Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 332-340).


XXXVII


À peine Solomine fut-il sorti que Néjdanof s’élança de son divan ; il fit deux fois le tour de la chambre, puis s’arrêta au milieu pendant une minute, comme dans une rêverie pétrifiée ; puis il se secoua tout à coup et se débarrassa vivement de son costume « de mascarade », qu’il poussa du pied dans un coin ; — il alla chercher et remit ses anciens habits.

Puis il s’approcha de la table à trois pieds et prit dans le tiroir deux enveloppes cachetées et un petit objet qu’il glissa dans sa poche ; les enveloppes restèrent sur la table.

Il se baissa ensuite jusqu’à la porte du poêle, qu’il ouvrit… Le poêle contenait un monceau de cendres. C’était tout ce qui restait des papiers de Néjdanof et du cahier secret de poésies… Il avait brûlé tout cela pendant la nuit. Mais dans ce même poêle, appuyé contre une des parois, se trouvait le portrait de Marianne, cadeau de Markelof. Évidemment Néjdanof n’avait pas eu le courage de brûler ce portrait avec le reste.

Il le retira soigneusement, et le mit sur la table à côté des papiers cachetés.

Puis, d’un mouvement énergique, il saisit sa casquette et se dirigea vers la porte… Mais il s’arrêta, revint en arrière, et entra dans la chambre de Marianne.

Après être resté une minute debout, immobile, il jeta un regard tout autour de lui, et, s’approchent de l’étroite couchette de la jeune fille, il posa ses lèvres, avec un sanglot unique et muet, non sur le chevet, mais sur le pied du lit…

Puis il se redressa tout d’une pièce, enfonça sa casquette sur son front et se précipita dehors. Sans rencontrer personne, ni dans le corridor, ni dans l’escalier, ni en bas, il se glissa dans le petit enclos.

Le jour était gris, le ciel pendait bas, près de terre ; un petit vent humide agitait les pointes des brins d’herbe et balançait les feuilles des arbres ; la fabrique faisait moins de bruit que d’habitude à cette même heure ; une odeur de charbon de terre, de goudron et de suif venait de la cour.

Néjdanof jeta tout autour de lui un coup d’œil scrutateur et méfiant, puis il marcha droit à ce vieux pommier qui avait attiré son attention le jour même de son arrivée, lorsqu’il avait regardé pour la première fois par la fenêtre de sa chambre.

Le tronc de ce pommier était couvert de mousse desséchée ; ses branches, rugueuses et dénudées, avec quelques petites feuilles vertes et rouges accrochées çà et là, s’élevaient tordues vers le ciel, semblables à des bras de vieillard suppliants, les coudes repliés.

Néjdanof se plaça de pied ferme sur la terre noire qui entourait le pied du pommier, et tira de sa poche le petit objet qu’il avait pris dans le tiroir de sa table. Puis il regarda attentivement les fenêtres de la maisonnette.

« Si quelqu’un me voit en ce moment, pensa-t-il, peut-être que je remettrai… »

Mais nulle part ne se montra un visage humain… Tout semblait mort, tout se détournait de lui, s’éloignant pour toujours, le laissant seul, à la merci du destin. Seule, la fabrique lui envoyait sa puanteur et son vacarme stupide ; et une petite pluie froide commençait à tomber en gouttelettes fines et très-aigües.

Alors Néjdanof, à travers les branches tordues de l’arbre sous lequel il se trouvait, regarda le ciel gris, bas, mouillé, indifférent, aveugle ; il bâilla, s’étira, se dit : « Après tout, il n’y a que cela à faire ; je ne puis retourner à Pétersbourg, à la prison. » Il jeta loin de lui sa casquette, et, ayant ressenti d’avance dans tout son corps comme une tension forte, angoissante et douceâtre, il mit la bouche du revolver contre sa poitrine et pressa la gâchette.

Il éprouva un choc, pas très-fort… et le voilà déjà couché sur le dos ; et il tâche de comprendre ce qui lui est arrivé, et comment il se fait qu’il vient de voir Tatiana… Il veut même l’appeler, dire : « Ah ! ce n’est pas nécessaire ! » Mais déjà il est tout raide et muet. Un tourbillon de fumée verdâtre passe dans ses yeux, sur son visage, sur son front, dans son cerveau, et un poids horrible l’aplatit pour toujours contre la terre.

Ce n’était pas sans raison que Néjdanof avait cru voir Tatiana ; à l’instant même où il lâchait la détente, elle s’approchait d’une des fenêtres de la maisonnette, et l’apercevait sous le pommier.

Elle n’avait pas eu le temps de se dire : « Que fait-il là, sous ce pommier, nu-tête, par un temps pareil ? » quand déjà elle le vit tomber à la renverse, raide et lourd comme une gerbe.

Bien qu’elle n’eût pas entendu le bruit, très-faible, de la décharge, elle sentit aussitôt qu’il se passait quelque chose de mauvais, et se précipita vers l’enclos. Elle courut à Néjdanof.

« Alexis Dmitritch, qu’avez-vous ? »

Mais l’obscurité s’était déjà emparée de son être. Elle se pencha sur lui, et vit du sang.

« Paul ! s’écria-t-elle d’une voix qui n’était plus la sienne, Paul ! »

Quelques instants après, Marianne, Solomine, Paul et deux ouvriers de la fabrique étaient dans l’enclos. Néjdanof fut aussitôt soulevé, porté dans sa chambre et posé sur le divan où il avait passé la dernière nuit.

Il était couché sur le dos, ses yeux à demi ouverts restaient immobiles, son visage était bleuâtre ; il râlait longuement et avec effort, en s’étranglant comme un enfant qui vient de pleurer. La vie ne l’avait pas encore abandonné.

Marianne et Solomine, debout à droite et à gauche du divan, étaient presque aussi pâles que Néjdanof lui-même. Ils étaient frappés, terrassés, anéantis tous deux, surtout Marianne, mais non surpris.

« Comment n’avons-nous pas prévu cela ? » pensaient-ils, et en même temps il leur semblait, oui… il leur semblait, en effet, qu’ils l’avaient prévu.

Quand il avait dit à Marianne : « Quoi que je fasse, je te le dis d’avance, tu n’en seras pas étonnée, » et encore —quand il avait parlé de ces deux hommes qui existaient en lui et qui ne pouvaient pas vivre ensemble ; — un vague pressentiment ne s’était-il pas éveillé en elle ? Pourquoi en ce moment-là ne s’y était-elle pas arrêtée ?… Pourquoi n’avait-elle pas réfléchi à ces paroles et à ce pressentiment ? Et pourquoi maintenant n’osait-elle regarder Solomine, comme s’il était son complice et comme si lui aussi ressentait les mêmes remords de conscience ? Pourquoi au sentiment de pitié infinie, de regret désespéré que lui inspirait Néjdanof, venait-il se joindre une sorte de terreur, de honte ? Peut-être avait-il dépendu d’elle de le sauver ? Pourquoi n’ont-ils, ni l’un ni l’autre, le courage de prononcer une parole ? À peine osent-ils respirer ; ils attendent… Qu’attendent-ils ? grand Dieu !

Solomine avait envoyé chercher un docteur, quoiqu’il n’y eût évidemment aucun espoir. Tatiana avait mis une grosse éponge, imbibée d’eau fraîche, sur la blessure, petite, exsangue et déjà noire, de Néjdanof ; elle mouilla aussi ses cheveux avec de l’eau fraîche mêlée de vinaigre.

Tout à coup, Néjdanof cessa de râler et fit un mouvement.

« Il revient à lui, » murmura Solomine.

Marianne se mit à genoux près du divan… Néjdanof la regarda… Jusqu’à ce moment-là, ses yeux étaient restés immobiles comme ceux des mourants.

« Ah ! je vis encore, —dit-il d’une voix à peine perceptible, — maladroit cette fois encore !… je vous retiens…

— Alexis ! s’écria Marianne.

— Mais tout de suite… Tu te rappelles, Marianne, dans ma… poésie… « Environne-moi de fleurs… » Où sont-elles, les fleurs ?… Mais tu es là, toi… Ma lettre… »

Un frisson le prit de la tête aux pieds.

« Oh ! la voilà… Donnez-vous… la main l’un à l’autre… devant moi… Vite !… donnez… »

Solomine saisit la main de Marianne, qui avait enfoui sa tête dans le divan, la figure tout près de la blessure.

Quant à Solomine, il était debout, sévère, sombre comme la nuit.

« Comme ça… bien… comme ça… »

Néjdanof se reprit à s’étrangler, mais cette fois d’une façon tout étrange. Sa poitrine se souleva, ses flancs rentrèrent… Il faisait d’évidents efforts pour poser sa main sur leurs deux mains réunies ; mais les siennes étaient déjà mortes.

« Il s’en va, » murmura Tatiana, debout près de la porte.

Et elle se mit à faire des signes de croix.

Les hoquets devenaient plus rares, plus courts. Il chercha encore Marianne du regard, mais une terrible blancheur laiteuse, venue du dedans, voilait déjà ses yeux…

« Bien… » dit-il. Ce fut son dernier mot.

Il n’existait plus, et les mains de Solomine et de Marianne étaient encore unies sur sa poitrine.

Voici ce que contenaient les deux lettres qu’il avait laissées. La première, adressée à Siline, se composait de ces quelques lignes :


« Adieu, mon frère, mon ami, adieu ! Quand tu recevras ce morceau de papier, je n’existerai plus. Ne demande pas comment, pourquoi, —et ne me plains pas ; sois assuré que je suis mieux ainsi. Prends notre immortel Pouchkine, et relis dans Eugène Onéguine la description de la mort de Lenski. Tu te rappelles…

« Les fenêtres sont blanchies à la craie ; l’hôtesse est absente », etc. Rien de plus. Je ne te dirai rien, parce que j’en aurais trop long à te dire, et le temps me manque. Mais je ne voulais pas m’en aller sans t’avertir ; car tu aurais pu me croire vivant, et ç’eût été de ma part un péché envers notre amitié.

« Adieu. Tâche de vivre.

« Ton ami, A. N. »


L’autre lettre, un peu plus longue, était adressée à Solomine et à Marianne ensemble. Voici quelle en était la teneur :


« Mes chers enfants !

(À la suite de ces deux mots, il y avait une interruption ; quelque chose était raturé ou plutôt effacé, comme par des larmes.)

« Il vous semblera étrange peut-être que je vous appelle ainsi ; je suis presque un enfant, et toi, Solomine, je le sais bien, tu es plus vieux que moi. Mais je vais mourir, et, à la limite de la vie, je me fais l’effet d’un vieillard. Je suis très-coupable envers vous deux, surtout envers toi, Marianne, car je vous cause beaucoup de chagrin (et tu en auras, Marianne, je le sais), et beaucoup de dérangement. Mais qu’aurais-je pu faire ? Je n’ai pas trouvé d’autre issue. Je n’ai pas su me « simplifier », il ne me restait plus qu’à me biffer tout à fait. Marianne, j’aurais été un fardeau, et pour toi, et pour moi. Tu es généreuse, tu aurais peut-être accepté avec joie ce fardeau comme un nouveau sacrifice : mais je n’avais pas le droit de te l’imposer ; tu as mieux et davantage à faire.

« Mes chers enfants, laissez-moi vous unir l’un à l’autre, d’une main qui vient, pour ainsi dire, de par-delà la tombe.

« Vous serez bien ensemble. Marianne, tu finiras par aimer tout à fait Solomine, et lui… il t’a aimée, du jour où il t’a vue chez les Sipiaguine. Cela n’a jamais été un secret pour moi, bien que nous nous soyons enfuis ensemble quelques jours après.

« Ah ! ce matin-là ! Comme il était beau, et frais, et jeune ! Il m’apparaît à présent comme le symbole de votre double vie, de la tienne et de la sienne ; et c’est uniquement par hasard que je me suis trouvé à sa place, ce matin-là.

« Mais il faut finir ; je n’ai pas l’intention de t’apitoyer… je veux seulement me disculper. Demain, il y aura quelques moments bien durs à passer. Mais que faire, puisqu’il n’y a pas d’autre issue ? Adieu, Marianne, ma chère et honnête enfant ! Adieu, Solomine ! Je te la confie. Vivez heureux, vivez avec profit pour les autres ; et toi, Marianne, ne te souviens de moi que quand tu seras heureuse. Pense à moi comme à un homme honnête et bon aussi, mais à qui il seyait mieux de mourir que de vivre.

« T’ai-je aimée d’amour ? je n’en sais rien, mon amie ; mais je sais que jamais je n’ai éprouvé un sentiment plus fort, et que la mort me paraîtrait encore plus terrible, si je n’emportais pas dans la tombe un sentiment comme celui-là.

« Marianne ! si tu rencontres quelque part une personne nommée Machourina, — Solomine la connaît, et du reste, toi aussi tu l’as vue, je crois, — dis-lui que j’ai pensé à elle avec reconnaissance peu de temps avant ma fin… Elle saura ce que je veux dire.

« Il faut pourtant que je m’arrache à ces adieux. Je viens de regarder par la fenêtre : une belle étoile brillait immobile à travers les nuages qui couraient rapidement. Mais, si vite qu’ils courussent, ils ne parvenaient pas à la cacher. Cette étoile m’a fait penser à toi, Marianne.

« En ce moment, tu dors dans la chambre voisine, — et tu ne te doutes de rien… Je me suis approché de ta porte, j’ai tendu l’oreille et il m’a semblé entendre ta respiration tranquille. Adieu ! adieu ! adieu, mes enfants, mes amis !

« Votre A. »


« Tiens ! voilà que dans cette lettre, écrite au moment où je vais mourir, je n’ai pas dit un seul mot de notre grande œuvre ! C’est sans doute parce qu’au moment de la mort, on n’a pas à mentir… Marianne, pardonne-moi ce post-scriptum… Le mensonge était en moi, et non dans l’œuvre à laquelle tu crois.

« Ah ! encore un mot. Tu penseras peut-être, Marianne, que j’ai eu peur de la prison, — car on m’y aurait envoyé nécessairement, — et que j’ai pris ce moyen pour l’éviter ? Non ; la prison n’est pas une si grosse affaire ; mais être en prison pour une œuvre à laquelle on ne croit pas, ce serait trop absurde. Si j’en finis avec moi, ce n’est pas par crainte de la prison.

« Adieu, Marianne ! Adieu ! »


Marianne et Solomine, l’un après l’autre, lurent cette lettre. Puis elle mit dans sa poche les deux lettres et le portrait, et resta immobile.

Alors Solomine lui dit :

« Tout est prêt, Marianne, partons. Il faut remplir sa volonté. »

Marianne s’approcha de Néjdanof, posa ses lèvres sur son front déjà refroidi, et, se tournant vers Solomine, lui dit :

« Partons. »

Il lui prit le bras, et tous deux sortirent de la chambre.




Quelques heures après, quand la police pénétra dans la fabrique, elle trouva Néjdanof, il est vrai, mais mort. Tatiana l’avait soigneusement arrangé sur son lit, elle avait mis sous sa tête un oreiller blanc, elle lui avait croisé les mains, elle avait même placé un bouquet de fleurs sur un guéridon tout près de lui. »

Paul, qui avait reçu toutes les instructions nécessaires, fit aux gens de police l’accueil le plus respectueux et le plus railleur en même temps, de sorte qu’ils se demandèrent s’il fallait lui adresser des remercîments ou le faire arrêter.

Il leur raconta tous les détails du suicide, il leur fit manger du fromage de Gruyère et boire du madère ; mais quand on lui demanda où se trouvaient Solomine et la jeune fille qui était venue demeurer à la fabrique, il déclara être dans la plus complète ignorance là-dessus ; il se borna à leur assurer que Solomine ne restait jamais longtemps absent, à cause de la besogne ; qu’il allait revenir le jour même ou le lendemain, et qu’aussitôt, sans perdre une seule minute, il en donnerait connaissance en ville. Ils pouvaient en être sûrs, car c’était un homme ponctuel !

De la sorte, messieurs les agents s’en retournèrent les mains vides, après avoir laissé des gardiens auprès du corps, avec la promesse d’envoyer le juge d’instruction.