Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 102-109).


XIII


Ce fut elle qui l’aborda.

« Monsieur Néjdanof, — commença-t-elle d’une voix hâtive, — vous êtes, je crois, complètement satisfait de Mme Sipiaguine ? »

Elle se détourna sans attendre de réponse, et marcha dans l’allée ; Néjdanof se mit à marcher à côté d’elle.

« Qu’est-ce qui vous faire croire cela ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Me tromperais-je ? En ce cas, elle aurait mal pris ses mesures aujourd’hui. Je m’imagine comme elle a manœuvré, comme elle a tendu ses petits filets ! »

Néjdanof, sans dire un mot, regarda en dessous son étrange interlocutrice.

« Écoutez, continua-t-elle ; je vous parlerai franchement : je n’aime pas Mme Sipiaguine ; du reste, vous vous en êtes bien aperçu. Il est possible que je vous paraisse injuste ; mais attendez pour juger… »

La voix lui manqua. Elle rougit, elle se troubla. Chez elle, le trouble prenait toujours une forme qui le faisait ressembler à de la colère.

« Vous vous demandez sans doute, reprit-elle, pourquoi cette demoiselle, que vous ne connaissez pas, vous dit tout cela ? vous avez probablement pensé la même chose quand je vous ai fait cette communication… au sujet de M. Markelof. »

Elle se baissa soudain, cueillit un petit champignon, le cassa en deux et le jeta au loin.

« Vous vous trompez, mademoiselle Marianne, dit Néjdanof ; j’ai pensé, au contraire, que je vous inspirais de la confiance, et cette idée m’a été très-agréable. »

Néjdanof ne disait qu’une demi-vérité : cette pensée venait de lui venir à l’instant même.

Marianne lui jeta un coup d’œil rapide. Jusqu’alors, elle avait constamment détourné son visage.

« Ce n’est pas que vous m’ayez inspiré de la confiance, dit-elle d’un ton méditatif ; je ne vous connais pas du tout. Mais votre situation ressemble beaucoup à la mienne. Nous sommes également malheureux ; voilà ce qui nous rapproche.

— Vous êtes malheureuse ? demanda Néjdanof.

— Et vous, vous ne l’êtes pas ? » répondit Marianne.

Il garda le silence.

« Connaissez-vous mon histoire ? dit-elle avec vivacité, l’histoire de mon père ? Sa déportation ?

— Non.

— Eh bien ! sachez qu’il passa en jugement et fut trouvé coupable, qu’il perdit ses grades… et tout, et qu’il fut déporté en Sibérie. Ensuite, il mourut… ma mère mourut aussi. Mon oncle, M. Sipiaguine, le frère de ma mère, me recueillit ; — je vis à ses frais, il est mon bienfaiteur ; Valentine Mikhaïlovna est ma bienfaitrice, et je les paie de la plus noire ingratitude, parce que, probablement, j’ai le cœur dur, — et que le pain d’autrui est amer, — et que je ne sais pas supporter les humiliations d’une fausse indulgence, et que je ne puis souffrir qu’on me protège… et que je ne puis feindre, — et que lorsqu’on me pique sans cesse à coups d’épingle, si je ne crie pas, c’est uniquement parce que je suis très-fière. »

En parlant de la sorte, par saccades, Marianne marchait de plus en plus vite. Tout à coup elle s’arrêta.

« Savez-vous que ma tante, uniquement pour se débarrasser de moi, me destine à ce vilain Kalloméïtsef ? Elle connaît pourtant mes convictions. À ses yeux, je suis une nihiliste ; et lui ! Naturellement, je ne lui plais pas, car je ne suis pas belle, mais on peut me vendre. Ce serait aussi un bienfait !

— Alors, pourquoi, commença Néjdanof, n’avez-vous… ? »

Il s’arrêta.

Marianne lui jeta un coup d’œil.

« Pourquoi, voulez-vous dire, n’ai-je pas accepté la proposition de M. Markelof, n’est-ce pas ? Oui ; mais qu’y faire ? c’est un brave homme… Mais, ce n’est pas ma faute, je ne l’aime pas… »

Marianne hâta de nouveau le pas comme pour épargner à son interlocuteur la nécessité de faire une réponse quelconque à cet aveu inattendu.

Ils étaient arrivés tous deux au bout de l’allée.

Marianne prit rapidement un sentier étroit qui traversait une sapinière épaisse, et continua à marcher ; Néjdanof la suivit. Il éprouvait une double perplexité : il lui semblait bien extraordinaire que cette fille ombrageuse lui parlât si franchement, — et ce qui l’étonnait plus encore, c’est que cette franchise ne le surprenait pas et qu’il la trouvait toute naturelle.

Soudain, Marianne se retourna et s’arrêta au milieu du sentier, si bien que son visage se trouva tout à coup tout près de celui de Néjdanof ; elle fixa ses yeux sur les yeux du jeune homme.

« Alexis Dmitritch, dit-elle, ne pensez pas que ma tante soit méchante. Non ! mais elle n’est que mensonge ; c’est une comédienne, une poseuse ; elle veut être adorée de tous, parce qu’elle est belle, et il faut en même temps qu’on la vénère comme une sainte ! Elle invente quelque bonne phrase, bien sincère, bien partie du cœur, la dit à quelqu’un, puis la répète à un second, à un troisième, et toujours avec l’air de l’avoir trouvée à l’instant même ; et alors, elle fait jouer à propos ses yeux magnifiques ! Elle se connaît bien elle-même, elle sait qu’elle ressemble à la Madone de Dresde, et elle n’aime absolument personne. Elle se donne les airs d’être toujours occupée de Kolia, et tout ce qu’elle fait, c’est de parler de lui avec des gens d’esprit. Elle ne veut de mal à personne, elle est toute bienveillance ! Mais qu’on vous broie tous les os en sa présence, cela lui sera parfaitement égal ! Elle ne remuera pas le doigt pour vous épargner une torture. Et si votre mal lui est utile ou profitable… alors… oh ! alors !… »

Marianne se tut. Le fiel l’étouffait ; elle s’était résolue à lui donner son cours, elle n’avait pu se contenir, et ses paroles avaient jailli malgré elle. Marianne appartenait à une classe particulière d’êtres malheureux, qu’on rencontre assez souvent en Russie depuis quelque temps. La justice les satisfait sans les réjouir ; et l’injustice, pour laquelle ils ont une susceptibilité terrible, les trouble jusqu’au fond de l’âme.

Pendant qu’elle parlait, Néjdanof la regardait attentivement ; son visage couvert de rougeur, avec ses cheveux courts légèrement en désordre, et le tremblement de ses lèvres fines et contractées, lui paraissait menaçant, significatif et beau, superbement beau. Un rayon de soleil, passant au travers du réseau des branches serrées, se posait sur son front comme une tache lumineuse, et cette langue de feu s’accordait avec l’expression excitée de tout son visage, avec ses yeux brillants, fixes, grands ouverts, avec l’ardente vibration de sa voix.

« Dites-moi, fit enfin Néjdanof, pourquoi m’avez-vous nommé malheureux ? Connaissez-vous mon passé ? »

Marianne fit un mouvement de la tête.

« Oui.

— Mais… que connaissez-vous ? On vous a donc parlé de moi ?

— Je connais… votre naissance.

— Vous savez… Qui vous a dit ?

— Mais elle ! toujours elle ! cette Mme Sipiaguine dont vous êtes si enchanté ! Elle n’a pas manqué de dire devant moi, — à mots couverts, mais très-clairement, — non pas avec compassion, mais de l’air d’une personne libérale qui est au-dessus des préjugés, quelle particularité il y a dans la vie de son nouveau professeur. Ne soyez pas étonné, je vous en prie : Mme Sipiaguine raconte de même au premier venu, avec compassion cette fois, quelle… particularité il y a dans la vie de sa nièce, dont le père a été envoyé en Sibérie pour faits de concussion !… Elle se figure être une aristocrate, elle n’est qu’une cancanière et une poseuse, votre madone de Raphaël.

— Pardon ! pourquoi « ma » madone ? »

Marianne se détourna, et recommença à marcher dans le petit chemin.

« Vous avez eu ensemble une si longue conversation ! dit-elle enfin d’une voix sourde.

— Je n’ai presque pas dit un seul mot, répondit Néjdanof : c’est elle qui a parlé tout le temps. »

Marianne continua de marcher ; elle se taisait. Mais, à un endroit où le sentier déviait, les arbres de la sapinière semblèrent s’écarter devant eux ; une petite clairière apparut, au centre de laquelle s’élevait un bouleau pleureur dont le tronc vieux et crevassé était entouré d’un petit banc circulaire.

Marianne s’assit sur ce banc ; Néjdanof prit place à côté d’elle. De longues touffes de rameaux pendants, couverts de jeunes feuilles vertes, avaient un mouvement de va-et-vient, court et lent, au-dessus de leurs têtes. Autour d’eux, dans l’herbe menue, croissaient de blancs muguets, et toute la clairière exhalait un parfum de jeune gazon qui donnait une sensation de bien-être à leurs poitrines un peu oppressées encore par la senteur résineuse des sapins.

« Vous avez envie de voir notre école ? dit Marianne, soit ; allons. Seulement, je crois que vous n’aurez guère de plaisir. Vous savez qui est le chef de cette école ? le diacre. Un brave homme, du reste ; mais vous ne pouvez pas imaginer l’étrangeté de ses leçons ! Parmi les élèves, il y en a un nommé Garass ; il est orphelin, il a neuf ans ; eh bien, c’est lui qui est le meilleur élève de l’école. »

En changeant inopinément le sujet de leur entretien, on eût dit que Marianne s’était transformée elle-même : elle avait pâli, elle s’était calmée, et son visage exprimait une sorte de confusion, comme si elle eût honte de tout ce qu’elle avait dit. Elle avait visiblement le désir d’amener Néjdanof sur une « question » quelconque, — à propos d’école ou de paysans, — rien que pour éviter de rentrer dans la conversation précédente.

Mais en ce moment-là, aucune « question » ne pouvait l’intéresser.

« Marianne Vikentievna, dit-il, franchement, je ne m’attendais guère à tout ce que… à tout ce qui vient de se passer entre nous. (Au mot de « se passer », Marianne fit un léger mouvement.) Il me semble que nous voilà tout d’un coup rapprochés. Mais cela devait être. Depuis longtemps, nous marchions l’un vers l’autre, mais nous n’avions pas encore échangé de salut. C’est pourquoi je vous parlerai sans réticence. Le séjour de cette maison vous est lourd et pénible ; mais votre oncle, qui malgré son esprit étroit, m’a l’air d’être un homme de cœur, autant que j’ai pu en juger, — votre oncle ne comprend donc pas votre position ? Il ne se met donc pas de votre parti ?

— Mon oncle ? D’abord, ce n’est pas du tout un homme, c’est un fonctionnaire ! sénateur, ministre… je ne sais. Ensuite… je ne veux pas me plaindre mal à propos et calomnier les gens ; la vie ici ne m’est ni lourde ni pénible ; on ne m’opprime pas ; les petits coups d’épingle de ma tante ne sont réellement rien à mes yeux… je suis tout à fait libre. »

Néjdanof regarda Marianne avec stupéfaction.

« En ce cas… tout ce que vous venez de me dire…

— Riez de moi à votre aise, interrompit-elle ; mais si je suis malheureuse, ce n’est pas de mon propre malheur. Il me semble par moments que je souffre pour tous les opprimés, les déshérités en Russie. Ou plutôt, non, je ne souffre pas, je m’indigne pour eux, je me révolte, je suis prête à donner ma vie pour eux. Je suis malheureuse d’être une demoiselle, une parasite, et de ne rien pouvoir, rien… et de n’être capable de rien. Pendant que mon père était en Sibérie, et que je vivais à Moscou auprès de ma mère, oh ! comme je m’élançais vers lui, comme j’avais envie d’aller le trouver ! non que j’eusse pour lui beaucoup d’affection ou de respect, mais j’avais un si grand désir d’aller voir de mes propres yeux, de sentir sur mon propre corps comment vivent les exilés… les persécutés !… Et comme j’étais irritée contre moi-même et contre tous ces gens calmes, gras, rassasiés !… Et puis, quand mon père revint, brisé, exténué, quand il lui fallut s’humilier, solliciter, chercher les bonnes grâces des hommes puissants… Ah ! que c’était pénible et misérable ! Comme il fit bien de mourir, et ma mère aussi ! Moi, je suis restée dans ce monde. Pourquoi faire ? Pour sentir que j’ai un mauvais caractère, que je suis ingrate, qu’on ne peut pas s’arranger de moi, que je ne suis utile absolument à rien, ni à personne !

Marianne se détourna, sa main glissa sur le banc. Néjdanof eut pitié d’elle ; il voulut prendre cette main abandonnée… mais Marianne la retira vivement, non parce que le mouvement de Néjdanof lui paraissait déplacé, mais parce qu’elle n’eût voulu pour rien au monde avoir l’air de mendier la sympathie de qui que ce fût.

Un vêtement de femme apparut au loin à travers le fourré de sapins. Marianne se redressa.

« Regardez, dit-elle, votre Madone a envoyé son espion. Cette femme de chambre est chargée de me surveiller, de dire à madame où je suis, et avec qui ! Ma tante a probablement pensé que j’étais avec vous, et elle trouve cela peu convenable, surtout après la scène sentimentale qu’elle a jouée devant vous. Du reste, il est temps de revenir, en effet. Allons. »

Marianne se leva ; Néjdanof fit de même. Elle le regarda par-dessus son épaule, et tout à coup sur son visage passa une expression presque enfantine, gracieuse et un peu embarrassée.

— Vous n’êtes pas fâché contre moi, n’est-ce pas ? Vous n’irez pas penser que, moi aussi, j’ai posé devant vous ? Non, vous ne le croirez pas, continua-t-elle avant que Néjdanof eût le temps de répondre. N’êtes-vous pas malheureux comme moi ? Votre caractère n’est-il pas… mauvais, comme le mien ? Demain nous irons à l’école ensemble, comme de bons amis que nous sommes maintenant. »

Lorsque Marianne et Néjdanof furent arrivés près de la maison, Mme Sipiaguine, du haut de son balcon, les regarda venir avec sa lorgnette, et, avec le petit sourire bienveillant qui lui était habituel, elle secoua doucement la tête ; puis, rentrant par la porte vitrée qui était restée grande ouverte, dans le salon où M. Sipiaguine était déjà installé pour jouer à la préférence avec le voisin édenté, elle dit à haute voix, lentement, en appuyant sur chaque syllabe :

« Comme il fait humide dehors ! c’est bien malsain. »

Marianne et Néjdanof échangèrent un coup d’œil ; Sipiaguine, qui venait de faire capot son partenaire, jeta sur sa femme un regard de côté et de bas en haut, un vrai regard de ministre ; puis ce même regard, froidement endormi, se posa sur le jeune couple qui revenait du jardin déjà sombre.