diègue.

Il me semble, Ginès, qu’aujourd’hui tout doit me réussir.

ginès.

Peste ! quel trésor avez-vous donc trouvé ?

don diègue.

N’est-ce pas un bonheur que don Juan sorte ainsi de sa maison pour que je puisse entretenir Béatrix ?

ginès.

Quoi ! vous vous souvenez d’elle ?

don diègue.

Je n’ai jamais oublié sa beauté.

ginès.

Il me semblait, cependant, que vous l’aviez un peu oubliée, ce jour où vous reçûtes sur la tête, — d’estoc ou de taille, je ne sais, — un tel coup d’épée, qu’avec le pareil vous ne seriez jamais revenu dans ces parages.

don diègue.

On peut, éloigné de sa belle, en courtiser une autre. Cela est permis à l’amant le plus fidèle.

ginès.

Ces dames, il est vrai, en font autant de leur côté.

don diègue.

Va donc. Tu demanderas Inès, et tu lui diras mon arrivée. Souviens-toi surtout…

ginès.

De quoi ?

don diègue.

De ne dire mon aventure à personne… surtout chez Béatrix.

ginès.

Qui ? moi, monseigneur ? je serais capable… Je vous jure bien qu’on n’en saura pas plus de moi aujourd’hui qu’on n’a pu en apprendre hier, lorsque nous n’étions pas encore à Valence.

don diègue.

Approche donc et frappe à sa porte.


Scène IV.

Le salon de don Juan.
Entrent GINÈS, INÈS, puis DON DIÈGUE.
inès.

Qui frappe ?

ginès.

Adorable Inès, c’est votre humble serviteur qui revient à vos pieds aussi fidèle et aussi constant qu’il est parti.

inès.

C’est toi, mon Ginès ? — Tu ne m’embrasses pas ?

ginès.

Deux fois, trois fois pour une, si tu veux. Je n’y regarde pas de si près.

inès.

Par quel hasard te voilà-t-il de retour ?

ginès.

Tu le sauras plus tard. Pour le moment, il s’agit d’autre chose ; mon maître te veut parler.

inès.

Comment ! il est donc revenu lui aussi ?

don diègue.

Oui, ma chère Inès, très-désireux de le voir et de savoir des nouvelles de Béatrix.

inès.

Elle va fort bien ; et quand elle apprendra votre arrivée…


Entre BÉATRIX.
béatrix.

Qui est-ce donc, Inès, pour que tu t’arrêtes si long-temps ?

don diègue.

C’est un voyageur long-temps agité par la tempête de l’absence, et dont le navire battu par les flots a vogué parmi les écueils. Enfin la mer plus tranquille, le ciel plus clément, lui ont permis de prendre port à vos pieds, et il vient dans le temple de son amour consacrer la mémoire de ce qu’il doit à l’idole de son cœur.

béatrix, à part.

Comme ils mentent, ces hommes ! Mais ne nous trahissons pas. (Haut.) C’est en vain, seigneur don Diègue… Mais non, je vous le dirai ensuite. (À Inès.) Fais en sorte. Inès, qu’Isabelle ne vienne pas dans ce salon ; je ne voudrais pas que dès le premier jour elle connût mes ennuis.

inès.

Vous avez raison. — Au revoir, Ginès

ginès.

Je l’espère bien, et alors je te démontrerai la vérité de la chanson où il y a ce refrain :

« Charmante Inès, je t’aime joliment. »

béatrix.

Oui, seigneur don Diègue, c’est en vain que vous exagérez les tourmens de l’absence, vous ne pourrez jamais exprimer ce que j’ai souffert, moi toujours amante et toujours fidèle. (À part.) Combien j’ai de peine à cacher mon ressentiment !

don diègue, bas, à Ginès.

Vive Dieu ! elle ne sait rien.

ginès, bas, à don Diègue.

Comment vouliez-vous qu’elle l’eût appris ?

béatrix.

Comment vous êtes-vous trouvé du séjour de Madrid ?

don diègue.

Comme un homme éloigné de ce qu’il aime ; et dans cette situation, il n’y a qu’un seul plaisir à l’absence.

béatrix.

Lequel, je vous prie ?

don diègue.

De penser que l’on reverra l’objet aimé.

béatrix.

Le perfide !… La jalousie me ronge le cœur, et la rage me suffoque[7] ! (Haut.) Où en est votre procès ?

don diègue.

Je l’ai laissé au même point, l’état de ma santé m’ayant forcé de revenir.

béatrix.

Vous étiez donc malade ?

don diègue.

Oui, de ne point vous voir.

béatrix.

Il y a d’autres choses à voir à Madrid. Les dames n’y sont-elles pas aimables et charmantes ?

don diègue.

N’en ayant regardé aucune, je ne saurais en donner mon avis.

béatrix.

Aucune ?

don diègue.

Demandez plutôt à Ginès. — N’est-il pas vrai, Ginès, que j’ai été d’une constance exemplaire ?

ginès.

Ma foi ! oui, madame, mon maître a été si constant, que je l’ai vu au moment de mourir d’amour.

béatrix.

Cela est possible ; mais pour qui ?

don diègue.

Et pour qui donc vouliez-vous que ce fût ?

béatrix.

Alors vous n’êtes pas ce cavalier qui, changeant en procès criminel l’affaire civile qui l’avait appelé à Madrid, avez si bien poursuivi les audiences, qu’un juge à longue robe, — mais ce n’était pas un homme, — vous a condamné à mort : sentence cruelle dont certain rival à vous a été l’exécuteur.

ginès, bas, à don Diègue.

Comment l’a-t-elle pu savoir ? Nous voilà dans de beaux draps !

don diègue, à part.

Je suis perdu !

ginès, bas, à don Diègue.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Je n’ai pas dit un seul mot.

don diègue, de même.

Qu’ai-je entendu ?

ginès, de même.

Ça ressemble à votre aventure.

béatrix.

Tout se sait, don Diègue. Et puisque vous connaissez les motifs que j’ai d’être offensée de la conduite d’un perfide et d’un traître qui veut me faire passer ses outrages pour des galanteries, ne me revoyez jamais, entendez-vous ? sans quoi vous apprendriez encore à vos dépens, qu’à Valence comme à Madrid il y a telle dame qui peut se venger d’un amant déloyal et sans foi.

don diègue.

Songez, Béatrix…

béatrix.

Seigneur don Diègue, songez vous-même qu’il est tard ; et il ne faut pas que la peine me coûte aujourd’hui plus que ne me coûtais jadis le plaisir de vous voir. Donc, adieu.

don diègue.

Jusqu’à ce que vous soyez détrompée.

don juan, du dehors.

Pourquoi n’y a-t-il point ici de lumière ?

béatrix.

Grand Dieu ! c’est mon frère !

ginès, à part.

Son frère ? Comment l’a-t-il pu savoir ?


Entre INÈS.
inès.

Madame, voici monseigneur qui arrive.

don diègue.

Que faire ?

béatrix.

Je ne sais.

inès.

J’y suis !… Entrez avec Ginès dans cette salle ; vous y resterez cachés jusqu’à ce que vous puissiez sortir.

béatrix.

Infortunée que je suis !

inès.

Entrez vite.

ginès, à part.

Pour mart, je m’abonnerais volontiers à deux cents coups de bâton.

Don Diègue et Ginès se cachent.
béatrix.

Ferme bien la porte, afin qu’on ne puisse pas les voir.

inès.

Elle est fermée dans la perfection.

don juan, du dehors.

Il est singulier qu’à la nuit la maison ne soit pas encore éclairée.


Entrent DON JUAN et DON CARLOS. LÉONOR entre d’un autre côté avec des flambeaux.
léonor.

Voici de la lumière.

don carlos, à part.

En voyant Léonor porter des flambeaux, la lumière m’a aveuglé. (À Béatrix.) Permettez, ma cousine, que je baise votre main, si je ne suis pas trop indigne d’une telle faveur, (À part.) Ah ! Léonor, toi, dans cet état !

béatrix.

Vous avez beau vouloir me calmer avec des politesses, vous ne réussirez pas, don Carlos, à me faire oublier que vous n’avez point daigné descendre dans notre maison.

don carlos.

Déjà, madame, je me suis justifié auprès de don Juan ; et il voudra bien à son tour m’excuser auprès de vous. Mais si je n’ai pas l’honneur d’habiter votre maison, croyez-le, madame, j’y serai par la pensée, et vous y aurez, pour vous servir, mon âme et ma vie.

don juan.

J’ai déjà dit à ma sœur les motifs que vous avez pour ne pas honorer plus long-temps notre retraite de votre présence.

béatrix.

Puisque notre bonheur doit être si court, je dois me presser de vous servir de mon mieux. Mais vous n’êtes pas bien ici ; veuillez passer dans mon appartement. — Isabelle, éclairez à mon cousin. (À part.) Ô ciel ! aie pitié de moi !

Elle sort avec Inès.
léonor.

Seigneur don Carlos, puisqu’il faut aujourd’hui que je vous serve, c’est pour moi le plus doux plaisir.

don carlos.

Ah ! Léonor, bien que j’aie à me plaindre de vous, je voudrais vous laisser dans une situation plus brillante !

léonor.

C’est plus encore que je ne mérite, puisque, pour mon malheur, vous ne croyez plus à mes protestations, à mes sermens.

don carlos.

Eh ! qui jamais a cru de vains discours plutôt que le témoignage de ses yeux ?

léonor.

Plus d’un l’a fait.

don carlos.

Et il a eu tort.

léonor.

Prenez garde, don Carlos ; contenez-vous, afin qu’on ne soupçonne rien.

don carlos, à part.

Hélas ! qu’il est difficile de se contenir en voyant Léonor sous le costume d’Isabelle !

Ils sortent.


INÈS rentre, et puis DON DIÈGUE et GINÈS se montrent derrière la tapisserie.
ginès.

Pouvons-nous sortir, Inès ?

inès.

Non, vous les trouveriez sur votre passage.

ginès.

Comment donc faire ?

inès.

Attendez que notre hôte soit parti.

ginès.

De quel hôte parles-tu ?

inès.

Un cousin de notre maison. Je reviendrai vous faire sortir. Et si, par hasard, mon maître fermait la porte, vous, dès qu’il sera endormi, vous descendrez par ce balcon.

ginès.

Par où, — je te prie ?

inès.

Par ce balcon. Il n’y a qu’à sauter.

ginès.

Je ne saute jamais, même au bal. Et ainsi arrange-toi de manière que je puisse m’en aller sans faire de saut.

don diègue.

Dispose cela pour le mieux, Inès.

ginès.

Vous, monseigneur, qui êtes accoutumé à vous voir casser la tête, ça vous serait égal de vous casser la jambe.

inès.

Enfermez-vous bien, et taisez-vous.

don diègue.

Qui s’est jamais vu dans une pareille situation ?

ginès.

Moi, monseigneur, et, qui pis est, sans savoir ni pourquoi ni comment.

Ils rentrent.
inès, seule.

Tout est bien embrouillé dans la maison. Dieu veuille que tout cela finisse bien.


JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

Dne chambre dans une hôtellerie.
Entrent DON CARLOS et FABIO.
don carlos.

Tout est-il prêt ?

fabio.

Oui, monseigneur, le linge, les valises, tout est préparé : il ne manque plus que des chevaux de poste.

don carlos.

Il faut encore autre chose.

fabio.

Quoi donc ?

don carlos.

Avertir don Juan que je pars ce matin, afin que je puisse prendre congé de lui.

fabio.

Il n’est donc pas instruit de votre départ ?

don carlos.

Ni lui ni Léonor ne le savent, car hier au soir encore je n’étais pas décidé.

fabio.

Alors je vais l’avertir.

don carlos.

Non, attends. Il semble qu’il ait deviné mon désir ; le voilà qui vient, quoiqu’il fasse à peine jour.


Entre DON JUAN.
don carlos.

Si matin, don Juan ? — Qui vous a fait lever d’aussi bonne heure ?

don juan.

Je pourrai vous adresser la même question. Où allez-vous si matin ?

don carlos.

Hier au soir, en rentrant, j’appris que deux galères d’Italie étaient mouillées à Vinaroz, et c’est une occasion que je ne dois pas négliger. Autrement je ne sais quand je pourrais quitter Léonor, et je souffre trop à ne pas la voir, étant si près d’elle. Le plus sage est de fuir. Et maintenant que je suis tranquille sur son sort, avec votre permission, don Juan, je pars aujourd’hui.

don juan.

Cette permission, don Carlos, s’il dépendait de moi de vous l’accorder ou de vous la refuser, ce me serait un grand soulagement dans mes chagrins que de pouvoir vous garder encore quelque temps.

don carlos.

Qu’est-ce donc ?

don juan.

Il faut que vous restiez ici quelques jours de plus. Il y va de mon repos, de ma vie.

don carlos.

Fabio !

fabio.

Seigneur ?

don carlos.

Quand les chevaux viendront, tu les renverras. (Fabio sort.) Vous voyez, don Juan, que vos désirs sont des ordres pour moi. Qu’y a-t-il de nouveau ?

don juan.

Nous sommes seuls ?

don carlos.

Oui.

don juan.

Veuillez fermer cette porte.

don carlos.

La voilà fermée. — Eh bien ! qu’est-ce donc ?

don juan.

C’est, mon cher Carlos, un si grand malheur, une si grande peine, que je ne la confierais qu’à vous seul au monde ; à vous, mon ami, dont l’âme est la moitié de la mienne ; à vous, mon parent issu du même sang que moi. Voyez comme, d’un jour à l’autre, tout change avec la roue de l’inconstante fortune. Hier, dans vos chagrins, vous vîntes réclamer mon aide ; aujourd’hui, c’est moi qui viens réclamer la vôtre. — Ah ! quelle pitoyable infortune que la mienne, puisqu’elle se hâte ainsi de réclamer ce qu’on lui doit !

don carlos.

Qu’est-il donc arrivé depuis hier au soir qui vous ait troublé à ce point ?

don juan.

Hier vous veniez de sortir… vous n’aviez pas voulu passer la nuit chez moi, et je n’avais pas cru devoir vous presser… vous aviez également refusé l’offre que je vous faisais de vous accompagner. Bref, après votre départ, voulant me retirer, j’avais examiné toutes les portes de ma maison, par l’effet d’une vieille habitude et sans avoir aucun soupçon ; je venais de rentrer dans ma chambre, et agité par les événemens de la journée, je ne pouvais m’endormir : toute sorte d’imaginations se présentaient à moi, et à peine fermais-je les yeux que le sommeil aussitôt s’enfuyait. J’étais depuis quelque temps dans cet état, lorsque, — je frémis de le dire, — j’entends ouvrir une fenêtre d’une pièce qui donne sur la rue. Pensant d’abord que c’était quelque servante de la maison qui voulait causer, j’entr’ouvris sans bruit ma fenêtre pour voir qui c’était. Je me proposais, si j’entendais quelque chose qui me la fit distinguer, de remédier au mal sans faire aucun éclat. Personne n’était dans la rue, et, désabusé, chassant au loin mes vains soupçons, je me figurais déjà que le bruit que j’avais entendu, c’était le vent qui l’avait occasionné. Mais avec quelle facilité s’évanouit l’espoir du bien qu’on imagine ! Au même instant je vis un homme qui descendait par le balcon. Je courus me saisir d’une arquebuse. Mais a peine de retour à la fenêtre, j’aperçus cet homme et un autre qui disparaissaient au détour de la rue. En même temps on referma la fenêtre, afin, sans doute, qu’il ne me restât point cette vaine consolation que ce pouvait être des voleurs ; et je dus être bien convaincu que la personne qui refermait la croisée était la complice de ceux qui avaient fui. Je voulus m’élancer après eux ; mais je reconnus bientôt que cela ne me servirait à rien ! ils couraient de toutes leurs forces, et avaient de l’avance sur moi. Il ne me restait donc plus qu’à tâcher de savoir laquelle des femmes de la maison serait éveillée et debout à cette heure indue ; pour cela j’ouvris la porte de mon appartement. Mais, par malheur, celui de ma sœur était fermé. Je n’avais donc plus rien à faire : car en frappant, toutes les femmes se seraient émues à la fois ; j’aurais pu soupçonner la plus innocente, et la coupable se serait mise pour une autre fois sur ses gardes. Il n’est pas de plus grande imprudence à un homme offensé que de révéler l’outrage qu’il a reçu lorsqu’il n’est pas en état d’en tirer satisfaction. Aussi je ne changerai rien dans ma maison, ni dans ma manière d’être ; on me verra tel qu’on m’a vu jusqu’à présent ; et je saurai dissimuler mes inquiétudes et mes soupçons. Mais pour atteindre mon but, il me faudrait un ami sûr qui pût veiller au dehors si je suis chez moi ; ou chez moi, si je viens à sortir. Puis donc que je suis forcé de me confier à un autre, à qui pourrais-je mieux m’adresser qu’à vous, qui, comme je le disais, êtes la moitié de mon âme, et qui en qualité d’ami et de parent devez prendre tant de part à ce qui m’arrive ? Veuillez écouter mon projet. J’ai dans mon appartement un cabinet dans lequel il n’y a que des livres et de vieux papiers, et où jamais n’entre aucun domestique. — Si vous voulez bien vous y cacher… (On frappe.) Mais n’entends-je pas frapper ?

don carlos.

Attendez. — Qui va là ?

fabio, du dehors.

C’est moi, seigneur, ouvrez vite.

don carlos, ouvrant.

Pourquoi frappes-tu, lorsque tu vois que je m’étais enfermé ?

fabio, entrant.

C’est qu’il y a du nouveau, et il faut que vous le sachiez tout de suite.

don carlos.

Qu’est-ce donc ?

fabio.

Comme je vous attendais à la porte, j’ai vu arriver en habits de voyage le père de Léonor, qui venait demander si l’on pouvait le loger.

don carlos.

Que dis-tu ?

fabio.

Ce que j’ai vu. Vous sentez bien que je ne pouvais pas tarder à vous apprendre cela ; d’autant qu’on lui a répondu qu’on avait un appartement à lui donner, et qu’on l’a placé là, à côté, d’où il vous verra, si vous sortez.

don carlos.

Mon malheur est au comble ! Il vient sans doute à Valence pour me poursuivre ainsi que Léonor.

don juan.

Vous connaît-il ?

don carlos.

Certainement.

don juan, à Fabio.

Épie donc le moment où don Carlos pourra sortir sans être vu, et avertis-nous aussitôt.

fabio.

Le moment, je crois, serait favorable ; car il vient d’entrer dans la chambre qu’on lui a donnée.

don juan.

Eh bien ! commençons par sortir d’ici, et puis nous verrons ce que nous avons à faire.

don carlos.

Sortons au plus tôt, cher don Juan.

don juan.

Venez chez moi. C’est maintenant votre avantage autant que le mien, que vous soyez caché dans ma maison.

don carlos.

Que de peines !

don juan.

Que d’ennuis !

don carlos.

Ah ! Léonor, combien tu me coûtes !

Ils sortent.

Scène II.

Un salon chez don Juan.
Entrent BÉATRIX et INÈS.
béatrix.

Ne me dis rien, Inès ; tu ne fais qu’aigrir ma douleur.

inès.

Lorsque hier au soir nous avons eu le bonheur de faire sortir don Diègue et Ginès si doucement que personne ne s’en est aperçu, pourquoi donc vous affliger ainsi ?

béatrix.

Ma douleur doit te montrer ma passion. Que m’importe qu’ils soient sortis sans être vus de mon frère ni d’Isabelle, si, après leur départ, libre de crainte, je me suis trouvée en proie à la jalousie ? Inès, as-tu jamais vu pareille audace ? As-tu vu avec quelle fausse bonhomie, quelle feinte tristesse, don Diègue me vantait sa constance, à moi qui savais tous les dangers auxquels il s’était exposé à Madrid pour une autre femme ?

inès.

Il n’est pas là pour nous entendre, et, par conséquent, je puis prendre son parti. Que vouliez-vous donc, madame, je vous prie, que fît à Madrid, centre de la beauté, de l’élégance, de la grâce et de la parure, un jeune cavalier de bonne famille, fort amoureux, il est vrai, mais enfin qui se trouvait à plus de cinquante lieues de sa dame ? Il a suffisamment payé sa faute dans la maison de sa belle, puisque, sans être allé à Sarragosse, il est revenu la tête cassée[8]. Et c’est pourquoi, malgré vos dispositions à l’accuser, moi je trouve que l’absence le justifie.

béatrix.

Ma jalousie, Inès, n’est pas extravagante, et je sais que quand on aime véritablement un cavalier, il faut être indulgente sur les infidélités qui ne touchent pas à l’honneur. Aussi, à te dire vrai, je donnerais pour voir don Diègue se disculper… je ne sais ce que je donnerais. — Je suis folle ! je me meurs !

inès.

Un moment ! un moment, madame ! Si tel est votre désir, vous serez satisfaite. Je ne prévois rien qui nous puisse gêner. S’il vient ici et qu’il demeure, nous n’aurons pas à nous alarmer, puisque nous savons comment il peut s’échapper.

béatrix.

Fort bien. Cependant, Inès, je ne voudrais pas qu’il me crût éprise de lui au point d’oublier sa conduite et de chercher moi-même des motifs d’excuse en sa faveur.

inès.

Il Y a moyen d’arranger tout.

béatrix.

Et comment ?

inès.

Voici comme. Je lui dirai que vous êtes irritée et désolée à cause de lui au dernier point, et que vous m’avez défendu mille et mille fois de rien recevoir de sa part, ni lettre ni message ; que cependant, pour lui faire plaisir, je puis me risquer…

béatrix.

À quoi donc ?

inès.

À le faire entrer en un lieu où il puisse vous parler. Et de la sorte j’obtiens trois choses : d’abord, qu’il vous voie ; puis ensuite, que vous n’aurez pas l’air de faire les avances ; et enfin, troisièmement, qu’il m’en ait l’obligation.

béatrix.

Inès, je suis jalouse ; tu as de l’esprit ; je t’en ai dit assez ; fais maintenant ce que tu voudras. Mais ne parlons plus de cela : Isabelle finirait par soupçonner quelque chose.


Entre LÉONOR, avec des fleurs artificielles.
léonor.

Voici, madame, les fleurs que vous m’avez demandées.

béatrix.

Je les verrai plus tard, Isabelle. En ce moment, je n’ai de goût à rien.

léonor.

Je ne dois pas m’étonner de mon peu de succès, servant sous une mauvaise étoile.

béatrix.

Et moi, je ne dois pas m’étonner de mes chagrins, aimant sous une étoile pire encore ?

Elle sort.
léonor.

Qu’est-ce donc, Inès, qui cause les ennuis de doña Béatrix ?

inès.

Ce n’est rien, ma chère, que des façons de grande dame. Elle a une mélancolie qui la rend capricieuse au dernier point et la fait changer d’avis à toutes les minutes. Si vous ne voulez pas lui déplaire, écoutez, voyez et taisez-vous.

Elle sort.
léonor.

Hélas ! j’en entends et j’en vois assez, et j’en ai bien assez à taire. Espérance insensée, pourquoi donc me vouloir follement persuader qu’ici, loin de ma patrie, de ma maison et de mon père, je puis cesser de craindre le malheur ? Le mal est si près de moi que je ne dois pas espérer que don Carlos se désabuse à temps ; et mon espérance est si éloignée, que je ne dois pas me confier à l’avenir incertain. Il n’avait que trop raison, cet infortuné, qui, souffrant du même mal que moi, disait : « Malheureux est celui qui se confie au temps pour la guérison de ses maux ; car si le remède est infaillible, il est fort lent ; il est si lent, que d’ordinaire, avant qu’il ait produit son effet, le malade a cessé de vivre. » J’ai peine à contenir ma douleur. Qui jamais s’est vu dans une situation plus déplorable ? et cependant ai-je donné à la fortune aucun sujet de me persécuter ?


Entre DON JUAN.
don juan.

Isabelle, que fait ma sœur ?

léonor.

Elle est dans son appartement, seigneur.

don juan.

Alors je vous adresserai une autre question : Que faisiez-vous là toute seule, belle Léonor ?

léonor.

Ce que je fais toujours, je me plaignais de ma destinée. Avez-vous vu don Carlos ?

don juan.

Oui ; il n’eût pas été convenable qu’il partît sans que je le visse.

léonor.

Quoi ! déjà ! il est parti ?

don juan.

Oui, Léonor.

léonor.

Et je ne l’ai pas vu !… Ah ! il a bien peu d’égards pour moi !

don juan.

Allons, Léonor, ne vous laissez pas aller à de nouveaux chagrins. Vous êtes désormais placée sous ma protection, et vous avez en moi un homme dévoué, qui, pour vous, exposerait au besoin sa vie et son honneur.

léonor.

Étant ce que vous êtes, généreux et noble, vous deviez votre appui à une femme infortunée ; et pour que vous puissiez voir, don Juan, quelle confiance votre bonté m’inspire, — permettez, puisqu’il m’est impossible de surmonter ma peine, permettez que je m’éloigne de votre présence. Vous montrer ma douleur, ce serait manquer à tout ce que je vous dois ; et si je pleure, ce ne doit pas être en votre présence.

Elle sort.
don juan.

Il avait bien raison, ce sage qui disait qu’il n’existe point de différence entre souffrir et voir souffrir ! Cependant je devais dire à Léonor que don Carlos était parti, bien qu’il soit enfermé dans ce cabinet : car il est essentiel pour tous deux qu’on ne connaisse pas sa retraite, et nul ne garde mieux un secret que celui qui l’ignore. D’ailleurs, le père de Léonor étant ici, ce parti est le meilleur pour tout le monde. (Il frappe à une porte.) Carlos ?


Entre DON CARLOS.
don carlos.

Êtes-vous seul ?

don juan.

Sans doute. Je ne serais pas venu ici avec du monde.

don carlos.

Avez-vous parlé à Léonor ?

don juan.

Oui, et sa douleur, ses larmes m’ont paru une garantie suffisante de son amour et de sa vertu. Quand je lui ai annoncé votre départ, elle a montré une affliction si vive, si bien sentie, qu’elle m’a persuadé, malgré les indices contraires, qu’elle n’a jamais été coupable.

don carlos.

Cela, je me le suis dit comme vous. Cependant quelque désir que j’aie de la savoir innocente, dois-je le croire avant d’en avoir la preuve, la preuve évidente ?

don juan.

Je ne dis pas cela.

don carlos.

Il est donc inutile d’en parler ; car la jalousie finirait toujours par dissiper les impressions trop favorables de l’amour. Lui avez-vous annoncé l’arrivée de son père à Valence ?

don juan.

Non, c’eût été cruel d’ajouter ce nouveau chagrin à tous ses ennuis.

don carlos.

Vous avez bien fait, don Juan. Et quels ordres avez-vous donnés à Fabio ?

don juan.

De demeurer tranquille à l’hôtellerie ; à quoi il n’y a point de danger, puisqu’il n’est pas connu du seigneur don Pedro. Je lui ai recommandé d’observer avec soin toutes ses démarches, et de nous tenir au courant de tout.

don carlos.

Peut-être la précaution est-elle superflue ; car le père ne parlera de ses projets à personne.

don juan.

Je ne suis pas de votre avis. — Mais quel est ce bruit ?

don carlos.

Ah ! don Juan, c’est la plus terrible aventure qui pût nous arriver. Celui qui monte l’escalier, c’est don Pèdre, le père de Léonor.

don juan.

Que dites-vous là ?

don carlos.

À travers la serrure je l’ai parfaitement reconnu.

don juan.

Le père de Léonor ?

don carlos.

Lui-même.

don juan.

Eh bien, retirez-vous au plus tôt dans ce cabinet. Je le recevrai, et je pénétrerai ses intentions.

don carlos.

Je ne saurais y consentir. Lorsque le père de Léonor vient dans une maison où sa fille et moi nous nous trouvons cachés, je ne puis ni ne dois vous laisser seul avec lui.

don juan.

Rien ne vous empêchera de venir, au besoin. N’allons pas au-devant du malheur ; il arrive toujours assez tôt. — Voyons d’abord ce qu’il nous dira. Allons, cachez-vous.

don carlos.

J’y consens, mais de là j’observe tout.

Don Carlos se cache, don Juan ouvre la porte.


DON PÈDRE entre en habit de voyage.
don juan.

Que demandez-vous, cavalier ?

don pèdre.

Je vous supplie de me dire si don Juan de Roca est chez lui ?

don juan.

C’est moi qui suis don Juan. Que puis-je pour vous ?

don pèdre.

Permettez que je vous embrasse. C’est dans votre maison que mes infortunes trouveront un port assuré ; je vous confierai toutes mes peines ; et j’ai la conviction, qu’en dépit d’une étoile funeste, je trouverai chez vous toutes les consolations que j’y viens chercher.

don carlos, à part.

Il ne peut se déclarer davantage.

don juan, à part.

Il aura sans doute appris que don Carlos et Léonor étaient chez moi. (Haut.) Seigneur, je rends grâces à ma bonne fortune de l’honneur que vous me faites ; mais je ne sais comment vous répondre, ignorant qui vous êtes et ce que vous désirez.

don pèdre.

Veuillez, seigneur, vous asseoir. Voici une lettre qui vous dira qui je suis, et vous saurez ensuite ce que j’attends de vos bontés.

don juan.

La lettre est de mon honoré seigneur le marquis de Dénia. (À part.) Je ne sais que penser.

don pèdre.

Veuillez d’abord la lire, et je m’expliquerai ensuite.

don juan, lisant.

« Le seigneur don Pèdre de Lara, mon parent et mon ami, va dans votre ville à la poursuite d’un homme de qui il importe à son honneur de tirer satisfaction. Mon peu de santé ne me permet pas de l’accompagner ; mais j’aime a penser que ma personne ne lui fera point faute là où vous êtes. Je me borne à vous dire que son offense est la mienne, et que je prends à mon compte la satisfaction qu’il désire. Le marquis de Denia. » Vous avez entendu ce que m’écrit l’honoré marquis ; ma seule réponse, c’est que je me mets a votre disposition, prêt à vous servir en quoi que ce soit.

don pèdre.

Dieu vous garde ! Comme je l’espère d’après tout ce qu’on m’a dit de vous, et d’après ce que je vois, j’ai bien fait, en venant ici, de ne pas me munir d’autre secours, d’autre recommandation que de cette lettre. Le marquis, il est vrai, m’avait dit que je trouverais en vous un défenseur dévoué, à cause de l’amitié et de la reconnaissance que vous devez à sa maison.

don juan.

J’avoue hautement toutes les obligations que je lui ai ; je tâcherai de m’en acquitter avec vous ; mais, seigneur, il faut d’abord que je sache le motif qui vous amène à Valence. (À part.) Il faut boire d’un trait toute la coupe d’amertume.

don pèdre.

Je vous le dirai si je puis le prendre sur moi. Je suis noble, et, de plus, offensé, don Juan ; mon ennemi est à Valence, et je le cherche. C’est assez vous dire.

don juan.

Maintenant je sais tout comme vous-même.

don pèdre.

Il suffit ; vous êtes prévenu ; je pourrai désormais vous aviser quand j’aurai besoin de vos services.

Ils se lèvent.
don juan.

Un moment… encore un mot.

don pèdre.

De quoi s’agit-il ?

don juan.

Il faut que vous sachiez, seigneur don Pèdre, que j’ai à Valence des parens et des amis. C’est pourquoi, jusqu’à ce que je connaisse quel est votre adversaire, ni le marquis ne peut rien m’ordonner contre mon honneur, ni moi je ne puis rien promettre qui tourne contre moi-même.

don pèdre.

L’observation est digne de votre noblesse et de votre prudence ; et, bien loin de m’en plaindre, je vous en remercie et vous en estime davantage. Et afin qu’il n’y ait plus de mystère entre nous, quelles sont vos relations avec un certain don Diègue Centellas ?

don juan.

Des relations de simple connaissance. Rien de plus.

don carlos, à part.

Bon ! c’est mon rival.

don pèdre.

D’après cela, vous n’avez pas d’objection ?

don juan.

Je n’en ai plus.

don pèdre.

Donc, cet homme (combien il m’en coûte de le répéter !) fut une nuit laissé pour mort dans ma maison, de sorte que je ne pus me venger, car c’eût été une lâcheté de frapper de mon épée un cadavre ; et je secourus mourant celui à qui, debout, j’aurais donné mille morts. La justice arriva, mais je ne voulus former aucune plainte ; un homme comme moi ne se venge pas avec de vaines procédures. Au milieu du tumulte, ma fille disparut : vous le dire est pour moi une nouvelle honte. Malheur sur le premier qui inventa une loi si rigoureuse, un contrat si injuste, une association si impie ; qui fit un partage si inégal entre l’homme et la femme, et soumit notre honneur au caprice d’autrui !… Bref, ma fille disparut, et quoique dans ma disgrâce j’aie eu deux offenseurs, c’est don Diègue que je poursuis, et cela pour deux motifs : d’abord, parce que j’ignore qui est l’autre, et que le premier que j’atteins doit le premier recevoir son châtiment ; et ensuite parce qu’on m’a dit dans toutes les auberges de la route qu’il était passé, avec une dame et un domestique, un cavalier qui cherchait à se cacher. Or, d’après les renseignemens qu’on m’a donnés, cette dame est ma fille, et il est à présumer que s’étant trouvé guéri peu après sa disparition, il l’aura protégée dans sa fuite. Voilà pourquoi surtout je le poursuis avec plus d’acharnement et de fureur, soit afin de rétablir mon honneur perdu, soit afin d’anéantir les coupables, si je ne puis y réussir. Et puisque maintenant rien ne vous empêche de m’assister dans mes desseins, je reviendrai vous chercher. En ce moment je vous quitte pour faire une autre démarche dont je vous instruirai plus tard, je vous le dois comme à celui qui sera désormais mon recours, mon soutien, mon asile, non pas tant peut-être à cause de la recommandation que je vous ai apportée, que par l’obligation que vous avez contractée en voyant la douleur d’un gentilhomme et les pleurs d’un vieillard.

Il sort.


Entre DON CARLOS.
don carlos.

Fut-il jamais une situation plus cruelle ?

don juan.

Rappelons-nous, don Carlos, tout ce qui nous est armé.

don carlos.

Vous avez chez vous la dame d’un ami.

don juan.

Fille d’un homme qui est venu se réclamer de moi.

don carlos.

Cet ami est également caché chez vous.

don juan.

Pour m’aider à venger mes propres outrages,

don carlos.

L’ennemi que cherche don Pèdre est aussi le mien.

don juan.

Et moi, au milieu de tant d’engagemens de toute espèce, je ne sais que résoudre. Je me dois à Léonor parce qu’elle est femme ; à vous, parce que vous êtes mon parent ; à don Pèdre, à cause du marquis et enfin à mon honneur, à cause de moi-même. Que faire ?

don carlos.

Le temps nous l’apprendra. Agissons dans chaque circonstance suivant les événemens.

don juan.

C’est bien ; attendons, et nous verrons. Jusque là, demeurez caché dans ce cabinet, sentinelle de mon honneur, tandis que je vais sortir comme à l’ordinaire, afin qu’on ne soupçonne rien.

don carlos.

Adieu donc.

don juan.

Eh bien, adieu.

don carlos.

Ciel clément, tirez-moi de tant de peines !

don juan.

Ciel puissant, sauvez-moi de ces dangers !


Scène III.

Une rue devant la maison de dou Juan.
Entrent DON DIÈGUE et GINÈS
don diègue.

Marche donc.

ginès.

Je ne puis.

don diègue.

Pourquoi ?

ginès.

Parce que la meilleure raison pour ne pas marcher, c’est d’avoir le pied cassé ou foulé.

don diègue.

Que Dieu te soit en aide ! Tu es bien douillet !

ginès.

Que Dieu me soit en aide ! cela vous est bon à dire, et ça me rappelle un conte assez piquant. — Un jour un Portugais tomba dans un puits ; ce que voyant, un homme s’écria : « Dieu te soit en aide ! » À quoi l’autre, du fond du puits : « Il n’est plus temps ! » Vous voyez l’application, cela va comme un gant à mon histoire ; car cela revient au même de tomber au fond d’un puits ou de tomber du haut d’un balcon.

don diègue.

Et moi, n’ai-je pas sauté comme toi ?

ginès.

Que voulez-vous ? vous, vous n’êtes pas cassant, et moi je suis fragile comme verre.

don diègue.

Non pas ! mais tu es fort maladroit.

ginès.

Point du tout ! c’est que ce qui est bon pour l’un est mauvais pour l’autre. — Un jour un moine mourant de faim, harassé de fatigue, arriva dans une auberge et demanda à l’hôtesse ce qu’elle pouvait lui donner pour souper. « Rien, fit-elle, à moins que je ne tue une poule. » — « C’est que, dit-il, ce n’est pas le tout de la tuer ; pourra-t-elle se manger ? » — « Ne vous inquiétez pas, répliqua l’hôtesse ; je sais un secret excellent pour l’attendrir. » Et en effet, prenant la poule avant que de la tuer, elle lui grilla les pieds ; après quoi ladite poule parut fort tendre au révérend père, qui peut-être attribuait à l’opération ce qui pouvait venir de son appétit. Sur ce, il se couche ; mais le lit était dur, si dur, que le moine ne pouvait dormir ; pour lors il se rappelle le secret, et met le feu aux pieds de sa couche. « Eh quoi ! s’écria l’hôtesse tout alarmée en voyant la flamme, qu’est ceci, mon père ? » — « Notre hôtesse, le lit est dur, et je lui brûle les pieds pour l’attendrir. » Ne vous étonnez donc pas que la même chose n’ait pas produit sur tous deux le même effet : vous êtes la paille et moi la poule.

don diègue.

Tu auras beau me conter tes sornettes, tu n’éviteras pas d’aller voir Inès.

ginès.

Qui ! moi ? Inès !… cette femme abominable qui, après nous avoir tenus tout le jour dans un coin, a fini par nous jeter par le balcon ! Quelle récompense pour deux zélés serviteurs comme nous, vous de la maîtresse, moi de la suivante[9] ! Vive Dieu ! si de ma vie je la revois…

don diègue.

Pour moi, je lui serai éternellement reconnaissant de ce qu’elle a fait, car elle a sauvé la vie et l’honneur de Béatrix.

ginès.

Pour moi, j’aimerais autant qu’elle n’eût pas compromis ma jambe.

don diègue.

Allons, tu deviens insupportable.

ginès.

Eh ! je n’ai pas lieu d’être de bonne humeur, quand je vois qu’à nous deux votre amour nous a pris de la tête aux pieds.

don diègue.

Voyons, Ginès, je te le demande pour moi.

ginès.

Je veux bien ; mais je n’augure pas favorablement du succès.

don diègue.

Pourquoi cela ?

ginès.

Parce que je n’y vais pas de bon pied.

don diègue.

Je l’attends au coin de la rue.

ginès.

Si vous ne voulez que parler à Inès, vous n’attendrez pas long-temps.

don diègue.

Comment donc ?

ginès.

C’est que si la taille, la tournure et les habits ne me trompent, la voilà qui sort de sa maison.

don diègue.

Oui, c’est bien elle ; mais je ne voudrais pas lui parler si près de sa maison. Va lui dire tout doucement que je l’attends sous ce portail.


Entre INÉS avec sa mante.
inès, à part.

J’ai, de la fenêtre, aperçu don Diègue ; et, malgré mes craintes, je vais lui parler. Je n’ai pu refuser cela à ma maîtresse, qui compte sur mon adresse et mon zèle.

ginès.

À quoi bon ce voile, nymphe traîtresse, si votre tournure vous trahit et dénonce aux passans la perle des femmes[10] ?

inès.

Qu’est-ce donc, mon brave Ginès ?

ginès.

C’est que je boite.

inès.

Je le vois ; mais où as-tu attrapé cela ?

ginès.

En quittant la charmante Inès.

inès.

Tu mens, infâme !

ginès.

Oui, je l’ai attrapé en sautant du balcon en bas ; or, comme en ce moment je venais de te quitter…

inès.

Je discuterais ce point avec toi si je n’étais forcée d’aller en commission chez doña Violante ; et je ne voudrais pas que personne de la maison me vît causer ici avec un drôle de ton espèce.

ginès.

Bien ! fort bien ! mais d’abord, un mot à mon maître, qui t’attend à deux pas, et puis nous te laissons partir.

inès.

Ce serait encore pis. Si ma maîtresse savait que je lui eusse parlé, elle me tuerait.

don diègue, s’approchant.

Et pourquoi donc, Inès ?

inès.

Elle est si en colère, si furieuse contre vous, qu’elle m’a défendu de recevoir de vous ni message ni billet.

don diègue.

Est-elle donc inexorable pour celui qui l’adore ?

inès.

Vous l’avez bien mérité.

don diègue.

Moi, Inès ?

inès.

Vous adorez ici… et vous portez ailleurs vos hommages.

ginès.

Quand un homme en colère dit à un cavalier qui se trouve chez lui : « Je vais vous faire jeter par la fenêtre par quatre valets, » aussitôt sa fureur s’apaise ; et toi, ta maîtresse garde rancune après nous avoir fait jeter de son balcon par sa soubrette, et si bien jeter que désormais ma fortune ne va plus qu’à cloche-pied ! — Que veut-elle de plus ?

don diègue.

Je n’aurais pas cru, Inès, que toi aussi tu fusses contre moi.

inès.

Je ne parle pas de même à tout le monde, et Dieu sait ce que j’ai déjà souffert pour avoir essayé de vous justifier.

don diègue.

Eh bien ! Inès, si tu es en effet bien disposée en ma faveur, arrange les choses, je te prie, de façon que je puisse lui parler un seul moment.

inès.

Cela n’est pas facile.

don diègue.

Compte sur ma reconnaissance ; mon amour sera généreux… et pour commencer…

Il lui donne une bourse.
inès.

Oh ! moi, je n’agis pas par des motifs d’intérêt.

ginès.

C’est connu !

inès.

Et pour vous prouver mon dévouement, je retourne dire à ma maîtresse que j’ai fait sa commission. Il est nuit… mon maître est sorti… je vais entrer la première… et laissant la porte ouverte…

don diègue.

Ah ! Inès, tu me rends la vie !

inès.

Vous pourrez entrer après moi, et ensuite advienne que pourra.

don diègue.

À merveille ! je te suis.

ginès.

Oui, vraiment, Inès, tu es charmante.

inès.

Seigneur cavalier, je crois que ma bourse vous a donné dans l’œil…

ginès.

Elle m’a paru rondelette… Mais toi !

inès.

Laissez donc ! je ne cause pas avec un homme quand je sais de quel pied il cloche[11].

Elle sort.
don diègue.

Suis-moi, Ginès.

ginès.

Moi ?

don diègue.

Oui.

ginès.

Où allez-vous ?

don diègue.

Viens, tu le verras.

ginès.

Non pas ! — Plutôt le diable m’emporte ! ainsi soit-il !… Pourquoi irais-je encore me faire enfermer ? Est-ce que vous désirez me voir sauter une seconde fois ? Eh bien ! vous me retrouverez ici dans la rue, et vous vous figurerez que j’ai sauté.

don diègue.

Je ne te croyais pas si poltron, et je vois que je ferai mieux d’aller seul.

ginès.

Ma poltronnerie n’est que de la prudence… et vous pouvez me supposer dans la maison.

Ils sortent.

Scène IV.

Le salon de don Juan.
Entrent BÉATRIX et LÉONOR.
béatrix.

Isabelle, faites placer des lumières dans l’autre salle, et vous m’y attendrez ; pendant ce temps, pour me délasser du travail, je vais me divertir un moment à la fenêtre.

léonor.

Ce que vous désirez va être fait. (À part.) Il est triste de servir, et plus triste encore lorsqu’on n’a pas la confiance. Béatrix et Inès se cachent constamment de moi ; l’une vient de sortir, l’autre l’attend sans doute. Laissons-les libres, et respectons ces petits mystères. Ne faisais-je pas de même chez moi ? n’avais je pas de même des femmes auxquelles j’accordais ma confiance ? et d’autres que j’avais soin de tenir à l’écart ? mes souvenirs ! cessez de me tourmenter ; et puisqu’à présent tu sers, infortunée Léonor, regarde, entends et tais-toi.

Elle sort.


Entre INÈS.
inès.

Vous ne direz pas que je me sois retardée.

béatrix.

Je t’attends dans ce salon pour savoir ce que t’a dit don Diègue. Eh bien ?

inès.

J’ai joué mon rôle on ne peut mieux ; il me suit sans se douter que c’est vous qui le faites venir. À vous, madame, maintenant ; il faut que vous feigniez d’être fort en colère, et surtout contre moi.

béatrix.

Inès, regarde qui entre dans la maison.

inès.

Ah ! mon Dieu ! c’est un homme !

béatrix.

Et qui peut oser ainsi ?…


Entre DON DIÈGUE.
don diègue.

Un infortuné, qui, prosterné à vos pieds, vous offre mille fois sa vie, adorable Béatrix.

béatrix.

D’où vient ceci, Inès ?

inès.

J’avais cependant, madame, fermé la porte avec le plus grand soin…

béatrix.

Vous mentez ; c’est une de vos perfidies ; vous ne resterez pas une heure de plus à mon service.

don diègue.

Ne grondez pas Inès, madame ; c’est moi seul qui suis coupable ; tournez contre moi toute votre colère, toute votre fureur ; je serai trop heureux si vous daignez vous venger.

béatrix.

Vous auriez pu, seigneur don Diègue, vous épargner cette dernière folie. Vous devez être convaincu que désormais tout retour de ma part est impossible.

don diègue.

Je ne l’ai jamais espéré ; je savais trop que mon peu de mérite ne pouvait pas élever si haut ses prétentions.

béatrix.

Il est vrai, et aujourd’hui moins que jamais.

don diègue.

Pourquoi donc, madame ?

béatrix.

Parce que des outrages ne sont point des titres à l’amour.

don diègue.

Permettez-moi de dissiper vos soupçons.

béatrix.

Cela ne vous sera pas facile.

don diègue.

Peut-être.

béatrix.

Don Diègue, l’heure est hasardeuse, la porte ouverte, mon bonheur douteux. — Allez-vous-en, ne me perdez pas.

don diègue.

Non, non, je ne laisserai pas échapper une occasion si favorable. Veuillez d’abord m’entendre, et puis je pars.

béatrix.

Inès, veille à cette porte. — Puisqu’il faut que j’achète à ce prix votre départ, je vous écoute.

Inès sort.
don diègue.

Eh bien ! belle Béatrix, lorsque je partis de Valence…


Entre INÈS, tout effrayée.
inès.

Ah ! madame !

béatrix.

Qu’est-ce donc ?

inès.

C’est mon maître !

béatrix.

Quel malheur !

inès.

Allons, qu’attendez-vous ? Nous avons le refuge de cette nuit ; il peut nous sauver encore.

don diègue, se cachant.

Fut-il jamais un amour plus contrarié ?

béatrix.

Fut-il jamais une étoile plus funeste ?

inès.

Du courage, madame ! n’ayez pas peur, ne vous troublez pas… mon maître ne soupçonne rien, car au lieu de venir de ce côté, il est entré dans son cabinet.

béatrix.

Ah ! Inès, quelle peine !


Entrent DON CARLOS et DON JUAN.
don juan.

Oui, Carlos, ainsi que je vous le disais, j’étais au moment de rentrer lorsque j’ai vu un homme me précéder dans la maison. Veuillez m’attendre dans la rue, et veillez sur la porte et les fenêtres. Que personne ne sorte !…

don carlos.

Vous pouvez être tranquille, don Juan… comptez sur moi.

Il sort.
don juan.

Béatrix ?

béatrix.

Mon frère ?

don juan.

Que faisiez-vous là ?

béatrix.

J’étais ici avec Inès.

don juan.

Fort bien.

béatrix.

Où allez-vous ?

don juan.

Chez moi. Ne puis-je aller où il me plaît ?

béatrix.

Sans doute ; mais cependant… il est singulier…

don juan.

Éloignez-vous.

béatrix.

Vous me parlez d’un ton auquel vous ne m’avez pas habituée…

don juan.

Ôtez-vous de là.

béatrix.

Quel affreux malheur !

don diègue, à part.

Il vient par ici… mais cette chambre a une autre issue. Voyons si je ne trouverai pas un refuge plus sûr.

don juan.

Cette fois mes doutes vont cesser.

Il entre dans la chambre où était don Diègue.
béatrix.

Hélas ! il a mis l’épée à la main pour entrer dans cette chambre.

inès.

Il y aura mort d’homme.

béatrix.

Inès, le sort en est jeté.

inès.

Et le sort nous menace.

béatrix.

Je me meurs.

inès.

Ce n’est pas la peine… Il vaut mieux fuir… si nous pouvons.

béatrix.

Je n’aurais point la force de faire un seul pas.

inès.

Don Diègue était sorti, sans doute, puisque votre frère ne l’a pas rencontré…

léonor, en dehors.

Ah ! que je suis malheureuse !

béatrix.

En passant d’une chambre à l’autre, il s’est trouvé dans celle où se tenait Isabelle ; elle, en le voyant, elle aura eu peur… En effet, la voici qui accourt… Retirons-nous dans ce coin.

Elles se retirent à l’extremité du salon.


Entre LÉONOR, un flambeau à la main. DON DIÈGUE la suit.
léonor.

Homme, ou qui que tu sois, ombre, illusion, fantôme, que me veux-tu ?… N’est-ce pas assez que tu m’aies forcée de quitter ma maison, sans venir me poursuivre encore dans celle des autres ?…

don diègue.

Femme, ou plutôt, ombre, illusion, fantôme, n’est-ce pas assez des malheurs que tu m’as déjà causés ?… Que le faut-il encore ?… Veux-tu donc une seconde fois ma mort ?… mais non, cette fois je vais échapper.


Entre DON JUAN.
don juan.

Non, non ! quand tu te cacherais au centre de la terre… Quoi ! c’est vous, don Diègue ?

don diègue.

Abaissez votre épée, don Juan… Sans doute je n’ai pas eu les égards que je devais à votre maison ; mais votre honneur n’est point lésé ; et une explication peut tout arranger entre nous. D’ailleurs, en fait de vengeance, ce qui vaut le mieux c’est de n’avoir pas à se venger…

don juan, à part.

Don Diègue Centellas… Je le surprends avec Léonor… Mes soupçons m’abusaient… mon âme ! réjouis-toi… Je craignais une bien autre disgrâce !

béatrix.

D’où vient donc qu’en le voyant il est resté immobile ?… — Écoutons.

don diègue.

À Madrid, don Juan, je me suis épris de cette dame que voilà… et même chez elle, une nuit, il m’est arrivé la plus fâcheuse aventure. De retour à Valence, ayant appris qu’elle était chez vous…

léonor, à part.

Hélas ! malheureuse !

don diègue.

J’ai osé entrer, entrer pour lui parler.

béatrix.

L’excuse est bien trouvée, Inès. Pourvu qu’Isabelle ne le démente pas… Fais-lui signe de donner à cela son assentiment.

léonor.

Tout ce que vous venez d’entendre, don Juan, n’est que trop vrai… oui, le seigneur don Diègue est l’auteur de tous mes maux. C’est à cause de lui que je me trouve exilée de ma patrie… abhorrée par mon père… délaissée par mon époux… et enfin obligée de servir votre sœur sous un nom emprunté et sous cet humble vêtement.

inès.

Elle a compris mes signes.

béatrix.

Et elle joue si bien son rôle, qu’en vérité j’y serais moi-même trompée.

léonor, continuant.

Mais qu’il dise lui-même si jamais, soit ici, soit à Madrid…

don juan.

Taisez-vous, Léonor… taisez-vous.

léonor.

… Je lui donnai aucun prétexte…

don juan.

Ne cherchez pas à vous disculper. (À part.) Pauvre femme…

inès.

Vous lui devez bien de la reconnaissance, madame, de s’accuser ainsi pour vous.

béatrix.

Si mon frère la croit, nous n’avons plus rien à désirer.

don juan, à part.

Que faire ?… Pour moi je suis rassuré, mais don Carlos ?


Entre DON CARLOS. Il s’arrête derrière la tapisserie.
don carlos, à part.

Ayant entendu du bruit, et comme un cliquetis d’épées, je me suis hâté d’accourir, et je venais… mais non, ils ont abaissé leurs armes. Écoutons d’ici ce qu’ils disent. Il vaut mieux pour son honneur sans doute que cela s’arrangea l’amiable.

don diègue.

Voilà tous mes torts envers vous ; voilà tout mon crime. Décidez le parti qui convient le mieux à votre honneur.

don juan.

Don Diègue, vos explications sont d’accord avec diverses choses que j’ai apprises de Léonor.

don carlos, à part.

Qu’ai-je entendu ?… Il a nommé don Diègue et Léonor.

don juan.

Je n’ai qu’une question à vous faire… Est-ce la première fois que vous entrez ici la nuit pour lui parler ?

don diègue, à part.

Voilà une question insidieuse ; mais enfin je dois toujours sauver Béatrix. (Haut.) Non, don Juan. La nuit dernière, déjà, j’étais venu, et je suis sorti par ce balcon. En avouant ma faute, je jugeais inutile de rapporter ces circonstances.

don juan.

Cependant elles avaient beaucoup d’importance pour moi.

don carlos, à part.

C’était donc contre moi, hélas ! que devaient se vérifier les soupçons de don Juan !

béatrix, à part.

À présent qu’il est persuadé, à mon tour. (Haut.) Eh quoi ! don Juan, vous aviez une telle méfiance de votre sœur ?… et voilà la suivante que vous m’avez donnée de la main de votre dame ! (Bas, à Léonor.) Pardonnez, mon amie, et continuez.

léonor, bas, à Béatrix.

Que voulez-vous ?… Je ne vous comprends pas.

don juan.

Il n’est pas question de cela, Béatrix. Don Diègue, il est vrai, à certains égards me satisfait ; mais il suffit que Léonor ait été placée chez moi par la personne qui nous l’a envoyée pour que je sois tenu aux obligations que mon nom m’impose. Ainsi, bien que ce cavalier soit venu pour elle et non pour vous, je n’en dois pas moins châtier son audace.

don carlos, se montrant.

Non, non ! c’est moi seul qui ai droit de me plaindre ; c’est à moi seul de me venger !

léonor.

Que vois-je ? don Carlos !… Il ne me manquait plus que ce malheur !…

don diègue.

Et qui donc êtes-vous, vous qui venez ainsi prendre en main cette querelle ?

don carlos.

Vous devriez me reconnaître… vous en avez assez de motifs… Je suis le cavalier qui vous laissa pour mort à Madrid, et qui vient en ce moment achever ce qu’il a commencé.

léonor, à part.

Quelle horrible situation !

don diègue.

Je pense, au contraire, que vous êtes venu pour que je puisse enfin me venger.

don juan.

Je me mets à vos côtés, don Carlos.

don diègue.

Cela fait deux contre un ; mais pour cela je n’ai pas peur.

ginès, du dehors.

Venez, venez tous ! c’est ici qu’on se bat.


Entre GINÈS, avec du monde.
tous.

Qu’est ceci ?

béatrix.

Inès, hâte-toi d’éteindre ce flambeau ; nous n’avons que ce moyen d’éviter de plus grands malheurs.

Inès éteint le flambeau.
ginès.

Restez-en là, s’il vous plait, puisque vous n’y voyez pas.

don juan.

Songez-y tous, vous êtes chez moi.

ginès.

Allumez un flambeau, et chacun se verra bien.

léonor.

Quel malheur !

don diègue.

J’ai trouvé la porte ; ce n’est pas fuir, cela, c’est renvoyer sa vengeance à une meilleure occasion.

Il sort.
béatrix.

Troublée et remplie de crainte, je me retire dans mon appartement.

Elle sort.
inès.

Nous avons si bien arrangé nos affaires, que, de bonnes qu’elles étaient, les voilà sans ressource.

Elle sort.
ginès.

Seigneur, où êtes-vous donc ?… le chirurgien vous attend.

don carlos.

Meurs, traître ?

ginès.

Je suis mort ! — II suffit que vous l’ordonniez… Du diable si attendrais que ce fût pour tout de bon !

Il sort.
un homme de la foule.

On a tué un homme… Gare maintenant la justice… Sauvons-nous tous, mes amis.

Ils sortent.
don juan.

Holà ! un flambeau ! Je vais moi-même en chercher un !

Il sort.
léonor.

Combien je suis émue ! et combien mes malheurs m’accablent !… Je n’ai pas la force de m’éloigner.

don carlos.

Je reste ici, à mon poste… Ils ont beau fuir les uns après les autres, je dois rester où j’ai tiré l’épée !


Entre DON JUAN, avec un flambeau.
don juan.

Maintenant, nous allons y voir…

léonor.

Arrêtez, don Carlos.

don juan.

Quoi ! tous deux seuls ?

don carlos.

Pourquoi vous étonner ?… l’un de mes ennemis ayant disparu, je suis demeuré avec le plus acharné ; mais celui-ci, pour le vaincre, il faut le fuir.

Il veut s’en aller, don Juan le retient.
don juan.

Arrêtez !

don carlos.

Laissez-moi, de grâce, laissez-moi fuir cet ennemi… que je puisse poursuivre l’autre.

don juan.

À cette heure vous ne pourriez les atteindre…

léonor.

Ah ! je voudrais pouvoir déchirer mon sein et vous montrer mon cœur tel qu’il est… Mon cœur vous attesterait la vérité de mes paroles, et peut-être seriez-vous persuadé.

don carlos.

Votre cœur nécessairement doit être habile à tromper.

léonor.

Non, mon cœur est loyal[12].

don carlos.

En effet, la circonstance le prouve… Ah ! Léonor, puisque vous avez oublié ce que vous me devez, ne pouviez-vous pas au moins vous souvenir que vous étiez chez don Juan ?

léonor.

En quoi donc puis-je être responsable des folies d’un insensé ?

don carlos.

En effet, j’ai tort. Épargnons de vains discours. — Mon ami, mon cousin, puisque le motif pour lequel vous m’aviez engagé à différer mon voyage n’existe plus désormais, et que les événemens ont tourné contre moi seul, adieu… je pars… Je pars déshonoré de Valence, mais il faut que j’en sorte cette nuit ; mon ennemi dira, s’il veut, que je l’ai fui… mais que m’importe à présent ma réputation, mon honneur ! Adieu… Cette femme que j’ai tant aimée autrefois, mon amitié vous la recommande, non pas, sans doute, pour que vous la gardiez encore chez vous… mais pour que vous permettiez qu’elle aille rejoindre don Diègue… et que tous deux, satisfaits dans leur amour… Mais non, je ne sais plus ce que je dis… Adieu, adieu don Juan.

léonor.

Ô ciel ! Carlos, attends !

don carlos.

Que voulez-vous encore ?

léonor.

Si j’ai su…

don carlos.

Assez !

léonor.

Que don Diègue…

don carlos.

Assez, vous dis-je.

léonor.

Oh ! oui, assez ! car je ne puis parler… ma voix et ma vue sont sans force… le cœur me manque… Jésus ! Jésus !

Elle s’évanouit.
don juan.

Elle est tombée dans mes bras évanouie.

don carlos.

Soutenez-la, cher don Juan. — Ah ! Léonor, tu me tues et je t’adore… et je suis encore plus affligé de tes malheurs que de ta trahison.

don juan.

On n’entend plus que des sanglots et des gémissemens. Attendez-moi, don Carlos… je la porte dans l’appartement de ma sœur, et je reviens.

don carlos.

Oui, allez, don Juan. Qu’on lui prodigue tous les soins… Mais non, qu’on la laisse mourir, puisqu’elle ne reviendrait à la vie que pour en aimer un autre.

don juan.

Attendez-moi… Nous verrons ensuite tous deux ce qu’il faut faire.

Il sort en emportant Léonor.
don carlos.

Malédiction sur un dévouement si lâche, une passion si vile, un amour si esclave !… Plus on m’offense, plus j’aime ; plus on m’outrage, plus j’ai de tendresse ; plus on me trahit, plus j’ai de confiance !… Mais de quoi m’étonné-je ? il ne peut point dire qu’il aime véritablement celui qui n’aime pas jusqu’aux défauts de l’objet aimé.



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

Le salon de don Juan.
Entrent DON CARLOS et DON JUAN.
don carlos.

Eh bien, a-t-elle repris ses sens ?

don juan.

Oui, mais de telle façon qu’il eût mieux valu, selon moi, qu’elle ne fût jamais revenue à elle.

don carlos.

Que voulez-vous dire ?

don juan.

Au moment où elle a recouvré connaissance, sa douleur a été si vive, qu’il semble qu’elle ait à la fois repris ses sens et perdu la raison… tant ses discours, sa conduite annoncent de trouble et d’égarement.

don carlos.

Que dit-elle ?

don juan.

Qu’elle est bien malheureuse… Mais en même temps elle paraît occupée d’autres pensées.

don carlos.

Ô malheur ! malheur sur mon fatal amour !

don juan.

Qu’avez-vous décidé ?

don carlos.

Bien Dieu ! que vous dirai-je ?… Je me suis arrêté à un projet que je ne puis confier qu’à un homme qui sait comme vous ce que c’est que l’amour !… Voulez-vous, don Juan, que je vous avoue quelles sont de toutes les vaines pensées et de toutes les foles imaginations qui assiègent mon esprit, celles qui me flattent plus, celles que j’aurais le plus de plaisir à voir se réaliser ?

don juan.

Parlez, mon ami.

don carlos.

Ne riez point de moi, puisque j’avoue ma faiblesse… — Eh bien ! maintenant si je pouvais obtenir de don Diègue qu’il voulût réparer l’honneur compromis de Léonor, et qu’elle-même pût rentrer en grâce auprès de son père, ce serait pour moi la plus douce des vengeances… J’éprouverais un singulier plaisir à combler les vœux de l’ingrate au moment où elle redoute mon indignation ! Car, il n’en faut point douter, d’après ce qui s’est passé, don Diègue aime Léonor, et celle-ci le paye de retour Pour moi, que perdrais-je à cela ? tout et rien. Aussi, au milieu de mes ennuis, voilà la seule chose qui m’ait apporté quelque consolation… Puisque j’ai perdu Léonor, je serais heureux de la contraindre à la reconnaissance.

don juan.

Cette résolution est de l’homme le plus généreux… et je vous y reconnais. Elle montre aussi combien est noble et délicate la passion qui vous anime.

don carlos.

À cette heure, don Juan, il s’agit de la mettre à exécution. Comment faire ?

don juan.

Je ne sais trop. Si l’un de nous deux en parle à don Diègue, par cela seul que ce mariage lui sera proposé par nous, il s’y refusera… Après tout, quelque vive que soit la passion d’un homme, il ne peut guère accepter une femme des mains de son rival… Il faut donc faire intervenir une tierce personne.

don carlos.

Alors ne pourriez-vous pas déclarer au père de Léonor que vous avez sa fille chez vous, et par son entremise tout s’arrangera ?

don juan.

Ce parti a un inconvénient.

don carlos.

Lequel ?

don juan.

Depuis l’affaire de Madrid, il est mal avec don Diègue… Et puis vous, alors, vous n’y êtes plus pour rien.

don carlos.

Vous avez raison. Mais à qui donc alors nous adresser ?

don juan.

Attendez, j’y suis… et toutes les difficultés disparaissent.

don carlos.

Qui donc ?

don juan.

Ma sœur Béatrix. Elle est femme, et par conséquent la proposition venant de sa part, don Diègue n’a point à s’effaroucher. Béatrix, en outre, ne peut faire moins pour une personne qu’elle a chez elle, et dont maintenant elle connaît la famille et la naissance.

don carlos.

Voilà qui est bien pensé.

don juan.

Cachez-vous donc pendant que je vais en causer avec ma sœur.

don carlos.

Moi, me cacher… pourquoi ?

don juan.

Don Diègue et le père de Léonor ne doivent vous voir qu’après que tout sera conclu.

don carlos.

C’est que, vraiment, je ne puis me cacher…

don juan.

Il n’y a pas moyen sans cela.

don carlos.

Eh bien ! soit !… Mais à condition que personne au monde ne le saura que vous seul.

don juan.

C’est entendu.

don carlos.

Adieu donc. — Ah ! Léonor, mon amour, j’espère, aura fait assez pour toi, ingrate !… Pour un premier outrage je t’ai donné la vie ! et pour un second outrage je te rends l’honneur !

Il se cache.
don juan.

Si je réussis, ce sera moi qui y gagnerai le plus : je me trouve quitte de mes obligations envers Léonor, envers son père, envers don Diègue, et en même temps dégagé envers don Carlos… Il faut donc m’employer de mon mieux pour mènera bien une affaire d’où dépendent mon honneur et mon repos.


Entre BÉATRIX.
béatrix.

Don Carlos est-il ici ?

don juan.

Non, Béatrix.

béatrix.

C’est cependant pour lui que je suis venue.

don juan.

Lorsque Léonor s’est évanouie, je l’ai laissé ici, et à mon retour je ne l’ai plus retrouvé… (À part.) Béatrix elle-même doit tout ignorer.

béatrix.

Sans doute son courage l’aura entraîné sur les pas de don Diègue.

don juan.

Ne sachant où le trouver, je ne suis pas sorti à sa recherche… Mais vous-même que lui voulez-vous ?

béatrix.

Je venais le prier, mon frère, d’avoir au moins quelque pitié de sa dame, sinon comme amant, du moins comme cavalier et galant homme. Elle est dans la plus profonde affliction.

don juan.

Que dit-elle ?

béatrix.

Qu’une seule chose peut la consoler : de voir don Carlos.

don juan.

Il n’y est pas. Et puisque nous sommes seuls, Béatrix, connaissant toute votre prudence, je veux vous confier une idée qui m’est venue.

béatrix.

Voilà qui est très-flatteur pour moi… d’autant que cela est tout nouveau. Car hier, vous aviez si bonne opinion de moi, que ce sont vos soupçons qui vous ont fait entrer ainsi dans mon appartement. N’est-il pas singulier de réunir à ce point la confiance et la méfiance ?

don juan.

Vains reproches ! vous savez toute l’estime que j’ai pour vous. — Enfin, Béatrix, vous seule pouvez prévenir les périls qui nous menacent, don Diègue, don Carlos, et moi aussi… car il me faut absolument intervenir dans la querelle.

béatrix.

Que désirez-vous ?

don juan.

Le voici : veuillez m’écouter. — Connaissant quelle est la famille de Léonor, je dois maintenant, plus que jamais, protéger son honneur et sa réputation. Mais si je tente de traiter moi-même cette affaire avec don Diègue, je ne sais quel sera le résultat de cette démarche ; et cependant je ne puis l’entreprendre que bien décidé à réussir. C’est pourquoi, Béatrix, je vous prie de vous charger de ce soin. Vous autres femmes, vous négociez ces choses-là avec des formes plus aimables et plus douces. Puis, cette dame étant dans votre maison, et votre frère ainsi que votre cousin se trouvant courir les mêmes chances, il me semble que vous n’hésiterez pas à lui parler.

béatrix.

À qui donc ?

don juan.

À don Diègue. Vous lui laisserez entendre que vous avez été fort offensée qu’il ait manqué ainsi au respect dû à votre maison ; vous lui montrerez tous les périls auxquels cette dame l’expose ; vous lui conseillerez de les prévenir ; enfin vous lui ferez voir qu’un mariage arrange tout. Du reste, tout cela doit avoir l’air de venir de vous seule, et il ne convient pas que nous autres y soyons mêlés le moins du monde.

béatrix.

Voilà, mon frère, qui est parfaitement imaginé. Je vous seconderai de mon mieux.

don juan.

Je vais voir si je rencontre don Carlos. — Pour vous, si vous rentrez dans votre appartement, ayez soin de fermer celui-ci.

Il sort.
béatrix.

Je n’y manquerai pas. — Quel ennui d’être obligée de traiter une affaire qui m’irrite et excite ma jalousie ! — Comment me conduire dans une circonstance aussi difficile ? Eh bien ! profitons de l’occasion pour tout savoir ; et puisque mon frère le veut, puisque lui-même m’en offre les moyens, tâchons enfin de sortir de ces illusions et de ces mystères qui m’obsèdent ! — Inès ?


Entre LÉONOR.
léonor.

Que désirez-vous ?

béatrix.

Quoi ! c’est vous, Léonor ?

léonor.

Vous avez appelé une de vos femmes : il est tout simple que ce soit votre esclave la plus dévouée qui arrive.


Entre DON CARLOS ; il se montre derrière la tapisserie.
don carlos, à part.

J’ai entendu la voix de Léonor, et j’approche pour la voir rétablie de ce triste accident.

béatrix.

Hier, Léonor, j’ignorais qui vous étiez. Mieux instruite aujourd’hui, je vous mets à votre place, et vous regarde comme mon amie. (À part.) Je devrais dire, ma plus cruelle ennemie.

léonor.

Non, madame, en cessant de porter le titre de votre suivante, je ne serai point dédommagée du bien que je perds par l’honneur que je gagnerai. Souffrez que je reste à jamais dans la situation où j’ai été placée près de vous. Oui, si celle qui, sans le savoir, a causé tant de trouble dans votre maison, n’est pas indigne de vos bontés, traitez moi, je vous prie, comme vous m’avez traitée jusqu’à présent.

béatrix.

Cela n’est plus possible. Songez donc qu’en ce moment, pour m’acquitter de ce que je dois à votre naissance et à ma maison, je m’occupe de vous marier.

léonor.

Le ciel récompense tant de bonté ! Mais, madame, vous ne réussirez pas dans vos desseins. Carlos ne voudra pas. Il est si jaloux !

béatrix.

Il ne s’agit point de don Carlos.

léonor.

De qui donc ?

béatrix.

De don Diègue Centellas.

léonor.

Renoncez à cette idée. Plutôt mourir mille fois que d’être à don Diègue !

béatrix.

Vous ne l’aimez donc pas ?

léonor.

Moi, aimer don Diègue !… Un aspic rencontré au milieu des fleurs, — un serpent que j’aurais vu dans la campagne, — un tigre qui me serait apparu dans les forêts, me sont moins odieux que lui.

béatrix, à part.

Doucement, s’il vous plaît. Je veux bien qu’elle le dédaigne, mais pas à ce point.

don carlos, à part.

La perfide ! elle m’aura sans doute aperçu. Sans cela elle tiendrait un autre langage.

béatrix.

Je pensais vous être agréable. Je ne croyais pas que vous pussiez détester un homme qui, à Madrid, a failli mourir pour vous, et qui vous a suivie à Valence.

léonor.

Ah ! vous ne savez pas à quel point m’offensent les prétentions de don Diègue.

béatrix.

Je le saurai bientôt ; car il faut enfin que nous sortions de ce labyrinthe confus, lui, vous, moi, mon frère et don Carlos.

Elle sort.
don carlos, à part.

Maintenant la voilà seule. — Grand Dieu ! elle pleure ! Mais qu’importe ! je vois ses larmes, et ne vois pas pour qui elle les répand.

léonor, de même.

Ô ciel ! ayez pitié de moi !

don carlos.

La cruelle !

léonor.

Vous seul écoutez ma plainte.

don carlos.

La perfide !

léonor.

Je ne suis point coupable, vous le savez !

don carlos.

L’ingrate !

léonor.

Pourquoi donc Carlos m’accuse-t-il ?

don carlos.

Parce qu’il a vu ton inconstance et ta trahison[13] !

léonor.

Hélas !

don carlos.

Tout aujourd’hui conspire contre moi ; je n’en puis douter, elle doit savoir que je l’entends. Mais qu’importe, après tout, puisque je ne la crois pas. Il n’en est pas de la voix humaine comme de l’or ou de l’argent : quelle que soit la valeur réelle des paroles qu’elle exprime, elle rend toujours le même son[14]. Aussi j’écouterais vainement pendant des siècles, je n’en saurais pas davantage.

léonor.

Ah ! Carlos, si tu m’entendais !

don carlos.

Ah ! Léonor, si… (On frappe à la porte.) Mais on frappe à la porte d’entrée. Je vais refermer la mienne.

léonor.

Je ne puis pas même parler à son image sans qu’on vienne me troubler. Allons voir qui c’est. Peut-être aurai-je encore un moment de liberté… (Elle va ouvrir.) Qui est là ?


Entre DON PÈDRE.
don pèdre.

Le seigneur don Juan est-il chez lui ? (À part.) Mais, ô ciel ! que vois-je ?

léonor.

Il vient de sortir. (À part) Dieu ! mon père !

don pèdre.

Ô mon âme, quelle rencontre !

don carlos, à part.

Ne craignez rien, Léonor, vous avez un refuge dans mes bras !

Léonor entre dans le cabinet où est don Carlos.
don pèdre.

Elle a refermé la porte sur elle. Mais cela ne la sauvera pas. Lorsque je défends mon honneur, je puis affronter le monde entier, et renverser tous les obstacles. Brisons cette porte, en attendant que je puisse châtier la coupable comme elle le mérite.


Entre BÉATRIX.
béatrix.

Qu’est-ce donc ? que signifient ces cris, ce bruit ?

don pèdre.

C’est une colère, un désespoir qui demande à s’assouvir. C’est la foudre qui consumera tout ce qui voudrait s’opposer à sa rage.

béatrix.

Comment ! chez moi, tant d’audace ? Quel motif a pu vous porter à de pareils excès ?

don pèdre.

Une infâme qui est cachée là.

béatrix.

Un moment ! est-ce de Léonor que vous parlez ?

don pèdre.

Et qui donc pourrait m’émouvoir à ce point ?

béatrix, à part.

À merveille ! après don Carlos et don Diègue, il ne nous manquait plus qu’un troisième amant aux cheveux blancs ! Si encore celui-ci pouvait mettre la paix entre les deux autres ! (Haut.) Quels que soient vos motifs, que je ne puis pénétrer, quelle que soit l’injure dont vous vouliez tirer vengeance, comment avez-vous osé entrer ici ?

don pèdre.

Ma situation doit m’excuser. Elle justifierait plus encore. Ainsi, madame, pardonnez si je ne vous témoigne pas plus d’égards.

béatrix.

Vous vous trompez, seigneur, si vous pensez qu’il ne se trouvera pas dans cette maison un homme qui…


Entre DON JUAN.
don juan.

Qu’est ceci ?

béatrix.

Ce que c’est, mon frère ? — C’est ce vieux cavalier, qui, lui aussi, vient chercher Léonor, et s’amuse à briser toutes nos portes.

don juan.

Doucement, Béatrix. Vous n’avez pas à vous plaindre. Le seigneur don Pèdre n’a point tort : il est le maître de la maison, et tout ici est à son service.

don pèdre.

Seigneur don Juan, trêve de vains complimens. Je ne suis ni ne veux être le maître chez vous. Je suis un étranger qui s’est confié à vous, et qui, venant pour vous parler, trouve ma fille dans votre maison, — là, — cachée. Ouvrez, de grâce, ou bien j’ouvrirai moi-même en jetant la porte à bas.

béatrix, à part.

C’est son père !

don juan, à part.

Que faire ? que dire, puisqu’il l’a vue ?

don pèdre.

Eh bien ! que résolvez-vous ?

don juan.

Certes, seigneur don Pèdre… (À part.) Je serai trop heureux si je puis me tirer de là. (Haut.) Oui, certes, vous me montrez un grande reconnaissance de mon empressement à vous servir ! Hier, vous me faites la confidence de vos chagrins ; moi, je me hâte de chercher Léonor, et je l’amène chez ma sœur, auprès de qui vous l’avez trouvée… J’espère que tout s’arrangera à votre satisfaction, et que vous retournerez à Madrid content et honoré… Mais si ma conduite vous déplaît, je cesserai de me mêler de vos affaires.

don pèdre.

Souffrez, don Juan, que j’embrasse vos genoux, et veuillez me pardonner. La colère que j’ai ressentie à la vue de ma fille m’a ôté l’usage de ma raison. Il est bien difficile à un infortuné de demeurer de sang-froid en présence de ce qui a causé son malheur, et la passion m’a entraîné. Mais, prosterné à vos pieds, je mets tout à votre disposition.

don juan.

Que faites-vous, seigneur ? Levez-vous !

don pèdre.

Et vous, madame, pardonnez l’ennui que je vous ai causé. Je suis noble, et j’ai reçu un outrage.

béatrix.

Si j’avais su qui vous étiez, seigneur, c’eût été en m’y prenant d’une autre sorte que j’aurais essayé de vous calmer.

don juan.

Avez-vous fait appeler don Diègue ?

béatrix.

Oui, Inès vient d’y aller.

don juan.

Veuillez m’accompagner, seigneur don Pèdre ; il est une démarche d’une haute importance que nous devons faire ensemble. Vous pouvez être tranquille touchant Léonor, puisqu’elle reste avec Béatrix.

béatrix.

Je vous réponds d’elle, seigneur.

don pèdre.

Il suffit, madame, qu’elle soit auprès de vous. — Dieu puissant, permets que je voie mon honneur rétabli, et ensuite vienne la mort quand elle voudra.

don juan, à part.

Je ne sais où diable le conduire. (Bas, à Béatrix.) Pendant mon absence, vous, parlez à don Diègue… tâchez de le décider… mon bonheur en dépend.

Don Juan et don Pèdre sortent.
béatrix.

Son bonheur !… et mon infortune !… — Léonor ; ouvrez, je suis seule.


Entre LÉONOR.
léonor.

Sous cette garantie, je sors.

don carlos, bas, à Léonor.

Ne dites pas à Béatrix que je suis ici.

léonor.

Il suffit.

béatrix.

Vous venez d’échapper à un grand danger.

léonor.

C’est là que j’ai trouvé mon salut.

béatrix.

Il a été fort heureux que la porte de ce cabinet ait été ouverte… Jamais mon frère n’y laisse la clef.

léonor.

Toute ma vie était dans cet étroit espace. (À part.) Il renferme don Carlos !

béatrix.

Léonor, puisque votre père est encore venu augmenter par sa présence les embarras où nous nous trouvions, comme si nous n’en avions pas assez, je n’en mettrai que plus de soins à l’affaire dont je m’occupais pour vous.

léonor.

Alors je vous répéterai avec plus de force encore ce que je vous disais tout à l’heure.

béatrix.

Votre conduite ressemble à de l’obstination.

léonor.

La vôtre à une injure.

béatrix.

Laissons cela. Passons dans ma chambre, et fermons celle-ci.

léonor.

Je vous suis à l’instant.

béatrix.

Ah ! don Diègue, avec quelle crainte j’attends ta visite !

Elle sort
léonor.

Carlos, puisque j’ai l’occasion de vous parler un moment, veuillez m’écouter.


Entre DON CARLOS.
don carlos.

Léonor, si le hasard même me fournit des occasions de vous rendre service, et si telle est notre destinée à tous deux, — à vous de m’offenser sans cesse, comme à moi de sans cesse vous obliger, que voulez-vous encore ?… Laissez-moi jusqu’à ce qu’il se présente quelque autre occasion où vous puissiez me faire un nouvel outrage, où moi je puisse vous donner de nouveau la vie.

léonor.

Je ne vous offenserai pas plus dans l’avenir que dans le passé ; mais si vous voulez me sauver une fois encore, vous le pouvez.

don carlos.

Et comment ?

léonor.

Sachez que Béatrix, pour mon malheur, veut me faire épouser don Diègue. Vous qui m’avez toujours protégée avec tant de générosité et de désintéressement, vous pouvez plus aujourd’hui pour moi que jamais, et il vous suffira de parler à Béatrix.

don carlos.

Comment ! c’est à moi qu’est venue l’idée de ce mariage, et c’est moi qui m’y opposerais !

léonor.

Vous le désirez ?

don carlos.

Certainement.

léonor.

C’est vous qui l’avez projeté ?

don carlos.

C’est moi-même. Et voilà pourquoi j’ai consenti à me tenir ici caché, afin de ne pas rencontrer ou don Diègue ou votre père.

léonor.

Je ne puis vous comprendre.

don carlos.

Cela n’est pourtant pas difficile.

léonor.

Expliquez-vous, de grâce !

don carlos.

Mon amour est si pur, ma tendresse si noble, ma jalousie si dégagée de toute vue personnelle, qu’en vous perdant, Léonor, je veux du moins sauver votre honneur.

léonor.

Ah ! Carlos, je vous comprends !

don carlos.

Je ne veux plus revenir sur l’affaire de Madrid ; mais, sans parler de ce scandale, ici même don Diègue n’est-il pas venu vous voir dans la maison où moi-même je vous avais placée ?… Ne sait-on pas qu’une nuit il est sorti d’ici par le balcon ? une autre fois ne i’a-t-on pas surpris dans ce salon, renfermé avec vous ? Eh bien ! je veux que tout soit réparé par le don de sa main : et ce sera là le dernier sacrifice de l’affection la plus tendre et la plus dévouée… Oui, pour rétablir votre honneur, je veux, malgré mon amour, vous voir dans les bras d’un autre.

léonor.

Ô mon bien ! mon âme ! ma vie !

don carlos.

Mon mal ! ma perte ! ma mort !

léonor.

Si je l’ai vu la nuit du balcon, que la foudre m’anéantisse à l’instant !… et si, lorsqu’il me parla, je savais…

don carlos.

Faussetés que tout cela.

léonor.

Si cela n’était pas la vérité, je n’aurais point dit à Béatrix ce que je lui ai dit.

don carlos.

Eh ! mon Dieu ! vous saviez que je vous écoutais.

léonor.

Comment aurais-je pu le savoir ?

don carlos.

Vous m’aviez sans doute vu me cacher… et la preuve c’est que quand votre père est entré, vous êtes accourue où j’étais pour vous placer sous ma protection.

léonor.

Ç’a été l’effet du hasard… Mais supposons qu’il en soit comme vous prétendez : pourquoi, lorsque vous-même voulez me marier à don Diègue, pourquoi le refuserais-je ?

don carlos.

Demandez-le, si vous voulez, à toutes les femmes qui trompent deux hommes à la fois !

léonor.

Je ne suis pas une de ces femmes.

don carlos.

Vous vous ressemblez toutes.

béatrix, du dehors.

Léonor ?

léonor.

Béatrix m’appelle.

don carlos.

Si vous voulez m’obliger, ne dites pas que je suis ici.

léonor.

Soyez tranquille… Enfin vous ne voulez pas me croire ?

don carlos.

Non… car le proverbe dit que le pire est toujours certain.

léonor.

Moi je ferai changer le proverbe, et l’on dira que le pire n’est pas toujours certain. — Ah ! Carlos, combien tu me coûtes !

Ils sortent.

Scène II.

Une autre chambre dans la maison de don Juan.
Entrent DOÑA BÉATRIX et DON DIÈGUE
don diègue.

Quoi ! Béatrix, m’envoyer chercher, ne pas craindre que l’on me voie entrer chez vous en plein jour, faire garder votre appartement et me recevoir dans celui de votre frère ! voilà de singulières précautions. Est-ce de votre part bienveillance ou perfidie ?… est-ce pour mon bien ou pour ma perte ?

béatrix.

Ne vous étonnez pas de ce changement, seigneur don Diègue, et non plus de ce que je puis vous recevoir à cette heure dans ma maison… Quant à l’appartement de mon frère, si je l’ai choisi de préférence au mien, c’est que j’attends aujourd’hui une visite de Violante, et je ne veux pas qu’elle vous voie… Non, don Diègue, vous n’avez rien à craindre de moi ; et loin de vouloir vous imposer mon amour, je ne pense plus qu’à seconder de tout mon pouvoir celui que vous ressentez pour une autre. Je veux vous servir en amie, n’aspirant plus à un autre titre qui appartient à une dame plus heureuse.

don diègue.

Lorsque j’ai reçu votre billet, j’ai éprouvé des doutes… lorsque j’ai vu comment vous me receviez, de nouveaux doutes me sont venus ; les discours que vous me tenez m’en donnent d’autres encore. Je ne sais plus où j’en suis, et je vous prie de vous expliquer.

don carlos, à part.

Que penser de ceci ? Parlent-ils de leurs ennuis ou des miens ? — Écoutons.

béatrix.

Si vous ne me comprenez pas, seigneur don Diègue, quoique je vous parle fort clairement, c’est que vous ne voulez pas me comprendre ; mais pour que vous m’entendiez enfin, je vais tout vous dire… Léonor a pour vous abandonné la maison paternelle, perdu ses parens, son repos, son honneur… Don Juan a le droit de se plaindre de vous ; don Carlos est offensé ; moi, vous le savez, je pourrais aussi vous adresser des reproches, soit à cause de votre abandon injurieux, soit à cause de l’insulte que vous avez faite à ma maison… enfin, pour achever, le père de Léonor est à Valence. De toutes parts vous êtes entouré de dangers ; et avec tant d’ennemis réunis contre vous, il vous faut ou vous décider à périr, ou épouser Léonor. Vous l’aimez, elle partage vos sentimens : et lorsque tout conspire votre perte, votre mariage avec elle sauve tout. Me comprenez-vous maintenant ?

don diègue.

Après un tel langage, il serait difficile de ne pas vous comprendre. Mais permettez-moi de vous répondre.

béatrix.

Parlez donc.

don carlos, à part.

Qu’est ceci, grand Dieu ! Ainsi don Diègue et Béatrix s’aimaient ! Mais n’ai-je pas assez de mes chagrins sans aller m’occuper de ceux des autres ? Écoutons. Ici, du moins, il n’y a pas de feinte… Béatrix n’aurait point parlé de ses secrets les plus chers si elle m’avait su caché près d’elle.

don diègue.

Je voudrais bien, Béatrix, pouvoir en ce moment me partager en deux pour remplir à la fois les obligations de cavalier et celles d’amant ; car elles se contrarient mutuellement, et je ne sais comment répondre avec des sentimens si opposés qui se combattent et divisent mon cœur. Si je veux vous parler comme amant, vous ne me croirez pas ; vous serez persuadée que ma tendresse cherchée vous abuser… Je vais donc vous parler purement et simplement comme cavalier, car enfin je suis noble avant d’être amoureux… De plus, Béalrix, je vous en supplie, imaginez-vous que ce n’est pas à vous que je pense ; oublions tous deux, moi mon amour, vous votre jalousie. Je ne veux que me souvenir de mon devoir, de mon honneur ; et de votre côté, veuillez supposer que c’est une autre personne qui m’a interrogé, et que c’est à une autre que je réponds.

don carlos, à part.

Voilà bien des précautions.

don diègue.

Me trouvant à Madrid, je vis Léonor, et sa beauté fit sur moi assez d’impression pour m’attirer nuit et jour dans la rue qu’elle habitait. Je vis, je regardai, je persistai, j’écrivis ; mais elle répondit à mes avances avec tant de hauteur, que ce n’était plus dédain, mais véritable mépris. Je me sentis blessé, j’eus peine à supporter qu’on ne m’accordât point ces légers égards que les femmes savent conserver même pour ceux dont elles rejettent l’hommage ; art charmant qui rend le dédain même agréable… Cet art, Léonor ne l’employa pas avec moi. Irrité de me voir ainsi repoussé, j’eus recours au moyen ordinaire, c’est-à-dire aux suivantes de ma dame ; et l’une d’elles, que j’avais mise dans mes intérêts par le don de quelque bijou, me dit que les mépris de Léonor venaient de ce qu’elle avait un autre amant. Alors j’éprouvai de la jalousie… Et ici, Béatrix, malgré la demande que je vous ai faite en commençant, je consens que ce soit vous-même qui m’écoutiez ; et j’espère que mon aveu ne me nuira point dans votre esprit ; car dans les rivalités d’amour, celui-là est infâme qui voit froidement qu’un autre possède ce qu’il n’a pu obtenir… La suivante ajouta que sa maîtresse se proposait de se marier à son amant, et que sur cette confiance elle souffrait que celui-ci vînt la trouver la nuit dans sa maison. Moi, Béatrix, seulement pour me venger je résolus de m’en assurer… n’ayant d’ailleurs d’autre but que de lui faire savoir que je connaissais son secret, afin qu’elle ne se donnât plus les airs d’une beauté orgueilleuse qui repoussait tous les hommages. Sa suivante me fit cacher dans un cabinet de son appartement : de là je pus bientôt la voir qui sortait pour aller dans une autre chambre… Je la suivis dans l’espoir d’entendre quelques mois que je pusse ensuite lui répéter. — Ici, Béatrix, ce n’est pas à vous que je parle ; ignorez à jamais que don Diègue, pour se venger d’une femme, ait pu s’abaisser jusqu’à méditer un outrage. — Léonor m’ayant entendu, elle revint sur ses pas, son amant la suivit, et vous savez le résultat de la rencontre ; il est inutile que je vous le répète. Enfin, après tant d’aventures, je revins à Valence ; et je vous le jure, en me vouant si je mens à la colère du ciel, j’ignorais l’arrivée de Léonor dans cette ville. Réfléchissez, pour vous en convaincre, que je suis venu vous voir la nuit où je fus obligé de me jeter par ce balcon. Cependant, Béatrix, comme vous aviez tout appris, moi, dans le désir de dissiper vos soupçons, je vins hier au soir pour tenter de vous parler ; presque au même instant, don Juan, que ma mauvaise étoile semble exciter contre moi, entra à ma suite. En voulant me retirer, je rencontrai Léonor ; mais, malgré la surprise que j’éprouvai en la voyant, et surtout en la voyant sous ce costume, je conservai cependant assez de sang-froid pour substituer Léonor à vous-même. Au milieu de ces événemens imprévus survint don Carlos. — Pourquoi donc, Béatrix, vous qui savez tout cela, me proposez-vous d’épouser Léonor, — une femme qui m’a toujours abhorré, une femme dont les mépris ont causé tous mes malheurs, une femme qui est venue à Valence avec un autre amant, une femme que je n’ai rencontrée dans votre maison que parce que je venais vous y chercher ?… Était-ce à vous surtout de me faire une telle proposition ? Si, pendant mon absence, vous avez donné votre cœur à un autre plus heureux, et que vous preniez mon aventure de Madrid pour un prétexte afin de rompre avec moi, eh bien ! Béatrix, abandonnez un homme qui vous aime, à la bonne heure ! mais ne vous occupez point de me marier, car ce n’est pas de votre main que je dois accepter une femme.

don carlos, à part.

Ô ciel ! qu’ai-je entendu ? Jamais homme fut-il mieux désabusé ! Ah ! Léonor, ma chère Léonor, oui, tu disais la vérité.

béatrix.

Et qu’espérez-vous faire contre tant d’ennemis ?

don diègue.

Quels sont ces ennemis ?

béatrix.

Moi, Léonor, don Pèdre, don Carlos, et don Juan.

don diègue.

De tous ces ennemis, Béatrix, je ne redoute que vous seule.

béatrix.

Pourquoi moi plutôt qu’une autre ?

don diègue.

Parce que mon plus grand chagrin c’est de voir l’activité avec laquelle vous vous occupez de cette affaire.


Entrent GINÈS et INÈS, chacun par une porte différente.
ginès.

Seigneur !

inès.

Madame !

béatrix.

Qu’est-ce donc ?

don diègue.

Quoi de nouveau ?

inès.

Voici mon maître ; je l’ai vu dans la rue.

ginès.

Et le pire, c’est que le seigneur don Pèdre est avec lui.

don diègue.

J’étais prédestiné, en naissant, à tous les malheurs de ce genre.

béatrix.

Peu importe que mon frère vous voie ici. Mais pour don Pèdre, c’est autre chose.

ginès.

Ce sont bien le père et le frère les plus ponctuels que j’aie jamais vus… Survient-il la moindre aventure, aussitôt les voilà.

don diègue.

Je vais m’enfermer un moment dans ce cabinet.

ginès.

Bon ! c’est tous les jours de même !

don carlos.

On n’entre point ici.

don diègue.

Ô ciel !… un homme est là !

béatrix.

Un homme !… Qui ce peut-il être ?

ginès.

C’est sans doute Abindarraẽz qui a pris les devans afin de ne pas de trouver sans gîte[15].

don diègue.

Ne jouez pas ainsi l’étonnement… Lorsque vous m’avez conduit chez votre frère pour me proposer la main de Léonor, c’est que vous vouliez donner satisfaction au rival qui est là caché, en lui montrant que vous vous occupez de mon mariage. Mais, vive le ciel !…

béatrix.

Arrêtez, don Diègue !


Entre LÉONOR.
léonor.

D’où vient donc ce bruit, madame ? Mais que vois-je ?

béatrix, à don Diègue.

Je ne sais qui c’est.

don diègue.

Eh bien ! j’aurai le plaisir de vous l’apprendre… Oui, dussent se réunir contre moi tous ceux qui ont conjuré ma perte, il faut que je voie l’homme si prudent ou si lâche qu’il ne se montre pas lorsqu’un autre le défie sous les yeux de sa dame !


Entre DON CARLOS.
don carlos.

Me voici. Je puis éviter une affaire par égards, mais point par lâcheté.

léonor.

Ô destinée ! quand cesseras-tu de me poursuivre ?


Entrent DON JUAN et DON PÈDRE.
don juan.

Que se passe-t-il donc ?

don pèdre.

Quelle étrange confusion ! je cherchais un ennemi, et j’en ai deux devant moi !… Traître don Carlos ! vil don Diègue ! si je ne puis me partager en deux pour vous frapper tous deux séparément, mettez-vous du même côté, pour que je puisse vous frapper tous deux du même coup.

don juan.

Un moment. Avant de recourir aux armes, voyons si la raison ne peut pas tout arranger à l’amiable… — Don Diègue, Béatrix vous a-t-elle parlé du moyen le plus simple et le plus facile de tout terminer ?

don diègue.

Ce moyen ne saurait me convenir. Il s’agit d’épouser une femme qui ne m’aime pas.

don pèdre.

Eh bien ! don Juan, puis-je en entendre davantage ? — Recourons à mon épée !

don carlos.

Arrêtez !

don juan.

Quoi ! vous le défendez lorsqu’il refuse d’épouser Léonor !… Que voulez-vous donc ?

don carlos.

S’il eût consenti, je le tuais.

don juan.

Qu’est-ce donc ?

don carlos.

En un moment tout est changé ; et mon amour aspire au bonheur d’épouser Léonor.

don juan.

Mais vos motifs de plaintes ?

don carlos.

Je suis satisfait ; vous devez l’être aussi. Léonor, demandons tous deux pardon à votre père.

léonor.

Seigneur…

don pèdre.

Ne me dis rien, ma fille… Mon honneur est rétabli ; je n’ai plus rien à souhaiter, et j’oublie toutes mes peines.

don juan.

Ne me direz-vous pas au moins, don Carlos, le motif…

don carlos.

Mais si vous le permettez ?…

don juan.

Sans doute.

don carlos. Il se place entre don Juan et don Diègue.

Laisse moi me placer ici.

béatrix, à part.

Il va lui dire ce qu’il a entendu.

don carlos.

Don Diègue, veuillez donner la main à Béatrix.

don diègue.

Et ma main et mon âme.

don juan.

Comment donc ?

don carlos.

Il le faut ainsi, et cela doit vous apprendre le motif de mon changement. — Dans cette maison demeurent Léonor et Béatrix. Or don Diègue y est fort assidu… or, puisque j’épouse Léonor, il faut bien qu’il épouse Béatrix.

don juan.

J’avais bien quelques soupçons. Mais je rends grâces au ciel d’avoir vu le remède avant d’avoir appris le mal.

ginès.

Tout le monde fait la paix, tout le monde se marie : à nous deux Inès. (Au public.) Qu’après cet exemple, personne ne se méfie de sa dame, quelles que soient les apparences ; car malgré le proverbe : le pire n’est pas toujours certain. Pardonnez-nous tous nos défauts


fin de le pire n’est pas toujours certain.
  1. Pues quien me viere venir
    Peregrinando á otro reyno, etc., etc.

    Cette forme de langage tient à l’ancienne constitution politique de l’Espagne, nous avons cru devoir la conserver.

  2. Nos hablabamos por una
    Reja de mi quarto, etc., etc.

    On appelle reja, en Espagne, la fenêtre du rez-de-chaussée, garnie de barreaux.

  3. …Mas dezemos
    El cumplimiento, por Dios,
    Que es un hidalgo muy necio.

    Mot à mot : « Mais laissons là le compliment, pour Dieu ! car c’est un gentilhomme fort sot. » À l’époque de Calderon, le mot hidalgo, qui était autrefois un titre honorifique, commençait à ne plus désigner qu’un gentilhomme de campagne, un gentillâtre. On comprend dès lors l’intention de Calderon.

  4. Y como los alfahareros
    De amor, no solo pucheros
    Hacen, sino cantarillas, etc., etc.

    Littéralement : » Et comme ces potiers d’amour font non seulement des pots, mais des cruches, etc., etc. » Il faut observer que le mot puchero signifie en même temps un pot et la grimace que font les enfans quand ils sont sur le point de pleurer.

  5. Dans l’espagnol, Béatrix vient de parler à Léonor sans ajouter usted, ce qui est la forme employée par une personne qui parle à son inférieur.
  6. De doncella de labor,
    — Esso si, que fuera error
    Essotra doncelleria.

    Mot à mot : « De demoiselle de travail. — Pour cela, oui, car pour l’autre demoiselléité (doncelleria, mot fabriqué par Calderon), ce serait une erreur. »

  7. Littéralement : « J’ai dans le cœur un aspic, et autour du cou une corde. »
  8. Ce proverbe tire son origine de l’humeur querelleuse des Aragonais.
  9. Il y a ici un jeu de mots intraduisible. Ginès, en vrai bouffon, plaisante sur le double sens du mot servidor, qui veut dire en même temps serviteur et vase de nuit.

    Nos vació por un balcon
    Alfin, como servidores,
    Yo suyo, y tú de su ama.

  10. Littéralement : « Le chou-fleur des femmes. »
  11. Ces paroles d’Inès sont un proverbe espagnol.
  12. Mot à mot : « Ce cœur, comme étant vôtre, doit être également perfide. » — « Non, comme étant mien, il est loyal. »
  13. Nous avons reproduit d’une manière générale, et en abrégeant, le sens de trois strophes composées d’à-parté, de Léonor et de Carlos, qu’il nous a été impossible de traduire. Voici la première de ces strophes :

    Aora sí, piadosos cielos,
    — Ah zelos !
    — Que solo podrán mis labios
    — O agravios !
    — Quexarse al viento mejor.
    — O Amor !
    — Quien le dirá á mi dolor
    La razon que há de culparme ?
    — Yo lo dixera, á dexarme
    Zelos, agravio y amor,

    Calderon a reproduit assez souvent dans ses comédies ces tours de force de versification. Lope s’y est aussi exercé quelquefois. Enfin on en voit un exemple dans Don Quichotte, 1re partie, chap. 27.

  14. Que aqueste metal humano
    El mismo sonido tiene
    Quando es fino, y quando es falso.

    Calderon vent dire qu’au son d’une pièce de monnaie on reconnaît si elle est de bon ou de mauvais aloi ; mais qu’on ne peut pas reconnaître également au son de la voix, si celui qui parle dit la vérité ou un mensonge.

  15. Allusion à l’épisode d’Abindarraẽz, dans la Diane de Montemayor.