Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 117-122).


XV


Au premier moment propice, Néjdanof se retira et alla s’enfermer dans sa chambre. Il ne voulait voir personne, personne, excepté Marianne.

La chambre de la jeune fille se trouvait à l’extrémité d’un long corridor qui coupait tout l’étage supérieur. Néjdanof n’était jamais entré chez elle qu’une fois en passant, pour quelques minutes ; mais il lui sembla, ce soir-là, qu’elle ne se fâcherait pas s’il frappait à sa porte, et même qu’elle devait avoir envie de causer avec lui.

Il était assez tard, dix heures environ ; les maîtres de la maison, après la scène du dîner, ne s’étaient plus occupés de Néjdanof, et avaient continué leur partie avec Kalloméïtsef. Mme Sipiaguine, à deux reprises, s’était informée de Marianne qui, elle aussi, avait disparu peu après le dîner.

« Où donc est Marianne Vikentievna ? » avait-elle demandé une première fois en russe, une seconde fois en français, sans s’adresser à personne en particulier, mais en regardant les murs, comme font les gens étonnés ; après quoi elle n’avait pas tardé à se mettre au jeu.

Néjdanof se promena quelque temps de long en large dans sa chambre, puis enfila le corridor jusqu’à la porte de Marianne, et frappa doucement. Pas de réponse. Il frappa une seconde fois, essaya d’ouvrir… La porte était fermée. Mais il avait à peine eu le temps de retourner chez lui et de s’asseoir, lorsque sa propre porte grinça faiblement, et il entendit la voix de Marianne :

« Alexis Dmitritch, est-ce vous qui avez frappé chez moi ? »

Il se leva d’un bond et s’élança dans le corridor.

Marianne était debout devant la porte, pâle et immobile, un bougeoir à la main.

« C’est moi… oui… murmura-t-il.

— Venez, » répondit-elle.

Elle suivit le corridor ; mais avant d’atteindre le bout, elle s’arrêta devant une porte basse, qu’elle poussa de la main. Néjdanof aperçut une petite chambre presque vide.

« Entrons plutôt ici, Alexis Dmitritch ; personne ne nous dérangera. »

Néjdanof obéit. Marianne posa sa bougie dans l’embrasure d’une fenêtre, et se tourna vers lui.

« Je comprends pourquoi vous aviez envie de me voir, moi, dit-elle ; la vie vous est dure dans cette maison. Et à moi aussi.

— Oui, je voulais vous voir, Marianne Vikentievna, répondit Néjdanof ; mais la vie ne m’est pas dure ici depuis que je me suis rapproché de vous. »

Marianne sourit d’un air pensif.

« Merci, Alexis Dmitritch ; mais, dites-moi, auriez-vous vraiment l’intention de rester ici après toutes ces laideurs qui ont eu lieu ?

— Je pense que je ne resterai pas ici, parce qu’on me renverra ! répondit Néjdanof.

— Mais vous-même, vous ne refuserez pas de rester ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Voulez-vous savoir la vérité ? C’est parce que vous êtes ici. »

Marianne baissa la tête et recula un peu vers le fond de la chambre.

« Et puis, continua Néjdanof, je suis « obligé » de rester ici. Vous ne savez pas, mais je veux tout vous dire, je sens que ce m’est un devoir de vous parler franchement. »

Il s’approcha de Marianne, et lui prit la main ; elle ne la retira pas.

« Écoutez ! s’écria-t-il avec un soudain et violent transport, — écoutez-moi ! »

Et aussitôt, sans prendre la peine de s’asseoir sur une des deux ou trois chaises qui meublaient la chambre, — toujours debout devant Marianne, et continuant à lui tenir la main, Néjdanof, avec un entraînement, un feu, une éloquence qui l’enleva lui-même, mit la jeune fille au courant de ses plans, de ses résolutions, de la cause qui lui avait fait accepter la proposition de Sipiaguine ; il lui parla de ses relations, de son passé, de tout ce qu’il cachait, de ce qu’il ne racontait à personne, des lettres qu’il avait reçues, de Vassili Nikolaïevitch, de tout enfin, — même de Siline !

Il parlait rapidement, sans interruption, sans la moindre hésitation, comme s’il se fût reproché d’avoir tant tardé à mettre Marianne dans la confidence de tous ses secrets, comme s’il eût voulu s’excuser vis-à-vis d’elle.

Elle l’écoutait avec une attention avide. Sa première impression avait été un étonnement profond… Mais ce sentiment s’évanouit presque aussitôt ; la reconnaissance, l’orgueil, le dévouement, une résolution inébranlable, voilà ce qui remplit son âme. Son visage, ses yeux rayonnèrent ; elle posa sa main restée libre sur la main de Néjdanof ; ses lèvres s’entr’ouvrirent avec une expression d’enthousiasme… Elle était devenue tout d’un coup admirablement belle !

Il s’arrêta enfin, la regarda, et il lui sembla qu’il voyait pour la première fois ce visage, qui lui était en même temps si cher et si connu.

Il respira longuement, profondément…

« Ah ! que j’ai bien fait de vous dire tout ! murmura-t-il avec effort.

— Oui, vous avez bien fait… vous avez bien fait… dit-elle aussi à voix basse : elle imitait involontairement Néjdanof. Et puis le souffle lui manquait. — Vous savez, n’est-ce pas ? que je suis à votre disposition, que je veux, moi aussi, être utile à votre œuvre, que je suis prête à faire tout ce qui sera nécessaire, à aller où l’on m’ordonnera d’aller ; que j’ai toujours, et de toute mon âme, désiré ce que vous désirez, vous ! »

Elle aussi se tut. Un mot de plus, — et des larmes d’attendrissement auraient jailli de ses yeux. Sa forte nature était subitement devenue molle comme de la cire. La soif de l’action, du sacrifice, — du sacrifice immédiat, la consumait à présent.

En ce moment, derrière la porte se firent entendre des pas, — des pas furtifs, légers et rapides.

Marianne se redressa vivement, dégagea ses mains. Elle avait changé complètement, elle était devenue presque gaie. Un je ne sais quoi de dédaigneux et de hardi passa rapidement sur son visage :

« Je sais qui nous épie en ce moment, — dit-elle d’une voix si haute, que l’écho du corridor renvoyait chacune de ses paroles, — c’est madame Sipiaguine qui nous écoute… Mais cela m’est absolument égal. »

Le léger bruit de pas cessa.

« Eh bien ! dit Marianne à Néjdanof : Que dois-je faire ? Comment puis-je vous être utile ? Parlez, parlez vite… Que dois-je faire ?

— Je ne sais pas encore, répondit Néjdanof… J’ai reçu de Markelof une lettre…

— Quand cela ? Quand ?

— Ce soir. Il faut que j’aille demain avec lui à la fabrique de Solomine.

— Oui… oui… Quel excellent homme, que ce Markelof ! Quel ami véritable !

— Comme moi ? »

Marianne regarda Néjdanof en plein visage.

« Non… pas comme vous.

— Et comment, alors ? »

Elle se détourna.

« Ah ! ne savez-vous pas ce que vous êtes devenu pour moi, et ce que j’éprouve en ce moment ? »

Le cœur de Néjdanof se mit à battre haut et fort ; involontairement il baissa les yeux. Cette jeune fille, qui l’aimait, lui, pauvre vagabond sans asile, — qui se confiait à lui, qui était prête à le suivre, à courir avec lui vers un seul et même but, — cette vaillante jeune fille, Marianne, devint en cet instant pour Néjdanof l’incarnation même de tout ce qu’il y a de bon et de généreux sur la terre, — l’incarnation de l’amitié féminine, fraternelle, familiale, qu’il n’avait jamais connue, — l’incarnation de la patrie, du bonheur, de la lutte et de la liberté.

Il releva la tête, et il vit les yeux de Marianne fixés de nouveau sur les siens… Oh ! comme ce clair et franc regard pénétrait jusqu’au plus profond de son âme !

« Donc, reprit-il d’une voix mal assurée, je pars demain. Et quand je reviendrai de là-bas, je vous dirai… (il éprouvait à présent une sorte de difficulté à lui dire : vous)… je vous dirai… ce que j’aurai appris… ce qu’on aura décidé. À partir d’aujourd’hui, ce que je ferai, tout ce que je penserai, tout, tout, je te le dirai…

— Oh ! mon ami ! s’écria Marianne en lui saisissant de nouveau la main. Je ferai de même avec toi ! »

Ce « toi » était venu si facilement, si simplement, comme le tutoiement d’un camarade.

« Puis-je voir la lettre ?

— Tiens, la voilà. »

Marianne parcourut la lettre et releva les yeux sur Néjdanof avec une sorte de vénération.

« On te confie des missions aussi graves ? »

Il répondit par un sourire et cacha la lettre dans sa poche.

« C’est étrange… dit-il ensuite ; nous nous sommes appris l’un à l’autre que nous aimons, et pas un mot d’amour n’a été prononcé entre nous.

— À quoi bon ? » murmura Marianne, et brusquement elle se jeta à son cou, en appuyant la tête sur son épaule…

Mais ils n’échangèrent même pas un baiser, cela eût été vulgaire… et en même temps terrible, — telle était au moins leur impression, à tous deux, — et ils se séparèrent aussitôt, après s’être mutuellement serré la main bien fort.

Marianne reprit le bougeoir qu’elle avait posé dans l’embrasure de la fenêtre de cette chambre vide, et seulement alors elle eut comme une sensation d’ébahissement. Elle souffla la bougie, se glissa le long du corridor au milieu d’une épaisse obscurité, gagna sa chambre, se déshabilla et se coucha, toujours dans cette même obscurité, qui lui était agréable et chère en ce moment.