Terre d’ébène/Chapitre VII

Albin Michel (p. 58-65).
VII. C’était entre 1880 et 1900

VII

C’ÉTAIT ENTRE 1880 ET 1900

Soudan !

Dans cette brousse, il vous vient subitement une pensée. Le paysage, les indigènes, cela disparaît un moment à vos yeux. Un écran s’interpose entre vous et cette réalité. Et sur l’écran, on voit :

La conquête !

Les shakos ! les couvre-nuques ! les soldats de France !

Écrasée, entre ce soleil qui fore et cette terre qui brûle, la colonne conquérante avançait…

Cette route ? Elle l’a tracée. Les pioches frappaient, les pelles déblayaient, la sueur coulait. Sous quarante degrés la peau était gercée, les lèvres coupées comme par le froid. L’harmatan, le vent du Soudan, soufflait et séchait la rosée sur les muqueuses.

On se rappelle que dans l’illustre Kayes, on vous a dit : « Tenez ! voilà la chambre d’Archinard ». C’était un clapier. Qu’à Kita, on vous a montré un poulailler : « Tenez ! c’est la demeure de Joffre ! » Qu’hier, votre chauffeur noir, arrêtant pile devant un village, vous a dit : « Tiens ! rigarde : Gaïeni (Gallieni) deux ans la boîte dans tata de Ahmadou. » Deux ans prisonnier d’Ahmadou, fils d’Omar ! Sept cents jours à limer ses barreaux dans ce champ de termitières, car, avant lui dans ce pays, seuls les termites avaient travaillé ! On a noté exactement qu’une fois à Kabara il faudrait s’arrêter, en marchant sur Tombouctou, pour voir l’endroit où, près de l’arbre aux chiffons, Gouraud reçut son premier pruneau.

Parfois, une pyramide tronquée dans la brousse. On s’approche. On lit : « Souvenir colonial français au capitaine Gallieni, aux lieutenants Vallière et Pietri, aux docteurs Tantam et Bayol ».

Puis, c’est une tombe toute seule :

Ge.rges G.iva..r
li..t aux sp.his soudanais
tué à ennemi.
28 ans.

Ce sont des cimetières, sur lesquels on a planté des arbres qui pleurent, des dioubalés :

Pélabon, lieut. 5e génie
mort à Bafoulabé, 28 ans.

Sur cette pierre, tout est effacé sauf : 26 ans.

Lagarde Jean
lieut. art. de marine
tué le… 27 ans.

Géta, Jean-Noël, 27 ans. Durani, 29 ans.

Une stèle : « Nous, dont il fut le compagnon d’armes, donnons-lui une pensée ». Le nom n’y est plus, il n’y a que l’âge : 25 ans. Pendues par milliers aux branches des dioubalés, les chauves-souris recouvrent ces dalles d’une neige immonde et sans cesse renouvelée.

C’était entre 1880 et 1900. Nos colonnes…


En ce temps-là, Ahmadou, Habibou, Moktar et Mountaga se partageaient l’empire d’El Hadj Omar, leur père. Tels s’appelaient les jolis fils de l’empereur Toucouleur. Ahmadou tua Habibou, tua Moktar. Quant à Mountaga, il se fit sauter dès qu’il vit Ahmadou approcher de son tata.

Ahmadou régnait. C’était du joli ! Vouah ! disent les vieux nègres qui se rappellent ; il prenait papa, maman, moussos…

— Il mangeait tout ?

— Y mangeait petit peu ![1].

Sur un territoire plus grand que la France, Ahmadou faisait le bandit. C’était la chasse aux cabèches. La région de Ségou était devenue un grand boulodrome. Les têtes roulaient toute l’année comme des boules le jour d’un concours. Il fut le plus grand bouliste de son époque !

Nous, nous étions beaucoup plus bas, pêchant dans le fleuve Sénégal. Ces têtes venaient finir de rouler entre nos jambes. En tombant à l’eau, elles effrayaient le poisson. La situation devenait intolérable ! On laissa les lignes, on prit le fusil.

Le gouverneur du Sénégal était Brière de l’Isle. « Pas si vite, dit-il aux soldats-pêcheurs. Posez vos flingots, je vais envoyer quelqu’un au sieur Ahmadou, qui lui dira deux mots. » Il lui expédia Paul Soleillet. Ahmadou fut gentleman. Il offrit du bangui à notre ambassadeur. L’ambassadeur le but. Mais il lui offrit de la viande ! Méfiant, l’ambassadeur refusa. La conversation s’en trouva rompue. M. Soleillet revint.

Les têtes continuèrent de rouler.

Quoique quelques-unes continssent de ces petits vers bien connus des poissons, les pêcheurs se fâchèrent. Et cette fois, Brière de l’Isle dit : « Je vais lui dépêcher le capitaine Gallieni. Il parlera plus sec. » Gallieni partit. Ahmadou l’immobilisa dans un tata ! Ce ne fut pas que l’on craignît beaucoup pour notre envoyé ; l’illustre maréchal, on s’en souvient, a toujours été assez maigre. Toutefois !

On changea de procédés.

Borgnis-Desbordes installa son P. C. à Médine.

Archinard arriva.

La conquête ! les shakos ! les couvre-nuques ! la colonne !…

Le soleil, cet anthropophage, ne se tenait plus de joie ! Il en mangeait de la chair blanche ! Il en mangeait jusqu’à faire éclater sa collerette ! Les marsouins y passèrent, avec leurs habits et leurs galons. Il digérait tout. Ceux qui lui échappaient avançaient. Ahmadou reculait et changeait de région. On le suivait. On le chassa de Ségou, de Nioro. Puis de San, puis de Dienné, puis de Mopti. Il alla se terrer dans les falaises de Bandiagara. On l’en fit dévaler. Il fallut treize ans pour l’avoir. Ce jour arriva. L’empire Toucouleur avait vécu.


Mais il y avait aussi l’empire Mandingue ! Samori ! Encore un bel oiseau, celui-là ! Tchang Tso Lin de l’Afrique, toukioum noir. Cette tête de gorille était née Ga-Bibi. C’était un captif de Sori. De captif devenu dioula, il remontait, comme tous les autres, de la Gold Coast, son paquet de noix de kola sur la tête. Un soir qu’il était en verve et qu’il vendait ses noix au Torongo, il séduisit le roi, S. M. Bitiki. Il devint le chef des bandes de Bitiki. Cela fait, il envoya le roi se promener à sa place sur la route de Gold Coast. Puis il fit avancer le trône et s’assit dessus. C’est alors que les nègres en virent de belles !

Il mit d’abord la main sur les États qui l’entouraient. Cela fit le royaume de Ouassoulou, dont il se nomma roi. Deux fois roi et plus crapule que jamais ! Il paraît même que Samori ne mangeait pas seulement « qu’un petit peu de papa et de maman ». Il avalait tout ! Comme il avait grand’faim, le deux fois roi traversa le Niger. Il entra au Mandingue. Là il dit : « C’est moi l’empereur ». Les festins redoublèrent.

Borgnis-Desbordes, Frey, Boylève, Combe marchèrent tour à tour contre cet homme au formidable appétit. L’autre tirait sa fourchette du jeu. On le repoussait de Kita à Bamako, de Bamako au Bakoy, l’Almami, car l’Almami c’était lui, surgissait toujours.

Péroz, Humbert, Archinard s’en mêlèrent. Chassé de ses États, il alla se proclamer roi à Kong, et choisit le Lobi pour se ravitailler en viande ! Braulet le suivit avec une mission. Il massacra la mission et peut-être bien Braulet. Caudrelier le força dans la forêt. Bref, il tomba dans les deux mains du capitaine Gouraud. C’était le temps où Gouraud avait deux mains !

Aujourd’hui, je me promène dans le Soudan, cigarette au bec. Ahmadou ne me mettra pas dans son tata, ni Samori dans le fond de son pagne. En traversant les villes, je lis des noms de rues. Rue Gallieni, rue Archinard, rue Binger. Un autre encore, celui-là ! Il partit seul, vêtu en dioula, traînant sa camelotte. Il reconnaissait le chemin. Un jour, il quitta ses camarades. On ne le vit réapparaître que deux ans et demi après, sur les lagunes de la Côte d’Ivoire. On peut retrouver l’endroit, il s’appelle Bingerville !

Voici la rue du Lieutenant-de-Vaisseau-Boiteux. Ce lieutenant entra à Tombouctou avant Bonnier, avant Joffre. Il s’y fit massacrer. Bonnier aussi, d’ailleurs.

Rue Bonnier.

Le lieutenant de vaisseau Mage fut tué sur le Niger.

Rue Mage.

Rue Baratier.

Voulet et Chanoine donnèrent à la France l’empire Mossi. (C’est maintenant l’une des huit colonies de l’A. O. F. Nous l’appelons la Haute-Volta.) Avec cinquante hommes, ils renvoyèrent trois mille cavaliers du Morho-Naba caracoler plus loin. Ils entrèrent dans Ouagadougou.

Apprenant cela, et sans doute aussi quelques autres petites choses, le gouvernement leur expédia le lieutenant-colonel Klobb, chargé de prendre leur place.

Ils le tuèrent. Pas de rue Voulet-Chanoine. Et Chanoine, dit-on, rôderait toujours aux confins du Sahel, habillé en Targui !

Vieux passé ! Joffre promettait à Cheboune, chef des Tengueriguiffs, que chaque fois qu’il entrerait à Tombouctou on tirerait un coup de canon !

Chacun se débrouillait !

C’était le pays de l’audace et de la jeune souffrance.

Tout cela fut conquis sans plan. Le ministère ne savait qu’après. C’était la marche individuelle !

Quand ces hommes remportaient un succès, ils recevaient de Paris vingt jours d’arrêt !

Heureusement pour la République qu’ils ne se sont pas arrêtés !

  1. C’est-à-dire qu’il se contentait de leur couper le cou, les musulmans n’étant pas anthropophages.