Testament (Grégoire)

Testament
Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 299-309).


Testament de 1804.


« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

« Je soussigné Henri Grégoire, ancien évêque de Blois et sénateur ; incertain de l’heure à laquelle il plaira à Dieu de m’appeler à lui, après m’être prosterné en sa présence pour invoquer ses grâces et le prier de me diriger en tout, j’ai cru devoir par ce testament manifester mes sentimens sur divers objets et régler mes affaires temporelles.

« Je remercie Dieu de tous les bienfaits dont il m’a comblé, et spécialement de celui d’avoir été élevé par des parens vertueux et chrétiens. L’espérance de les revoir dans l’éternité adoucit pour moi la peine d’être séparé d’eux.

« Je crois tout ce que l’Église croit et enseigne, je condamne tout ce qu’elle condamne ; elle est la colonne de la vérité, et je lui fus toujours tendrement attaché ainsi qu’au chef de l’Église, successeur de saint Pierre : mais je ne confonds pas les droits légitimes du premier des pontifes avec les prétentions ambitieuses de la cour de Rome, prétentions qui sont une pierre d’achoppement pour les mauvais chrétiens, les incrédules et les sectes séparées de l’Église.

« Les divisions qui ont depuis quatorze ans affligé l’Église gallicane ont aussi contristé mon cœur : j’ai lâché de rendre service à mes frères dissidens ; je leur ouvris toujours les bras de la charité ; mais je gémis de voir que la plupart d’entre eux, surtout parmi les nouveaux évêques, tourmentent ce clergé constitutionnel, toujours attaché à la patrie, et sans les efforts duquel la religion eût été peut-être exilée de la France ; je gémis également de voir fouler aux pieds les libertés gallicanes, dépôt sacré que nous avons reçu de nos pères dans la foi, et qui sont le droit commun de toute l’antiquité chrétienne.

« Tout évêque a droit d’avoir chez soi une chapelle ; depuis le concordat la mienne est le lieu où presque toujours j’ai rempli mes devoirs religieux, et non à Saint-Sulpice ma paroisse. En voici les raisons. Les évêques démissionnaires, soit constitutionnels soit dissidens, d’après une circulaire du ministre des cultes, ne sont point admis dans les églises sous le costume qui leur est propre ; j’ai cru, non pas par aucun sentiment d’orgueil, mais par respect pour l’épiscopat, qu’il valait mieux ne pas fréquenter habituellement les églises, que d’y être en quelque sorte confondu avec les laïcs ; d’ailleurs j’avais lieu de douter si les dispositions du clergé de Saint-Sulpice étaient pacifiques, et si dans ma personne l’épiscopat n’y serait pas exposé à des outrages.

« Dans les diverses fonctions que j’ai remplies, comme vicaire, curé, évêque, législateur, sénateur, etc., j’ai tâché d’acquitter mes devoirs ; mais je n’ai pas la présomption de croire que je n’y ai pas fait de fautes ; je prie Dieu de me les pardonner. Mais quand j’ai prêté le serment exigé des ecclésiastiques par l’Assemblée constituante, j’ai suivi l’impulsion de ma conscience ; je l’ai fait après avoir mûrement examiné la question, et je proteste contre quiconque dirait que je l’ai rétracté. Avec la grâce de Dieu je mourrai bon catholique et bon républicain.

« J’ai en horreur le despotisme, je l’ai combattu de toutes mes forces, je forme des vœux pour la liberté du monde.

« J’espère que des écrivains courageux et sensibles livreront de nouvelles attaques à l’inquisition et à l’infâme commerce qui traîne en esclavage les malheureux Africains.

« Je désavoue ce qui pourrait être répréhensible dans mes écrits ; j’ai tâché d’ailleurs d’y montrer mon respect invariable pour la religion, les mœurs et la liberté.

« Je demande pardon à tous ceux que j’aurais pu offenser ; je pardonne de même à tous ceux dont j’ai éprouvé des offenses, et spécialement à ceux qui à l’occasion de mes écrits concernant le serment civique, les colonies, l’inquisition, m’ont tant calomnié. J’ai eu le plaisir d’obliger plusieurs d’entre eux.

« Je veux que l’on acquitte fidèlement tout ce que je pourrais devoir ; on trouvera dans mes papiers une note de ce qui m’est dû.

« Je travaille à l’histoire de l’Église gallicane pendant le cours de la révolution ; cet ouvrage doit être précédé de considérations sur l’état actuel de l’esprit religieux en Europe.

« Si je meurs avant que cette entreprise soit achevée, j’espère qu’elle le sera par le révérendissime Moyse, ancien évêque de Saint-Claude, mon ami, qui réside aux Gras, près Morteau, département du Doubs. Il m’a promis de me suppléer pour cet objet ; son amour pour la religion et ses talens distingués me sont garans du succès avec lequel il s’en acquittera ; en conséquence je veux qu’on lui remette mes manuscrits, extraits, notes, lettres, actes authentiques, et autres papiers relatifs à cet article, déposés dans mes archives, ainsi que les registres originaux des deux conciles nationaux, tenus à Paris en 1797 et 1801, dont le double a été par moi déposé aux manuscrits de la bibliothèque nationale.

« Je prie le révérendissime Moyse, de prendre des mesures concertées avec mes exécuteurs testamentaires, pour que ces registres et papiers soient ensuite placés dans un dépôt qui les transmette au clergé, et qui soit accessible à ceux qui voudront les compulser. On y joindra quelques ouvrages imprimés, appartenant au clergé, qui sont dans ma bibliothèque, et qui seront distingués soit par une note indicative, soit par une liste signée de ma main.

« Je prie mes exécuteurs testamentaires de séparer également, et de disposer comme ils jugeront convenable, de quelques livres de ma bibliothèque relatifs à la religion, qui ne sont pas de nature à être mis entre les mains de tout le monde. Ils jugeront si parmi mes manuscrits, autres que ceux qui méritent d’être remis au revérendissime Moyse, il en est qui méritent d’être publiés. Je m’en réfère à leur sagesse. Le manuscrit contenant mon Testament moral et les Mémoires de ma vie ecclésiastique, politique et littéraire seront remis à madame Dubois ; elle m’a promis de les faire imprimer.....

« Je prie M. Lanjuinais, sénateur, et M. Silvestre de Sacy, membre de l’Institut national, de vouloir bien être mes exécuteurs testamentaires ; ces deux savans chrétiens et citoyens me sont attachés, ils ne refuseront pas ce dernier acte d’amitié à un homme qui est leur ami, et qui emporte cette espérance dans l’autre monde.......

« Fait à Paris le 1er messidor mil huit cent quatre de Jésus-Christ, an douze de la république.

« Henri Grégoire.
« Ancien évêque de Blois, sénateur. »


Extrait de deux codiciles de M. Grégoire, ancien évêque de Blois. — 1804 et 1831.


« Je lègue 12,000 francs à Vého, où je suis né, et à Embermesnil où j’ai été curé ; le revenu de ce capital sera employé, en perpétuité, ainsi qu’il suit :

« Annuellement il sera célébré, dans l’une et l’autre paroisse, une messe haute suivie du Libera, pour le repos des ames de mon père et de ma mère… Ces messes seront annoncées au prône, le dimanche précédent, en ce qui me concerne, sous le titre d’ancien évêque de Blois : si cette clause n’était pas ponctuellement exécutée, mes parens de tous les degrés seront autorisés à revendiquer à leur profit les fonds de la fondation : j’appose cette clause sans aucun motif de vanité, à Dieu ne plaise, je connais trop bien mon indignité ; mais par respect pour le caractère épiscopal dont j’ai été revêtu, et qui a été si souvent méconnu et outragé par l’ignorance et la haine, soit des impies, soit d’un certain nombre de nos frères dans le clergé assermenté.

« Je me recommande aux prières des fidèles de ces deux paroisses, où s’est conservé, sans doute, le souvenir des vertus de mon père et de ma mère, dont je m’efforce de suivre les exemples.

« Sur le revenu de la fondation, on entretiendra les tombes, croix, inscriptions ou épitaphes de mon père et de ma mère..... Le surplus du revenu sera employé, ou pour payer les mois d’école des enfans pauvres, surtout des écoles où l’on suit la méthode d’enseignement mutuel, contre laquelle des membres du clergé ont des préventions mal fondées, ou pour leur procurer des livres élémentaires ou distribuer des aumônes, etc.

Je lègue pour les pauvres et pour les écoles des pauvres :

500 fr. à la paroisse de Vého.

500 fr. à celle d’Embermesnil.

500 fr. à celle de Vaucourt.

400 fr. à celle de Marimont.

500 fr. à celle de Plessis-Saint-Jean, etc.

900 fr. à la paroisse où je mourrai.

L’Évangile du cinquième dimanche après la Pentecôte a pour objet le pardon des ennemis. Je consacre une somme de 4,000 fr. à la fondation d’une messe annuelle pour mes calomniateurs et mes ennemis morts et vivans, soit dans la paroisse où je mourrai, soit dans une autre paroisse, au choix de madame Dubois (légataire universelle). Cette messe, et l’intention dans laquelle elle est fondée, seront annoncées au prône de la messe paroissiale le cinquième dimanche après la Pentecôte, etc…

Je prie madame Dubois d’étendre ses bienfaits à ceux de mes calomniateurs et de mes ennemis qui, à sa connaissance, seraient dans le besoin, et à leurs enfans…

Je lègue 6,000 fr. pour six prix de 1,000 fr. chacun, à décerner au concours, sur les questions et articles suivans :

1. Prouver par l’Écriture-Sainte et par la tradition, que le despotisme, soit ecclésiastique, soit politique, est contraire au dogme et à la morale de l’Église catholique.

2. Quels seraient les moyens les plus efficaces pour rendre aux libertés gallicanes leur énergie et leur influence, et de rétablir en entier l’antique discipline ?

3. Quels seraient les moyens d’inspirer aux savans, gens de lettres et artistes, du courage civil, de la dignité ; de prévenir, de guérir cette propension qu’ils ont presque tous pour l’adulation et la servilité ?

4. Quels seraient les moyens d’extirper le préjugé injuste et barbare des blancs, contre la couleur des Africains et des sang-mêlés ?

5. Des sociétés respectables en Europe et en Amérique s’occupent du projet d’empêcher à jamais la guerre et d’extirper ce fléau. À leurs vœux je joins les miens, quoique l’espérance du succès n’égale pas l’étendue des désirs. Parmi les moyens préparatoires à la réussite, on pourrait avoir, ce me semble, un bon ouvrage sur le sujet suivant, mis au concours :

Les militaires, assouplis par l’obéissance passive et par l’emploi de la force physique, ont une tendance à négliger ou fouler aux pieds les devoirs de citoyens ; quels seraient les moyens d’empêcher qu’ils ne les oublient, et de les porter à les accomplir ?

6. Les nations avancent beaucoup plus en lumières, en connaissances, qu’en morale pratique ; rechercher les causes et les remèdes de cette inégalité dans leurs progrès… Je regrette que ma fortune ne me permette pas d’y attribuer des sommes plus considérables.

L’Église gallicane, qui, par les vertus et la science était, du temps de Bossuet, l’une des plus illustres de la catholicité, est présentement envahie par l’ignorance et l’ultramontanisme. On conçoit les préventions, l’aversion, la haine du clergé qui domine la France actuelle contre les évêques et les prêtres assermentés, qui, à travers la tempête d’une persécution inouïe dans les fastes de l’Église, ont conservé le dépôt sacré de la religion. Sans leurs efforts, l’Église catholique eût été peut-être à jamais exilée de la France ; ils furent les instrumens dont Dieu se servit pour l’y maintenir. Malgré les fureurs dirigées contre eux, ils rétablirent le culte ; en sorte que 52,214 paroisses, presque toutes desservies par des prêtres assermentés, avaient, en 1796, l’exercice public du culte, quatre ans avant le concordat de Bonaparte, auquel l’adulation a voulu très maladroitement faire honneur de ce rétablissement. Ils tinrent des sinodes et des conciles sous les yeux de leurs ennemis.

Une persécution d’un autre genre est présentement dirigée contre eux par le clergé émigré rentré. Plusieurs fois il a refusé les honneurs funèbres à des ecclésiastiques assermentés, tandis qu’il accordait les funérailles chrétiennes (à Saint-Benoît de Paris) à l’astronome Lalande, athée déclaré, et (à Saint-Sulpice) à Volney, mort décidément incrédule. Qui sait si le même clergé n’outragera pas, jusque dans le cercueil, celui qui rédige ce codicile ! Je lui accorde un pardon anticipé, et je souhaite que Dieu ratifie ce pardon ; c’est lui qui nous jugera. Je présume, d’ailleurs, que peu de personnes assisteront à mon inhumation ; les amis dignes de ce nom sont si rares ! Les hommes pour la plupart sont si faux et si lâches ! mais je désire qu’on appelle des pauvres à mon convoi, je veux emporter leur bénédiction. Mon intention est qu’on leur distribue des aumônes.

Je veux être enseveli par des hommes, et revêtu des insignes de mon ordre, par respect pour le caractère épiscopal dont j’ai l’honneur, quoique indigne, d’être revêtu.

Sur ma tombe on placera une croix de pierre, avec mon nom et cette inscription : Mon Dieu, faites-moi miséricorde, et pardonnez à mes ennemis.

Je demande pardon aux personnes que j’ai pu offenser, et pardonne de tout mon cœur, non seulement à toutes celles qui m’ont fait ou voulu du mal, mais encore aux furibonds qui ne manqueront pas de m’insulter jusqu’au-delà du tombeau. Je laisse à mes amis, aux hommes justes et impartiaux, la défense de ma mémoire.

Je désavoue dans mes ouvrages imprimés et manuscrits, tout ce qui peut être condamnable, inexact et déplacé ; je les soumets au jugement de l’Église catholique, apostolique et romaine ; elle est la colonne de la vérité, l’arche sainte hors de laquelle il n’y a point de salut ; mes derniers souhaits sont pour son triomphe.

Je recommande mon ame aux prières de la sainte Vierge, des saints, de mon ange-gardien, et à celles de mes amis. Je me prosterne aux pieds de Jésus-Christ, l’homme-Dieu mort pour mes péchés. Avant de rédiger cet acte de dernière volonté, je me suis jeté à genoux pour demander ses grâces ; je les implore de nouveau ; je meurs dans l’espérance que Dieu me pardonnera mes péchés par les mérites de mon Sauveur, son divin fils ; et si d’un côté, je tremble à l’aspect de ses jugemens, de l’autre je m’abandonne à sa miséricorde. 1825, 24 mai.

J’ai publié un ouvrage sur les domestiques, pour améliorer leur conduite et leurs mœurs ; un autre sur l’utilité d’un établissement pour former de bonnes gardes-malades. Si l’état paie enfin ce qui m’est redû, comme ancien sénateur, madame Dubois et mes exécuteurs testamentaires aviseront aux moyens de former cet établissement, etc… (Extrait du codicile du 10 mai 1831).

H. Grégoire,
Ancien évêque de Blois. »