Terre d’ébène/Chapitre XXVI

Albin Michel (p. 218-226).
XXVI. Retour au Gabon

XXVI

RETOUR AU GABON

Le bateau qui m’emportait vers l’Équateur s’appelait l’Europe, une très petite vieille chose fort ancienne, ayant bercé, pour le moins, trois générations de coloniaux.

J’étais sur le pont parce que l’on ne peut toujours être au bar, surtout quand on a beaucoup plus de brûlures d’estomac que de chagrin !

Un homme à la figure triangulaire s’approcha de moi, toucha son casque et fit : Je suis un ami de Philippe Lallemand. Il m’a signalé que je vous rencontrerais sur ce chemin. Salut !

Il me dit venir directement de Monte-Carlo. Autrement, ajouta-t-il, il serait encore en possession de quatorze mille francs, de quoi vivre quatre mois à la métropole. Mais bah ! Il repartait dans l’administration, et allait se faire chasseur d’éléphants. Il se nommait Rass. Soudain il disparut.

Il semblait autant fait pour chasser l’éléphant que moi pour jouer du flageolet. Aussi, croisant l’homme un moment après : Vous avez de beaux fusils, lui demandai-je ? — Pourquoi faire ? répondit-il. Je laissai dormir les éléphants.

Ce Rass avait toujours un crayon à la main. De temps en temps il tirait une vieille enveloppe de sa poche et, pendant deux ou trois minutes, écrivait dessus.

Impression de voyage ? Non ! Une fois, il me tendit la chose. Je lus :

Un jour que je sortais gaiment
De la cantine
Lorsque j’étais au régiment…
Je vis l’étoile matutine !

Il en faisait une dizaine comme cela chaque après-midi, ramenant tout à des quatrains, à des distiques, même sans la collaboration de Mac Orlan. Un phonographe jouait-il : Si mes vers avaient des ailes, de Raynaldo Hahn ? Il composait :

Si les vaches avaient des ailes
On les verrait dans le ciel bleu
Taquiner du bout de leur queue
Le fin museau des hirondelles.

Une heure plus tard il venait vous montrer qu’il avait ajouté un vers. C’était :

Les vaches n’ont que des mamelles.

L’approche du Gabon changea le ton de sa poésie. Il conseillait à tous les jeunes coloniaux de ne pas s’arrêter au Gabon et le quatrain se terminait ainsi :

Reste plutôt toute la vie un vagabond !

Le lendemain l’Europe jetait l’ancre devant Libreville. C’était le Gabon.

Rass n’écrivait plus. Du bateau il regardait le pays. Ça ! me dit-il, c’est l’église ; un peu plus haut c’était notre maison et par derrière : le cimetière.

Il avait habité ici, avec une Gabonaise. Les Gabonaises sont aux gens d’Afrique ce qu’autrefois les Japonaises étaient aux Extrêmes-Orientaux : les petites alliées. On les commande, elles viennent vous trouver au Congo, au Dahomey, plus loin…

— Moi, dit Rass, j’étais dans l’Oubangui Chari… J’avais envoyé des fonds à un camarade et lui avais dit : expédie-m’en une. Deux mois après, un soir, au club, alors que je ne pensais plus à ça, on vit arriver une fille d’un autre pays, vêtue comme le serait un singe de foire et juchée sur des talons Louis XV. Elle regarda les hommes et dit : « Moi venir trouver Missié Ass ».

— Rass ! c’est ta Gabonaise, crièrent les gens du Club.

— Eh ! bien ! approche, fis-je.

Elle s’avança, me salua et dit : Voici ton femme.

Cela commença ainsi et dura huit années. Elles me l’ont empoisonnée !

— Qui ?

— Eh ! les vieilles matrones parce que la petite ne voulait pas quitter son blanc. Ce fut lent ! Je l’ai vue deux mois durant descendre sa vie. Elle disait : je vais mourir, mais je laisserai ton linge bien en ordre. On n’oublie pas une Gabonaise. Je n’ai jamais remis le pied à Libreville, depuis.

— Débarquez avec moi, Rass, vous me ferez visiter le pays.

— Eh bien ! oui ! je débarque cette fois !


Les villes coloniales de la côte ressemblent à ces bergeries pour enfants moins les moutons ; quelques maisons mises n’importe où, quelques arbres, quelques personnages. Rass me conduisit tout de suite à l’église. Il n’y avait personne. Nos saints et nos saintes éprouvés sans doute par le climat avaient perdu leurs couleurs. Jusqu’au bleu de la ceinture de Notre Dame de Lourdes qui était maladivement pâle. Rass négligea les chaises des premiers rangs, gagna l’un des bancs du fond, chercha un peu, s’arrêta et dit : C’était sa place ! Et là, debout, casque à la main, il ferma les yeux. Priait-il ? Ses pensées étaient-elles profanes ? De la roulette de Monte-Carlo à cette église sous l’équateur ! L’homme revint sur terre, me rejoignit et dit :

— Aucun médicament n’aurait pu la sauver, aucun ! Pourtant j’ai tout tenté !

Nous quittâmes l’église. Rass m’emmenait vers leur maison. Une Gabonaise suivie d’un nègre qui avait l’air de vouloir la placer aux nouveaux débarqués s’en allait sur ses hauts talons, ses jambes noires dans des bas de soie jaune et balançant à travers une robe rose tendre, un corps sinon à vendre, du moins à louer, en tout cas nullement à dédaigner.

— N’y touchez pas ! fit Rass. J’ai trop d’amitié pour vous. Quand on y va on n’en revient plus.

Et comme se parlant à lui-même :

— Elle remontait tous les jours par ce chemin venant du marché à notre maison et quand son porteur déposait ses achats sur la table elle me disait : Le meilleur du marché pour le meilleur de mon cœur ! Et les jours du courrier de France ! Voilà des fleurs de ton pays, murmurait-elle, je sors, pour que tu puisses mieux les respirer.

Rass ne sentait plus l’écrasante chaleur. Il pressait le pas, marchant à l’assaut de son passé.

— Encore un peu plus haut et c’est notre maison, vous allez voir ! Oh ! fit-il, s’arrêtant devant un mur, il était commencé voilà huit ans et il n’est pas encore achevé ! Et se retournant : Voilà ! c’était ici. La petite était à cette fenêtre toujours, et, me voyant venir, elle me criait de loin : Vao ! Vao ! Cela ne voulait rien dire, c’était un cri à elle.

Une vieille négresse attirée par le bruit des voix mit sa tête grise à l’une des fenêtres. Rass demeura figé en la voyant.

— Et de plus, fit-il, elles ont occupé la maison !

— Bonjou ! Missié Ass, bienvenue !

— Alors, c’était pour avoir la maison, vieille sorcière ?

— Bienvenue !

— Vieille guenon !

— Ti peux entrer si ti veux.

— Vieille corneille !

Redevenant nègre de la côte, Rass cracha pour mieux ponctuer son mépris.

— Alors, Urope ramène-toi ?

Rass m’entraîna. Il frissonnait.

— Vous comprenez, je n’étais pas riche, ses tantes — et le vieux magot de la fenêtre, en est une — auraient voulu tirer meilleure partie de la petite. Elles ont comme cela hérité de la maison et des frusques. Mais qu’ont-elles bien pu lui faire avaler…

— Ah ! ti vas au cimetière ?

La vieille, de ce cri accompagnait notre marche.

— Y va au cimetière ! au cimetière ! au cimetière !

— Voyez-vous, fit Rass, le nègre ou c’est à protéger ou c’est à étrangler !

La promenade était pénible. On n’éprouve aucune volupté à se dégourdir les jambes dans ce pays. J’aurais bien voulu m’asseoir quelque part, et boire, boire. On allait au cimetière.

— Je n’aurais pas dû descendre, disait Rass, maintenant elle m’attire, je vais encore où elle veut. Demandez à tous ceux qui ont eu des Gabonaises, demandez ! Je l’aurais très bien emmenée en France.

On arriva à la terre des morts. Rass chercha sa tombe. Il avait bien fait poser des briques autrefois, mais les tornades avaient dû arranger la chose à leur manière…

Il trouva le lieu où dormait son Équatoriale. Je m’accroupis sur une tombe voisine.

— Elle n’était pas née sur le littoral mais dans la forêt, rêvait-il tout haut.

Il garda pour lui le secret de cette différence.

Comme j’avais l’air fatigué :

— Nous avons fait beaucoup de chemin pour venir la voir au cimetière, elle en avait fait davantage quand elle vint me trouver dans l’Oubangui-Chari.

Un moment passa :

— Voyez ! me dit-il, elle est encore toute dans ma pensée.

Quelque choce était écrit sur les briques, j’avançais la tête.

À ma Gabonaise
fit Rass, simplement. Il ajouta :

— J’aurais pu faire graver aussi : Esprit sans ombre, cœur sans mensonge.

L’Europe siffla son premier coup. Nous n’étions pas pour le Gabon mais pour le Congo. Je me redressai. Nous filâmes.

Au bas de la côte, à l’entrée du chemin conduisant à l’appontement, un nègre, en nous voyant, leva les bras et courut dans notre direction.

— Ah ! Zean, fit le nègre, s’arrêtant devant Rass.

— Mon petit Pierre, fit Rass, étreignant le nègre.

Le nègre expliqua qu’il avait su que l’Europe avait amené Rass et que depuis trois heures il le cherchait.

Je les laissai.

La chaloupe de retour s’impatientant, je criai :

— Eh ! Rass ! C’est l’heure.

Le blanc et le noir me rejoignirent.

— Fais-moi vinir, disait le noir à Rass.

Les deux amis se séparèrent.

La chaloupe nous emporta.

— Oui. Sitôt installé, répondit Rass à l’autre, resté à quai. Au revoir, petit Pierre.

— Fais-moi vinir, Zean ! Zean !

Rass ayant cessé d’agiter le bras en son honneur, me dit : C’était son frère !