Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 290-298).


XXXIII


« Je suis un ami de votre mari, dit Pakline en s’inclinant profondément devant Marianne, comme pour essayer de lui cacher son visage bouleversé par l’inquiétude et la frayeur, et je suis aussi un ami de Solomine. Néjdanof dort, il est malade, à ce que j’apprends ; moi, malheureusement, j’apporte de mauvaises nouvelles, que j’ai déjà eu le temps de communiquer en partie à Solomine, et à la suite desquelles il faudra prendre certaines mesures décisives. »

La voix de Pakline se brisait constamment comme celle d’un homme que tourmente la soif et qui a la bouche sèche.

Les nouvelles qu’il apportait étaient en effet fort mauvaises. Markelof, saisi par des paysans, avait été conduit par eux à la ville. Le commis de Golouchkine avait dénoncé son maître, qu’on avait arrêté. Golouchkine, à son tour, dénonçait tout le monde, racontait tout ce qu’il savait ; il proposait de se convertir à la religion grecque, et faisait cadeau à un gymnase du portrait du métropolitain Philarète ; il avait déjà envoyé cinq mille roubles pour être distribués aux « guerriers invalides ». On ne pouvait douter un seul instant qu’il n’eût dénoncé Néjdanof. D’un moment à l’autre, la police pouvait faire une descente à la fabrique.

Solomine aussi était en danger.

« Quant à moi, ajoutait Pakline, une seule chose m’étonne, c’est que je puisse encore me promener librement ; il est vrai que je ne me suis jamais occupé sérieusement de politique, et que je n’ai pris part à aucun conciliabule. Bref, j’ai profité de l’oubli ou de la négligence de la police pour venir vous mettre au courant et pour aviser aux moyens… aux moyens d’écarter tout désagrément. »

Marianne écouta Pakline jusqu’au bout. Elle ne s’épouvanta point ; elle resta même fort calme ; mais, Pakline avait raison, il fallait prendre des mesures quelconques ! Son premier mouvement fut de chercher le regard de Solomine.

Celui-ci non plus n’avait pas l’air troublé ; seulement les muscles de ses lèvres frémissaient imperceptiblement… Il n’avait plus son sourire habituel.

Solomine comprit la signification du regard de Marianne : elle attendait ce qu’il dirait pour agir selon son avis.

« L’affaire, en effet, est assez délicate, commença-t-il ; Néjdanof ne fera pas mal, je crois, de disparaître pour quelque temps. Mais à propos, monsieur Pakline, comment avez-vous appris qu’il est ici ? »

Pakline secoua la main :

« C’est quelqu’un qui l’a rencontré pendant une de ses promenades, un jour qu’il prêchait dans les environs. Cet individu l’a suivi, sans mauvaise intention d’ailleurs ; il est dans nos idées. Mais, permettez-moi de vous le dire, continua-t-il en s’adressant à Marianne, réellement notre ami Néjdanof a été très, très-imprudent !

— Les reproches ne serviraient à rien maintenant, répliqua Solomine. Je regrette que nous ne puissions pas nous concerter avec lui tout de suite ; mais d’ici à demain son malaise sera passé, et la police n’est pas aussi prompte que vous le supposez. Et vous aussi, Marianne, il faudra que vous partiez avec lui.

— Cela va sans dire, répondit Marianne d’une voix sourde, mais ferme.

— Oui, reprit Solomine, il faudra réfléchir, il faudra choisir l’endroit et les moyens…

— Permettez-moi de vous exposer une idée, commença Pakline, une idée qui m’est passée par l’esprit pendant que j’étais en voiture pour venir ici. Je me hâte d’ajouter que j’ai renvoyé mon cocher alors que j’étais encore à une verste de la fabrique.

— Voyons votre idée, dit Solomine.

— La voici… Vous me donnez immédiatement des chevaux… et je vole chez les Sipiaguine.

— Chez les Sipiaguine ! répéta Marianne. Pourquoi faire ?

— Vous allez voir.

— Mais vous les connaissez donc ?

— Pas le moins du monde ! Mais écoutez. Réfléchissez bien à mon idée. Elle me semble tout bonnement une inspiration de génie. Markelof est le beau-frère de Sipiaguine, le frère de sa femme, n’est-ce pas ? Eh bien, vous figurez-vous que ce monsieur-là ne fera rien pour le sauver ? Et Néjdanof lui-même… Admettons que Sipiaguine soit en colère contre lui. Mais ça n’empêche pas que Néjdanof soit devenu son parent, en se mariant avec vous. Et le danger qui menace notre ami…

— Je ne suis pas mariée, » lui dit Marianne.

Pakline tressaillit de surprise.

« Comment ! depuis le temps, vous n’avez pas encore… ?

« Bah ! ajouta-t-il, on peut bien mentir un peu. En tout cas, vous vous marierez ! Mais là, sérieusement, on ne peut rien trouver de mieux que mon idée. Remarquez que jusqu’à présent Sipiaguine ne vous a pas fait rechercher. Cela prouve qu’il y a en lui une certaine… générosité. Je vois que ce mot vous déplaît, mettons : ostentation de générosité. Pourquoi donc ne pas en profiter dans le cas actuel ? Dites. »

Marianne releva la tête et passa la main dans ses cheveux.

« Vous pouvez profiter de tout ce qu’il vous plaira pour Markelof, monsieur Pakline, ou pour vous-même ; mais ni Alexis ni moi n’admettons l’intervention ou la protection de M. Sipiaguine. Nous n’avons pas fui de sa maison pour revenir frapper à sa porte en suppliants. Nous n’avons affaire ni de la générosité, ni de l’ostentation de M. Sipiaguine ou de sa femme.

— Voilà… des sentiments tout à fait louables, répondit Pakline, qui se dit en lui-même : Oh ! oh ! me voilà arrosé d’eau froide ! —Quoique, d’un autre côté, si l’on considère… Du reste, je suis prêt à vous obéir. Je vais m’occuper de Markelof, de notre brave Markelof tout seul ! Permettez-moi de vous faire remarquer, pourtant, qu’il n’est parent de Sipiaguine que par sa femme, tandis que vous…

— Monsieur Pakline, je vous en prie !

— Parfaitement !… parfaitement !… Mais je ne puis m’empêcher d’exprimer un regret, car Sipiaguine est un homme très-influent…

— Et pour vous-même, vous ne craignez rien ? » lui demanda Solomine.

Pakline se rengorgea.

« Dans des moments comme celui-ci, il ne faut pas penser à soi ! » répondit-il fièrement.

Au fond, c’était à lui qu’il pensait, au milieu de ses projets d’intervention.

Pauvre petit être chétif qu’il était, il voulait prendre les devants, comme le lièvre de la fable.

En échange du service rendu, Sipiaguine pourrait, le cas échéant, dire un mot en sa faveur. Car, en somme, Pakline avait beau dire, il se sentait compromis, il avait écouté… et même parlé !

« Votre idée, dit enfin Solomine, ne me paraît pas mauvaise, quoique à vrai dire je ne compte guère sur le succès. En tout cas, on peut essayer. Quoi qu’il arrive, vous ne pourrez rien gâter.

— Certainement ! Mettons les choses au pis, supposons qu’on me chasse par les épaules… où est le mal ?

— Le fait est qu’il n’y aurait aucun mal là-dedans… »

Merci ! pensa Pakline ; Solomine continua :

« Quelle heure est-il ? Quatre heures passées. Il n’y a pas de temps à perdre. On va vous donner des chevaux tout de suite. Paul ! »

Mais au lieu de Paul, ce fut Néjdanof qui apparut sur le seuil. Il chancelait sur ses jambes, se retenant d’une main au linteau de la porte, et, les lèvres faiblement entr’ouvertes, il fixait devant lui son regard trouble. Il ne comprenait rien.

Pakline, le premier, s’avança vers lui.

« Alexis ! s’écria-t-il, tu me reconnais bien ? »

Néjdanof le regarda en clignotant lentement des yeux.

« Pakline ? dit-il enfin.

— Oui, oui ; c’est moi. Tu es malade ?

— Oui… je suis malade. Mais… pourquoi es-tu ici ?

— Pourquoi je… »

Mais dans ce moment, Marianne toucha légèrement le coude à Pakline. Il se retourna, et vit qu’elle lui faisait des signes… Ah ! oui… murmura-t-il ; c’est vrai…

« Voilà ce que c’est, Alexis, reprit-il tout haut, je suis arrivé ici pour une affaire importante, et je repars immédiatement pour continuer ma route… Solomine te racontera tout cela, et Marianne… Mlle  Marianne aussi. Tous deux approuvent pleinement ma résolution. Il s’agit de nous tous : c’est-à-dire, non, non, fit-il sur un mouvement et un regard de Marianne… Il s’agit de Markelof, de notre ami commun Markelof, de lui seul. Mais adieu, les minutes sont précieuses, adieu, mon ami… Nous nous reverrons. M. Solomine, aurez-vous la bonté de venir avec moi pour que nous nous occupions des chevaux ?

— Fort bien. Marianne, je voulais vous conseiller d’être ferme, mais la recommandation est inutile. Vous êtes de la bonne trempe, vous.

— Oh oui ! oh oui ! approuva Pakline. Vous êtes une Romaine du temps de Caton ! de Caton d’Utique ! Mais allons-nous-en, monsieur Solomine, allons !

— Vous avez le temps, » fit Solomine avec un sourire nonchalant.

Néjdanof s’effaça pour les laisser passer tous deux, mais son regard disait qu’il continuait à ne pas comprendre. Puis il fit deux pas et se laissa tomber doucement sur une chaise, en face de Marianne.

« Alexis, lui dit-elle, tout est découvert ; Markelof a été pris par des paysans qu’il essayait de soulever ; on l’a mis en prison à S…, en même temps que ce marchand chez qui tu as dîné ; très-probablement la police sera bientôt là pour s’emparer de nous. Pakline s’en va chez Sipiaguine.

— Pourquoi faire ? » murmura Néjdanof d’une voix à peine perceptible.

Ses yeux devenaient plus clairs, son visage reprenait son expression ordinaire. L’ivresse l’avait tout à coup abandonné.

« Pour essayer d’obtenir sa protection… »

Néjdanof se redressa :

« Pour nous ?

— Non ; pour Markelof. Il voulait aussi parler pour nous, mais je n’ai pas voulu. Ai-je bien fait, Alexis ?

— Bien fait ? dit Néjdanof en lui tendant les deux mains sans se lever de sa chaise. Bien fait ? répéta-t-il, et, l’attirant vers lui, pressant son visage contre la taille de la jeune fille, il fondit en larmes.

« Qu’as-tu donc ? Qu’as-tu ? » s’écria Marianne.

Comme l’autre fois, quand il était tombé à ses genoux, anéanti, suffoqué par un élan subit de passion, comme alors elle posa ses deux mains sur la tête frémissante du jeune homme. Mais ce qu’elle ressentait maintenant ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait ressenti l’autre fois. Alors, elle se donnait à lui, elle se soumettait, elle attendait sa décision ; maintenant, elle le prenait en pitié et ne pensait uniquement qu’à le calmer.

« Qu’as-tu ? répéta-t-elle. Pourquoi pleures-tu ? Serait-ce parce que tu es rentré chez toi dans un état… un peu étrange ? Non, ce ne peut pas être cela ! Est-ce parce que tu plains Markelof, ou que tu crains pour moi, pour toi ? Regrettes-tu nos espérances perdues ? Mais tu ne pouvais pas t’imaginer que tout irait comme sur de l’huile ! »

Néjdanof releva brusquement la tête.

« Non, Marianne, dit-il, en refoulant ses sanglots, je n’ai peur ni pour toi, ni pour moi… mais, en effet, je plains…

— Qui ?

— Toi, Marianne ! toi, qui as uni ta destinée à celle d’un homme qui ne le méritait pas.

— Pourquoi donc ?

— Mais… tiens, par exemple, parce qu’en un moment comme celui-ci, cet homme peut pleurer.

— Ce n’est pas toi qui pleures, ce sont tes nerfs.

— Mes nerfs et moi, c’est tout un. Voyons, Marianne ; regarde-moi dans les yeux : est-ce que véritablement tu peux me dire, en ce moment-ci, que tu ne te repens pas ?…

— De quoi ?

— De t’être enfuie avec moi.

— Non.

— Et tu me suivras encore ? Partout ?

— Oui !

— Vraiment, Marianne… oui ?

— Oui. Je t’ai donné ma main, et, tant que tu seras celui que j’ai aimé, je ne la retirerai pas. »

Néjdanof était toujours assis sur sa chaise ; Marianne se tenait debout devant lui. Il avait les mains passées autour de la taille de la jeune fille, qui appuyait les siennes sur les épaules du jeune homme.

« Oui… non… pensa Néjdanof ; et pourtant, autrefois, quand il m’arrivait de la tenir dans mes bras, comme en ce moment, son corps au moins restait immobile ; tandis qu’à présent, je le sens qui tout doucement, peut-être malgré elle, fuit, et s’éloigne de moi ! »

Il desserra ses bras… Et, en effet, Marianne fit un mouvement presque imperceptible en arrière.

« É coute ! dit-il à haute voix, s’il nous faut fuir… avant que la police ne nous découvre… je pense qu’il, ne serait pas mal de commencer par nous marier. Nous ne trouverions peut-être pas ailleurs un prêtre aussi accommodant que ce Zossime.

— Je suis prête, » dit Marianne.

Néjdanof la regarda attentivement.

« Romaine ! dit-il avec un demi-sourire amer. Le sentiment du devoir ! »

Marianne haussa les épaules.

« Il faudra en parler à Solomine.

— Ah, oui… à Solomine… dit lentement Néjdanof. Mais lui aussi, je pense, est menacé d’être pris par la police. Il me semble qu’il joue un rôle plus important que moi, et qu’il en sait plus long.

— Je l’ignore, répondit Marianne. Il ne parle jamais de lui-même.

— « Ce n’est pas comme moi, pensa Néjdanof ; voilà ce qu’elle veut dire. » — Solomine… Solomine ! ajouta-t-il après un long silence. Vois-tu, Marianne, je ne t’aurais pas plainte si l’homme auquel tu aurais lié pour toujours ta vie avait été un Solomine, ou si ç’avait été Solomine lui-même. »

Marianne, à son tour, regarda attentivement Néjdanof.

« Tu n’avais pas le droit de dire cela, dit-elle enfin.

— Pas le droit ! Dans quel sens dois-je prendre tes paroles ? Cela veut-il dire que tu m’aimes, moi, ou que, en général, il ne convenait pas de toucher à cette question ?

— Tu n’en avais pas le droit, » répéta Marianne.

Néjdanof baissa la tête.

« Marianne ! dit-il d’une voix un peu altérée.

— Quoi ?

— Si en ce moment je… si je te demandais… tu sais ?… Non, je ne te demande rien… adieu ! »

Il se leva et sortit ; Marianne ne le retint pas. Néjdanof s’assit sur le divan et cacha son visage dans ses mains. Il s’effrayait de ses propres pensées, et faisait tous ses efforts pour ne pas réfléchir. Il éprouvait une sensation étrange, comme si une main souterraine et obscure venait de s’emparer de la racine même de son être pour ne jamais plus la lâcher. Il savait que cet autre être si cher qui est là, tout près, dans la pièce voisine, n’en sortirait pas pour venir le trouver, et que lui non plus n’irait pas à elle. À quoi bon d’ailleurs ? Que lui aurait-il dit ?

Des pas fermes et rapides le forcèrent à rouvrir les yeux. Solomine traversait sa chambre. Il frappa à la porte de la chambre de Marianne et entra.

« Honneur et place ! » murmura amèrement Néjdanof.

Il avait involontairement pensé au mot d’ordre d’un factionnaire qui en relève un autre.