Théâtre-Français - Le Lion amoureux, de M. Ponsard

Théâtre-Français - Le Lion amoureux, de M. Ponsard
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 791-803).
THEATRE-FRANCAIS

LE LION AMOUREUX, DE M. PONSARD.

Le public de nos jours est souvent accusé de faire défaut aux ouvrages qui témoignent d’un effort sérieux et exigent à ce titre une sérieuse attention. Ce reproche est-il toujours fondé ? On sait quelle rude et juste leçon avait été dernièrement infligée à la Comédie-Française ; une récente soirée en a été la contre-partie. Un poète, à qui l’on souhaiterait plus d’invention et de vigueur, mais grave, honnête, animé du respect de son art, se tenait éloigné de la scène depuis plusieurs années ; il rompt enfin ce long silence, il apporte une œuvre laborieusement conçue, exécutée avec soin, et les spectateurs du premier soir ne se demandent pas si l’action est originale, si les caractères sont bien soutenus, si les épisodes, habilement enchaînés, concourent à l’effet de l’ensemble ; ils ne voient que l’intention élevée, le labeur scrupuleux, et, tout heureux d’être délivrés enfin du spectacle de la corruption effrontée ou de la niaiserie prétentieuse, ils croient posséder une œuvre à la vieille marque. Comment, se disent-ils, ne pas sympathiser avec le poète qui a conservé le goût d’un art sévère quand on voit déborder de toutes parts la littérature qui abêtit ou qui énerve ? Comment ne pas le remercier du plaisir que causent un langage noble, une tentative sérieuse, un effort persévérant, alors même que la tentative est incomplète et l’effort trop visible ? Nous ne croyons pas nous tromper en interprétant ainsi les sentimens de l’assemblée brillante qui a salué de ses acclamations le Lion amoureux de M. Ponsard. Le trait le plus intéressant de la physionomie littéraire de M. Ponsard, c’est l’idée qu’il a eue de porter sur la scène les événemens de la révolution française. Pour un poète classique, la tentative est neuve. On croyait, au XVIIe siècle, que l’éloignement des temps était nécessaire à l’optique théâtrale. Racine, en s’excusant d’avoir osé offrir aux spectateurs une histoire aussi récente que celle de Bajazet, et tout en déclarant qu’il n’a rien vu dans les règles du poème dramatique qui dût le détourner de son entreprise, a bien soin d’ajouter qu’il ne conseillerait une telle hardiesse à personne, si l’action s’était passée dans le pays où l’ouvrage doit être représenté. L’éloignement des lieux est donc un correctif, selon l’auteur de Bajazet, à la trop grande proximité des temps ; mille lieues ou mille ans de distance, c’est même chose aux yeux du public, et voilà pourquoi les Turcs du XVIIe siècle ont droit de cité sur notre théâtre comme les héros de l’antiquité grecque ou romaine. Quand les écrivains du siècle suivant voulurent secouer le joug de ces règles qui inspiraient des doutes à Racine lui-même, ils le firent d’une manière bien timide. L’auteur du Siège de Calais, pas plus que l’auteur de Zaïre, de Tancrède, d’Adélaïde Duguesclin, n’aurait osé dépasser les limites du moyen âge, d’un moyen âge factice auquel manquait la vie. Introduire sur le théâtre quelque événement tragique du monde moderne, cela semblait monstrueux. C’est qu’un talent créateur peut seul consacrer un art nouveau ; aussi, quand l’étude de Shakspeare, de Schiller même, coïncidant avec les approches de la révolution, inspira plus de hardiesse aux écrivains dramatiques, il eût fallu certes un autre poète que Marie-Joseph Chénier, un autre drame que celui de Calas, pour rompre une tradition tyrannique et fonder le droit de la scène. Les tentatives médiocres de la période révolutionnaire disparurent sans laisser de traces, et la vieille routine, favorisée par l’esprit littéraire du temps de l’empire, reprit possession de son domaine. Si les brillans novateurs de la restauration et de la période suivante n’essayèrent pas de peindre les hommes de 89, comme Shakspeare avait peint les York et les Lancastre, cela tient sans doute à des causes très complexes, les unes toutes politiques, les autres simplement littéraires, et parmi celles-ci ne faut-il pas ranger en première ligne la loi indiquée par Racine, la nécessité d’un certain éloignement pour la juste perspective de la scène ? Seulement, dans notre société hâtive, les morts vont vite, comme dit la ballade ; les mille années que réclamait l’auteur, de Bajazet ne sont plus indispensables aujourd’hui, et il s’est trouvé qu’après 1848, malgré des circonstances peu propices, un de nos contemporains a pu faire parler sur la scène Danton, Robespierre, Marat lui-même, avec cette gravité de langage sans laquelle il n’est pas d’innovation durable. Une chose à noter encore une fois, c’est qu’une telle hardiesse ; souvent incomplète, souvent heureuse et féconde, ait été accomplie par un écrivain d’un goût volontiers timide et d’une inspiration toute classique.

Il est vrai que l’auteur de Charlotte Corday a toujours essayé de rajeunir la tradition dont il relève et de remonter à travers le XVIIe siècle jusqu’à ce théâtre des Hellènes, dont l’héroïque naïveté ressemble si peu aux bienséances majestueuses du règne de Louis XIV. Corneille pour les mœurs théâtrales, les Grecs pour ce goût du naturel qu’il tâche de leur dérober, voilà le double objet de son culte. Il n’est pas étonnant que de pareils maîtres lui aient ouvert des horizons nouveaux. Corneille étouffe dans les liens que le goût de son siècle commençait à imposer aux poètes, liens nécessaires à cette date, puisqu’ils ont obligé l’esprit français à se concentrer, à ramasser ses forces, et puisque lui-même, tout en grondant, n’a pas essayé de les briser ; il n’en est pas moins certain que l’étude du Cid et d’Horace, de Don Sanche et de Nicomède, ne peut qu’encourager en ses innovations un poète classique du XIXe siècle. Quant aux poètes grecs, si attachés qu’ils fussent aux peintures de l’âge héroïque et sacré, ont-ils reculé devant les grands sujets que leur fournissait leur plus récente histoire ? Quand on se rappelle que le vieil Eschyle a chanté l’invasion des Perses, le danger de la Grèce, cette crise immense qui, rassemblant les fils dispersés de la race hellénique, a été le début d’une vie nouvelle et le commencement d’un monde, on conçoit qu’un poète, inspiré par cet exemple, ait voulu aussi prendre pour sujet de ses drames cette grande crise de l’humanité moderne, la révolution française. En fait d’émotions tragiques, qu’est-ce que les lamentations d’Atossa dans le palais de Xerxès auprès des douleurs de la royauté de saint Louis dans la prison du Temple ? En fait d’enthousiasme et de patriotisme, les jeunes tribus de l’Hellade écrasant l’invasion orientale sont-elles plus grandes que nos soldats de 92 arrêtant l’Europe conjurée ? Félicitons M. Ponsard d’avoir trouvé dans la tradition classique elle-même la première idée de ses hardiesses. Désormais l’arène est ouverte. Quelles que soient les imperfections de son œuvre, l’auteur de Charlotte Corday a prouvé que ces sujets effrayans peuvent être consacrés par les ressources de l’art. Heureuse conquête, à mon avis, conquête dont la société profitera autant que la poésie même, car si un des maîtres du théâtre a eu raison de dire : « La vie est sombre, l’art est serein, » c’est surtout au théâtre issu de la révolution qu’il est permis d’appliquer ces paroles. L’art vrai purifie ce qu’il touche, il apaise les passions, il honore les victimes, il dégage du chaos des luttes violentes les idées qui ne doivent pas périr.

Qu’on nous pardonne de placer haut notre idéal : nous ne songeons pas à l’auteur dit Lion amoureux en écrivant ces lignes, nous songeons à l’avenir. M. Ponsard a indiqué la voie, d’autres, y marcheront d’un pas mieux assuré. Qu’il reste encore de progrès, à faire, de questions à résoudre ! Nos peintres n’ont pas trouvé du premier coup le ton qui convient à la reproduction des scènes révolutionnaires ; la poésie fera peut-être encore bien des essais avant de forger le style franc et souple qui doit idéaliser les réalités, tumultueuses sans en altérer la physionomie. Ce n’est pas assez en telle matière de l’adresse des transformations et des soudures ; il faut ici ce poète créateur dont nous parlions, plus haut, le poète qui saurait enfanter d’un seul jet le fond et la forme de son théâtre. Un de nos amis, préoccupé de ces questions d’art, a dit ici même en vers ingénieux, quelques années après la Charlotte Corday de M. Ponsard :

A nos fastes vivans si ton âme s’inspire,
Écris d’après toi seul, comme faisait- Shakspeare.
Aux rhéteurs de jeter dans un moule pareil
Des choses que deux fois ne vit pas le soleil.
Parfois humble est la forme, elle est parfois hardie :
La forme sort du fond de toute tragédie ;
Mais quel que soit le fond, ou profane ou sacré,
Que chaque spectateur, de terreur pénétré,
Ou d’une pitié douce ému pour la victime,
Sorte ami du malheur et détestant le crime !

Créer le fond, créer la forme, rester fidèle à l’humanité, fidèle à la justice, faire œuvre d’historien, et de penseur en même temps, qu’on fait œuvre de poète par la vivante peinture des passions, voilà bien des conditions à remplir ; mais aussi que le champ, est vaste et que la victoire ; serait belle !

L’époque choisie par l’auteur du Lion amoureux est celle où la société essaie de renaître après les massacres de la terreur, époque bizarre » confuse, incohérente, heure de fièvre autant que de faiblesse, en un mot, de toutes les périodes révolutionnaires, la plus propre à la comédie. Que de contrastes ! quels changemens de rôles ! les bassesses mêmes semblaient tragiques au fort des luttes sanglantes ; comme elles vont, désormais reprendre leur vrai caractère ! On verra les choses à nu ; toutes les formes de la perversité humaine seront subitement dévoilées pour l’observateur attentif ; le lâche, le méchant, l’agioteur, ceux qui poursuivaient leurs intrigues personnelles à la faveur du drame public, bref tous les tartufes de révolution laisseront tomber leurs masques : excellente fortune pour la comédie ou la satire. Des choses gracieuses se mêleront aux laideurs morales, des épisodes touchans aux épisodes hideux. Ici les femmes ouvrant leurs salons, organisant les fêtes, annonçant le dessein de réveiller parmi nous la société polie, mais ne réussissant guère qu’à favoriser les revanches effrénées du plaisir, c’est-à-dire à précipiter la dissolution des mœurs au détriment de l’état ; là des citoyens austères, un Daunau, un Lakanal, s’efforçant de maintenir les traditions de 89 et de renouer la chaîne des travaux de la pensée. C’est le moment où Mme de Staël écrit son livre de l’Influence des passions, livre mâle et stoïque destiné à l’éducation morale des cœurs républicains ; par malheur, la jeunesse court à des leçons d’une autre sorte, et le tumulte des voluptés grossières cache la conspiration du royaliste qui insulte dans les sections la république déconcertée. C’est le moment où Daunou réorganisé l’Institut, prononce ses graves discours et semble inaugurer un âge nouveau ; hélas ! en dépit de ces promesses, la réaction est partout, non pas la réaction des Camille Jordan, des Royer-Collard, qui annoncera le retour des esprits aux doctrines libérales, mais la réaction aveugle, odieuse, altérée de vengeance, et quels lendemains elle présage au pays !

Il y a bien des sujets de comédie à puiser dans ce tableau. Celui qu’à choisi M. Ponsard atteste la noblesse de ses intentions bien plus que la précision des esprits. L’idée qui l’a frappé au milieu de tant d’élémens contraires, c’est l’idée de la réconciliation des castes. La convention et l’ancien régime, représentés par les deux personnages principaux de la comédie, s’unissent à la dernière scène ; les autres adversaires ont beau s’obstiner dans leurs pensées étroites, le poète leur rend justice et leur démontre à tous qu’ils se doivent une mutuelle estime : idée fort sage assurément, mais un peu singulière au moment où les luttes vont recommencer au sein de l’anarchie et préparer le despotisme. Le titre et les premières scènes de la comédie semblaient annoncer un sujet tout différent ; on eût dit que l’auteur du Lion amoureux voulait montrer l’action énervante des sirènes sur les acteurs du terrible drame. Humbert, le conventionnel, le secrétaire du comité, un des gouvernans de la France, est visité dans son humble mansarde par une patricienne de l’ancien régime, la marquise de Maupas, qui vient lui demander la grâce de son père. La marquise est une des reines de salon réunies par Mme Tallien et qui ont entrepris d’apprivoiser les lions. Humbert est un soldat que la vie active a préservé de toutes les chutes. La révolution l’a pris jeune, ardent, généreux, elle l’a fait grandir dans l’armée pendant que la terreur décapitait la France ; ses mains sont pures, il n’a vu de la convention que les œuvres héroïques, et dans l’exaltation de sa foi jamais faiblesse mondaine n’a entamé son âme. Or, dès les premiers mots que lui adresse la jeune veuve, cet Hippolyte se trouble, et un instant après le voilà docilement sous le joug. En vain se rappelle-t-il les humiliations auxquelles sa caste était condamnée naguère, ô fascination de la grâce ! il est soumis, il est vaincu. Tout à l’heure il repoussait son ami le général Hoche, qui voulait le conduire chez Mme Tallien ; maintenant il est décidé à s’y rendre pour y retrouver celle qu’il aime. La métamorphose semblera un peu rapide ; mais n’est-ce pas de l’amour qu’il s’agit, de l’amour qui dompte l’orgueil, qui transforme la nature, qui fait que le citoyen disparaît sous l’amant ? Puisque le lion est devenu amoureux, sans doute il est perdu. On se représente déjà la belle patricienne qui lui rogne les griffes, qui lui lime les dents. Le noir bastion de 93 capitulant devant les thermidoriennes et démantelé pièce à pièce, tel semblait le sujet attaqué par l’auteur. Nous nous trompions ; M. Ponsard avait changé ses batteries. Ce Humbert si faible au début, si facile à prendre, ce farouche personnage à qui la vue d’une femme arrache tous ses principes et qui court chez Mme Tallien afin de revoir au plus tôt l’apparition éblouissante, c’est un cœur de titan ou du moins un cœur à la Corneille ; placé entre l’amour et le devoir, il n’hésitera pas une seconde. Il y a là du premier acte aux suivans une transformation singulière, première faute contre l’harmonie de l’ensemble. Le sujet véritable, c’est le tableau du conventionnel épris d’une patricienne et qui aspire à se faire aimer d’elle sans renoncer à aucun de ses devoirs envers la patrie. Soit : le poète est libre de choisir tel ou tel aspect de la société française dans la période qu’il veut peindre, et certes la vieille lutte cornélienne du devoir et de l’amour peut être rajeunie d’une façon originale dans un monde où s’agitent tant d’inspirations révolutionnaires et de passions voluptueuses. Voyons donc comment il a su traiter son sujet et l’encadrer dans le mouvement de l’époque.

Humbert est allé chez Mme Tallien, où il doit retrouver la marquise de Maupas ; grande victoire pour la brillante Circé : tant que les derniers représentans de la révolution farouche, tant que les Spartiates du comité ne sont pas venus aux fêtes de Mme Tallien, son œuvre est incomplète. Elle réunit autour d’elle les vainqueurs et les vaincus de 89, tous ceux qui ont intérêt à empêcher le retour des violences, les uns enrichis et satisfaits, les autres ruinés et impatiens de prendre une revanche. Quel mouvement dans ces salons ! quelle, bizarre cohue ! des femmes sorties hier de prison et dont le règne recommence ; des fournisseurs qui ont gagné des millions en nourrissant nos héroïques armées ; un général que le génie et l’inaction dévorent obligé de solliciter une protection équivoque pour ne pas manquer à sa fortune ; Barras le voluptueux qui sera demain un des chefs de la république ; le thermidorien Léonard Bourdon, celui que Mme Tallien, du fond de la prison des Carmes, avait lancé contre Robespierre ; des muscadins qui folâtrent, des émigrés qui s’amusent, la jeunesse dorée de Fréron donnant la main aux freluquets de l’ancien régime, tous les soldats de la réaction, d’une réaction sottement frivole ou odieusement lâche, voilà ce que nous présentent dans la comédie nouvelle les salons de Mme Tallien : vive image de l’anarchie sociale après les convulsions d’où sortira plus tard un monde meilleur, image surtout de l’avilissement temporaire d’un grand peuple par l’exécrable système de la terreur ! Mme Tallien a beau se jouer avec grâce au milieu de ces élémens contraires, elle sent bien que la sérieuse victoire pour elle, ce serait d’amener dans ses salons les vrais témoins de la foi de 89, ceux dont les mains, sont pures et qui ont servi un idéal sublime en combattant l’Europe à la frontière. Humbert est de ceux-là (j’entends le Humbert de M. Ponsard, qui n’a guère de rapport avec celui de l’histoire), Humbert a conservé la flamme des grands jours ; attirer un tel homme à ses fêtes, c’est montrer que la foi révolutionnaire peut se concilier avec les mœurs françaises, avec les plaisirs de la société polie, de même que Daunou, en inaugurant l’Institut le 4 avril 1796, montrait ce qu’une société républicaine peut devoir et inspirer aux plus sérieux travaux de l’esprit humain. Humbert arrive, présenté à Mme Tallien par le général Hoche, mais amené, nous le savons, par l’ordre souverain de la marquise de Maupas. Le père de la jeune femme a obtenu, grâce à lui, le droit de revenir en France ; heureux d’annoncer cette nouvelle à celle qu’il aime, heureux de la voir, de l’entendre, il ne prête d’abord qu’une oreille distraite aux propos des muscadins qui insultent la convention ; mais bientôt, au risque de froisser la main si douce qui le tient en laisse, emporté par sa colère, il éclate comme la foudre. Un seul rugissement dissipe la nuée bourdonnante des insectes.

Le mouvement est beau ; les vers, transformés par la diction de l’interprète, s’y dégagent des scories comme la statue dans le moule de feu. Est-il nécessaire de dire que des applaudissemens frénétiques ont accueilli ce réveil du lion ? La fibre révolutionnaire est toujours si vive chez nous que l’apologie de toutes les œuvres de la convention, succédant aux impertinences du muscadin, aurait peut-être excité le même enthousiasme ; remercions donc M. Ponsard de ne pas nous avoir exposés à cette périlleuse surprise. Ce que la salle tout entière a salué de ses acclamations, ce n’est pas la convention des jours funestes, ce ne sont pas les régicides, les terroristes, les Torquemada du fanatisme jacobin, c’est Vergniaud appelant la France à la frontière. Bien plus, en relisant après coup cette défense de la convention, je la trouve plus timide que hardie. Lorsque le poète des Iambes nous parle de ce vaisseau qui, secoué par le roulis populaire,

Sur une mer d’écueils, sous des cieux sans étoiles,
Au vent de la terreur qui déchirait ses voiles,
S’en allait échouer la jeune liberté ;


lorsqu’il nous montre les rois, enrayés du choc inévitable, se jetant sur les flancs dégarnis du colosse, et que soudain, tout mutilé qu’il soit, le navire se dresse sur sa quille, se hérisse d’un peuple de héros, lâche comme une bordée quatorze armées à la fois et fait reculer l’Europe, certes cette grande image où sont rassemblés tous les traits de la vérité est une justification bien autrement complète que celle du Humbert de M. Ponsard. Aucune concession au jacobinisme, et pourtant tout ce qui rehausse la victoire de la convention sur l’Europe est exprimé en quelques mots. Il est bon de rappeler que les provocations de l’étranger ont amené les jours néfastes, le général Humbert avait le droit de le dire avec plus de force ; il est bon de rappeler également (M. Ponsard l’a oublié) que la convention, si elle a sauvé la patrie sur la frontière, lui a creusé des abîmes à l’intérieur, et que dans cette traversée horrible c’est bien le vent de la terreur qui déchirait nos voiles.

Une autre question se présente à propos des ingénieux détails qui amènent l’explosion du républicain. Le tableau de l’époque est vivement tracé dans cette première partie du drame ; où est l’action cependant ? L’action ne s’engagera point si quelque obstacle ne vient séparer Humbert de la marquise ; jusqu’ici leur aventure est une histoire d’amour, une idylle au lendemain de la tempête, mais un drame ou une comédie, pas le moins du monde. La jeune femme n’a eu qu’à se montrer, à sourire, et le conventionnel, qui a reconnu la compagne de son enfance, s’est mis à chanter avec elle le duo des affections premières. Quand il se fâche à la scène suivante contre les muscadins ridicules, croyez-vous qu’il se compromette beaucoup auprès de la patricienne déjà plus qu’à demi transformée ? La jeune femme ne hait pas cette colère dont le jeune tribun viendra le lendemain lui demander pardon. Ils se prêtent donc l’un à l’autre quelque chose d’eux-mêmes, le tribun initiant la marquise aux sentimens d’un monde nouveau, la marquise apprivoisant le tribun et l’amenant à sentir que la rudesse n’est pas l’accompagnement nécessaire de l’héroïsme. Gracieux tableau, sans doute, idylle sociale, si je puis ainsi parler ; où est l’action encore une fois ? Que devient la comédie ou le drame ?

La comédie, ce serait une étude psychologique où l’on verrait les difficultés de cette éducation réciproque, l’embarras, la pudeur, la gaucherie ; de l’un et de l’autre personnage en ces domaines si nouveaux pour chacun d’eux ; le drame, c’est un obstacle tout à coup dressé entre les deux amans et la lutte qu’il fait naître. Le poète a choisi ce dernier parti. Le père de la jeune veuve, celui-là même que Humbert a fait rayer de la liste des émigrés, vient d’arriver à Paris, non pas au nom de la faveur qui lui est faite et qu’il repousse, mais en ennemi de l’ordre nouveau. La Vendée est en feu, les Anglais vont favoriser une descente des émigrés sur les côtes de Bretagne ; c’est là que le vieux gentilhomme se croit appelé par son devoir. On devine aisément sa stupeur lorsqu’il apprend que sa fille veut donner sa main à un conventionnel. La jeune femme a pu vaincre ses propres préjugés, elle n’essaie pas de lutter contre l’indignation du vieillard. En vain a-t-elle laissé entrevoir à Humbert, après avoir mis sa magnanimité à l’épreuve, qu’elle consentirait à devenir sa femme, en vain a-t-elle allumé l’espoir en cette âme impétueuse, la piété filiale l’oblige à violer sa promesse. Humbert au quatrième acte est dans cette même mansarde où nous avons vu la pièce commencer. La marquise va venir, il l’attend, et comment douter du motif qui l’amène ? C’est un aveu qu’elle vient faire, c’est un engagement qu’elle vient prendre. O extases ! ivresses d’un cœur viril et pur ! avec quelle joie il sème les fleurs sur les pas de la jeune femme ! comme il est heureux de donner un air printanier à son austère cellule ! La marquise arrive, et c’est pour dire à son amant un adieu éternel : « Je t’aime et je te fuis ! » les pleurs, les reproches, les supplications de Humbert n’y feront rien ; elle a son devoir à remplir. Une inspiration heureuse au milieu de ces péripéties trop symétriques où la chaleur fait défaut, c’est le cri du conventionnel lorsque, demeuré seul et sentant au fond de son cœur le citoyen amoindri par l’amant, il redemande ses enthousiasmes d’autrefois à celle qui l’a désarmé.

La guerre de Vendée offrira au général l’occasion de se retrouver lui-même. Hoche va partir, Humbert n’hésite plus à le suivre. Nous voici sur les côtes de Bretagne, au lendemain de la journée de Quiberon. Paysans et soldats racontent les incidens de la bataille ; c’est la transposition populaire et révolutionnaire des récits classiques de l’ancienne tragédie. Une femme voilée les écoute du seuil de l’hôtellerie villageoise ; la marquise de Maupas prévoyait trop bien l’issue de la lutte, elle est accourue de Paris pour essayer de sauver son père. Le vieillard, en effet, est prisonnier, et comme le comité du salut public a défendu de capituler avec l’ennemi, les émigrés seront passés par les armes. Humbert peut l’arracher à la mort, s’il consent à faire un mensonge que la marquise lui demande à genoux ; en déclarant qu’il a reçu la capitulation du vieux gentilhomme, il encourrait le blâme de ses chefs, mais il sauverait le père de la femme qu’il aime. Après cela, quel empêchement s’opposerait encore à son mariage ? Non, le général Humbert n’a pas manqué à son devoir, que la justice militaire suive donc son cours ; le cœur de l’amant sera brisé, le stoïcien n’aura point menti. Hoche, qui a deviné le secret de son lieutenant, intervient ici avec sa cordialité généreuse ; il trouve un subterfuge pour sauver le vieillard et rendre possible l’union du général Humbert avec la jeune marquise. Ainsi les deux amans s’unissent, quoique séparés jusque-là par des abîmes, et tel est le symbole de cette réconciliation, dont la pensée domine l’œuvre entière de M. Ponsard. Cependant que d’obstacles encore ! le vieil émigré, en acceptant sa grâce, ne s’engage pas à déposer les armes ; il ira chercher partout des ennemis à la république détestée. Quant aux autres vaincus de Quiberon, celui qui les représente en ces dernières scènes est le plus frivole des gentilshommes, et lorsqu’on le voit marcher au supplice avec une intrépidité si insouciante, on pressent trop, hélas ! combien il sera difficile de réconcilier la vieille France avec la France de l’avenir. L’auteur du moins voudrait contribuer à ce résultat par la justice et l’impartialité. » Ce sont aussi des braves, » dit le général Hoche. Des hommes qui se méprisaient naguère et qui apprennent à s’estimer seraient-ils donc condamnés à d’éternelles haines ?

Cette pensée morale et sociale est à notre avis la meilleure recommandation de l’œuvre nouvelle de M. Ponsard ; il s’en faut bien que l’intérêt dramatique proprement dit offre la même valeur. On est trop souvent arrêté en l’écoutant par des objections de divers ordres, les unes qui s’adressent au peintre, les autres qui concernent l’inventeur. C’est le danger de ces œuvres composites où l’histoire, la politique et le drame sont perpétuellement en équilibre ; elles donnent prise à des critiques de toute nature. Si l’inventeur dramatique dominait le politique et l’historien, il faudrait bien passer condamnation sur maintes choses ; entraîné par le poète dans le cercle enchanté de la passion, le spectateur aurait-il le droit, aurait-il seulement le loisir de remarquer les lacunes du tableau ou les contradictions des doctrines ? Chez l’auteur du Lion amoureux, il y a tout ensemble un historien, un moraliste, un écrivain qui travaille pour la scène ; la critique, afin d’être équitable, est obligée de diviser son jugement comme l’auteur a divisé son inspiration, et de considérer tour à tour sous ce triple aspect l’œuvre qu’elle ne peut ni approuver ni condamner en bloc. Le poète-historien, dans le Lion amoureux, mérite assurément plus d’un éloge ; il a étudié avec calme, avec impartialité le temps où il a placé son drame ; il s’efforce d’en reproduire les principaux traits suivant les conditions du théâtre. Il a même cherché dans cette étude impartialement curieuse un moyen de dissimuler le défaut d’unité que présentent, on l’a vu déjà, la conception des caractères et le développement de l’action. Plus il avait besoin de couvrir la lenteur de sa marche, plus il a pris plaisir à orner la partie accessoire de l’ouvrage. Un grand nombre de scènes ingénieuses, de personnages épisodiques, sont rassemblés avec art et donnent une image assez vraie de la France en 1795. Ces personnages sont tout à fait exempts de reproche quand l’auteur les tire du sein de la foule anonyme : le jeune émigré, tout frais arrivé de Coblentz pour assister de près au grand remue-ménage comme à une parade grotesque, aimable fou qui conspire si gaîment et qui mourra si bien ; le jacobin en carmagnole qui retire ou restitue son amitié au général Humbert suivant les péripéties du drame ; la citoyenne, tour à tour déesse dans les fêtes civiques et vivandière à l’armée, offrent des types vivans exécutés avec finesse. On n’en peut dire autant des physionomies particulières empruntées à l’histoire. Sans doute, ce n’est pas une mauvaise idée d’avoir montré le général Bonaparte sollicitant l’appui de Mme Tallien pour obtenir une armée ; cette parole brève, nette, impatiente, ce génie de l’action, ce besoin du commandement, tout cela au milieu de l’anarchie qui s’agite et de la corruption qui s’étale forme un trait nécessaire de la peinture entreprise par l’auteur ; mais que dire du général Hoche jouant un rôle de comparse ? Poétiquement parlant, le futur vainqueur d’Aréole n’est pas diminué quand on le voit errer comme une âme en peine au milieu des oisifs ; le général Hoche au contraire est-il représenté avec la grandeur qui lui appartient lorsqu’il traverse la pièce pour donner la réplique à Humbert et favoriser ses amours ? Il n’y a pas de plus haute figure que celle de Hoche dans l’histoire de la révolution ; c’est une faute contre la poésie que d’attribuer à un tel homme un rôle insignifiant.

J’ai dit que le moraliste social était animé des intentions les plus droites et que la pensée conciliante de son œuvre en était la meilleure recommandation. Toutefois sur ce point encore il y a des réserves à faire. Rien de mieux sans doute que de rendre une justice impartiale à chacun des personnages, d’honorer le patriotisme chez le conventionnel, la générosité chez la patricienne, la foi inflexible chez le vieux royaliste, l’intrépidité Souriante chez le jeune échappé de Coblentz, les bons instincts chez le jacobin brutal, le courage naïf et joyeux chez la fille du peuple ; cela suffit-il pourtant quand il s’agit de représenter, c’est-à-dire, en définitive, de juger toute une période ? L’impartialité de l’auteur, excellente en soi, excellente surtout pour qui combine les choses à distance, produit aux dernières scènes du drame je ne sais quelle impression équivoque. On dirait que la conclusion de l’ouvrage pourrait être formulée en ces termes : « La révolution est finie, c’est au temps désormais à éteindre les passions, à triompher des ressentimens ; les castes, jadis ennemies, aujourd’hui nivelées, n’ont plus qu’à s’unir librement au sein du droit commun, comme le tribun et la patricienne. » Et ceux à qui on tient ce langage sont à la veille du directoire, et l’anarchie va tout remettre en question, et la dictature est inévitable : étrange moment pour annoncer la réconciliation des partis ! Cette objection qu’il est impossible d’écarter prouve combien la tâche entreprise par l’auteur offre de difficultés et de périls. La prédication des sentimens de concorde est toujours honorable dans la bouche de l’écrivain qui s’adresse à la foule ; encore faut-il que ces lieux communs arrivent à propos et ne donnent pas une fausse idée de la période qu’il s’agit de peindre. C’est en cela que la reproduction dramatique des événemens modernes exige bien autrement de précision que la peinture des âges éloignés. Il y a une tradition si vivante ! encore, nous avons sous les yeux tant de confidences, de mémoires, de documens qui parlent et protestent ! les historiens qui se renouvellent sans cesse font à l’inventeur dramatique une concurrence si redoutable ! Pour ne citer que le plus récent, ce n’était pas certes un médiocre danger à M. Ponsard d’avoir à faire représenter sa comédie au moment où M. Edgar Quinet venait de publier son livre.

Quel était le moyen d’échapper à cette comparaison ? C’était de faire avant tout œuvre d’artiste et de poète. Or c’est précisément sur ce point que l’auteur paraît le plus en défaut Nous avons fait certaines réserves en parlant de l’historien et du moraliste ; nous sommes obligé d’en faire plus encore au sujet de l’écrivain dramatique. L’action est indécise et souvent languissante ; la même scène entre le conventionnel et la jeune femme est répétée jusqu’à trois fois avec des modifications insensibles. L’étude approfondie des caractères peut-elle au moins racheter la lenteur et la monotonie de l’intrigue ? Je ne le pense pas. Si nous voulions résumer ici les traits vivans de chacun des personnages, un seul, celui de la marquise, serait en mesure de subir cette épreuve ; il y a en elle autant d’énergie que de grâce. La physionomie du tribun, qui devait concentrer tous les rayons d’une double flamme, est mollement dessinée. On sent là un travail successif, des tâtonnemens, des remaniemens, au lieu de ce fond plein et solide, produit d’une conception unique. Le style enfin appelle des objections du même genre. Clarté, correction, bon sens, parfois un souffle généreux que soutient l’honnêteté de la pensée, voilà les mérites de M. Ponsard, mérites très estimables à coup sûr en ce temps de productions hâtives et de caricatures réalistes ; est-ce la langue que réclame la reproduction dramatique de notre moderne histoire ? est-ce le poétique idiome renouvelé si heureusement, il y a une quarantaine d’années, dans l’ordre des sentimens lyriques, et que nous attendons encore au théâtre ? Non certes. Il y a eu là une déviation fâcheuse dans la marche de l’art contemporain. Tandis que des ciseleurs sans idées, affectant de mépriser ce qui leur manque, s’éloignent chaque jour de la grande tradition française, M. Ponsard de son côté espère trop aisément que l’honnêteté morale de sa pensée suppléera chez lui à l’élégance soutenue de la forme. Il y a trop de disparates dans ses vers. Après de fermes élans, où se reconnaît l’imitation de Corneille, l’accent baisse tout à coup, et la prose apparaît. Il semble que l’auteur ait sous les yeux un programmé tracé d’avance, et qu’il le transpose d’un ton avec rime et césure. Une inspiration librement, spontanément poétique produirait de tout autres résultats, Alors, soit que l’auteur s’élève avec le sujet, soit qu’il redescende aux choses simples, sa langue se conforme aux mouvemens de sa pensée ; les mots se transfigurent sur ses lèvres, les images abondent en son discours, il passe du sublime au familier sans cesser d’être poète.

C’est un regret que nous formulons ici, un regret sympathique, et non pas une leçon. Conviendrait-il de rappeler à M. Ponsard des principes qu’il connaît aussi bien que personne ? Un écrivain qui a le respect de son art n’en ignore pas les exigences, et s’il n’atteint pas son idéal, ce n’est pas faute d’avoir visé haut. En signalant les disparates de langage, les fautes de conception et d’harmonie que présente cette œuvre ingénieuse, la critique doit féliciter l’auteur du grand effort qu’il a tenté. Ce n’est pas une tâche médiocre que de creuser le premier sillon en ces domaines rebelles ; il y a là un bon exemple et un encouragement. Voilà pourquoi nous saluons en M. Ponsard les continuateurs que son succès même nous permet d’espérer. Si le théâtre n’est pas condamné pour jamais aux vulgarités qui corrompent la démocratie de nos jours, si la société issue de 89, retrouvant sa conscience, suscite parmi nous un Shakspeare, s’il nous arrive du moins un poète assez bien inspiré pour consacrer sur la scène l’héroïque et terrible crise d’où est sorti le monde nouveau, l’auteur de Charlotte Corday et du Lion amoureux aura sa part dans ce progrès ; il est assuré de garder une place à l’ombre du rameau qu’une main plus heureuse aura cueilli.


SAINT-RENE TAILLANDIER.