Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 49-58).


VII


La chambre propre et spacieuse à laquelle le domestique conduisit Néjdanof donnait sur le jardin. Les fenêtres étaient grandes ouvertes et un vent léger soulevait doucement les stores blancs, qui se gonflaient comme des voiles, s’avançaient, montaient et retombaient. Des reflets dorés glissaient lentement sur le plafond ; la chambre était pleine d’une odeur de printemps, fraîche et un peu humide. Néjdanof commença par renvoyer le domestique, tira ses effets de sa valise et fit sa toilette. Le voyage l’avait absolument éreinté ; la présence constante, pendant deux jours, d’un inconnu avec lequel il avait parlé de tout et de rien, cette conversation décousue et inutile avait fatigué ses nerfs ; un sentiment amer, ennui ou colère, s’agitait sourdement au plus profond de son être ; il s’indignait de son peu de courage, de sa mollesse… et l’amertume persistait.

Il s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder dans le jardin.

C’était un vieux jardin, planté depuis un siècle au moins, en pleine « terre noire », — un jardin dont on n’aurait pas trouvé le pareil dans toute la région en deçà de Moscou. Tracé sur la pente d’une longue colline, il se composait de quatre parties nettement distinctes. En face de la maison, jusqu’à une distance d’environ deux cents pas, s’étendait le parterre, avec ses allées sablées en ligne droite, ses corbeilles rondes, ses massifs d’acacias et de lilas ; à gauche, longeant l’écurie jusqu’à la grange, se voyait le jardin fruitier aux rangs serrés de pommiers, de poiriers, de pruniers, de groseilliers et de framboisiers ; plus loin, en face de la maison, se croisaient des allées de hauts tilleuls dont l’ensemble formait un rectangle vaste et régulier. À droite, la vue était bornée par un double rang de peupliers blancs qui ombrageaient la route ; le toit aigu de l’orangerie se dressait derrière un bouquet de bouleaux pleureurs.

Tout le jardin avait revêtu le vert tendre du premier épanouissement printanier ; on n’entendait pas encore le grand et vigoureux bourdonnement d’insectes qui remplit l’air pendant les chaleurs de l’été ; quelques pinsons chantaient çà et là, deux tourterelles roucoulaient sur les branches d’un même arbre ; un coucou isolé faisait entendre son appel en changeant à chaque fois de place ; et de là-bas, de bien loin, de derrière l’étang du moulin, venait un croassement de corbeaux, immense et continu, semblable au grincement d’une foule de roues aux essieux de bois. Et par-dessus toute cette vie jeune, retirée et solitaire, de grands nuages clairs passaient en arrondissant leurs poitrines comme de grands oiseaux paresseux.

Néjdanof regardait, écoutait, aspirait l’air qui rafraîchissait ses lèvres entrouvertes. Il se sentait plus à l’aise : ce calme qui l’entourait pénétrait aussi en lui.

Pendant ce temps on parlait de lui dans la chambre au-dessous. Sipiaguine racontait à sa femme comment il avait fait sa connaissance, et ce que lui avait confié le prince G… et quels discours ils avaient tenus pendant le voyage.

« Un garçon intelligent ! répétait-il, et instruit ! Il est un peu rouge d’opinions, c’est vrai ; mais tu sais que pour moi cela n’a aucune importance ; ces gens-là ont au moins une chose pour eux : ils ont de l’amour-propre. Et puis Kolia est trop jeune ; ces folies ne mordront pas sur lui. »

Mme Sipiaguine écoutait son mari avec un sourire caressant à la fois et moqueur, comme s’il eût confessé quelque escapade un peu étrange, mais amusante ; elle éprouvait même une sorte de plaisir à voir que son « seigneur et maître », un homme si posé, si grave, était encore capable de faire un coup de tête comme à vingt ans.

Debout devant un miroir, et orné d’une paire de bretelles en soie bleue sur une chemise blanche comme la neige, Sipiaguine était en train de se coiffer à l’anglaise, avec deux brosses ; et Valentine Mikhaïlovna, qui s’était couchée à demi, avec ses bottines, sur un petit divan turc, lui donnait divers renseignements sur l’exploitation du domaine ; sur la fabrique de papier, qui, hélas ! n’allait pas comme il aurait fallu ; sur le cuisinier, qu’il faudrait remplacer ; sur l’église, dont le plâtre était tombé ; sur Marianne, sur Kalloméïtsef.

Une franche confiance, une amitié sincère existaient entre les deux époux ; ils vivaient réellement en amour et concorde, selon la vieille formule ; et lorsque Sipiaguine, ayant terminé sa toilette, demanda à Valentine, en vrai chevalier, sa menotte à baiser ; lorsque sa femme lui tendit les deux mains et le regarda avec une orgueilleuse tendresse les baiser tour à tour, le sentiment qu’exprimaient les visages des deux époux était un sentiment honnête et bon, bien qu’il brillât chez elle dans des yeux dignes de Raphaël, et chez lui dans de simples « lucarnes » de fonctionnaire.

À cinq heures précises, Néjdanof descendit pour le dîner, qui était annoncé, non pas par le son d’une cloche, mais par les beuglements prolongés d’un gong chinois.

Toute la société était réunie dans la salle à manger. Sipiaguine souhaita de nouveau, et du haut de sa cravate, la bienvenue à Néjdanof, et lui assigna une place à table entre Kolia et Anne Zakharovna.

Anne Zakharovna était une vieille fille, sœur du défunt Sipiaguine père ; elle exhalait une odeur de camphre comme un vêtement resté longtemps dans un coffre ; avec cela, l’air morne et inquiet. Elle remplissait dans la maison le rôle de menin ou de gouverneur de Kolia ; quand on plaça Néjdanof entre elle et son élève, son visage ridé exprima le mécontentement. Kolia regardait du coin de l’œil son nouveau voisin ; l’intelligent petit garçon devina bientôt que son professeur était embarrassé : — en effet, Néjdanof ne levait pas les yeux et ne mangeait presque pas. Kolia n’en éprouva aucun déplaisir ; il avait toujours eu peur que son professeur ne fût un monsieur sévère et irascible.

Valentine aussi regardait Néjdanof. « Il a bien la tournure d’un étudiant, pensait-elle, et il n’a pas l’usage du monde ; mais il a l’air intéressant, et ses cheveux ont une couleur originale, comme ceux de cet apôtre que les anciens maîtres italiens peignaient toujours roux, et il a les mains propres. »

Tous les convives, d’ailleurs, regardaient Néjdanof ; mais ils le ménageaient, ils le laissaient tranquille… pour commencer ; et lui, qui sentait fort bien tout cela, il en était en même temps satisfait et irrité sans trop savoir pourquoi.

C’étaient Kalloméïtsef et Sipiaguine qui alimentaient la conversation. Ils parlaient du zemstvo, du gouverneur, du péage des routes, des billets de rachat, de leurs amis communs à Pétersbourg et à Moscou, du lycée Katkof[1] qui venait de s’ouvrir, de la difficulté d’avoir des travailleurs, des amendes, des dégâts causés par les bestiaux, de Bismarck, de la guerre de 1866 et de Napoléon III, que Kalloméïtsef qualifiait de gaillard !

Le jeune gentilhomme de la chambre professait les opinions les plus rétrogrades : il en arriva même à répéter, — sous forme de plaisanterie, il est vrai, — le toast qu’un de ses amis avait porté à un banquet intime : « Je bois aux deux seuls principes que je reconnaisse, » s’était écrié ce propriétaire échauffé par les libations : « Au knout et au rœderer ! »

Mme Sipiaguine fronça les sourcils, et fit observer que cette citation était de très-mauvais goût.

Sipiaguine, lui, énonçait des idées très-libérales ; il réfutait Kalloméïtsef avec une politesse quelque peu nonchalante, non sans un brin de persiflage.

« Vos frayeurs au sujet de l’émancipation, mon cher Siméon Pétrovitch, lui dit-il entre autres choses, me rappellent un rapport que l’excellent et très-respectable Tvéritinof présenta en haut lieu, en 1860, et qu’il lisait dans les salons de Pétersbourg. La plus belle phrase de ce rapport était celle où il disait que les paysans émancipés ne manqueraient pas de se répandre, une torche à la main, sur toute la face de la patrie. Il fallait voir notre brave Tvéritinof gonfler ses petites joues, écarquiller ses petits yeux et s’écrier en ouvrant sa bouche enfantine : « La torche ! la torche ! une torche à la main ! » Eh bien, l’émancipation s’est accomplie… Où sont les paysans avec leurs torches ?

— Tvéritinof, répliqua Kalloméïtsef d’une voix sombre, se trompait sur un seul point : ce ne sont pas les paysans, ce sont d’autres qui porteront des torches. »

En ce moment, Néjdanof, qui, jusque-là, n’avait pas regardé une seule fois Marianne, — placée pourtant du même côté de la table que lui, — échangea un regard avec elle, et il sentit immédiatement que tous deux, cette jeune fille morose et lui, — avaient les mêmes convictions et tendaient vers le même but. Elle ne l’avait nullement frappé, lorsque Sipiaguine la lui avait présentée ; pourquoi donc était-ce justement avec elle qu’il échangeait un regard ? En même temps, une inquiétude vint le prendre : n’était-ce pas une chose honteuse, ignominieuse même, que d’être là, d’entendre de pareils discours, et de ne pas protester, donnant ainsi par son silence le droit de croire qu’il partageait ces opinions ?

Ses yeux rencontrèrent de nouveau ceux de Marianne, et il crut y lire une réponse à sa question : « Attends ; le moment n’est pas venu… ce n’est pas la peine… plus tard ; il sera toujours temps… »

Il lui fut agréable de penser qu’elle le comprenait ; puis il recommença à suivre la conversation… Mme Sipiaguine avait remplacé son mari, elle le dépassait presque en liberté d’opinions, en radicalisme ! Elle ne comprenait pas, non, elle ne comprenait po-si-ti-ve-ment pas comment un homme jeune et instruit pouvait s’en tenir à une routine aussi démodée !

« Du reste, ajoutait-elle, je suis persuadée que vous dites cela tout bonnement pour le plaisir de taquiner. Quant à vous, Alexis Dmitritch, dit-elle avec un aimable sourire à Néjdanof, qui s’étonna de voir qu’elle savait ses prénoms, je sais que vous ne partagez pas les inquiétudes de M. Kalloméïtsef : mon mari m’a fait part de vos conversations avec lui pendant le voyage. »

Néjdanof rougit, s’inclina sur son assiette et balbutia quelques paroles confuses ; non par timidité, mais parce qu’il n’était pas habitué à causer avec d’aussi brillants personnages. Mme Sipiaguine continuait à lui sourire, pendant que son mari approuvait d’un signe de tête protecteur… Kalloméïtsef, sans se presser, insinua son monocle rond dans son arcade sourcilière, et se mit à examiner cet étudiant qui se permettait de ne pas partager ses « inquiétudes ».

Mais ce n’était pas cela qui pouvait intimider Néjdanof ; au contraire : le jeune homme releva immédiatement la tête et soutint le regard du superbe bureaucrate ; et la même impression soudaine qui lui avait fait deviner en Marianne une amie, lui montra en Kalloméïtsef un ennemi.

Kalloméïtsef, lui aussi, eut la même impression ; il laissa tomber son monocle, se détourna, chercha une plaisanterie… et ne trouva rien. Seule, Anne Zakharovna, qui avait pour lui une vénération secrète, prit intérieurement son parti, et devint plus furieuse que jamais contre l’hôte malencontreux qui la séparait de Kolia.

La fin du dîner arriva bientôt. On passa sur la terrasse pour prendre le café. Sipiaguine et Kalloméïtsef allumèrent un cigare. Sipiaguine offrit à Néjdanof un régalia authentique ; mais le jeune homme refusa.

« Ah ! oui, s’écria Sipiaguine, j’oubliais ! vous ne fumez que vos cigarettes !

— C’est un goût assez curieux. » murmura Kalloméïtsef entre ses dents.

L’étudiant faillit éclater. Il avait envie de répondre : « Je connais très-bien la différence entre un régalia et une cigarette ; mais je ne veux rien devoir à personne ! » Pourtant il se contint, non sans inscrire au « débit » de son ennemi cette nouvelle impertinence.

« Marianne ! dit tout à coup à haute voix Mme Sipiaguine : ne fais pas de cérémonies avec monsieur ! va, fume ton paquitos ! d’autant plus, ajouta-t-elle en se tournant vers Néjdanof, d’autant plus que dans votre société, m’a-t-on dit, toutes les demoiselles fument n’est-ce pas ?

— C’est vrai, madame, répondit sèchement Néjdanof. » C’était la première fois qu’il adressait la parole à Mme Sipiaguine.

« Moi, je ne fume pas, — continua-t-elle en clignant avec une expression caressante ses yeux de velours… Je suis en retard sur mon siècle. »

Marianne, lentement et méthodiquement, comme par bravade, prit un paquitos, tira une allumette de la boîte, et se mit à fumer. Néjdanof alluma aussi une cigarette, en empruntant du feu à Marianne.

La soirée était magnifique. Kolia et Anne Zakharovna s’en allèrent dans le jardin ; le reste de la société passa encore une heure environ sur la terrasse à respirer l’air pur.

La conversation était assez animée. Kalloméïtsef faisait une charge à fond sur la littérature ; Sipiaguine, toujours libéral, défendait l’indépendance des lettres, démontrant leur utilité, citait même Chateaubriand, à qui l’empereur Alexandre Pavlovitch avait conféré l’ordre de « Saint-André, premier apôtre ».

Néjdanof ne se mêlait pas à cette discussion ; Mme Sipiaguine le regardait, et l’expression de son visage semblait dire qu’elle approuvait cette réserve discrète, non sans en être un peu surprise.

À l’heure du thé, tout le monde revint au salon.

« Cher M. Néjdanof, dit Sipiaguine, nous avons ici une mauvaise habitude, le soir : c’est de jouer aux cartes, et qui plus est un jeu défendu : la stoukolka[2], figurez-vous ! Je ne vous invite pas. Mais du reste Mlle Marianne aura la bonté de nous faire entendre un peu de piano. Vous aimez la musique, j’en suis sûr, n’est-ce pas ? »

Et sans attendre de réponse, il prit en main un jeu de cartes. Marianne se mit au piano et joua, ni bien ni mal, quelques romances sans paroles, de Mendelssohn.

« Charmant ! charmant ! quel toucher ! » s’écria Kalloméïtsef, comme un énergumène, de l’autre bout du salon.

En réalité, il avait poussé cette exclamation par pure politesse ; quant à Néjdanof, malgré la certitude exprimée par Sipiaguine, il n’avait pas la moindre passion pour la musique.

En attendant, Sipiaguine, sa femme, Kalloméïtsef et Anne Zakharovna s’étaient mis à jouer… Kolia vint dire bonsoir, et, ayant reçu la bénédiction de ses parents ainsi qu’un grand verre de lait en guise de thé, il alla se coucher ; pendant qu’il s’éloignait, son père lui cria qu’il commencerait ses leçons le lendemain avec M. Néjdanof. Quelque temps après, s’apercevant que Néjdanof restait là, désœuvré, au milieu du salon, et feuilletait par contenance un album photographique, il lui dit de ne pas se gêner et d’aller se reposer chez lui, d’autant plus qu’il devait être fatigué du voyage ; d’ailleurs la devise de sa maison était : liberté !

Néjdanof profita de la permission, prit congé de tout le monde, et sortit. Sur le seuil de la porte, il se croisa avec Marianne, qu’il regarda en face ; non-seulement elle ne lui souriait pas, mais encore elle fronçait légèrement les sourcils, et pourtant il sentit de nouveau qu’elle serait pour lui un ami, un camarade.

Il trouva sa chambre tout imprégnée d’une fraîcheur parfumée ; les fenêtres étaient restées ouvertes tout le jour. Dans le jardin, juste en face de ses fenêtres, un rossignol jetait des sons courts et vibrants ; et dans le ciel nocturne, au-dessus des cimes arrondies des tilleuls, s’étalait une lueur trouble, rougeâtre et chaude : la lune allait se lever.

Néjdanof alluma une bougie ; des papillons gris, aux ailes cotonneuses, vinrent aussitôt en foule du jardin sombre, en tournoyant et se heurtant ; et le vent qui les poussait faisait vaciller la flamme bleue et jaune de la bougie.

« Quelle chose étrange ! pensait Néjdanof, qui était déjà dans son lit ; les maîtres, les gens, tout le monde ici a l’air d’être bon, libéral, humain même… et pourtant je me sens tout déconfit. Un chambellan, un gentilhomme de la chambre… Bah ! le matin est de meilleur conseil que le soir ! Pas tant de sensiblerie ! »

Mais en ce moment même il entendit les coups redoublés que le veilleur frappait à tour de bras sur la plaque de fonte ; une voix prolongée cria :

« Veillez !…

— Veillez !… répondit une autre voix lamentable.

— Au diable ! se dit Néjdanof. On se croirait dans une forteresse ! »

  1. Katkof, directeur du Messager russe et de la Gazette de Moscou.
  2. Sorte de lansquenet.