Teverino (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 04

Teverino (illustré, Hetzel 1852)
TeverinoJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 12-15).
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IV.

FAUSSE ROUTE.

— Voilà une très-jolie histoire, et que je me rappellerai pour la raconter à la veillée, dit l’oiselière que Sabina tenait toujours par le bras.

— Prince Percinet, s’écria lady G… passant son autre bras sous celui de Léonce, et en courant avec lui vers la voiture qui les attendait, vous êtes mon bon génie, et je m’abandonne à votre admirable sagesse.

— J’espère, dit le curé en s’asseyant dans le fond du wurst avec Sabina, tandis que Léonce et Madeleine se plaçaient vis-à-vis, que nous allons reprendre le chemin de Sainte-Apollinaire ? Je suis sûr que mes paroissiens ont déjà besoin de moi pour quelque sacrement.

— Que votre volonté soit faite, cher pasteur, répondit Léonce en donnant des ordres à son jockey.

— Eh quoi ! dit Sabina au bout de quelques instants, nous retournons sur nos pas, et nous allons revoir les mêmes lieux ?

— Soyez tranquille, répondit Léonce en lui montrant le curé que trois tours de roue avaient suffi pour endormir profondément, nous allons où bon nous semble. — Tourne à droite, dit-il au jeune automédon, et va où je t’ai dit d’abord.

L’enfant obéit, et le curé ronfla.

— Eh bien, voici quelque chose de charmant, dit Sabina en éclatant de rire ; l’enlèvement d’un vieux curé grondeur, c’est neuf ; et je m’aperçois enfin du plaisir que sa présence pouvait nous procurer. Comme il va être surpris et grognon en se réveillant à deux lieues d’ici !

M. le curé n’est pas au bout de ses impressions de voyage, ni vous non plus, Madame, répondit Léonce.

— Voyons, petite, raconte-moi ton histoire et confesse-moi ton péché, dit Sabina en prenant, avec une grâce irrésistible, les deux mains de l’oiselière assise dans la voiture en face d’elle. Léonce, n’écoutez pas, ce sont des secrets de femme.

— Oh ! Sa Seigneurie peut bien entendre, répondit Madeleine avec assurance. Mon péché n’est pas si gros et mon secret si bien gardé, que je ne puisse en parler à mon aise. Si M. le curé n’avait pas l’habitude de m’interrompre pour me gronder, au lieu de m’écouer, à chaque mot de ma confession, il ne serait pas si en colère contre moi, ou du moins il me ferait comprendre ce qui le fâche tant. J’ai un bon ami, Altesse, ajouta-t-elle en s’adressant à Sabina. Voilà toute l’affaire.

— En juger la gravité n’est pas aussi facile qu’on le pense, dit lady G… à Léonce. Tant de candeur rend les questions embarrassantes.

— Pas tant que vous croyez, répondit-il. Voyons, Madeleine, t’aime-t-il beaucoup ?

— Il m’aime autant que je l’aime.

— Et toi, ne l’aimes-tu pas trop ? reprit lady G…

— Trop ? s’écria Madeleine ; voilà une drôle de question ! J’aime tant que je peux ; je ne sais si c’est trop ou pas assez.

— Quel âge a-t-il ? dit Léonce.

— Je ne sais pas ; il me l’a dit, mais je ne m’en souviens plus. Il a au moins… attendez ! dix ans de plus que moi. J’ai quatorze ans, cela ferait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

— Alors le danger est grand. Tu es trop jeune pour te marier, Madeleine.

— Trop jeune d’un an ou deux. Ce défaut-là passera vite.

— Mais ton amoureux doit être impatient ?

— Non ! il n’en parle pas.

— Tant pis ! et toi, es-tu aussi tranquille ?

— Il le faut bien ; je ne peux pas faire marcher le temps comme je fais voler les oiseaux.

— Et vous comptez vous marier ensemble ?

— Cela, je n’en sais rien ; nous n’avons point parlé de cela.

— Tu n’y songes donc pas, toi ?

— Pas encore, puisque je suis trop jeune.

— Et s’il ne t’épousait pas, dit lady G…

— Oh ! c’est impossible, il m’aime.

— Depuis longtemps ? reprit Sabina.

— Depuis huit jours.

Oime ! dit Léonce, et tu es déjà sûre de lui à ce point ?

— Sans doute, puisqu’il m’a dit qu’il m’aimait.

— Et crois-tu ainsi tous ceux qui te parlent d’amour ?

— Il n’y a que lui qui m’en ait encore parlé, et c’est le seul que je croirai dans ma vie, puisque c’est celui que j’aime.

— Ah ! curé, dit Sabina en jetant un regard sur le bourru endormi, voilà ce que vous ne pourrez jamais comprendre ! c’est la foi, c’est l’amour.

— Non, Madame, reprit l’oiselière, il ne peut pas comprendre, lui. Il dit d’abord que personne ne connaît mon amoureux, et que ce doit être un mauvais sujet. C’est tout simple : il est étranger, il vient de passer par chez nous ; il n’a ni parents ni amis pour répondre de lui ; il s’est arrêté au pays parce qu’il m’a vue et que je lui ai plu. Alors il n’y a que moi qui le connaisse et qui puisse dire : C’est un honnête homme. M. le curé veut qu’il s’en aille, et il menace de le faire chasser par les gendarmes. Moi, je le cache ; c’est encore tout simple.

— Et où le caches-tu !

— Dans ma cabane.

— As-tu des parents ?

— J’ai mon frère qui est… sauf votre permission, contrebandier… mais il ne faut pas le dire, même à M. le curé.

— Et cela fait qu’il passe les nuits dans la montagne et les jours à dormir, n’est-ce pas ? reprit Léonce.

— À peu près. Mais il sait bien que mon bon ami couche dans son lit quand il est dehors.

— Et cela ne le fâche pas ?

— Non, il a bon cœur.

— Et il ne s’inquiète de rien ?

— De quoi s’inquiéterait-il ?

— T’aime-t-il beaucoup, ton frère ?

— Oh ! il est très-bon pour moi… nous sommes orphelins depuis longtemps ; c’est lui qui m’a servi de père et de mère.

— Il me semble que nous pouvons être tranquilles, Léonce ? dit lady G… à son ami.

— Jusqu’à présent, oui, répondit-il. Mais l’avenir ! Je crains Madeleine, que votre bon ami ne s’en aille, de gré ou de force, un de ces matins, et ne vous laisse pleurer.

— S’il s’en va, je le suivrai.

— Et vos oiseaux ?

— Ils me suivront. Je fais quelquefois dix lieues avec eux.

— Vous suivent-ils maintenant ?

— Vous ne les voyez pas voler d’arbre en arbre tout le long du chemin ? ils n’approchent pas, parce que je ne suis pas seule et que la voiture les effraie ; mais je les vois bien, moi, et ils me voient bien aussi, les pauvres petits !

— Le monde a plus de dix lieues de long ; si votre bon ami vous emmenait à plus de cent lieues d’ici ?

— Partout où j’irai il y aura des oiseaux, et je m’en ferai connaître.

— Mais vous regretteriez ceux que vous avez élevés ?

— Oh ! sans doute. Il y en a deux ou trois surtout qui ont tant d’esprit, tant d’esprit, que M. le curé n’en a pas plus, et que mon bon ami seul en a davantage. Mais je vous dis que tous mes oiseaux me suivraient comme je suivrais mon bon ami. Ils commencent à le connaître et à ne pas s’envoler quand il est avec moi.

— Pourvu que le bon ami ne soit pas plus volage que les oiseaux ! dit Sabina. Est-il bien beau, ce bon ami ?

— Je crois que oui ; je ne sais pas.

— Vous n’osez donc pas le regarder ? dit Léonce.

— Si fait. Je le regarde quand il dort, et je crois qu’il est beau comme le soleil ; mais je ne peux pas dire que je m’y connaisse.

— Quand il dort ! vous entrez donc dans sa chambre ?

— Je n’ai pas la peine d’y entrer, puisque j’y dors moi-même. Nous ne sommes pas riches, Altesse ; nous n’avons qu’une chambre pour nous, avec ma chèvre et le cheval de mon frère.

— C’est la vie primitive ! Mais dans tout cela, tu ne dors guère, puisque tu passes les nuits à contempler ton bon ami ?

— Oh ! je n’y passe guère qu’un quart d’heure après qu’il s’est endormi. Il se couche et s’endort pendant que je récite ma prière tout haut, le dos tourné, au bout de la chambre. Il est vrai qu’ensuite je m’oublie quelquefois à le regarder plus longtemps que je ne puis le dire. Mais ensuite le sommeil me prend, et il me semble que je dors mieux après.

— D’où il résulte pourtant qu’il dort plus que toi ?

— Mais il dort très-bien, lui ; pourquoi ne dormirait-il pas ? la maison est très-propre, quoique pauvre, et j’ai soin que son lit soit toujours bien fait.

— Il ne se réveille donc pas, lui, pour te regarder pendant ton sommeil ?

— Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas, je l’entendrais. J’ai le sommeil léger comme celui d’un oiseau.

— Il t’aime donc moins que tu ne l’aimes ?

— C’est possible, dit tranquillement l’oiselière après un instant de réflexion, et même ça doit être, puisque je suis encore trop jeune pour qu’il m’épouse.

— Enfin, tu es certaine qu’il t’aimera un jour assez pour t’épouser ?

— Il ne m’a rien promis ; mais il me dit tous les jours : « Madeleine, tu es bonne comme Dieu, et je voudrais ne jamais te quitter. Je suis bien malheureux de songer que, bientôt peut-être, je serai forcé de m’en aller. » Moi, je ne réponds rien, mais je suis bien décidée à le suivre, afin qu’il ne soit pas malheureux ; et puisqu’il me trouve bonne et désire ne jamais me quitter, il est certain qu’il m’épousera quand je serai en âge.

— Eh bien, Léonce, dit Sabina en anglais à son ami, admirons, et gardons-nous de troubler par nos doutes cette foi sainte de l’âme d’un enfant. Il se peut que son amant la séduise et l’abandonne ; il se peut qu’elle soit brisée par la honte et la douleur ; mais encore, dans son désastre, je trouverais son existence digne d’envie. Je donnerais tout ce que j’ai vécu, tout ce que je vivrai encore, pour un jour de cet amour sans bornes, sans arrière-pensée, sans hésitation, aveuglément sublime, où la vie divine pénètre en nous par tous les pores.

— Certes, elle vit dans l’extase, dit Léonce, et sa passion la transfigure. Voyez comme elle est belle, en parlant de celui qu’elle aime, malgré que la nature ne lui ait rien donné de ce qui fait de vous la plus belle des femmes ! Eh bien ! pourtant, à cette heure, Sabina, elle est beaucoup plus belle que vous. Ne le pensez-vous pas ainsi ?

— Vous avez une manière de dire des grossièretés qui ne peut pas me blesser aujourd’hui, quoique vous y fassiez votre possible. Cependant, Léonce, il y a quelque chose d’impitoyable dans votre amitié. Mon malheur est assez grand de ne pouvoir connaître cet amour extatique, sans que vous veniez me le reprocher juste au moment où je mesurais l’étendue de ma misère. Si je voulais me venger, ne pourrais-je pas vous dire que vous êtes aussi misérable que moi, aussi incapable de croire aveuglément et d’aimer sans arrière-pensée ? qu’enfin les mêmes abîmes de savoir et d’expérience nous séparent l’un et l’autre de l’état d’âme de cet enfant ?

— Cela, vous n’en savez rien, rien en vérité ! répondit Léonce avec énergie, mais sans qu’il fût possible d’interpréter l’émotion de sa voix : son regard errait sur le paysage.

— Nous parcourons un affreux pays, dit lady G…, après un assez long silence. Ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel étroitement encadré, cette chaleur étouffante, et jusqu’au lourd sommeil de cet homme d’église, tout cela porte à la tristesse et à l’effroi de la vie.

— Un peu de patience, dit Léonce, nous serons bientôt dédommagés.

En effet la gorge aride et resserrée s’élargit tout à coup au détour d’une rampe, et un vallon délicieux, jeté comme une oasis dans ce désert, s’offrit aux regards charmés de Sabina. D’autres gorges de montagnes étroites et profondes, venaient aboutir à cet amphithéâtre de verdure, et mêler leurs torrents aplanis et calmes au principal cours d’eau. Ces flots verdâtres étaient limpides comme le crislal ; des tapis d’émeraude s’étendaient sur chaque rive ; le silence de la solitude n’était plus troublé que par de frais murmures et la clochette lointaine des vaches éparses et cachées au flanc des collines par une riche végétation. Les gorges granitiques ouvraient leurs perspectives bleues, traversées à la base par les sinuosités des eaux argentées. C’était un lieu de délices où tout invitait au repos, et d’où, cependant, l’imagination pouvait s’élancer encore dans de mystérieuses régions.

— Voici une ravissante surprise, dit Sabina en descendant de voiture sur le sable fin du rivage ; c’est un asile contre la chaleur de midi, qui devenait intolérable. Ah ! Léonce, laissons ici notre équipage et quittons les routes frayées. Voici des sentiers unis, voici un arbre jeté en guise de pont sur le torrent, voici des fleurs à cueillir, et là-bas un bois de sapins qui nous promet de l’ombre et des parfums. Ce qui me plaît ici, c’est l’absence de culture et l’éloignement des habitations.

— C’est que vous êtes ici en plein pays de montagne, répondit Léonce. C’est ici que commence le séjour des pasteurs nomades, qui vivent à la manière des peuples primitifs, conduisant leurs troupeaux d’un pâturage à l’autre, explorant des déserts qui n’appartiennent qu’à celui qui les découvre et les affronte, habitant ses cabanes provisoires, ouvrage de leurs mains, qu’ils transportent à dos d’âne et plantent sur la première roche venue. Vous en pouvez voir quelques-uns là-haut vers les nuages. Dans les profondeurs, vous n’en rencontreriez point. Un jour d’orage qui fait gonfler les torrents, les emporterait. C’est l’heure de la sieste, les pâtres dorment sous leur toit de verdure. Vous voici donc au désert, et vous pouvez choisir l’endroit où il vous plaira de goûter deux heures de sommeil ; car il nous faut donner ici du repos à notre attelage. Tenez, le bois de sapins qui vous attire et qui vous attend, est en effet très-propice. Lélé va y suspendre votre hamac.

— Mon hamac ? Quoi ! vous avez songé à l’emporter ?

— Ne devais-je pas songer à tout ?

La négresse Lélé les suivit portant le hamac de réseau de palmier bordé de franges et de glands, de plumes de mille couleurs artistement mélangées. Madeleine, ravie d’admiration par cet ouvrage des Indiens, suivait la noire en lui faisant mille questions sur les oiseaux merveilleux qui avaient fourni ces plumes étincelantes, et tâchait de se former une idée des perruches et des colibris dont Lélé, dans son jargon mystérieux et presque inintelligible, lui faisait la description.

On avait oublié le curé, qui s’éveilla enfin lorsqu’il ne se sentit plus bercé par le mouvement souple et continu de la voiture.

Corpo di Bacco ! s’écria-t-il en se frottant les yeux (c’était le seul juron qu’il se permit) ; où sommes-nous, et quelle mauvaise plaisanterie est-ce là ?

— Hélas ! monsieur l’abbé, dit le jockey, qui était malin comme un page, et qui comprenait fort bien les caprices gravement facétieux de son maître, nous nous sommes égarés dans la montagne, et nous ne savons pas plus que vous où nous sommes. Mes chevaux sont rendus de fatigue, et il faut absolument nous arrêter ici.

— À la bonne heure, dit le curé ; nous ne pouvons pas être bien loin de Sainte-Apollinaire ; je ne me suis endormi qu’un instant.

— Pardon, monsieur l’abbé, vous avez dormi au moins quatre heures.

— Non, non, vous vous trompez, mon garçon ; le soleil nous tombe d’aplomb sur la tête, et il ne peut pas être plus de midi, à moins qu’il ne se soit arrêté, comme cela lui est arrivé une fois. Mais vous avez donc marché comme le vent, car nous sommes à plus de quatre heures de la Roche-Verte ? Je ne me trompe pas, c’est ici le col de la Forquette, car je reconnais la croix de Saint-Basile. La frontière est à deux pas d’ici. Tenez, de l’autre côté de ces hautes montagnes, c’est l’Italie, la belle Italie, où je n’ai jamais eu le plaisir de mettre le pied ! Mais, corpo di Bacco ! si vous vous arrêtez ici, et si vos bêtes sont fatiguées, je ne pourrai pas être de retour à ma paroisse avant la nuit.

— Et je suis sûr que votre gouvernante sera fâchée ? dit le malicieux groom d’un ton dolent.

— Inquiète, à coup sûr, répondit le curé, très-inquiète, la pauvre Barbe ! Enfin, il faut prendre son mal en patience. Où sont vos maîtres ?

— Là-bas, de l’autre côté de l’eau ; ne les voyez-vous point ?

— Quel caprice les a poussés à traverser cette planche qui ne tient à rien. Je ne me soucie point de m’y risquer avec ma corpulence. Si j’avais au moins une de mes lignes pour pêcher ici quelques truites ! Elles sont renommées dans cet endroit.

Et le curé se mit à fouiller dans ses poches, où, à sa grande satisfaction, il trouva quelques crins garnis de leurs hameçons. Le jockey l’aida à tailler une branche, à trouver des amorces, et lui offrit ironiquement un livre pour charmer les ennuis de la pêche. Le bon homme n’y fit pas de façons, il prit Wilhelm-Meister, autant par curiosité pour juger des principes de ses convives à leurs lectures que pour se distraire lui-même ; et, remontant le cours de l’eau, il alla s’asseoir dans les rochers, partagé entre les ruses de la truite et celles de Philine. Au moment où la première proie mordit, il était juste à l’endroit des petits souliers. L’histoire ne dit pas s’il ferma le livre ou s’il manqua le poisson.

Cependant la noire Lélé et la blonde oiselière avaient attaché solidement le hamac aux branches des sapins. La belle Sabina, gracieusement étendue sur cette couche aérienne, s’offrait aux regards de Léonce dans l’attitude d’une chaste volupté. Ses larges manches de soie étaient relevées jusqu’au coude, et le bout de son petit pied, dépassant sa robe, pendait parmi les franges de plume, moins moelleuses et moins légères.

Léonce avait étendu son manteau sur l’herbe, et, couché aux pieds de la belle lady, il agitait la corde du hamac et le faisait voltiger au-dessus de sa tête. Lélé s’était arrangée aussi pour faire la sieste sur le gazon, à peu de distance ; et Madeleine s’enfonça dans l’épaisseur du bois, où les cris de ses oiseaux la suivirent comme une fanfare triomphale pour célébrer la marche d’une souveraine.

Sabina et Léonce se retrouvaient donc dans un tête-à-tête assez émouvant, après avoir agité entre eux des idées brûlantes dans des termes glacés. Léonce gardait un profond silence et fixait sur lady G… des regards pénétrants qui n’avaient rien de tendre, et qui cependant lui causèrent bientôt de l’embarras.

— Pourquoi donc ne me répondez-vous pas ? lui dit-elle après avoir vainement essayé d’engager une conversation frivole. Vous m’entendez pourtant, Léonce, car vous me regardez dans les yeux avec une obstination fatigante.

— Moi ? dit-il, je ne regarde point vos yeux. Ce sont des étoiles fixes qui brillent pour briller, sans rien communiquer de leur feu et de leur chaleur aux regards des hommes. Je regarde votre bras et les plis de votre vêtement que le vent dessine.

— Oui, des manches et des draperies, c’est tout votre idéal, à vous autres artistes.

— Est-ce que cela vous déplaît d’être un beau modèle ?

— Pourvu que je ne sois que cela pour vous, c’est tout ce qu’il me faut, dit-elle avec hauteur ; car les yeux de Léonce n’annonçaient plus la froide contemplation du statuaire, ils reprirent pourtant leur indifférence à cette parole dédaigneuse. Vous feriez une superbe sibylle, reprit-il, feignant de n’avoir pas entendu.

— Non, je ne suis point une nature échevelée et palpitante.

— Les sibylles de la renaissance sont graves et sévères. N’avez-vous pas vu celles de Raphaël ? c’est la grandeur et la majesté de l’antique, avec le mouvement et la pensée d’un autre âge.

— Hélas ! je n’ai point vu l’Italie ! nous y touchons, et, par un caprice féroce de lord G…, il lui plaît de s’installer à la frontière comme pour me donner la fièvre, et m’empêcher de m’y élancer, sous prétexte qu’il y fait trop chaud pour moi.

— Il fait partout trop froid pour vous, au contraire, votre mari est l’homme qui vous connaît le moins.

— C’est dans l’ordre éternel des choses !

— Aussi vous devriez adorer votre mari, puisqu’il est l’adulateur infatigable de votre prétention à n’être pas devinée.

— Et vous, vous avez la prétention contraire à celle de mon mari. Vous me l’avez dit ; mais vous ne me le prouvez pas.

— Et si je vous le prouvais à l’instant même ! dit Léonce en se levant et en arrêtant le hamac avec une brusquerie qui arracha un cri d’effroi à lady G… Si je vous disais qu’il n’y a rien à deviner là où il n’y a rien ? et que ce sein de marbre cache un cœur de marbre ?

— Ah ! voilà d’affreuses paroles ! dit-elle en posant ses pieds à terre, comme pour s’enfuir, et je vous maudis, Léonce, de m’avoir amenée ici. C’est une perfidie et une cruauté ! Et quels raffinements ! M’enlever à ma triste nonchalance, m’entourer de soins délicats, me promener à travers les beautés de la nature et la poésie de vos pensées, flatter ma folle imagination, et tout cela pour me dire après quinze ans d’une amitié sans nuage, que vous me haïssez et ne m’estimez point !

— De quoi vous plaignez-vous, Madame ? Vous êtes une femme du monde, et vous voulez, avant tout, être respectée comme le sont les vertueuses de ce monde-là. Eh bien ! je vous déclare invincible, moi qui vous connais depuis quinze ans, et votre orgueil n’est pas satisfait ?

— Être vertueuse par insensibilité, vertueuse par absence de cœur, l’étrange éloge ! Il y a de quoi être fière !

— Eh bien, vous avez un immense orgueil allié à une immense vanité, répliqua Léonce avec une irritation croissante. Vous voulez qu’on sache bien que vous êtes impeccable, et que le cristal le plus pur est souillé auprès de votre gloire. Mais cela ne vous suffit pas. Il faut encore qu’on croie que vous avez l’âme tendre et ardente, et qu’il n’y a rien d’aussi puissant que votre amour, si ce n’est votre propre force. Si l’on est paisible et recueilli en présence de votre sagesse, vous êtes inquiète et mécontente. Vous voulez qu’on se tourmente pour deviner le mystère d’amour que vous prétendez renfermer dans votre sein. Vous voulez qu’on se dise que vous tenez la clef d’un paradis de voluptés et d’ineffables tendresses, mais que nul n’y pénétrera jamais ; vous voulez qu’on désire, qu’on regrette, qu’on palpite auprès de vous, qu’on souffre enfin ! Avouez-le donc et vous aurez dit tout le secret de votre ennui ; car il n’est point de rôle plus fatigant et plus amer que celui auquel vous avez sacrifié toutes les espérances de votre jeunesse et tous les profits de votre beauté !

— Il est au-dessous de moi de me justifier, répondit Sabina, pâle et glacée d’indignation ; mais vous m’avez donné le droit de vous juger à mon tour et de vous dire qui vous êtes : ce portrait que vous avez tracé de moi, c’est le vôtre ; il ne s’agissait que de l’adapter à la taille d’un homme, et je vais le faire.