Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 311-324).


XXXV


Le gouverneur de S… était de la race de ces bonnes âmes de généraux insouciants et mondains, qui ont la peau blanche, très-soignée et très-propre, et l’âme presque aussi propre que le corps ; qui, bien nés, bien élevés, bien pétris comme du bon pain de froment, n’ayant jamais pensé à devenir « pasteurs d’hommes », se trouvent être des administrateurs fort passables ; qui, travaillant peu, soupirant constamment après Pétersbourg, et faisant la cour aux jolies dames de province, sont d’une incontestable utilité pour leur gouvernement et laissent après eux un souvenir très-convenable.

Il venait de sauter du lit ; vêtu d’une robe de chambre en soie, avec sa chemise de nuit déboutonnée, il se tenait assis devant son miroir de toilette et lavait, avec de l’eau de Cologne étendue d’eau, son visage et son cou, —dont il avait préalablement ôté toute une collection d’images et de scapulaires, — lorsqu’on vint lui annoncer que messieurs Sipiaguine et Kalloméïtsef se présentaient chez lui pour une affaire grave et urgente.

Il connaissait intimement Sipiaguine ; il était avec lui à tu et à toi depuis sa tendre enfance ; il le rencontrait constamment dans les salons de Pétersbourg, et, depuis quelque temps, toutes les fois que ce nom de Sipiaguine lui venait en tête, il y ajoutait invariablement un Ah ! respectueux, comme à celui d’un futur dignitaire.

Il connaissait un peu moins et estimait beaucoup moins Kalloméïtsef, à propos duquel il recevait, depuis un certain temps, des plaintes d’une espèce désagréable ; mais il le regardait comme quelqu’un qui fera son chemin, de façon ou d’autre.

Il fit prier les visiteurs de passer dans son cabinet, et les rejoignit aussitôt, toujours en robe de chambre ; il ne s’excusa même pas de les recevoir dans un déshabillé si peu officiel et leur secoua amicalement la main.

Pakline n’avait pas suivi ces deux personnages dans le cabinet du gouverneur ; il attendait dans le salon. En descendant de voiture, il avait essayé de s’esquiver sous prétexte d’affaires qui l’appelaient chez lui ; mais Sipiaguine l’avait retenu avec une fermeté polie, pendant que Kalloméïtsef, accourant tout effaré, chuchotait à l’oreille de son ami Boris : « Ne le lâchez pas ! Tonnerre de tonnerres ! » et l’avait fait monter avec lui. Toutefois, Sipiaguine ne l’avait pas introduit dans le cabinet, et, toujours avec la même fermeté polie, il l’avait prié de rester dans le salon en attendant qu’on l’appelât.

Pakline, resté seul, eut de nouveau l’idée de s’esquiver, mais un solide gendarme, prévenu par Kalloméïtsef, apparut à la porte… Pakline resta.

« Tu devines sans doute ce qui m’amène, Voldemar ? demanda Sipiaguine au gouverneur.

— Non, mon cher ami, je ne devine pas, répondit l’aimable épicurien, pendant qu’un sourire affable arrondissait ses joues roses et découvrait ses dents éclatantes, à demi cachées par de soyeuses moustaches.

— Comment ?… Mais, est-ce que Markelof… ?

— Quel Markelof ? » répéta le gouverneur sans changer de visage.

Il se souvenait très-vaguement que l’individu qu’on avait arrêté la veille s’appelait Markelof, et il avait complètement oublié que Mme  Sipiaguine avait un frère de ce nom.

« Mais pourquoi restes-tu debout, Boris ? reprit-il, assieds-toi ; veux-tu du thé ? »

Sipiaguine avait bien autre chose en tête ! Lorsqu’enfin il eut raconté l’affaire et expliqué pourquoi lui et Kalloméïtsef venaient le voir, le gouverneur poussa une exclamation douloureuse ; il se frappa le front, et son visage prit une expression de chagrin sincère.

« Oui… oui… oui ! répéta-t-il. Quel malheur !… Il est encore ici aujourd’hui, en attendant ; tu sais que nous ne gardons ceux-là qu’une nuit ; seulement, le chef de la gendarmerie n’est pas en ville aujourd’hui, voilà pourquoi ton beau-frère est encore ici… Mais demain on l’expédiera. Mon Dieu, quelle affaire désagréable ! Ta femme doit être bien affectée. Que puis-je faire pour toi ?

— Je voudrais avoir une entrevue avec lui, chez toi… si la loi ne s’y oppose pas.

— Comment donc, mon cher ami ! La loi n’a pas été écrite pour des gens comme toi. Je prends tant de part à ton chagrin ! C’est affreux, tu sais ! »

Il sonna d’une façon particulière. Un aide de camp parut.

« Cher baron, je vous en prie, ayez la bonté… (Il lui dit ce qu’il fallait faire. Le baron disparut.) —Figure-toi, mon cher ami, que les paysans ont failli le tuer ! Ils lui ont attaché les mains derrière le dos, et marche… et lui, imagine-toi, il n’a pas l’air d’être en colère, ni de leur en vouloir, ma parole ! Il est d’un calme… j’en ai été tout surpris ! Du reste, tu vas le voir. C’est un fanatique tranquille. »

— « Ce sont les pires, » dit sentencieusement Kalloméïtsef.

Le gouverneur le regarda en dessous.

« À propos, j’ai à causer avec vous, Siméon Pétrovitch.

— Quoi donc ?

— Une mauvaise affaire.

— Mais quoi encore ?

— Vous savez, votre débiteur, ce paysan qui était venu porter plainte chez moi…

— Eh bien !

— Il s’est pendu.

— Quand cela ?

— Peu importe le moment ; mais c’est une mauvaise affaire. »

Kalloméïtsef haussa les épaules et s’écarta du côté de la fenêtre avec un dandinement nonchalant.

L’aide de camp rentra, accompagné de Markelof.

Le gouverneur avait dit vrai : Markelof était extrêmement calme. L’air morose qui lui était habituel avait même disparu de son visage, pour faire place à l’expression d’une sorte de fatigue indifférente.

Son expression resta la même quand il aperçut son beau-frère ; pourtant, lorsqu’il eut jeté un regard rapide sur l’aide de camp allemand qui l’avait amené, on aurait pu voir briller dans ses yeux une dernière étincelle de la vieille haine que cette classe de gens lui inspirait.

Son paletot était déchiré en deux endroits et négligemment recousu avec du gros fil ; sur le front, les sourcils et la racine du nez se voyaient des écorchures, des traces de sang coagulé. Il ne s’était pas lavé le visage, mais il avait peigné ses cheveux. Les deux mains profondément enfoncées dans ses manches, il s’était arrêté près de la porte. Il respirait régulièrement.

« Serge ! lui dit Sipiaguine d’une voix émue, en faisant deux pas vers lui, et en tendant la main juste assez pour le toucher —ou pour l’arrêter s’il se portait en avant : — Serge, je ne suis pas venu ici pour t’exprimer notre surprise, notre profond chagrin, car tu n’en pouvais pas douter ! —Tu as voulu toi-même te perdre, et tu t’es perdu ! — Mais j’ai désiré te voir pour te dire… te faire… hum… hum… pour te donner la possibilité d’entendre la voix de la raison, de l’honneur et de l’amitié ! Tu peux encore adoucir ton sort, et, sois-en sûr, de mon côté je ferai tout ce qui dépendra de moi ! Tiens, voici l’honorable chef de notre gouvernement qui te confirmera ce que je te dis. »

Ici, Sipiaguine éleva la voix :

«  Repentir sincère de tes erreurs, aveux complets, sans restriction, qui seront portés à qui de droit…

— Votre Excellence, dit tout à coup Markelof en se tournant vers le gouverneur (sa voix aussi était calme, quoique un peu enrouée), je supposais que vous aviez voulu me voir pour m’interroger de nouveau… Mais si vous ne m’avez appelé que sur le désir de M. Sipiaguine, ordonnez, je vous prie, qu’on me remmène : nous ne pouvons pas nous entendre. Tout ce qu’il me dit est du latin pour moi.

— Permettez… du latin ! intervint Kalloméïtsef d’un ton aigre et glapissant. Est-ce du latin aussi, de soulever les paysans ? C’est du latin, dites ? C’est du latin ?

— Votre Excellence, ce monsieur-là serait-il chez vous un employé de la police secrète ? Il a tant de zèle ! » dit Markelof, pendant qu’un faible sourire de contentement passait sur ses lèvres pâlies.

Kalloméïtsef grinça des dents, frappa du pied… Le gouverneur l’arrêta :

« C’est votre faute ! Pourquoi vous mêler d’une affaire qui ne vous touche pas ?

— Qui ne me touche pas !… qui ne me touche pas !… Il me semble que c’est notre affaire à tous, nous autres gentilshommes ! »

Markelof enveloppa Kalloméïtsef d’un regard froid et lent, —c’était comme le dernier regard qu’il lui adresserait jamais, — puis se détourna légèrement du côté de Sipiaguine :

« Quant à vous, mon cher beau-frère, si vous voulez que je vous explique mes idées, les voici : je reconnais que les paysans avaient le droit de m’arrêter et de me livrer, puisque mes discours ne leur plaisaient pas. Ils étaient libres de le faire. C’est moi qui allais à eux, et non eux à moi. Et si le gouvernement m’envoie en Sibérie, je ne murmurerai pas, bien que je ne me croie nullement coupable. Le gouvernement fait son métier, il se défend. Cela vous suffit-il ? »

Sipiaguine leva les mains au plafond.

« Me suffit ! Quelle expression ! La question n’est pas là, et ce n’est pas à nous de juger de ce que le gouvernement croira devoir faire ; mais je désire savoir si vous comprenez, si tu comprends, Serge (Sipiaguine attaquait la corde du sentiment), l’inconséquence, la folie de cette tentative, si tu es prêt à faire preuve de repentir, et si je peux, jusqu’à un certain point, répondre pour toi, Serge ! »

Markelof fronça ses épais sourcils.

« J’ai dit… et je n’ai pas envie de me répéter.

— Mais le repentir ? le repentir, où est-il ? »

Markelof éclata brusquement.

« Ah ! laissez-moi tranquille avec votre repentir ! Vous voulez pénétrer dans le secret de mon âme ? Cela ne regarde que moi. Laissez-moi, s’il vous plaît. »

Sipiaguine haussa les épaules.

« Tu es toujours le même ; tu ne veux pas entendre la voix de la raison ! Tu aurais un moyen de te tirer d’affaire sans scandale, honorablement…

— Sans scandale, honorablement… répéta Markelof d’un air sombre. Nous connaissons ces mots-là ! On les emploie toujours quand on propose quelque bassesse. Voilà leur véritable signification, à ces mots-là !

— Nous vous plaignons, dit Sipiaguine, continuant à raisonner Markelof, et vous nous haïssez…

— Jolie pitié ! Vous nous envoyez en Sibérie, en prison, voilà comment vous nous plaignez ! Ah ! laissez-moi tranquille, au nom de Dieu ! »

Et Markelof baissa la tête.

Il était intérieurement tout bouleversé, malgré son apparence de calme.

Ce qui le torturait, ce qui le rongeait plus que tout le reste, c’est qu’il avait été livré… Par qui ? Par Érémeï de Galapliok ! Par ce Érémeï en qui il avait une si aveugle confiance !

Que Mendéleï Doutik ne l’eût pas suivi, cela ne le surprenait pas au fond… Mendéleï était ivre, et par conséquent, poltron. Mais Érémeï ! Érémeï, qui était pour Markelof la personnification même du peuple russe ! C’était celui-là qui l’avait livré !

Ainsi donc, tous les efforts de Markelof avaient été sans but et sans raison ? Ainsi, Kisliakof n’avait dit que des sottises ? Ainsi, Vassili Nicolaïevitch n’avait ordonné que des absurdités ? Ainsi, tous ces articles, ces brochures, ces ouvrages de socialistes, de penseurs, dont chaque ligne lui faisait l’effet de quelque chose d’évident et d’immuable, —tout cela n’était qu’une mystification ? Était-ce possible ? Et cette superbe comparaison de l’abcès mûr qui attend un coup de lancette, cela aussi n’était que vaines paroles ?

« Non ! non ! murmurait-il en lui-même, pendant qu’une légère rougeur de brique courait sur ses joues bronzées : non ! Tout cela est vrai, tout !… et c’est ma faute, à moi : je n’ai pas dit, je n’ai pas fait tout ce qu’il fallait ! J’aurais dû simplement ordonner, et si quelqu’un avait résisté, lui loger une balle dans la tête, sans autres réflexions ! Celui qui n’est pas avec nous n’a pas le droit de vivre… On tue bien les espions comme des chiens, et pis encore ! »

Et Markelof revoyait dans son esprit les détails de son arrestation… D’abord un silence dans la foule des paysans, des clignements d’yeux, des cris dans les derniers rangs… Puis un paysan qui s’approche de côté, comme pour le saluer. Puis un tumulte soudain… Et lui, Markelof, soulevé, jeté par terre… « Camarades, camarades, que faites-vous ? » Et eux : « Vite, une ceinture ! Attache-le !… » Puis le craquement de ses os… et la rage impuissante… une poussière fétide dans sa bouche et dans ses narines… « Renversez-le ! renversez-le !… Dans la télègue ! » Un gros rire éclate… Fi ! l’horreur !

« Je m’y suis mal pris… je m’y suis mal pris… »

Voilà ce qui le torturait, ce qui le rongeait. Qu’il fût tombé sous la roue, c’était un malheur purement personnel, qui n’avait aucun rapport avec l’œuvre commune, —cela pouvait encore se supporter… mais Érémeï ! Érémeï !

Pendant que Markelof se tenait ainsi la tête penchée sur la poitrine, Sipiaguine tira le gouverneur à l’écart, et lui parlant à demi-voix avec de petits gestes discrets, faisant un trille avec deux doigts sur son front, comme pour dire : « Vous savez, ce pauvre garçon, cela n’est pas sain chez lui, » il s’efforçait d’éveiller chez le gouverneur, sinon la sympathie, au moins un peu de pitié pour cet insensé.

Et le gouverneur haussait les épaules, tantôt levant les yeux, tantôt les fermant ; il regrettait sa propre impuissance, finissait par promettre quelque chose…

« Tous les égards… certainement tous les égards… » grasseyait-il d’un air aimable à travers ses moustaches parfumées.

Pendant qu’ils causaient ainsi dans un coin, Kalloméïtsef avait grand’peine à rester en place : il s’agitait, faisait claquer sa langue, toussait, bref donnait toutes les marques de l’impatience. À la fin, il n’y tint plus, et s’approchant de Sipiaguine, il lui jeta rapidement, en français, à l’oreille : « Vous oubliez l’autre ! »

« Ah ! oui, répondit Sipiaguine tout haut, merci de me l’avoir rappelé. Je dois porter le fait suivant à la connaissance de Votre Excellence, dit-il en s’adressant au gouverneur. (Il employait cette formule avec son ami Voldemar, pour éviter de compromettre le prestige de l’autorité en présence d’un insurgé.) Des raisons positives me font supposer que la folle tentative de mon beau-frère doit avoir certaines ramifications, et que l’un de ces rameaux, —en d’autres termes, que l’un des individus soupçonnés par moi — se trouve à peu de distance de cette ville. Ordonne de faire entrer, ajouta-t-il à demi-voix ; il y a dans ton salon un individu… Je te l’ai amené. »

Le gouverneur regarda longuement Sipiaguine, pensa avec admiration : « Quel homme ! » et donna un ordre. Une minute après, le serviteur de Dieu[1], Sila Pakline, apparaissait en sa présence.

Sila Pakline allait s’incliner très-bas devant le gouverneur ; mais, en apercevant Markelof, il n’acheva pas son salut et resta à demi courbé, en tortillant sa casquette dans ses mains.

Markelof jeta sur lui un regard distrait et ne le reconnut probablement pas, car il se replongea dans ses pensées.

« C’est ça… le rameau ? demanda le gouverneur en allongeant vers Pakline son doigt fin et blanc, orné d’une turquoise.

— Oh non ! répondit Sipiaguine en riant un peu. Pourtant… ajouta-t-il après réflexion. Votre Excellence, reprit-il à haute voix, vous avez devant vous un certain M. Pakline. Autant que je puis le savoir, il habite Pétersbourg, et il est l’ami intime d’un certain personnage qui a rempli chez moi l’office de professeur, et qui s’est enfui de ma maison en emmenant avec lui, —je le redis avec la rougeur au front, — une jeune fille, ma parente.

— Ah ! oui, oui, marmotta le gouverneur en hochant la tête. J’ai entendu parler de cela chez la comtesse… »

Sipiaguine éleva la voix. « Le personnage dont je viens de parler est un certain M. Néjdanof, fortement soupçonné par moi d’idées et de théories perverses…

— « Un rouge à tous crins ! » ajouta Kalloméïtsef.

— … D’idées et de théories perverses, répéta Sipiaguine encore plus nettement ; il est certainement mêlé à toute cette propagande, et il se trouve… il se cache, m’a dit M. Pakline, dans la fabrique du marchand Faléïef. »

Aux mots « m’a dit M. Pakline », Markelof jeta un nouveau regard sur Pakline, et se borna à sourire lentement, avec indifférence.

« Permettez, permettez ; Votre Excellence, s’écria Pakline, et vous aussi, monsieur Sipiaguine, je n’ai jamais… jamais…

— Tu dis : chez le marchand Faléïef, demanda le gouverneur à Sipiaguine en agitant légèrement sa main étendue dans la direction de Pakline comme pour lui dire : « Doucement, mon garçon, doucement ; tu parleras après ! » —Qu’est-ce donc qui leur prend, à nos commerçants, à ces vénérables barbus ? Hier encore on en a arrêté un pour la même affaire. Tu connais peut-être son nom : Golouchkine, un richard. Oh ! ce n’est pas celui-là qui fera une révolution. Depuis hier il n’a cessé de se traîner par terre, à genoux !

— Le marchand Faléïef n’est pour rien là-dedans, dit Sipiaguine ; j’ignore absolument quelles sont ses opinions ; je voulais seulement parler de sa fabrique, où, d’après le dire de M. Pakline, se trouve en ce moment M. Néjdanof.

— Je n’ai pas dit ça ! hurla de nouveau Pakline ; c’est vous qui l’avez dit !

— Permettez, M. Pakline, répliqua Sipiaguine avec la même impitoyable netteté d’intonation, je respecte le sentiment d’amitié qui vous inspire ces dénégations. (Oh ! du Guizot tout pur, pensa le gouverneur.) Mais je prendrai la liberté de vous citer mon exemple. Pensez-vous que le sentiment de la parenté ne soit pas aussi fort chez moi que chez vous celui de l’amitié ? Mais il y a un autre sentiment, mon cher monsieur, qui est encore plus fort, et qui doit guider toutes nos actions : le sentiment du devoir !

— « Le sentiment du devoir, » traduisit Kalloméïtsef en français.

Markelof enveloppa d’un regard les deux orateurs.

« Monsieur le gouverneur, dit-il, je répète ma demande : ordonnez, je vous prie, qu’on m’emmène hors de la présence de ces deux bavards. »

Mais ici, le gouverneur perdit un peu patience.

« Monsieur Markelof, s’écria-t-il, je vous conseillerais, dans votre position, de tenir un peu mieux votre langue et de respecter davantage vos supérieurs, surtout quand ils expriment des sentiments patriotiques comme ceux que vous venez d’entendre sortir de la bouche de votre beau-frère. —Je me ferai une joie, mon cher Boris, ajouta le gouverneur en s’adressant à Sipiaguine, de porter ta noble conduite à la connaissance du ministre. Mais chez qui se trouve-t-il au juste, ce M. Néjdanof, dans cette fabrique ?

Sipiaguine fronça le sourcil.

« Chez un certain M. Solomine, mécanicien en chef de la fabrique, à ce que m’a dit encore M. Pakline. »

Sipiaguine semblait éprouver une jouissance particulière à tourmenter le pauvre Sila : il se vengeait ainsi, et du cigare qu’il lui avait offert en voiture, et de la politesse familière, intime, presque enjouée, qu’il lui avait témoignée.

« Et ce Solomine, ajouta Kalloméïtsef, est un radical et un républicain avéré, et Votre Excellence ne ferait pas mal de tourner aussi son attention sur lui.

— Vous connaissez ces messieurs, Solomine, et, comment donc ? et… Néjdanof ? » demanda le gouverneur à Markelof d’un ton quelque peu officiel, en nasillant.

Markelof, les narines largement gonflées par une joie haineuse, lui répondit :

« Et vous, Excellence, vous connaissez Confucius et Tite-Live ? »

Le gouverneur lui tourna le dos.

« Il n’y a pas moyen de causer avec cet homme, dit-il en haussant les épaules. Monsieur le baron, voulez-vous vous approcher, je vous prie ? »

L’aide de camp s’avança vers lui, et Pakline profita de ce moment pour se glisser, trébuchant et clopinant, auprès de Sipiaguine.

« Qu’est-ce que vous faites ? balbutia-t-il ; pourquoi perdez-vous votre nièce ? Vous savez bien qu’elle est avec lui… avec Néjdanof…

— Je ne perds absolument personne, mon cher monsieur, répondit distinctement Sipiaguine ; je fais ce que m’ordonnent ma conscience et…

— Et votre femme, ma sœur, qui vous tient sous sa pantoufle, » acheva Markelof du même ton.

Sipiaguine ne sourcilla pas… Tout cela était tellement au-dessous de lui !

« Écoutez, continua Pakline de la même voix entrecoupée, —tout son cœur tremblait d’émotion et peut-être de crainte, ses yeux brillaient de colère, il avait la gorge serrée par les larmes, — larmes de pitié pour eux, et de dépit contre lui-même… Écoutez : je vous ai dit qu’elle était mariée, ce n’est pas vrai, je vous ai trompé ; mais ce mariage doit se faire, et si vous l’empêchez, si la police descend là-bas, vous aurez sur la conscience une tache que rien ne pourra jamais laver, et vous…

— La nouvelle que vous me communiquez, interrompit Sipiaguine en élevant encore la voix, si tant est qu’elle soit vraie, ce dont j’ai le droit de douter, cette nouvelle ne peut qu’accélérer les mesures que j’ai jugé nécessaire de prendre ; quant à la pureté de ma conscience, je vous prierai, mon cher monsieur, de n’en prendre aucun souci.

— Sa conscience, camarade ? elle est vernie ! interrompit de nouveau Markelof, on y a passé de la laque de Pétersbourg ; rien ne peut y mordre ! Quant à toi, monsieur Pakline, chuchote, chuchote tant que tu voudras : tu ne te « déchuchoteras » jamais ! »

Le gouverneur jugea convenable de mettre fin à tous ces discours.

« Je pense, messieurs, dit-il, que vous vous êtes suffisamment expliqués : c’est pourquoi, cher baron, je vous prierai de reconduire M. Markelof. N’est-ce pas, Boris ? tu n’as plus besoin… ? »

Sipiaguine écarta les deux bras.

« J’ai dit tout ce que je pouvais dire.

— Très-bien. Cher baron ! »

L’adjudant s’approcha de Markelof, fit sonner ses éperons l’un contre l’autre, et décrivit avec sa main droite une ligne horizontale et brève qui voulait dire : « S’il vous plaît, marchez ! » Markelof fit un demi-tour et s’éloigna. Pakline, en pensée seulement, il est vrai, lui serra la main avec un sentiment d’amère sympathie et de pitié.

« Et maintenant nous allons lancer nos garçons sur la fabrique, reprit le gouverneur. Seulement écoute, Boris, il me semble que ce monsieur (il montra Pakline d’un mouvement du menton) t’a raconté quelque chose à propos de ta nièce… qu’elle se trouvait là-bas, à cette fabrique… Et alors…

— Il ne faut l’arrêter dans aucun cas, répondit Sipiaguine d’un air profond ; il est possible qu’elle réfléchisse et qu’elle revienne. Si tu le permets, je lui écrirai un petit mot.

— Je t’en prie. Mais en somme tu peux être tranquille… Nous coffrerons le quidam, nous sommes galants avec les dames… et avec celle-là donc !

— Mais vous ne prenez pas de mesures à propos de ce Solomine ! s’écria douloureusement Kalloméïtsef, qui avait tendu l’oreille pendant tout ce petit aparté pour en saisir quelques bribes. — Je vous assure que c’est lui qui est le principal organisateur de l’affaire ! Pour ces choses-là, j’ai un flair… mais un flair !

Pas trop de zèle, très-cher Siméon Pétrovitch, répondit le gouverneur en souriant. — Souvenez-vous de Talleyrand ! S’il y a quelque chose, celui-là ne nous échappera pas non plus. Mais pensez plutôt à votre… (le gouverneur imita le râle d’un homme qui s’étrangle) à votre débiteur. À propos ! reprit-il en se tournant de nouveau vers Sipiaguine : « Et ce gaillard-là ? » (Il indiqua encore Pakline avec son menton) « qu’en ferons-nous ? » Il n’a pas l’air bien effrayant.

— Lâche-le, dit Sipiaguine tout bas ; et il ajouta en allemand : Lass den Lumpen laufen (laisse courir le plat-pied), s’imaginant, on ne sait pourquoi, qu’il faisait une citation du Goetz de Berlickingen, de Gœthe.

— Vous pouvez partir, mon cher monsieur, dit à haute voix le gouverneur. Nous n’avons plus besoin de vous. À l’avantage de vous revoir ! »

Pakline fit un salut qui s’adressait à tout le monde, et sortit, brisé, anéanti. Bon Dieu ! bon Dieu ! ce mépris l’avait achevé.

« Quoi ! pensait-il avec un désespoir inexprimable, et poltron et dénonciateur ! Mais non… non… je suis un honnête homme, messieurs, et je ne manque pas tant que ça de courage ! »

Mais quelle est cette figure connue qui se tient là sur le perron de la maison du gouverneur, et qui lui jette un regard triste et plein de reproche ? Mais, c’est… c’est le vieux serviteur de Markelof. Il n’est venu en ville évidemment que pour suivre son maître, et il ne quitte pas le seuil de la prison… Mais pourquoi regarde-t-il ainsi Pakline ? Ce n’est pourtant pas lui, Pakline, qui a livré Markelof !

« Et pourquoi me suis-je fourré là où je n’avais que faire ? se disait Pakline, retombant dans sa rêverie désertée, pourquoi ne suis-je pas resté tranquillement dans mon trou ? —Et maintenant ils disent, et ils vont peut-être l’écrire : « Un certain M. Pakline a tout raconté, il les a livrés… il a livré ses amis à leurs ennemis ! » Il se rappela alors le regard que Markelof lui avait lancé, et ce terrible : « Tu ne te déchuchoteras jamais ! » et les yeux tristes et mornes du « vieillard ! —Et, comme saint Pierre dans l’Évangile, « il pleura amèrement », — et il se dirigea lentement vers l’oasis, vers Fomouchka, Fimouchka et Snandoulie…

  1. Phrase officielle, consacrée dans des cas pareils.