Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 263-275).


XXX


Quinze jours après, dans ce même logement, Néjdanof, penché sur sa table à trois pieds, à la pauvre et terne lueur d’une chandelle de suif, écrivait à son ami Siline. La nuit était déjà fort avancée. Sur le divan, sur le plancher, gisaient les diverses pièces, ôtées à la hâte, d’un vêtement tout maculé ; une petite pluie incessante glissait sûr les vitres des fenêtres ; et de larges bouffées d’un vent très-tiède couraient par moments sur les toits, comme de grands soupirs.

« Mon cher Vladimir, je t’écris sans mettre d’adresse, et ma lettre sera même confiée à un exprès qui la mettra à la poste dans une station éloignée ; car ma présence ici est un secret ; et livrer ce secret, ce serait perdre une autre personne avec moi. Qu’il te suffise de savoir que je me trouve dans une grande fabrique, avec Marianne, depuis quinze jours. Nous nous sommes enfuis de chez Sipiaguine le jour même où je t’ai écrit. Nous avons reçu l’hospitalité ici chez un ami que j’appellerai Vassili ; il est à la tête de la fabrique ; c’est un très-brave homme. Notre séjour ici n’est que temporaire. Nous y resterons en attendant le moment d’agir ; il est vrai qu’à en juger par ce qui se passe, ce moment-là n’est pas près d’arriver. Mon cher Vladimir, je me sens triste, bien triste.

« Avant tout, je dois te dire une chose : quoique je me sois enfui avec Marianne, nous sommes encore, elle et moi, comme frère et sœur. Elle m’aime… et elle m’a dit qu’elle serait à moi, si… si je me reconnaissais le droit de l’exiger.

« Je ne me reconnais pas ce droit, mon cher Vladimir ! Elle croit en moi, en mon honnêteté, et je ne la tromperai pas. Je sais que jamais je n’ai aimé, et que jamais (ceci, j’en suis bien sûr) je n’aimerai personne plus qu’elle. Mais c’est égal ! Comment pourrais-je unir pour toujours sa destinée à la mienne ? Lier un être vivant à un cadavre, ou, tout au moins, à un corps à demi mort ! Que dirait ma conscience ? Tu me répondras que, si ma passion était plus forte, ma conscience se tairait. Mais, justement, je ne suis qu’un cadavre ; un cadavre honnête, si tu veux, et plein de bonnes intentions. Ne va pas t’écrier, je t’en prie, que voilà bien mon exagération habituelle… Tout ce que je te dis est la vérité, la pure vérité. Marianne est une nature très-contenue ; en ce moment, elle est tout entière plongée dans l’œuvre, en laquelle elle a foi… Et moi !

« Mais laissons là l’amour et les sentiments personnels, et toutes choses semblables ! »

« Voilà quinze jours que je vais « au milieu du peuple », et il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus bête que cette occupation. Certainement c’est ma faute, à moi tout seul. Je ne suis pas slavophile ; je ne suis pas de ceux qui se traitent par le peuple, par le contact de cet élément naïf et fort ; je ne me l’applique pas sur ma panse malade, comme un plastron de flanelle ; —non, je veux au contraire agir moi-même sur ce peuple ; mais comment ?

« Par quel moyen agir ? En réalité, quand je suis avec les « gens du peuple, je ne suis bon qu’à tendre l’oreille et à observer ; mais si je veux essayer de parler, ça ne va plus du tout ! Je sens moi-même que je ne suis bon à rien. Je me fais l’effet d’un mauvais acteur jouant un rôle qui n’est pas dans ses moyens. Un sentiment de bonne foi consciencieuse vient me prendre fort mal à propos, et puis le doute, et même un misérable instinct d’humour que je tourne contre moi…

« Tout cela vaut moins que rien ! J’ai du dégoût à y penser, à regarder cette friperie que j’ai endossée, cette mascarade, comme dit Vassili !

« On prétend qu’il faut commencer par étudier la langue du peuple, par connaître ses mœurs et ses habitudes… Cela est faux, faux, archifaux. Ayez la foi, croyez à ce que vous dites, et parlez comme il vous plaira !

« J’ai eu occasion d’entendre une espèce de sermon débité par un prophète raskolnik.

« Dieu sait quel méli-mélo c’était d’expressions bibliques, de phrases de livres et de tournures populaires, —non pas même russes, mais petites-russiennes, prononçant ts pour t, et i pour ê… Et puis il ressassait éternellement les mêmes mots, comme un coq de bruyère qui brame : — L’esprit m’a saisi, l’esprit m’a saisi… Mais ses yeux étaient comme des charbons ardents, sa voix sourde et puissante ; il serrait les poings ; c’était du fer que cet homme ! Ses auditeurs ne comprenaient pas un traître mot, —mais quelle vénération ! quelle extase ! Et ils le suivaient !

« Et moi, quand je commence à parler, j’ai l’air d’un coupable qui demande pardon ! Se faire raskolnik… pourquoi pas ? Leur science est vite acquise… mais la foi, la foi ! où la prendre ? —Marianne, tiens, en voilà une qui a la foi ! Dès le point du jour, elle est à la besogne ; elle passe son temps avec Tatiana, — une bonne femme, pas bête du tout, qui, par parenthèse, prétend que nous voulons nous « simplifier » et nous appelle des « simplifiés » ; —eh bien, elle passe, son temps avec cette Tatiana ; elle est toujours debout, active ; elle se donne du mouvement comme une vraie fourmi !

« Elle est enchantée que ses mains deviennent rouges et dures, et elle attend, d’un moment à l’autre, l’heure de monter à l’échafaud, si cela est nécessaire ! Et moi, quand je veux lui parler de mes sentiments, j’é prouve une sorte de honte ; il me semble que je porte la main sur le bien d’autrui ; et puis ce regard !… Oh ! ce terrible regard, soumis et désarmé, qui semble dire : « Je suis à toi, si tu veux… mais souviens-toi !… » « Et à quoi bon ? N’y a-t-il pas quelque chose de meilleur et de plus élevé sur la terre ? »

« Ce qui veut dire, en d’autres termes : Prends un caftan malpropre et va au milieu de ce peuple !

« Oh ! comme je maudis alors ma nature nerveuse, mes sens trop fins, mon impressionnabilité, mes dégoûts à propos de rien, tout cet héritage d’un père aristocrate ! Quel droit avait-il de me jeter dans la vie en me donnant des organes en désaccord avec le milieu dans lequel j’étais destiné à vivre ! Donner naissance à un oiseau et le lancer à l’eau ! Engendrer un esthéticien et le flanquer dans la boue ! Créer un démocrate, un ami du peuple, —chez qui la seule odeur de la vodka provoque la nausée et presque le vomissement !…

« Allons, voilà que je me laisse emporter jusqu’à blâmer mon père ! Eh ! si je suis un démocrate, c’est ma faute, à moi, et non la sienne.

« Oui, Vladimir, ça va mal. Des idées mauvaises, des idées grises viennent me hanter. —Mais, me demanderas-tu, est-il possible que dans le courant de ces quinze jours, tu ne sois pas tombé une seule fois sur quelque chose de consolant, sur quelque individu, — ignorant, soit, mais loyal et vivant ?

« Que te répondrais-je ? En effet, j’ai rencontré quelque chose comme ça. Je suis même tombé sur un très-brave garçon, sur une excellente et énergique nature. Mais j’ai beau faire, moi et mes brochures, nous lui sommes absolument inutiles, oui, inutiles. Paul, un employé de la fabrique (c’est un garçon très-fin et très-intelligent, qui est le bras droit de Vassili, et qui sera un chef avec le temps… je crois t’en avoir déjà dit un mot), Paul a pour ami un paysan, Élisaire… joli nom, n’est-ce pas ?… un esprit net, une âme libre et sans dé tours ; mais aussitôt que nous causons ensemble, c’est comme une muraille qui s’élève entre nous ! il me regarde d’un air qui veut dire : Non ! non ! non !

« Il y en a encore un que j’ai rencontré, celui-là était de la catégorie des violents. « Pas tant de belles paroles, barine, m’a-t-il dit, un seul mot : veux-tu, oui ou non, nous donner toute la terre que tu possèdes ? — Allons donc, lui ai-je répondu, où prends-tu que je sois un propriétaire, une barine ? (Je me souviens même que j’ai ajouté : Que le bon Dieu te bénisse !) — Mais si tu es peuple, m’a-t-il répliqué, à quoi sert tout ce que tu nous chantes ? Laisse-moi tranquille, je te prie. »

« J’ai fait une remarque : ceux qui vous écoutent volontiers et qui prennent des brochures sans se faire prier, soyez sûr que ce sont de pauvres esprits « doublés de vent », comme on dit chez nous. Ou bien encore, on tombe sur un beau parleur, sur un gaillard éduqué, dont toute la science consiste à répéter un seul et même mot, un mot favori. L’un d’eux m’a terriblement scié avec le mot : « prouduction ! » À tout ce que je lui disais, il répondait : « Oui, c’est ça ! la « prouduction ! » Au diable !

« Encore une remarque… Te rappelles-tu ? il y a longtemps de cela, on a beaucoup parlé des hommes qui sont « de trop », des Hamlet ? Eh bien ! figure-toi que maintenant il se trouve des gens comme ça parmi les paysans, avec une nuance particulière, naturellement… La plupart d’entre eux sont de complexion maladive. Sujets intéressants, d’ailleurs, et qui nous écoutent volontiers ; mais pour l’action, ils ne valent pas un kopek, ils sont tout pareils aux Hamlet d’autrefois.

« Que faire alors ? Établir une imprimerie clandestine ? Mais à quoi bon ? Nous ne manquons pas de brochures ; nous en avons qui disent au paysan : « Fais le signe de la croix, et prends ta hache », et d’autres qui disent : « prends la hache » tout simplement ! —Écrire des nouvelles « à thèse », tirées de la vie populaire ? On ne les imprimerait peut-être même pas. —Faut-il véritablement prendre la hache ? Mais contre qui, avec qui, pourquoi ? Pour qu’un soldat de la couronne vous tire dessus avec un fusil de la couronne ? Mais ce serait tout bonnement un suicide un peu plus compliqué. Si j’en étais là, j’aimerais mieux me tuer moi-même. Au moins pourrais-je choisir la manière et l’heure —et le point où je voudrais appuyer le canon de mon pistolet.

« En vérité, il me semble que s’il se produisait en ce moment, n’importe où, une guerre populaire, j’irais y prendre part, non pas pour délivrer n’importe qui (délivrer les autres, quand nous ne sommes pas libres nous-mêmes !), mais pour en finir une bonne fois !

« Notre ami Vassili, celui qui nous a donné l’hospitalité, est un heureux homme : il est des nôtres, mais quelle tranquillité il a, ce garçon ! rien ne le presse ! Si c’était un autre, je lui aurais dit des injures… Mais à lui, je ne peux pas. Le fin fond de la chose est que tout est dans le caractère, et non dans les opinions. Vassili a un caractère à ne pas lui trouver le moindre joint. Et il a raison !

« Il passe de longues heures avec Marianne et moi. Chose curieuse, je l’aime et elle m’aime (ne souris pas, je t’assure que c’est la pure vérité), et je ne trouve avec elle aucun sujet de conversation, tandis qu’avec lui elle cause, elle discute et elle écoute. Je ne suis pas du tout jaloux de lui ; il prend ses mesures pour la placer, au moins le lui demande-t-elle à tout bout de champ ; mais je suis plein d’amertume quand je les regarde. Pourtant, je n’aurais qu’à prononcer le mot mariage, pour qu’elle acceptât aussitôt, et le père Zossime entrerait en scène, et en avant le chant : « Isaïe, sois dans l’allégresse[1] ! » enfin, tout ce qu’il faut. Mais je n’en serais pas plus heureux, et il n’y aurait rien de changé… absolument rien. Ma situation est sans issue ! Ah ! oui, la vie « m’a écourté », comme nous disait, t’en souvienstu ? notre ivrogne de tailleur, en se plaignant de sa femme.

« Du reste, je sens bien que cela ne durera pas longtemps. Je sens qu’il se prépare quelque chose…

« Ne demandais-je pas moi-même l’action immédiate ? N’ai-je pas moi-même prouvé qu’il faut commencer ? —Eh bien, nous commencerons !

« Je ne sais si je t’ai parlé d’un autre camarade que j’ai, d’un noiraud, parent des Sipiaguine ? Celui-là nous prépare peut-être un bouillon qui sera difficile à avaler.

« Je voulais finir ma lettre ; mais que veux-tu ! Quoi que j’en aie, je griffonne des vers ! Je ne les lis pas à Marianne, elle ne les aime guère ; toi… tu les loues quelquefois, et surtout, tu n’en parles jamais à personne. J’avais été frappé d’un fait qui se produit dans toute la Russie… Mais tiens, les voilà, ces vers :


SOMMEIL

« Il y avait longtemps que je n’avais revu le lieu de ma naissance, mais je n’y trouvai pas le moindre changement. Torpeur de mort, absence de pensée, maisons sans toit, murailles ruinées, et fange et puanteur, et pauvreté et misère, regards d’esclaves, insolents ou mornes, tout est resté pareil. Notre peuple est affranchi, et sa main, comme autrefois, pend inerte à son côté. Rien, rien n’est changé. Sur un seul point nous avons dépassé l’Europe, l’Asie, le monde entier. Non, jamais mes chers compatriotes n’ont dormi d’un si terrible sommeil !

« Tout dort : partout, au village, à la ville, en télègue, en traîneau, le jour, la nuit, assis, debout…, le marchand, le tchinovnik dort ; dans sa tour dort le veilleur, sous le froid de la neige, sous l’ardeur du soleil ! Et le prévenu dort et le juge sommeille ; les paysans dorment d’un sommeil de mort ; ils moissonnent, ils labourent, ils dorment ; ils battent le blé, ils dorment encore ; père, mère, enfants, tous dorment ! Celui qui frappe et celui que l’on frappe dorment également. Seul, le cabaret veille, l’œil toujours ouvert ! Et, serrant entre ses cinq doigts un cruchon d’eau-de-vie, le front au pôle nord et les pieds au Caucase, dort d’un sommeil éternel notre patrie, la Russie sainte. »


« Je t’en prie, excuse-moi ; je ne voulais pas t’envoyer une aussi triste lettre sans te faire rire un peu, au moins à la fin (tu as sans doute remarqué quelques rimes faibles… mais bah !).

« Quand t’écrirai-je une nouvelle lettre ? Et t’écrirai-je ? Quoi qu’il advienne de moi, tu n’oublierais pas, j’en suis sûr,

« ton fidèle ami,

« A. N.


« P. S. — Oui, notre peuple dort… Mais je me figure que, si quelque chose le réveille, ce ne sera pas ce que nous croyons… »


Arrivé à la dernière ligne, Néjdanof jeta sa plume, et se dit à lui-même : « Allons, à présent, tâche de dormir toi aussi et d’oublier toutes ces sornettes, rimailleur ! »

Il se coucha… mais le sommeil fut long à venir.

Le lendemain, Marianne l’éveilla en traversant sa chambre pour aller chez Tatiana ; mais à peine avait-il eu le temps de s’habiller, qu’il la vit revenir, la joie et l’agitation peintes sur son visage ; elle paraissait profondément émue :

« Sais-tu, Alexis ? on dit que dans le district de T…, tout près d’ici, ça a déjà commencé.

— Commencé ? Qu’est-ce qui a commencé ? Qui t’a dit cela ?

— C’est Paul. On dit que les paysans se soulèvent, qu’ils ne veulent pas payer les impôts, qu’ils font des rassemblements.

— Tu as entendu cela de tes propres oreilles ?

— C’est Tatiana qui me l’a dit. Mais tiens, voici Paul, demande-le-lui. »

Paul entra et confirma le dire de Marianne.

« Il y a des troubles dans le district de T… c’est certain ! dit-il en secouant sa barbe et en clignant ses yeux noirs et brillants. C’est de la besogne de Markelof, probablement. Voilà cinq jours qu’il n’est pas rentré chez lui. »

Néjdanof prit sa casquette.

« Où vas-tu ? lui dit Marianne.

— Mais… là-bas, répondit-il, les sourcils froncés, sans lever les yeux, dans le district de T…

— Moi aussi, en ce cas. Tu m’emmènes, naturellement. Laisse-moi le temps de prendre un foulard pour ma tête.

— Ce n’est pas l’affaire d’une femme, répondit Néjdanof d’un air sombre, les yeux toujours fixés à terre, avec une sorte d’irritation.

— Non, non !… Tu fais bien d’y aller, sans quoi Markelof te prendrait pour un poltron… Mais j’irai avec toi.

— Je ne suis pas un poltron, dit Néjdanof du même air sombre.

— Je voulais dire qu’il nous prendrait tous deux pour des poltrons. Je pars avec toi. »

Marianne alla prendre le foulard dans sa chambre ; Paul laissa échapper un « Hoho ! » d’inquiétude, et disparut aussitôt. Il courait prévenir Solomine.

Avant que Marianne eût reparu, Solomine entrait dans la chambre de Néjdanof. Celui-ci était devant la fenêtre, le front sur le bras, et le bras sur la vitre. Solomine lui frappa sur l’épaule. Il se retourna vivement ; sa barbe et ses cheveux ébouriffés, —il n’avait pas encore fait sa toilette, — lui donnaient un air sauvage et étrange.

Du reste, Solomine aussi avait changé pendant ces quinze jours ; son teint avait jauni, sa figure s’était tirée, sa lèvre supérieure, légèrement soulevée, laissait voir ses dents… Lui aussi paraissait troublé, autant que pouvait se troubler son « âme équilibrée ».

« Markelof n’a pas pu se tenir, dit-il. Cela peut finir mal, pour lui d’abord… et pour d’autres…

— Je veux aller voir ce qu’il y a… interrompit Néjdanof.

— Moi aussi, » ajouta Marianne apparaissant sur le seuil de la porte.

Solomine se tourna lentement vers elle.

« Je ne vous le conseillerais pas, Marianne. Vous pouvez vous trahir, et nous avec, sans le vouloir et sans la moindre nécessité. Que Néjdanof aille flairer cela d’un peu près, pas de trop près, s’il veut ! Mais vous, pourquoi ?

— Je ne veux pas le laisser partir seul.

— Vous le gênerez… »

Marianne jeta un regard sur Néjdanof. Il se tenait debout, immobile, le visage immobile aussi, l’air morne.

« Mais s’il y a du danger ? » répliqua-t-elle.

Solomine sourit.

« Soyez tranquille ; quand il y aura du danger, je vous laisserai partir. »

Marianne ôta le foulard qui lui couvrait la tête, et s’assit.

Alors Solomine se tournant vers Néjdanof :

« Et toi, camarade, lui dit-il, sérieusement, réfléchis un peu. Il est possible que tout cela soit exagéré. En tout cas, je t’en prie, sois prudent. Je vais te donner quelqu’un pour te conduire. Reviens promptement. Tu le promets, Néjdanof ? Tu le promets ?

— Oui.

— Bien sûr ?

— Puisque tout le monde ici t’obéit, à commencer par Marianne ! »

Néjdanof sortit dans le corridor, sans dire adieu. Paul surgit d’un coin obscur, et courut en avant dans l’escalier, en faisant résonner ses bottes ferrées. C’était lui qui devait conduire Néjdanof.

Solomine s’assit à côté de Marianne.

« Vous avez entendu ce que vient de dire Néjdanof ?

— Oui ; il est fâché de ce que je vous obéis plus qu’à lui. C’est vrai. Je l’aime, lui, mais c’est vous que j’écoute. Il m’est plus cher, et vous m’êtes plus proche. »

Solomine lui caressa doucement la main.

« C’est une affaire extrêmement désagréable, dit-il enfin. Si Markelof y est mêlé, il est perdu. »

Marianne tressaillit.

« Perdu ?

— Oui. Il ne fait jamais rien à moitié, il ne se cachera pas derrière les autres.

— Perdu ! murmura de nouveau Marianne, et des larmes roulèrent sur son visage. Ah ! Solomine, que je le plains ! mais pourquoi ne triompherait-il pas ? pourquoi doit-il nécessairement périr ?

— Parce que, dans des entreprises de ce genre, même si elles réussissent, les premiers succombent toujours. Mais, dans celle qu’il vient de tenter, ce n’est pas seulement ceux du premier ou du second rang qui périront, c’est aussi ceux du dixième… et du vingtième…

— Alors nous n’arriverons jamais ?

— À ce que vous rêvez ? jamais. Nous ne verrons pas cela avec nos yeux, avec les yeux du corps. Oh ! avec ceux de l’esprit, c’est une autre affaire… Nous pouvons nous donner le plaisir de le voir. Là il n’y a pas de contrôle.

— Mais alors, Solomine, dites-moi…

— Quoi ?

— Pourquoi marchez-vous dans ce chemin-là ?

— Parce qu’il n’y en a pas d’autre ! Pour parler plus exactement, Markelof et moi avons le même but, mais nos chemins sont différents.

— Pauvre Markelof ! » dit Marianne douloureusement.

Solomine recommença à lui caresser la main avec douceur.

« Voyons, voyons ; il n’y a encore rien de positif. Attendons les nouvelles que Paul apportera. Dans notre… métier, il faut être fermes. Les Anglais disent : « Never say die. » C’est un bon proverbe, meilleur que le russe : « Quand le malheur est entré, ouvre la porte à deux battants ! » À quoi bon se désoler d’avance ? »

Solomine se leva.

« Et la place que vous vouliez me procurer ? » lui demanda tout à coup Marianne.

Les larmes brillaient encore sur ses joues ; mais dans ses yeux il n’y avait plus de tristesse.

Solomine se rassit.

« Avez-vous si grande hâte de partir d’ici ?

— Oh ! non ; mais je voudrais bien être utile.

— Marianne, vous êtes très-utile ici. Ne nous quittez pas, attendez. —Que désirez-vous ? » demanda-t-il à Tatiana qui entrait.

Il ne disait « tu » qu’à Paul, et encore parce que celui-ci aurait été trop malheureux si Solomine lui avait dit « vous ».

« Il y a là un sexe féminin qui demande Néjdanof, répondit Tatiana qui riait en agitant les bras ; j’ai voulu lui dire qu’il n’y avait personne de ce nom-là chez nous, qu’il n’y avait jamais eu… —Mais alors lui…

— Qui ça, lui ?

— Mais ce sexe féminin. En voyant ça, il a écrit son nom sur ce papier, tenez, et m’a dit de le montrer, qu’on le laisserait entrer, et que si véritablement Néjdanof n’était pas à la maison, il avait le temps d’attendre. »

Le papier portait en gros caractère : Machourina.

« Faites entrer, dit Solomine. Cela ne vous gênera pas, Marianne, si elle vient ici ? Elle aussi est des nôtres.

— Pas du tout, je vous en prie. »

Quelques instants après, ils virent paraître sur le seuil Machourina, vêtue exactement comme nous l’avons vue au premier chapitre.

  1. Hymne d’église qu’on chante au mariage.