Terre d’ébène/Chapitre XXII

Albin Michel (p. 178-188).
XXII. Au kilomètre 125

XXII

AU KILOMÈTRE 125

— Qui êtes-vous ? dis-je.

Je descendais sur Céchi, au kilomètre 125, vers un autre chantier de coupeur de bois. Traversant Dimbokro, l’une des portes de la forêt de la Côte d’Ivoire, je vis, sur la place du village, un blanc qui rabotait des planches, sous un bombardier.

C’était un vieux blanc à barbe grise et défraîchie. Il dit : « Je suis le père Séri, pardi ! »

Du blanc, il n’avait que la peau. Il était nègre dans tout le reste de sa vie. Une calebasse de couscous attendait à ses pieds et trois ignames, sa nourriture du jour. C’était un coupeur de bois doublé d’un chercheur d’or.

Pieds nus, en culotte déchirée, maigre et mal lavé, soixante années, dont trente de tropique, sur la nuque, cet aventurier ressemblait à un chiffonnier.

Il confectionnait une chaise longue… pour un chef nègre.

— Avez-vous besoin de quelque chose ? lui dis-je.

— Ne vous occupez pas de moi. Je suis bien ici. La nourriture indigène me convient mieux que l’autre. Autrefois j’aurais digéré un Auvergnat rôti avec ses sabots, mais je n’ai plus de dents. Je loge dans le campement du chemin de fer. Tout le monde me connaît.

— Vous ne mettez pas de casque ?

— Non. Cependant il paraît que c’est indispensable, je l’ai entendu dire.

Une caisse remplie de cailloux et portant : « Produits d’exportation Félix Potin » était près de lui.

— Quoi ? Vous vous faites envoyer des cailloux de Paris ?

— Chut ! fit-il, cela est à Golt. Vous ne connaissez pas Golt ? Vous venez d’arriver, alors ? Golt, mon frère, mon collaborateur, l’Anglais, l’ancien lieutenant de la légion étrangère. Il est mort le mois dernier.

Et me montrant la caisse :

— Ceci est son testament.

Sur les cailloux on voyait une cuiller, un couteau et une demi-assiette :

— Et cela est son héritage. Golt est mort, mais il a trouvé. Baissez-vous, regardez.

— C’est des cailloux, dis-je.

— Golt a trouvé. C’est de l’or. Moi seul connais l’endroit. La famille de Golt, un jour, recevra une lettre de Séri. Elle sera riche, elle aussi ! Il m’a laissé l’adresse.

De la poche de sa chemise, il retira un sale papier, le dernier écrit du mort ; on y lisait dessus le nom d’une lady, et celui d’une rue à Manchester.

— Savez-vous, père Séri, que la colonie peut vous rapatrier ?

— Les missionnaires ne rentrent jamais. Laissez-moi finir la chaise longue et vous me verrez repartir. Golt, en mourant, m’a dit : « Vas-y, là-bas ! »

— C’est loin ?

— C’est où il y a de l’or. Mais cela me regarde seul. Et vous ? Comme ça, vous allez à Céchi, chez les coupeurs de bois ? En voilà qui devraient apprendre leur métier… Il y a de tout, parmi eux : des écrivains, des anciens jockeys, mais pas de coupeurs. Ils ne connaissent rien à la bille, rien. Ils tranchent un arbre à sept mètres de haut, pourquoi ? Ce n’est pas le haut de l’arbre qui est beau. C’est le pied. Le bois est dans le pied. Ils gaspillent la forêt. Un noir vient et leur dit : « J’ai trouvé cinquante acajous. » Ils saccagent tout le reste pour avoir les cinquante acajous. Ça va vite à tomber une forêt séculaire ! C’est un massacre. On ne peut plus passer où ils sont passés. La plaie, c’est les chasseurs d’acajou. Ils esquintent la nature et le nègre. Hache et manigolo !

Là-dessus, l’étrange homme se remit à sa chaise longue.

— Allons ! bonne chance ! père Séri.

Et j’allai prendre le train.


— Vous vous arrêtez au kilomètre 125 ? fit le seul Européen du convoi. Alors vous devrez faire signe au mécanicien pour qu’il ralentisse. Autrement, on descend à Céchi, et il reste encore quatre kilomètres à pied.

C’était un homme petit, en bonne santé, le blanc des yeux plutôt rouge. Il me dit qu’il était chasseur d’acajou.

— On m’espionne, vous savez. On dit : « Muss le prospecteur est parti en forêt. On va le suivre. » Je suis forcé de ruser. Prenez-en de la graine. Il ne faut jamais dire où l’on va. Et vous, tout de suite, vous m’avez dit : « Je vais au kilomètre 125. » Mauvais ! Mauvais ! C’est la lutte ouverte dans ce pays. Le margouillat mange le moustique, le serpent mange le margouillat. La mangouste mange le serpent, le blanc mange le noir. Ayez l’œil ! Avez-vous fait un mauvais coup, vous, dans votre jeunesse ? Êtes-vous en « consommation » ? Moi, je suis Muss. Je ne me suis pas toujours bien conduit en France. Il y a un banc de cour d’assises dans mes armoiries. La forêt me réhabilite.

— Alors, vous êtes prospecteur ?

— Maintenant. Avant j’étais chef de chantier. On m’appréciait. Quel as je faisais ! Les noirs avaient peur de moi. Ils m’appelaient la Panthère. On dit que je suis brutal. Non ! Mais j’ai quelque chose dans les yeux, je les foudroie du regard. Ils disaient : « Missié Muss connaît « bon manière ». Je commence à me vider, pourtant. C’est que le climat use, par ici ! Mais, parole ! si je me voyais obligé à me faire rapatrier comme indigent, je me mettrais une balle dans la tête. Ne sciez jamais le bois, vous entendez, ça le fait fondre. Équarrissez sur place et faites tirer à temps. Là, plus de préjugés, faites tirer avec ce que vous avez sous la main, hommes, enfants, femmes, même si elles ont un gosse dans le ventre ou dans le dos. Tant pis ! si les seins tombent et raclent la terre. Avant tout, sauvez la bille ! Un jour, je suis allé dans un village, j’ai pris les femmes, je les ai attachées à mon automobile. Je commençais à démarrer. Alors les hommes, qui s’étaient cachés, accoururent pour ravoir leurs femmes. Ainsi j’ai « coxé » les mâles. Un autre conseil : au lieu de trop taper dessus, arrosez-leur le nez avec du gin et ça tirera. Tenez, c’est là où vous devez sauter. Nous sommes au 125. Voici la case du chantier. Bonne chance !


Et je sautai du train, dans la tranchée de la voie, entre les deux murs de la forêt. Mon ami Bernard m’attendait.

C’était un coupeur de bois d’une autre race. Au titre d’aventurier, il avait préféré celui de bûcheur. Bordelais, le corps et la langue toujours en action, il portait à bras tendu ses vingt-cinq ans de Côte d’Ivoire. Il était de ceux qui faisaient dire : « L’Afrique tue ? regardez donc Bernard ! »

J’arrivais avec un jour de retard. J’avais perdu ce temps avant Dimbokro, alors que je roulais en auto. On n’en finissait plus de passer les rivières, les passeurs étant toujours de l’autre côté, comme la concierge est dans l’escalier ! Il était six heures et demie du soir. J’escaladai le remblai.

— Cinq cent mille poux de bois dans mes billes d’Iroko ! s’écria Bernard, mais je vous croyais dévoré par les fourmis manians !

— Salut, dieu de la forêt ! fis-je.


Un par un, des noirs, éreintés, rentraient du chantier. Ils ne gagnaient pas leur camp, mais, ce soir-là, ils s’arrêtaient devant la case du chef. C’était la fin du mois, jour de paye.

— Vous tombez juste pour assister à la séance, fit Bernard. Asseyez-vous à côté de moi, derrière cette table. Poincaré ! apporte la lampe-tempête !

— Vous avez aussi un Poincaré chez vous ?

— C’est la mode !

— Ton tête est-il toujours bon, Poincaré ?

— Oui, missié Bénad, mon tête est toujous bon.

— Tu n’as pas fait crapule, ce mois ?

— Moi fini faire capule, missié Bénad.

— Voilà Tour-Eiffel. Toujours vieux, mon pauvre Tour-Eiffel ?

— Toujours vieux ! missié patron.

Bernard examina ses deux cents hommes.

— Vous entendez ? disait-il à son capita, pas de brutalités. Le recrutement est déjà assez difficile. J’ai une bonne réputation, je ne veux pas la perdre en quinze jours. Ne « laquez » pas mon nom. Pourquoi celui-là ne tient-il plus debout ?

— Il a été marabouté (empoisonné).

— Il y a donc des féticheurs par là ? Qui t’a marabouté, Samba ?

— Moi, criver !

— Tu as vu féticheur ?

Samba ne répondit rien. Il s’étendit sur la terre. On le fit emporter au campement.

Le capita Poincaré s’approcha du patron :

— Missié, cria-t-il, moi vieux serviteur, moi bon capita, augmente-moi.

— Mon cœur va saigner, Poincaré, si tu me demandes encore une augmentation ; mon cœur n’est pas content de payer tant d’argent.

— Mais toi ? content de Poincaré ?

— Tu es trop fort pour moi, tu auras cinquante francs de plus.

On s’assit derrière la table. La nuit était venue. Deux lampes-tempête éclairaient.

— Je dois vous prévenir, monsieur Bernard, dit le chef de chantier, que le commis de l’administrateur est venu, voici dix jours, se faire régler les impôts des hommes.

— Quoi ? fit Bernard. Il n’a pas le droit ! Et vous avez payé ?

— Oui.

— Vous avez eu tort. Ces hommes ont déjà dû verser leur impôt au chef de canton. Ainsi, ils l’auront payé deux fois. Que vont-ils toucher maintenant ? Enfin, c’est fait. Poincaré, explique-leur que le commandant est venu encaisser leur impôt et que nous allons retenir cette somme sur leur mois.

Poincaré palabra.

— Que disent-ils ?

— Ils disent que c’est bon.

— Allez ! commençons !

Le chef du chantier, liste en mains, fit l’appel :

— Zié !

— Prisent !

Zié a gagné 77 francs dans son mois. Le patron a payé 88 francs d’impôt : 40 pour la capitation, 48 de rachat de prestations. Après un mois de travail (dans la forêt), Zié doit 11 fr. !

— Tu comprends ? lui demande-t-on.

Bernard décide de ne lui retenir, ce mois, que 50 francs. On lui aligne 38 francs. Zié dit : « Merci ! »

— Voyons ! Bernard, s’ils sont envoyés au travail de la forêt, ils ne peuvent aller aux prestations. Pourquoi leur demande-t-on 48 francs parce qu’on les force à une besogne plutôt qu’à une autre ?

— Ça, fait Bernard, c’est « manière pour nègre ». Les blancs n’ont pas à comprendre.

Un grand bavardage s’éleva de la foule.

— Makou ! cria Bernard.

Le silence s’établit.

Tous se présentaient à l’appel de leur nom. Ils étaient résignés, prenant ce qu’on leur donnait. Jamais ils ne demandaient une explication. On dit à celui-ci : « 30 francs ! » Il tendit la main, reçut et s’en alla.

Médiki avait travaillé tout le mois ; il ne toucha que 12 francs. Tout de même, la chose lui sembla exagérée. Il dit : « Merci ! Merci bien ! » mais ironiquement.

— Ticoubé ? Où est Ticoubé ?

— Parti dans la brousse, dit Poincaré. Évadé ! Il avait 32 francs à son compte.

— Georgea ?

— Parti dans la brousse. Évadé ! 52 francs à son compte.

— Augustin ?

— Tout à fait malade, fit le capita. Depuis un mois lui pas manger.

— Alors qui mange ses rations ?

— Pas rations, répondit Poincaré ; lui pas travailler, lui pas bouffer.

— Vous êtes des dégoûtants ! Que l’on m’amène Augustin.

Augustin parut entre deux noirs, comme entre deux béquilles.

— Qu’est-ce que tu as, Augustin ?

— Moi criver.

— Donnez-lui les 52 francs de Georgea. Et faites-le manger, sauvages !

— Tricoté ? Tiens ! tu n’as pas d’impôt, toi, comment cela se fait-il ?

— Moi ? répond Tricoté, moi désalé, beaucoup malin, moi changé de nom au village.

Il reçut 76 francs.

— Jeannot ? Jeannot ?…

— Personne ne se présenta.

— Il est mort, dit le chef de chantier.

Maoudi et Robert II étaient morts également. Goupi n’avait que 22 francs à son compte.

— Tu n’as pas d’impôt et tu n’as que 22 francs ?

— Fainéant comme un poulet ! dit Poincaré.

Quinze Betés défilèrent.

— Si les malades meurent, faites-les enterrer tout de suite, les Betés les mangeraient. Vous entendez ? dit Bernard en s’adressant aux anthropophages, si vous, manger copains morts, moi chicotte.

Baoulé avait 128 francs d’impôt : 40 pour lui, 40 pour sa femme, 48 pour rachat. Son gain n’était que de 73 francs.

— Donne-moi 10 francs, missié Bénad, dit tristement Baoulé.

On lui en donna 30.

Un mois de souffrance dans la forêt et pour salaire une dette ? L’organisation du travail laisse peut-être à désirer, en Afrique ?