Terre d’ébène/Quelques réflexions après le voyage

Albin Michel (p. 260-266).
Quelques réflexions après le voyage


QUELQUES RÉFLEXIONS APRÈS LE VOYAGE

Le voyage est achevé.

L’intérêt de la France était-il que l’on épaissît les voiles qui nous cachaient encore ce pays ? Nous ne l’avons pas pensé. Les portes de notre empire noir devraient être grandement ouvertes à la curiosité de la métropole. On constate justement le contraire. On dirait que la vie coloniale a pour première nécessité celle de se dérouler en cachette, en tout cas hors des regards du pays protecteur. Celui qui a l’audace de regarder par-dessus le paravent commet un abominable sacrilège, aux dires des purs coloniaux. Les dirigeants de nos colonies veulent bien montrer « leur » pays à quelques citoyens, mais seulement à la lueur d’une lanterne sourde. Tout homme politique, tout voyageur de quelque importance sera précédé dans sa randonnée d’une dépêche circulaire où l’on ordonnera aux administrateurs de le bien faire manger et de ne rien lui dire.

Ce n’est pas en cachant ses plaies qu’on les guérit.

Cette conception de gouvernement appela une très curieuse méthode de propagande. Chaque fois que les « purs » parlaient de nos colonies, ils poussaient des cris de triomphe. Tout y allait bien. Le présent y était superbe, l’avenir sans nuage.

Là-dessus, un petit coup de fanfare. On remettait son chapeau et l’on rentrait le cœur léger au sein de sa famille.

Eh bien ! flatter son pays n’est pas le servir, et quand ce pays s’appelle la France, ce genre d’encens n’est pas un hommage, c’est une injure.

La France, grande personne, a droit à la vérité.

L’excuse des partisans de l’ombre est d’ailleurs sans force. L’étranger, disent-ils, ne doit pas être mis au courant de nos erreurs et de nos difficultés. Pour savoir ce qui se passe chez nous, l’étranger ne nous a pas attendu. La France n’a pas le monopole de l’imprimerie. Si vous voulez connaître nos histoires coloniales, ouvrez les journaux allemands, anglais et américains.

La question, pour un voyageur indépendant, ne se pose pas comme se l’imaginent beaucoup d’honorables spécialistes. Le principal, à notre avis, n’est point de regarder ce qui a été fait, mais ce qui aurait dû être fait. « Voyons ! s’écrient ces messieurs, vous ne pouvez dire que la France n’ait pas travaillé en Afrique noire. Nous avons fait quelque chose, que diable ! » Il ne manquerait plus que nous n’eussions rien fait !

Mais nous n’avons pas dépassé le minimum.

Pour bien juger, il est bon de procéder par comparaison. Ici les comparaisons ne sont pas en notre faveur. La France a travaillé beaucoup mieux dans ses autres colonies. Nous avons été grands au Maroc et en Indo-Chine. Sur la même terre, sous le même soleil, avec des indigènes qui n’étaient ni pires ni meilleurs que les nôtres, l’Angleterre et la Belgique ont fait œuvre importante. L’Afrique noire française est dans un état d’infériorité incontestable en face de l’Afrique noire anglaise et de l’Afrique noire des Belges. Infériorité au point de vue ports, navigation fluviale, chemin de fer, infériorité au point de vue du matériel, du confort et surtout des méthodes de travail. Aider à le cacher serait bercer de sa main un sommeil dangereux. Un coup de poing est par moment plus salutaire qu’une caresse.

Quel est le bilan de notre effort ?

Nous avons un port suffisamment outillé : Dakar. C’est le seul. Des colonies d’avenir comme la Côte d’Ivoire attendent encore le leur.

Nous avons cinq chemins de fer.

Au Sénégal : Dakar–Saint-Louis. Du Sénégal au Soudan : le Thiès–Niger. En Guinée : Conakry–Kankan. En Côte d’Ivoire : Abidjan–Ferkessédougou. Puis celui du Dahomey. En tout, deux mille huit cents kilomètres de voie ferrée. Mais comme toujours nous avons travaillé à l’économie, et la moitié de ce réseau, pour répondre aux nécessités du jour, doit être revisée.

Nous avons des routes : peu et mauvaises au Sénégal ; bonnes au Soudan ; magnifiques et nombreuses en Haute-Volta ; praticables en Côte d’Ivoire, au Dahomey. Aucune dans le Moyen-Congo. Mais nous n’avons fait ces routes qu’avec un seul instrument : le nègre ; nous les entretenons de la même manière, si bien qu’au lieu d’être une délivrance, elles deviennent une corvée perpétuelle.

Nous avons creusé au Soudan le canal de Sotuba (vingt-deux kilomètres) qui prolongera le cours utile du Niger, et facilitera l’irrigation des terres en vue d’une culture raisonnée du coton.

En effet, tout est encore à faire au sujet du coton. Dans le Soudan, il n’est qu’une seule plantation, celle de Diré, à dix heures de Tombouctou. Le reste du coton pousse où il peut, au petit bonheur, par ordre du commandant et sous les cris du tirailleur. Il faut dire qu’un homme extraordinaire, M. Bellime, a « son » idée. Peut-être un jour, grâce à lui, pourrons-nous appeler le Niger le Nil français.

Nous avons également, depuis quatre ans, planté des cacaoyers en Côte d’Ivoire.

Quelques usines par-ci par-là.

Partout ailleurs, sur tant de richesses cachées : le silence !


L’Afrique noire française dort.

La métropole a sa part de responsabilité dans ce sommeil. Les colonies, chez nous, ne sont pas à l’honneur. Il faut avoir un parent dans la « partie » pour être sûr que la Côte d’Ivoire ne donne pas sur l’océan Indien ! L’ignorance serait pardonnable, l’indifférence ne l’est pas.

Alors, la colonie vit toute seule. Elle se traîne comme elle peut le long des marigots. La France n’est jamais derrière ses administrateurs pour les féliciter quand ils font bien ou pour les encourager quand ils cherchent le vent. Un administrateur colonial est un enfant perdu. On ne pensera à lui que s’il est l’objet d’un trop gros scandale. Un député pousse-t-il un cri à la tribune de la Chambre, aussitôt son portrait flamboie sur les gazettes. Des gouverneurs dirigent depuis dix ans nos colonies et des ministres ne savent même pas leur nom !

Il faut marier la France avec ses colonies.

Alors tout changera.

Le recrutement pour l’armée donne des résultats douteux ? On examinera de nouveau le problème.

L’exploitation des terres n’est pas organisée ? On l’organisera. Nos méthodes de travail sont mauvaises ? On les rectifiera.

Cela coûtera de l’argent ?

Beaucoup. Mais que diriez-vous d’un semeur qui, au lieu d’ouvrir sa main la fermerait sur ses graines de peur d’en laisser tomber une ? Nous sommes ce semeur. Le sol colonial n’a pas encore gagné la confiance des capitalistes. Ils maintiennent leurs écus au-dessus des terres brûlantes. Peut-être craignent-ils qu’elles ne les leur fondent aussitôt.

Anglais et Belges n’en sont plus à ce stade. Leurs colonies prospèrent. Les nôtres… attendent.

Il faut aussi sauver le nègre.

Pour sauver le nègre, l’argent est nécessaire.

Le moteur à essence doit remplacer le moteur à bananes.

Le portage décime l’Afrique.

Au siècle de l’automobile, un continent se dépeuple parce qu’il en coûte moins cher de se servir d’hommes que de machines !

Ce n’est plus de l’économie, c’est de la stupidité.

Deux millions six cent mille noirs de l’A. O. F. ; plusieurs centaines de mille de l’A. E. F. ont quitté le territoire français. Sans doute avaient-ils leurs raisons ? Ces raisons ne sont pas mystérieuses. Les noirs ont fui nos méthodes de travail.

Il est urgent d’aviser.

Quant au drame du Congo-Océan… Mais l’on sait déjà qu’il a déclenché une révolte dans l’Oubangui-Chari.

Peut-on regretter après cela, d’avoir soulevé le rideau, parfois lourd à notre main, qui cachait au pays son Empire Africain ?