Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 130-138).


XVII


Les hôtes de Markelof dormaient encore lorsqu’il reçut par un exprès une lettre de sa sœur, Mme  Sipiaguine.

Valentine lui parlait, dans cette lettre, de quelques affaires insignifiantes, le priait de lui renvoyer un livre qu’elle lui avait prêté, et à propos de rien, en post-scriptum, lui faisait part d’une « plaisante » nouvelle : son ancienne passion, Marianne, s’était amourachée du précepteur Néjdanof, et réciproquement ; et ce n’était pas un commérage qu’elle répétait, car elle avait vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles.

Le visage de Markelof devint sombre comme la nuit… Mais il ne se prononça pas une seule parole ; il fit remettre le livre au messager, et, rencontrant Néjdanof qui descendait, il lui souhaita le bonjour comme à l’ordinaire ; il lui donna même le paquet de lettres de Kisliakof qu’il lui avait promis ; mais il ne resta pas avec lui, et sortit « pour surveiller les travaux ».

Néjdanof retourna dans sa chambre, et parcourut les lettres : le jeune propagandiste y parlait constamment de lui, de son activité fébrile : selon ses propres expressions, il avait roulé, pendant le dernier mois, sur les routes de onze districts, visité neuf villes, vingt-neuf villages, cinquante-trois hameaux, une métairie et huit fabriques ; il avait passé seize nuits dans des greniers à foin, une dans une écurie, et même une dans une étable à vaches (ici il ajoutait entre parenthèses, avec un nota bene, que les puces ne mordaient pas sur sa peau) ; il s’était faufilé dans les cabanes des ouvriers, dans les baraques des terrassiers au chemin de fer ; partout il avait instruit, endoctriné, partout il avait distribué des brochures et recueilli au vol des renseignements, rédigeant les uns sur place, et retenant les autres dans sa mémoire par les procédés les plus perfectionnés de la mnémonique moderne ; il avait écrit quatorze longues lettres, vingt-huit petites, dix-huit billets (dont quatre au crayon, un avec du sang, un avec de la suie délayée dans de l’eau) ; et s’il avait eu la possibilité de faire tant de choses, c’est parce qu’il savait distribuer systématiquement son temps, selon les préceptes de Quentin Johnson, de Sverlitsky, de Carélius et autres statisticiens et publicistes.

Puis il recommençait à parler de lui, de son étoile, de la façon dont il avait complété la théorie de l’attraction passionnelle de Fourier ; il était le premier, disait-il, qui eût trouvé le véritable « sol », et « il ne passerait pas sur la terre sans laisser de trace » ; il s’étonnait même que lui, un garçon de vingt-deux ans, il eût déjà résolu tous les problèmes de la vie et de la science ; enfin, il déclarait qu’il transformerait la Russie, qu’il la secouerait comme un prunier ! qu’il la retournerait comme un gant !

Dixi ! ajoutait-il à la ligne. Ce dixi revenait souvent dans les lettres de Kisliakof, et toujours avec deux points d’exclamation.

Une de ses lettres contenait une pièce de vers socialistes, adressée à une jeune fille, et commençant par ces mots :

« Aime, non pas moi, mais l’idée ! »

Néjdanof s’étonna intérieurement, moins encore de la présomption de M. Kisliakof que de la naïve bonhomie de Markelof… Mais, réflexion faite, il se dit :

« Bah ! Kisliakof sera aussi utile à sa manière ; —à bas l’esthétique ! »

Les trois amis se retrouvèrent dans la salle à manger à l’heure du thé ; pourtant la discussion de la veille ne recommença pas. Aucun d’eux n’avait envie de parler. Mais Solomine seul était tranquille ; le silence des deux autres décelait une secrète agitation.

Après le thé, ils partirent pour la ville ; et le vieux serviteur de Markelof, assis sur les marches du perron, accompagna son maître de ce morne et triste regard qui lui était habituel.

Le marchand Golouchkine, avec qui Néjdanof devait lier connaissance, était le fils d’un vieux croyant qui avait fait fortune à vendre des drogueries. Il n’avait pas augmenté la fortune de son père, car c’était un viveur, comme on dit, un épicurien à la manière russe ; —et il n’avait rien de ce qu’il faut pour le commerce.

C’était un homme d’environ quarante ans, quelque peu obèse, assez laid de figure, grêlé, avec de petits yeux de cochon ; il parlait avec volubilité, embrouillant ses mots, remuant constamment bras et jambes, avec des bouffées de rire forcé… En somme, il avait l’air d’un gros enfant gâté, passablement niais et vaniteux.

Il se considérait comme un homme civilisé, parce qu’il s’habillait à l’allemande, tenait maison ouverte et avait des relations avec des gens riches ; —il allait au théâtre, et protégeait des actrices cascadeuses avec lesquelles il s’entretenait dans une langue extraordinaire qui avait la prétention d’être du français.

Sa passion dominante était la soif de popularité : il aurait voulu que le nom de Golouchkine retentît dans l’univers entier, et qu’on parlât de Kapitone Golouchkine comme on parle de Souvorof et de Patiomkine[1]. Cette passion, qui avait vaincu son avarice native, l’avait, comme il disait non sans orgueil, jeté dans l’opposition (il prononçait d’abord « position », mais on l’avait corrigé). Il avait fini par devenir nihiliste : il professait les opinions les plus extrêmes, se moquait de sa propre secte, faisait gras en carême, jouait aux cartes et buvait du champagne comme de l’eau. Ses opinions ne lui avaient jamais causé d’ennuis, parce que toutes les autorités, disait-il, sont achetées à deniers comptants par moi, tous les joints sont calfeutrés, toutes les bouches sont fermées, toutes les oreilles bouchées.

Il était veuf, sans enfants ; les fils de sa sœur tournaient autour de lui avec une frayeur servile ; mais il les traitait de manants sans éducation, de barbares, et leur permettait à peine de se présenter devant lui.

Il vivait dans une belle maison de pierre, fort négligemment tenue ; certaines chambres étaient meublées tout à fait à l’européenne, tandis que d’autres ne contenaient absolument que quelques petites chaises et un divan en toile cirée. Il y avait partout des tableaux, —de vraies croûtes, — des paysages roux, des marines violettes, « le Baiser » de Moller, de grosses femmes nues, aux genoux et aux coudes rouges.

Bien que Golouchkine n’eût pas de famille proprement dite, sa maison était remplie de valetaille et de parasites, qu’il accueillait non par libéralité, mais à cause de cette inextinguible soif de popularité qui le consumait, et aussi pour avoir des gens à commander et devant qui poser.

« Mes clients ! » disait-il avec fierté. Il ne lisait jamais, mais il retenait à merveille les expressions savantes.

Les trois jeunes gens trouvèrent Golouchkine, dans son cabinet. Enveloppé dans un grand paletot, un cigare à la bouche, il faisait semblant de parcourir le journal. En les apercevant, il bondit, alla à droite, alla à gauche, rougit, cria qu’on apportât bien vite une collation, fit une question, éclata de rire à propos d’autre chose, —tout cela à la fois !

Il connaissait deux de ces jeunes gens ; Néjdanof seul était pour lui un nouveau visage. En apprenant qu’il était étudiant, Golouchkine éclata de rire une seconde fois, lui serra de nouveau la main et s’écria :

« Bravo ! bravo ! excellente recrue !… science, c’est lumière ; ignorance, c’est ténèbres ! Pour ma part, je n’ai pas eu d’instruction pour un liard, mais je comprends les choses, parce que je vais droit au but ! »

Néjdanof crut s’apercevoir que Golouchkine était embarrassé… qu’il avait peur… Il voyait parfaitement juste. À l’aspect de tout nouveau visage, Golouchkine se disait :

« Tiens-toi bien, Kapitone, ne donne pas du nez dans la boue ! »

Il se remit pourtant assez vite, et avec sa manière bégayante, embrouillée et hâtive, commença à parler du mystérieux Vassili Nikolaïevitch, de son caractère, de la nécessité de la pro… pa… gan… de (il connaissait aussi très-bien ce mot, qu’il prononçait pourtant avec lenteur) ; d’un nouvel adhérent fort sérieux qu’il avait découvert, lui, Golouchkine ; le moment, selon lui, était maintenant proche, tout était prêt pour le… pour le coup de bistouri (en disant ce mot il regarda Markelof, qui ne remua même pas les sourcils) ; puis, se tournant vers Néjdanof, il commença à se vanter lui-même, de façon à rendre des points à Kisliakof, le grand correspondant.

Il avait depuis longtemps, disait-il, abandonné l’ancienne barbarie ; il connaissait parfaitement les droits des prolétaires (ce mot-là aussi était ancré dans sa mémoire) ; s’il avait remplacé son commerce par des opérations de banque, qui augmentaient son capital, c’était uniquement pour que ce capital, à un moment donné, fût utile au… au mouvement général, utile… pour ainsi dire… au peuple ; —mais quant à lui, lui, Golouchkine, au fond, il méprisait le capital.

En ce moment, un domestique entra apportant la collation. Golouchkine toussa d’un air significatif, invita ces messieurs « à faire un trou » et, donnant l’exemple, avala d’un trait son verre d’eau-de-vie poivrée.

Les hôtes se mirent à collationner. Golouchkine se fourrait dans la bouche des morceaux énormes de caviar pressé, et buvait à proportion.

« Allons, messieurs, disait-il, je vous en prie, goûtez-moi donc ce bon petit mâcon. »

S’adressant de nouveau à Néjdanof, il lui demanda d’où il venait, où il habitait, s’il était là pour longtemps ; et ayant appris qu’il vivait chez Sipiaguine, il s’écria :

« Je connais ce monsieur-là, une tête vide ! »

Et à ce propos il tomba sur tous les propriétaires du gouvernement de S…, déclarant qu’ils manquaient non-seulement de toutes les qualités du citoyen, mais encore du sentiment de leurs propres intérêts.

Mais, chose étrange, pendant qu’il parlait aussi énergiquement, on pouvait lire une certaine inquiétude dans ses yeux, qui erraient çà et là. Néjdanof n’arrivait pas à comprendre clairement ce que pouvait être cet homme, ni en quoi il leur était utile. Solomine, selon son habitude, restait muet, et Markelof prit un air si sombre que Néjdanof finit par lui dire : « Qu’avez-vous ? » À quoi Markelof répondit : « Rien ! » du ton que l’on emploie pour faire sentir qu’on a bien quelque chose à dire, mais qu’on aime mieux se taire.

Golouchkine recommença ses critiques, puis tout à coup se mit à faire l’éloge de la jeune génération : « Quels gaillards intelligents ! oh ! oh ! quels gaillards ! »

Solomine l’interrompit pour lui demander de quels jeunes gens il parlait, et où il les avait rencontrés.

Golouchkine éclata de rire selon son habitude, et répéta à deux reprises :

« Oh ! vous verrez ! vous verrez ! »

Puis, il interrogea Solomine sur sa fabrique et sur son « filou de patron ». Solomine ne répondit que par monosyllabes. Là-dessus, Golouchkine versa du champagne à tout le monde, et, se penchant vers Néjdanof, lui cria à voix basse :

« À la république !… »

Et houp, il engloutit son verre d’une lampée.

Néjdanof fit semblant de boire ; Solomine s’excusa, disant qu’il ne buvait jamais de vin dans la matinée ; Markelof, d’un air de colère, vida résolument son verre jusqu’à la dernière goutte. L’impatience le rongeait visiblement. Nous sommes là à nous goberger, semblait-il dire, et nous n’abordons pas la question !

« Messieurs ! » s’écria-t-il enfin d’un air bourru en frappant sur la table…

Mais, au moment où il allait prendre la parole, on vit entrer un individu aux cheveux bien lisses, à l’air maladif, doué d’un de ces museaux qu’on nomme chez nous goulots de carafe. Il était vêtu du cafetan de nankin que portent d’ordinaire les marchands, et s’avançait avec prudence, les bras écartés. Cet individu salua la compagnie et chuchota quelques mots à l’oreille de Golouchkine.

« Tout de suite, tout de suite ! répondit celui-ci avec précipitation. Messieurs, ajouta-t-il, je vous prie de m’excuser… Vassia que voilà, mon commis, vient de m’insinuer une certaine chose qui me force à m’absenter un moment ; mais j’espère, messieurs, que vous voudrez bien venir manger un morceau aujourd’hui à trois heures ; nous serions beaucoup plus à notre aise. »

Solomine et Néjdanof ne savaient que répondre ; mais Markelof, avec la même mauvaise humeur sur le visage et dans la voix, répondit aussitôt :

« Certainement nous y viendrons ! Sans cela, quelle sotte comédie jouerions-nous là ?

— Merci, merci ! répliqua Golouchkine ; et s’inclinant vers Markelof, il ajouta : —Quoi qu’il arrive, je donne mille roubles pour l’œuvre, n’en doute pas. »

Il poussa trois fois devant lui sa main droite avec le pouce et le petit doigt étendus, comme preuve de sa sincérité. Après avoir reconduit ses hôtes jusqu’à la porte, il s’arrêta sur le seuil, et cria :

« Je vous attends à trois heures.

— Attends-nous ! » répondit Markelof seul.

Quand ils se trouvèrent tous les trois dans la rue, Solomine leur dit :

« Messieurs, je prends un « isvochtchick »[2] et je retourne à ma fabrique. Que pourrions-nous faire jusqu’au dîner ? Battre le pavé ? Quant à notre hôte, il me fait l’effet d’être comme le bouc, qui ne fournit ni laine, ni lait.

— Pour de la laine, il y en aura ! grommela Markelof d’un air bourru. Golouchkine m’a promis de l’argent. À moins que vous ne vouliez faire les dégoûtés ! Il ne faut pas être si regardant dans notre position !

— Je ne suis pas un dégoûté, vous le savez ! répondit tranquillement Solomine. Mais je me demande seulement à quoi ma présence peut être utile. D’ailleurs, — ajouta-t-il en regardant Néjdanof avec un sourire, — si ça peut vous faire plaisir, je reste ; comme dit le proverbe : « Il fait bon mourir, quand on n’est pas seul. »

Markelof releva la tête.

« 

En attendant, si nous allions au jardin de la ville ? Il fait un temps superbe. Nous regarderons le monde.

— Allons. »

Ils se mirent en route, Markelof et Solomine en avant, Néjdanof derrière.

  1. Prononciation russe de Potemkin.
  2. Cocher de fiacre.