Tendances littéraires en Angleterre et en Amérique



DES
TENDANCES LITTÉRAIRES
EN ANGLETERRE ET EN AMÉRIQUE.

Carlyle et Emerson. — Historiens, Romanciers et Poètes. — Abaissement intellectuel.
— Romans de Frederika Brener. — Correspondance de Robert Burns. —
Littérature et Mœurs américaines. — Fusion des Races.
— Symptômes de l’avenir.

Il semble difficile aujourd’hui d’isoler la littérature d’un peuple et de la soumettre à une analyse spéciale, tant les produits de l’intelligence sont partout confondus et mêlés. Une nappe de lumière égale et pâle est répandue sur l’Europe et sur le monde. Les livres ont beau venir de loin, ils sont frères ; nous les savons par cœur. Cet annuaire imprimé au cap de Bonne-Espérance, ce recueil de poésies par un colon australasien, cet almanach imprimé à Surinam avec de petits contes, ce traité de littérature écrit plus loin que le Canada, du côté des glaces ; ce pamphlet publié à Toronto, ville peu connue et florissante des États-Unis, tous ces livres nouveaux n’ont rien de neuf, de distinct et de marqué. Ils ressemblent à tout et se ressemblent complètement. Londres, Paris, Java, Surinam, Pittsburgh et Halifax donnent les mêmes fruits, d’une saveur fade et aigrelette, avec des qualités utiles, faciles aux estomacs paresseux, mais peu nourrissans, sans élévation, sans fraîcheur, ne portant pas à la tête ; quelque chose d’honnêtement sain, comme ces liqueurs qui ne font pas faire de folies, qui abreuvent sans danger et coûtent peu.


Les originalités tranchées, les livres qui ressortent du caractère intime et spécial de l’écrivain, disparaissent chaque jour. Je ne vois en Amérique que le philosophe Emerson, et en Angleterre Carlyle, qui se détachent de la masse par une physionomie puissante et neuve. C’est toujours cette monnaie des talens, dont l’équivalent nous arrive en petites pièces, et en petites pièces sans effigie. Tout est vulgaire, rien n’est exécrable. La plupart des romans anglais dévident plus ou moins adroitement le fil d’un récit qui devrait occuper vingt pages, et qui en usurpe neuf cents. Une miss Agnès Strickland, que Dieu bénisse ! est à son septième volume des Reines d’Angleterre[1], et n’a pas atteint une époque plus moderne que 1610. Jugez de la place que ce procédé lui réserve pour les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Miss Louisa Costello, femme de talent, ne traite guère moins librement les Femmes illustres d’Angleterre[2]. La littérature de la Grande-Bretagne roule doucement sur cette pente de décadence que nous avions depuis long-temps mesurée de l’œil. Il semble que tout se rapetisse et dégénère. Les derniers débats de la chambre des communes ont quelque chose de puéril et de froid ; les conquêtes même de lord Ellenborough dans l’Inde se sont teintes d’une emphase ridicule et d’un orientalisme qui pourrait passer pour une parodie ; les théâtres n’existent plus que pour mémoire. Macready, Bulwer, mistriss Gore, Sheridan Knowles, Young, Kemble, tous les talens du théâtre et de la presse se sont en vain ligués pour rendre vie à la muse comique et tragique. Pas un poète nouveau, tout semble épuisé. Carlyle seul maintient sa position singulière de chef intellectuel et mystique dans un pays pratique et commercial ; encore son dernier ouvrage (Past and Present) semble-t-il annoncer le relâchement précoce de ce talent peu commun ; il se répète déjà et se perd dans l’image. Sa doctrine cependant fait des prosélytes, Emerson la propage en Amérique.

Elle courrait risque de passer auprès des esprits légers pour vague et inexplicable ; on pourrait l’accuser d’une contradiction flagrante. Carlyle et Emerson sont démocrates, si l’on entend par ce mot la sympathie avec l’humanité, l’intérêt porté au bien-être des masses. Ils sont aristocrates, si l’on appelle aristocratie l’amour de la supériorité intellectuelle, le respect de l’idéal, la vénération pour tout ce qui représente la dignité et l’élévation de l’homme. Ce parti, qui n’est pas encore formé, échappe aux dangers et aux ruines de ces vieilles institutions qu’on ne peut espérer de reconstruire ; il se détache aussi des illusions de l’avenir et des crédulités du présent. Il ne prend pas la brutalité pour la force et l’activité physique pour le progrès ; il n’espère pas raviver les fantômes de la chevalerie et du moyen-âge. Carlyle et Emerson ne croient ni à la régénération par les missionnaires protestans ou autres, ni à la toute-puissance de la statistique. Ils n’ont foi en aucune panacée ; l’organisme doit sortir un jour du désordre moral et de l’affaissement intellectuel ; telle est, selon eux, la loi divine. Mais cet organisme ne sera pas pour les temps futurs ce qu’il a été pour les temps écoulés.

Carlyle, bien supérieur à son élève, traverse sans crainte cette forêt d’additions, de soustractions et de colonnes, de promesses et de théories dont l’ombre épaisse nous environne, et va droit au fait. Chez Emerson, le penchant démocratique est très prononcé ; chez Carlyle, le respect pour le passé se maintient avec énergie. Il y a des vues hasardées ou incomplètes, mais un style ardent et net dans le livre d’Emerson intitulé Essays ; le dernier ouvrage de Carlyle, Past and Present, s’élève plus haut. On y reconnaît le même coup d’œil sagace et prophétique qui distingue ses précédens ouvrages, Hero-Worship, Chartism, the French Revolution, et sa première œuvre, Sartor resartus.

Nous reparlerons bientôt d’Emerson, quand nous le retrouverons parmi les poètes américains ; il a d’ailleurs trop peu écrit pour nous occuper long-temps. Nous nous sommes plusieurs fois expliqué[3] sur la valeur intrinsèque et la forme attaquable, mais brillamment audacieuse, de ce Thomas Carlyle, qui nous semble marcher à la tête des penseurs anglais, — à leur tête, en dehors du groupe. — Assurément sa destinée n’est pas accomplie. C’est un demi-Écossais, un borderer, ou homme des limites de l’Écosse et de l’Angleterre, né au milieu de ces ravines pittoresques et de ces vallées sinueuses entremêlées de cascades bondissantes et de rochers abruptes qui séparent l’Angleterre de l’Écosse. Le village d’Ecclesfechan, dans le comté d’Annandale, à la fois civilisé par le voisinage de l’Angleterre et sauvage par sa situation dans une gorge de montagnes, regardait comme son oracle le père de Carlyle, fermier riche, et dont la veuve, une maîtresse-femme, à ce que dit son fils, existe encore, et s’enorgueillit de la renommée acquise par Thomas. Le fils, intelligence originale, traversa, comme il arrive souvent aux hommes supérieurs, plusieurs zones d’études et de pensées avant de trouver sa voie définitive ; on dut le prendre pour inconstant, parce qu’il était vaste. Élevé pour l’église, inscrit sur la liste des élèves d’un collége écossais, il s’éprit d’abord des sciences exactes, où il excella, ensuite de la jurisprudence, qu’il étudia à fond, enfin de la métaphysique, qui le conduisit à l’étude sérieuse de la philosophie allemande. Ainsi la connaissance pratique de la vie résultait pour lui de la rustique simplicité de sa jeunesse ; il devait l’habitude de la précision à la science des nombres, la subtilité des déductions aux arguties de la chicane, et la profondeur rêveuse de ses nouveaux maîtres venait se mêler à cet extraordinaire mélange ; ces derniers le séduisirent jusqu’à l’enivrer.

La route des esprits médiocres et des talens ornés est bien plus directe ; Pascal, Leibnitz et Goethe essaient long-temps leurs forces et traversent obliquement vingt régions contraires avant de tracer le cercle qui les circonscrit. Leur apprentissage semble une erreur et un voyage au hasard ; c’est une douleur et une exploration. « Long-temps, dit Carlyle dans son étrange style, je me suis adressé cette question : Possèdes-tu en toi-même une certaine faculté, un certain germe, une force propre que tout le monde n’a pas, ou bien es-tu tout simplement la plus complète nullité de ces temps modernes ? Comment répondre ? Ô terrible incrédulité, de ne pas croire en soi-même ! Et je n’avais pas foi ! Comment l’aurais-je eue ? Récemment le ciel avait paru s’ouvrir à mes yeux ; j’avais aimé ardemment et en vain ; le paradis, se refermant tout à coup pour moi, ne m’avait laissé que le sentiment du désespoir et le mépris de moi-même. Je ne savais que faire de la grande énigme de la vie spirituelle, et le mystère de la vie pratique m’échappait également ; je ne faisais pas le plus léger progrès dans le monde, partout ballotté, méprisé, repoussé, honni des hommes. Perdu dans cette foule menaçante, chiffre isolé au milieu de cette multiplication infinie, sans pouvoir, sans force, sans avenir, il me semblait que je n’eusse d’autre faculté que celle de voir, et de voir ma propre misère. Les hommes me pressaient de toutes parts, et je me sentais éloigné d’eux, séparé de la foule par des murs d’airain, murs invisibles. Un enchantement douloureux me condamnait à vivre, à aimer, à penser isolé de tout ce qui vit, de tout ce qui aime, et de tout ce qui pense. Y avait-il dans ce vaste monde un cœur fidèle sur lequel je pusse reposer mon cœur ? Oh non ! mon Dieu, pas un ! Je restai donc, le mépris dans la pensée, la douleur dans l’ame, un sceau de silence sur les lèvres, muet au milieu de cette succession changeante d’amis prétendus : ames avides et vénales, cœurs ridés, tout prêts à profiter de mes fautes, et auxquels je dérobais soigneusement ce que rêvait mon cerveau, ce que mon ame souffrait. Dans ces circonstances-là, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de parler peu, de se tenir bien clos et couvert, et de n’emprunter jamais sa conversation qu’aux papiers publics, de la sorte on ne court aucun risque. Oui, quand je regarde en arrière, je m’étonne d’avoir pu vivre ainsi ; hommes et femmes, même en me parlant, n’étaient que des images, et, dans le commerce habituel de la vie, je ne sentais plus de cœurs battre auprès de moi ; des marionnettes rapaces de bois et de métal m’environnaient de toutes parts. Solitaire, je marchais au milieu de leurs rues et de leurs assemblées, dévorant dans ma caverne, comme le tigre, non pas les autres, mais mon propre cœur, et sauvage comme lui dans ses solitudes indiennes. »

Cette biographie secrète de l’isolement inévitable dans les premières luttes du génie est pathétique à faire trembler. On voit à quelle profondeur Carlyle rencontre ce mélange d’émotions contenues et de pensées métaphysiques qui, jaillissant en images, constituent son originalité spéciale. Goethe, Jean-Jacques Rousseau, Mme de Staël, Schiller, ont laissé des traces dans cette intelligence, d’ailleurs spontanée. Il publia d’abord, en 1824, une traduction fidèle de l’Apprentissage de Wilhelm Meister, puis une série de contes et de romans allemands en quatre volumes. Collaborateur du Fraser’s Magazine, il fit sa route, comme tous les talens réels, contre vents et marée ; quand il se vit appuyé par le public, grand protecteur des mérites véritables, il alla voiles déployées, et s’abandonna plus librement à cette humeur fantasque si rarement unie à la solidité de la pensée, rayon de soleil qui se brise et se joue sur les eaux de la mer profonde. Ce fut alors qu’il écrivit pour le Fraser une rêverie bizarre, où les formes des gouvernemens, des institutions et des arts, sont comparées aux vêtemens qui se modèlent sur la taille de l’homme ; l’histoire de ces vêtemens, à la fois symboliques et nécessaires, variables et réductibles à des types communs, c’est le Sartor resortus, qu’il faut relire au moins cinq fois pour le comprendre un peu, et qui prouve que l’imagination de Carlyle était alors remplie des plus subtiles vapeurs allemandes. D’autres recueils, et spécialement le Foreign Quarterly Review, s’attachèrent cet écrivain original, et Carlyle, qui n’avait pas dépensé sa jeunesse en pages futiles, n’eut qu’à faire jaillir de sa veine les pensées, les images qui s’y étaient accumulées pendant les solitaires méditations dont il a tracé le tableau. C’était un étrange style et bien incorrect. Le trop plein de ses idées et de ses souffrances se déversa ainsi d’une série d’articles où la pensée philosophique se cache sous une forme hétéroclite, allemande et anglaise ; — c’est tantôt Sterne, tantôt Jean-Paul, quelquefois Goethe ; — la chimie, l’astronomie, l’algèbre, jetées pêle-mêle et confondues. Je ne pourrais mieux le comparer qu’au style de Mirabeau père, l’ami des hommes, que Carlyle lui-même a si bien caractérisé : « Un style riche et richement extravagant, dit-il, plein de nouveauté, de vigueur, de soleil et d’ombre, — étincelant sous sa cuirasse de métaphores et sous les triples écailles de ses images extraordinaires, disloqué, tortueux, mystérieux, — des vapeurs molles sur des angles de montagnes, et des rayons de soleil dans des trous profonds, avec une veine de satire cachée que le XVIIIe siècle ne comprenait pas. La pâture était trop forte pour ces jeunes et aimables enfans. »

Carlyle fit paraître en 1837, et toujours dans le même style, French Revolution, a history ; en 1839, ses Essais, et une brochure intitulée Chartism ; en 1841, ses leçons sur le Culte des Héros, et, tout récemment le Présent et le Passé. C’est dans l’Histoire de la Révolution que brille le plein soleil de son talent et de sa vigueur ; mais c’est à ses autres ouvrages, un peu affadis et amollis quant à la forme, qu’il faut demander le développement de ses doctrines et leur application au temps actuel et à l’avenir. Le Chartisme offre l’analyse pittoresque des maladies sociales que l’accroissement démesuré de l’industrie et du commerce entraîne après lui. Il étudie cet anévrisme commercial comme un médecin qui reconnaît que la force de la vie s’est accumulée sur un seul point d’une façon dangereuse. La vapeur lumineuse de son style agrandit les objets par une sorte de mirage fantastique, mais ne les dissimule ni ne les voile. Ses admirateurs devenaient nombreux et, sous l’éloquence ardente de ses livres, on crut deviner l’orateur ; on se trompait. L’intensité et la nouveauté, les deux qualités principales de sa pensée et de sa forme, deviennent des défauts quand il s’agit d’émouvoir les masses par l’électricité de la parole. Ses leçons publiques sur le Culte des Héros (Hero-Worship) eurent peu de succès, et l’on n’en reconnut la valeur que lorsqu’elles furent imprimées. C’est encore un singulier ouvrage, mais dont la pensée première est profonde. Le philosophe y étudie, l’une après l’autre, toutes les espèces d’hommes qui ont dirigé l’humanité, comme poètes, législateurs, rois, guerriers fondateurs de religions, et il prouve que malgré les nuances des temps, des conditions et des lieux, leur force, essentiellement la même, consiste dans une sympathie innée avec leur époque et l’humanité. Dans cet ouvrage comme dans les précédens, l’esprit pratique de l’Anglo-Écossais contracte alliance avec l’idéalisme allemand. Le style en est moins pénible, mais il est aussi moins coloré et plus lâche que celui du Chartisme, inférieur lui-même aux Essais, qui ont paru après l’Histoire de la Révolution française, et qui sont loin de la valoir.

Past and Present, le dernier ouvrage de Carlyle, complète le développement de ses doctrines politiques. La conquête féodale, désordonnée, sanglante, inhumaine, et s’organisant peu à peu d’elle-même, sous la lumière et la chaleur de la sympathie et de la charité chrétiennes, telle est la première partie du livre de Carlyle : c’est le passé. La nouvelle conquête industrielle, commerciale, démocratique, à peine achevée aujourd’hui, entraînant mille dangers, affaiblissant l’intelligence, détruisant les arts, livrant à la matière un règne souverain et passager, puis s’organisant d’elle-même avec lenteur et difficulté, mais certitude et grandeur, telle est la seconde partie : c’est le présent. Peut-être tout cela est-il un peu rapide et ébauché, et l’on voudrait qu’un esprit aussi remarquable ne se laissât pas emporter à l’allure violente du pamphlet. On peut lui reprocher encore des couleurs criardes, une mise en scène qui cherche le drame, un défaut de sobriété et de simplicité ; ces défauts ont accru sa popularité et lui ont fait un public. Les têtes de cette capacité sont rares, et il est difficile de se montrer à la fois moins dogmatique et plus fécond en idées nouvelles que Carlyle.

La première partie de son œuvre est occupée par un tableau du moyen-âge. Pour présenter, dans sa vérité, l’ère féodale et la vie intime des couvens au XIIe siècle, il s’est servi d’une publication archéologique fort curieuse, que la société Camden vient d’éditer[4]. Ce document, retrouvé dans les parchemins du Musée britannique, est l’œuvre d’un moine contemporain du roi Jean, qui se nommait Jokelyn de Brakelond, et qui l’a écrit en latin. Au lieu de s’en tenir aux maigres détails dont la plupart des chroniqueurs se contentent, Jokelyn a tout observé, et tout redit, ses jugemens sur l’abbé, ses petites querelles personnelles, ses opinions sur la science et la politique du temps ; il a été aussi minutieux qu’intéressant : de cet égoïsme heureux est résulté le tableau du monastère de Saint-Edmondsbury, de son économie domestique, de ses revenus, de ses révolutions intérieures et de ses habitans. Le livre est utile, unique, charmant. Le bien et le mal y sont dits avec ingénuité ; Jokelyn, aussi bavard que Pepys ou le marquis de Dangeau, avec plus de bon sens, a sur eux l’avantage de nous entretenir d’une époque et de choses inconnues ; il s’ennuie, se console la plume à la main, et nous fait passer en revue les moines, les paysans, le bon abbé Sampson, Hugues l’abbé paresseux, les seigneurs et leurs femmes ; on aperçoit des abus, mais on est ému des grandes actions naïves qui compensaient les torts de cette merveilleuse époque. On vit de la vie du couvent au XIIe siècle. Cet abbé Sampson, qui ne dirigeait qu’une communauté, eût été un grand monarque ; on admire son énergie réformatrice, son économie sans mesquinerie, son goût pour les arts ; il faut le voir siéger comme juge dans sa grande salle, écouter les plaideurs et rendre des sentences pleines d’équité. Ce roitelet ecclésiastique qui se fait obéir, aimer, servir, qui civilise la barbarie et donne la vie et l’ordre à une province, curieux portrait qui ne se trouve que dans le Mémoire de Jokelyn, prouve bien ce que nous avions soupçonné, que l’organisation politique et administrative du moyen-âge émanait en grande partie du clergé.

Carlyle a employé les détails de ce vieux tableau de famille pour montrer comment les plus mauvaises époques se rachètent et comment se corrigent d’eux-mêmes, par la seule force de vitalité qui réside au fond des sociétés humaines, les plus effroyables abus. Ainsi, le principe de charité et d’ordre, représenté par le bon abbé Sampson finit par triompher de l’élément de désordre et d’oppression, qui avait pour représentant son prédécesseur, l’abbé Hugues. Cette évolution graduelle de l’anarchie à l’harmonie est la véritable clé de l’ouvrage auquel elle prête un intérêt puissant, et il n’y a pas de détail, tel minutieux qu’il soit, que l’on ne suive dans cette chronique avec une attention soutenue. « Par exemple, dit le chroniqueur Jokelyn, grand admirateur de Sampson, son prédécesseur Hugues l’avait fait emprisonner ; Sampson, après son élection, appela le serviteur que l’on avait chargé de lui attacher des fers aux mains et aux pieds et lui assigna une pension pour la vie. Cette charité fut cause que les moines chantèrent trois messes en son honneur. Il envoya aussi chercher maître Walter, fils de maître William de Dissy, et lui dit : « Ton père était maître des écoles quand je n’étais, moi, qu’un pauvre clerc ; il me donna l’entrée libre et gratuite de son école, et le moyen d’apprendre ; aussi, moi, je te concède, pour l’amour de Dieu, la vicairerie de Chevington. » Charitable et bienveillant, Sampson se montrait sévère pour ceux à qui la charité manquait. Deux chevaliers de Risby, l’un nommé William et l’autre Norman, avaient à lui payer chacun vingt shillings de redevance par année. Les ayant cités devant lui : « Quand je n’étais qu’un moine cloîtré, leur dit-il, on m’envoya à Durham pour les affaires de notre église et je m’égarai en route. Je passais par Risby, la nuit était venue ; lord Norman me refusa l’hospitalité, lord William me l’accorda très gracieusement. Les vingt shillings de lord Norman, je les exige. Je prie lord William d’agréer mes remerciemens et de garder les vingt shillings qui me sont dus. » Il y a mille traits de cette espèce dans la petite chronique du moine ; on est surtout frappé, en la lisant, de l’autorité des bourgeois, de leurs prétentions, de leur puissance, et l’on s’étonne de trouver, sous ce règne d’une féodalité belliqueuse et oppressive, tant de germes de liberté et de si vigoureux symptômes de civilisation. Le voyage de Sampson à Rome fournit au chroniqueur des anecdotes qui peignent à merveille la situation, aujourd’hui peu connue, de la métropole catholique au XIIe siècle. « Il n’y avait rien de plus fréquent, dit Jokelyn, que de voir à Rome des cadavres de prêtres mutilés par l’un et l’autre parti. Le pape Octavien et le pape Alexandre avaient tous deux leurs partisans qui ne se ménageaient pas ; mais tous avaient peur des Écossais, qui étaient des hommes farouches et sans pitié. Porteur de lettres du pape Alexandre, je laissai pousser ma barbe, et prit à la main une pique écossaise, et me déguisai entièrement comme un Écossais ayant soin de ne parler que par menaces et avec colère, comme les gens de ce pays. On croyait alors que j’étais un pauvre Écossais revenant de Rome à Canterbury et n’ayant aucune affaire à traiter avec l’un et l’autre pape. Cependant, quelques officiers sortant d’une forteresse soupçonnèrent que je les trompais, m’arrêtèrent, se mirent à visiter mes haillons, mes bas et jusqu’à mes souliers, que je portais sur mon épaule à la façon des Écossais et ne me renvoyèrent que cette fouille terminée. Ils ne furent guère plus avancés. J’avais saisi dans ma valise et caché dans le creux de ma main les lettres d’Alexandre, qui, se trouvant pressées contre une petite cruche dans laquelle j’avais mis du vin, échappèrent à tous les regards, pendant que je brandissais ma cruche, dont j’avalai une bonne gorgée. Graces soient rendues à Dieu et à saint Edmond ! J’échappai sain et sauf. » — Mille pages arrachées à nos romans historiques n’équivaudraient pas à ce détail simple et à cette scène naïve.

L’érudition a donc fait une bonne œuvre en déterrant ce manuscrit, à peu près unique dans son espèce ; les contemporains de Jokelyn aimaient mieux agir qu’analyser, et le détail des actes de la vie monacale ne se trouve guère reproduit ailleurs. Il y a plus d’originalité et d’intérêt dans ce vieux fragment que dans quelques histoires locales publiées nouvellement et remplies de détails souvent puérils. Si l’on doit les consulter, c’est moins pour y trouver de nouveaux faits que pour signaler l’esprit moderne qui les anime et certaines révélations de l’avenir. Au nombre des plus curieux symptômes se place un fait notable, l’affaissement de l’esprit calviniste dans son sanctuaire même, en Écosse. La Vie de Montrose[5], par Napier, et l’Histoire de Saint André[6], du docteur Lyon, sont dictées par un esprit contraire à Knox. Calvin, le grand-prêtre de l’Écosse, y est maltraité. Fusion des sectes, affaiblissement des doctrines, aplanissement de l’Europe, ces symptômes, observés depuis long-temps, continuent. Où mènent-ils l’Europe ? Dieu le sait. Ce qui est indubitable, c’est que les ames presbytériennes, se seraient insurgées en masse, il y a vingt ans contre le demi-catholicisme dont le puseyite M. Lyon se fait gloire aujourd’hui.

Observons donc ce mouvement nouveau, qui dérive du XVIIIe siècle et qui est important pour l’avenir ; il prête de la valeur à ces monographies. Saint-André, dont M. Lyon a rédigé les annales, est une petite ville antique située sur un promontoire qui commande à la fois la mer d’Allemagne et le Frith de Tay, Saint-André passe pour avoir servi de point de ralliement aux premiers missionnaires chrétiens qui allèrent civiliser ces régions inconnues et barbares. La réforme religieuse fit de sa belle église gothique un monceau de ruines ; depuis lors, il ne fut guère question dans le monde de ses wynds ou allées sinueuses, de ses maisons étranges avançant dans la rue par la pointe ou par le côté, et aussi magnifiquement chenues que les maisons de Rouen les plus décrépites. M. Lyon, ministre de l’église anglicane, a donc fait récemment l’histoire de ces vieux édifices, et en passant il a écrit celle des moines, des abbés, des prieurs et des évêques Quand il traite de la révolution ecclésiastique opérée en 1550, de Knox, de Marie Stuart, de Melville et du protestantisme républicain, si funeste à Charles Ier, il s’écarte de toutes les données convenues et orthodoxes du kirk presbytérien ; pas une erreur ou une violence protestante qu’il ne mette en lumière ; il ne passe rien aux réformateurs adorés en Écosse, Bossuet ou Bellarmin n’eussent pas mieux fait. C’est comme si la satire de Rome s’imprimait au Vatican, et l’on ne s’attendait guère à voir la réforme battue en brèche par son avant-garde. Ceux qui ne voient pas seulement dans les livres un sujet de déclamation ou d’insignifiante analyse, mais qui aiment à y reconnaître les signes du temps et les présages inattendus, trouveront ici un sujet de réflexion grave, qui d’ailleurs coïncide avec l’affaiblissement général des doctrines et des idées à travers le monde.

L’histoire proprement dite n’a pas produit d’ouvrages éminens ; Fraser Tytler vient de terminer son Histoire d’Écosse, un peu dénuée de couleur[7], mais riche de documens originaux. Je ne citerais pas les Mémoires de l’amiral Saint-Vincent, publiés récemment par Tucker[8], et sa Vie, suivie de sa Correspondance[9] par Brenton, si ces deux ouvrages diffus, assez médiocres, et qui n’ont d’intérêt que pour la marine anglaise, n’éclairaient quelques parties curieuses de l’histoire britannique dans les derniers temps. Ces notices biographiques, relatives à l’un des plus sévères chefs maritimes dont l’Angleterre honore le souvenir, donnent beaucoup de détails sur les révoltes de matelots que cet amiral fut obligé d’étouffer, et sur les terribles moyens qu’il employa pour rétablir la discipline sur les flottes anglaises. En lisant dans le premier de ces deux ouvrages à quelles extrémités le chef de l’amirauté fut réduit, et quelle terreur la révolte des équipages inspira à l’Angleterre, on ne peut s’empêcher de penser à la prodigieuse force d’équilibre et de combinaison qui soutint si long-temps l’édifice colossal de la grandeur britannique. Surveillance, activité, énergie de tous les momens, pas un acte donné au hasard, pas une minute livrée à l’imprévoyance, pas une faute qui ne soit punie avec une inflexible cruauté : ce sont là les conditions de ce pouvoir aussi fragile qu’il est grand.

Vers la fin du XVIIIe siècle, au moment où la révolution française expirante et l’astre de Napoléon, qui s’élevait, menaçaient l’Angleterre d’une ruine qui paraissait inévitable, l’Irlande, ulcère toujours sanglant, achevait de compromettre une situation qui n’a jamais été présentée par les Anglais eux-mêmes dans toute la gravité de son péril. La discipline sur les vaisseaux anglais était d’une dureté excessive ; les Irlandais s’y trouvaient nombreux, et les rapports que ces derniers avaient eus à Cadix avec des prêtres catholiques et avec des émissaires de la France républicaine avaient fomenté leurs espérances. L’insubordination s’était mise dans tous les équipages ; un capitaine Maitland, à qui un lieutenant refusait d’obéir, le tua sur place d’un coup de poignard, et fut acquitté « comme ayant agi, dit la sentence, avec trop de précipitation sans doute, mais avec succès et avec courage ! » tant la discipline des matelots, une fois ébranlée, paraissait devoir compromettre le pays. Peu de temps après, un matelot ayant été condamné à mort pour désobéissance, Saint-Vincent, qui ne prit ce titre qu’après le combat de Saint-Vincent et dont le véritable nom était Jervis, ordonna que l’équipage du navire auquel ce matelot appartenait exécuterait la sentence ; c’était soumettre à la plus cruelle épreuve ces hommes qui partageaient la révolte de leur camarade. « — Commandant, dit le capitaine du Marlborough à Jervis, jamais mes hommes ne laisseront de tels ordres s’exécuter. — Ah ! prétendez-vous donc, interrompit Jervis, ne pouvoir plus maintenir la discipline sur le Marlborough ? Dans ce cas, j’enverrai tout à l’heure un officier qui s’en chargera. — Mais au moins vous pourriez charger de l’exécution l’équipage des autres navires ; c’est la coutume, et je crains que mes hommes se refusent… — Capitaine Ellison, reprit Jervis après une pause et un sévère silence, vous êtes un vieil officier, qui avez beaucoup servi ; vous vous êtes souvent battu et avez souffert ; vous avez perdu un bras ; je serais fâché que votre âge et votre faiblesse fussent des prétextes ou des motifs de révolte. Je vous le dis, cet homme sera exécuté demain à huit heures et demie par ses camarades du Marlborough ; pas un homme d’un autre navire ne mettra le pied sur le vôtre. Vous pouvez retourner à bord, et, si cette besogne est au-dessus de vos forces, un officier sera près de vous. » — On enlève les canons du vaisseau révolté, qui le lendemain matin se trouve environné d’embarcations armées, commandées chacune par un lieutenant ; ordre était donné de faire feu jusqu’à ce que tout symptôme de résistance eût cessé. La scène fut terrible ; l’équipage, entouré de cent bouches à feu prêtes à le détruire et à le couler bas, consterné et muet, attacha de ses propres mains à la vergue le malheureux qu’il avait voulu sauver. Un témoin de cette scène, à laquelle assistaient plus de deux mille personnes, et qui se passait à Spithead, dit que l’on n’entendit pas un seul bruit sur le rivage et sur les navires, si ce n’est le coup de canon qui commandait l’exécution et le sifflement du câble qui lançait le matelot dans l’éternité.

Ces mémoires, très minutieux et assez mal rédigés, constituent cependant une portion majeure de la grande histoire que personne n’a encore écrite, et qui demande deux siècles écoulés pour qu’on puisse l’essayer, l’histoire des conquêtes et de la puissance anglaise depuis 1780. Il faut y joindre la vie de Clive, celle de Hastings, les mémoires de Maitland, de Nelson, de Marsden, œuvres diffuses et incomplètes, matériaux désordonnés et nécessaires. Une des plus tristes portions de ces extraordinaires annales, ce sera très assurément l’épisode de l’Afghanistan, dont tout le monde connaît les détails, décrits avec chaleur et simplicité par lady Sale[10], une des victimes de la guerre. Femme du lieutenant-colonel du 13e régiment d’infanterie légère, sir Robert Henri Sale, employé dans l’Inde comme général de brigade, elle se trouvait jointe à cette malheureuse troupe de six mille cinq cents personnes, qui sortirent de Kaboul le 6 juin 1842, s’engagèrent dans les âpres défilés qui devaient les conduire à Jellalabad, et tombèrent à la fois sous les balles des Afghans et la rigueur de la saison. Le docteur Brydon et une vingtaine de prisonniers, entre autres lady Sale, échappèrent seuls à cette catastrophe terrible, dont les circonstances se trouvent consignées dans le journal de lady Sale. Pour de pareils récits, c’est la forme la meilleure ; elle ne permet point d’ornemens romanesques, fait assister le lecteur ou plutôt l’associe à tous les évènemens, et en reproduit le cours dans sa vérité nuancée. Si lady Sale n’est point un écrivain, c’est mieux : c’est une femme héroïque, qui parle en riant de la balle qu’elle a reçue dans le bras et de celles qui se sont logées dans sa pelisse. Elle évoque avec naïveté la tragédie de cette retraite, cadavres à demi enfouis sous les six pieds de neige des ravins, soldats et officiers frappés d’idiotisme, le tremblement de terre qui accueillit à Bouddieabad la malheureuse troupe, et le grésil des balles mêlé aux flocons de neige qui tombaient du ciel. Il y avait parmi ces captifs cinq femmes, dont trois accouchèrent pendant la route, et, selon l’expression anglaise que lady Sale n’a garde d’oublier, « présentèrent » un petit nouveau-né à leurs maris. On voit les formes raides de l’étiquette britannique, et ces mots consacrés qui expriment une civilisation un peu empesée et factice, se conserver fidèlement pendant les affreuses luttes de ces pauvres femmes contre la nature et les hommes ; elles n’en sont pas moins énergiques, moins patientes, ni moins sublimes. L’habitude les suit et les domine dans les forteresses barbares ; il leur faut encore leur tasse de thé et leur morceau de sucre, et tout leur paraît supportable à ce prix. En un mot l’histoire sans style de ces huit mois d’angoisses, à côté de tant de romans mal inventés, est un admirable roman.

Ce recoin peu connu de l’Asie centrale, où la nécessité de soutenir et de poursuivre la conquête commencée a récemment enseveli près de vingt mille hommes des troupes anglaises ou hindo-britanniques, vient d’être ouvert à la civilisation, qui a frayé jusqu’à lui, selon sa coutume, une route de sang. Aux ouvrages déjà connus du lieutenant Eyre[11], d’Outram, de Burnes et de Charles Masson, il faut joindre la correspondance officielle et les Observations personnelles du capitaine Postans sur le Sindh[12].

L’Angleterre a d’ailleurs un si rude et si vaste combat à soutenir, à l’intérieur comme à l’extérieur, que tout ce qui s’y rapporte intéresse le philosophe. Quel sera le dénouement de cette lutte gigantesque ? Ceux dont cette question sollicite la curiosité peuvent consulter le dernier volume récemment publié de l’ouvrage de Porter : The Progress of the Nation, — le livre de Thomas Nobles, the Influence of Manufactures, — celui de Carlyle dont nous avons parlé plus haut, Past and Present, et enfin le traité de Samuel Laing sur les Causes de la Détresse actuelle et sur les remèdes qu’on peut y apporter. Ce sont des livres de mérite différent, mais qui doivent être rapprochés pour que la lumière se fasse. Séparer le mouvement social du mouvement intellectuel n’est pas possible ; aussi devons-nous attirer l’attention sur ces ouvrages, dont la partie statistique ne nous occupera pas ici. Nous laissons à de plus habiles la tâche de lutter contre les dangers et de fixer les incertitudes de la statistique, en conciliant ses oracles contradictoires. Tout chiffre étourdiment appliqué aux sciences morales conduit trop facilement à l’erreur ; le chiffre ne représente qu’une abstraction : dès que vous voulez en faire une idée individuelle ou un être, vous courez risque de vous égarer. Pascal avait raison de dire que, plus on a d’esprit, plus on voit de différence entre les choses ; il n’y a dans ce monde que des exceptions. Or, le chiffre, qui efface les différences, efface les réalités ; il généralise, confond ce qui diffère, et établit des cadastres menteurs, qui demandent, pour être rectifiés, une sagacité infinie.

Telle est la complaisance des chiffres que des tables statistiques de Porter, dont l’exactitude semble reconnue, les tories déduisent une conséquence absolument opposée à celle que les radicaux en font découler. M. Laing, dont nous allons parler tout à l’heure, fait servir l’élasticité de ces chiffres à effrayer ses compatriotes sur l’accroissement de la criminalité et le danger des manufactures, tandis que M. Noble et beaucoup d’autres les mettent en œuvre pour rassurer la population et lui persuader, ce qui est consolant pour elle et utile pour les panégyristes, qu’elle est vertueuse et riche autant qu’heureuse. Thomas Carlyle le rêveur n’est pas aussi confiant. « Cette puissance du commerce a son danger, dit-il ; cette conquête fait des cadavres, une tension exagérée des forces sociales est féconde en douleurs. Vos souffrances naissent d’une énergie qui dépasse ses limites ; ne pas chercher le remède serait folie et faiblesse. » Carlyle nous semble avoir décidément l’avantage sur ceux qui affectent de le mépriser. Un journal lui demandait récemment s’il était un puritain pour traiter ainsi son époque. Dès que les vrais symptômes d’un temps sont signalés par un contemplateur désintéressé, les sycophantes lèvent les mains au ciel et crient que c’est un scandale. S’agit-il donc d’un de ces rois d’Orient que nul ne doit trouver malade ? et par quel bizarre sophisme ose-t-on prétendre que, pour signaler les cupidités infâmes, les sensualités ignobles et les doctrines énervantes, personne n’a titre, permission et autorité, s’il n’est un saint ou Dieu lui-même ? Carlyle repousse avec raison les attaques de ces philanthropes confits en amour de leur époque, qui ne voudraient pas être dérangés dans l’exploitation de leur philanthropie, dans l’heureux sommeil de leurs fortunes et de leurs gloires, et qui, trouvant odieuse la voix de l’avertisseur, lui demandent s’il est puritain, s’il est ange, s’il ne partage pas les torts de son temps.

On avait mis au concours, l’année dernières, la question suivante : « Déterminer les causes et indiquer les remèdes de la détresse qui existe aujourd’hui en Angleterre. » Cent cinquante sept personnes ont concouru. Un comité composé de sir David Brewster, Herman Merivale, George Pryme, Thomas Tooke et Jean Wilson, tous noms célèbres dans le haut enseignement, a décerné trois prix de valeur inégale, le premier à Samuel Laing, d’une famille écossaise connue dans les lettres, le second au révérend Joseph Angus, et le troisième à Édouard Baynes. L’œuvre du premier lauréat, publiée récemment, coïncide par le fond avec les vues de Carlyle ; comme lui, et avec moins d’éclat dans le style, M. Laing met le doigt sur la plaie, et fait voir ce que d’autres avaient soupçonné : la misère et l’opulence marchant ou plutôt courant parallèlement, et semblant lutter de vitesse ; une organisation barbare dans la production de la richesse, s’embarrassant peu du reste, pourvu qu’elle accumule les produits, et ne tenant compte ni de la vie ni du bonheur des hommes, pourvu qu’elle arrive à ce résultat : l’argent ; l’excès de travail abrutissant les populations soumises à la loi de fer de la civilisation britannique. M. Laing examine dans des chapitres séparés, avec beaucoup de soin et de détails, la situation, la vie, la moralité des populations de pêcheurs, d’agriculteurs et de mineurs : la pire condition paraît être celle des ouvriers de manufactures ; les mineurs viennent ensuite, puis les agriculteurs, et enfin les pêcheurs. On dirait que le retour à la vie sauvage, l’air libre, la communion avec la nature, balancent en faveur de ces derniers l’état social extrême et violent qui domine l’Angleterre et la fièvre morale et physique qui résulte de cette presse ardente des ambitions et des hommes.

Un ouvrage du genre de celui de M. Laing serait fort utile pour la France, si l’on n’y apportait ni fausse philosophie, ni complaisances pour les faiblesses de l’opinion, et que l’on distinguât avec plus de soin qu’il ne l’a fait les populations, les races, les états et les contrées. Il pèche, selon la coutume, du côté des remèdes qu’il propose, et il a raison de dire à la fin de son livre qu’après tout il n’offre guère qu’une enquête ; mais l’enquête est toujours bonne, et les peuples qui ne craignent pas de se dire à eux-mêmes la vérité doivent espérer le salut, quelques dangers qu’ils courent. Ce qui est nuisible, c’est le respect superstitieux de certaines convenances, l’horreur du vrai, la crainte de toucher aux ruines : timides et tristes complaisances qui couvrent ces ruines d’une poussière sur laquelle les races s’endorment et meurent.


Si nous nous éloignons du domaine des faits, des documens, de la politique expectante ou inquisitive, et que nous cherchions le soleil et l’air de l’imagination pure, nous trouvons de médiocres et pâles résultats. La saveur du style, la fraîche beauté des créations, se sont évaporées. On fabrique beaucoup : il y a pour cela un procédé comme pour la mosaïque et les meubles de Boule ; mais on crée peu et péniblement, dans le vrai sens du mot créer. L’auteur reste en dehors de l’œuvre ; il se fait machine, et produit d’après des procédés matériels. Depuis le Dernier des Barons, de Bulwer, roman historique qui ne manque pas d’énergie, et qui cependant a moins réussi que ses œuvres précédentes, un seul roman, Coningsby, par Benjamin d’Israeli, a fait sensation à Londres. Cependant les jeunes personnes et leurs institutrices ont pris sous leur protection morale les œuvres tendres et un peu pâles d’une Suédoise, Frederika Bremer ; on lui décerne le trône fragile que miss Edgeworth, miss Austin, et avant ces deux dames miss Burney, occupèrent au commencement du siècle. La famille et le foyer (home), objets de culte dans les pays germaniques, sont pour ces écrivains aimables et faibles un inépuisable texte de peintures qui plaisent par leur ténuité même et par l’atmosphère morale qui les environne et les anime. Douze pages de ce style font plaisir ; quinze sont fades ; un volume produit l’effet d’un grand repas de sucreries. Ce roman de détail, si minutieusement chinois, si patiemment étudié, est particulier à l’Angleterre et au royaume du milieu, qui le cultive avec beaucoup d’art et de bonheur ; le petit nombre de fictions chinoises que M. Abel Rémusat et ses savans confrères ont traduites en français sembleraient sorties de l’école de miss Burney. Une des femmes d’Angleterre qui écrivent aujourd’hui la prose anglaise avec le plus de grace et de facilité, la quakeresse Marie Howitt, s’est chargée de prêter à la Suédoise le costume britannique, et il faut convenir que la version est exécutée avec une agréable fraîcheur. Les Voisins, la Famille H…, les Filles du Président, Peines de famille et joies de famille, de Frederika Bremer, occupent assez le public féminin pour que sa biographie lui ait été demandée ; elle a répondu par une lettre curieuse insérée dans une feuille publique, et où des évènemens fort simples sont enveloppés d’un crépuscule mystique, assez commun vers les régions polaires. Trœlinnan, ou la Fille esclave, le dernier ouvrage de cet écrivain, manque de réalité et de vigueur ; c’est la mise en scène d’une saga du Nord, bizarre et vaporeuse, d’ailleurs de peu d’intérêt. Au surplus, la librairie anglaise aux abois se rejette vers les dernières limites de la Scandinavie, et demande aux écrivains suédois l’originalité de coloris qui manque aux écrivains anglais. Après Frederika Bremer vient immédiatement Emilie Carlen, auteur de la Rose de Tistelœn. Emilie Carlen n’est pas simple et gracieuse comme Frederika Bremer. Il y a des douaniers, des meurtres, des repentirs en foule dans son œuvre, mais rien de cette saveur singulière et domestique, de cette vérité du coin du feu qui rend les romans de Frederika dignes d’un coup d’œil de la critique. La tiédeur mélancolique des passions dans les ouvrages de cette dernière, et le peu de paroles que prononcent ses héros, complètent l’intérêt caractéristique dont ils s’entourent. On s’étonne seulement de les voir, à la fois sentimentaux et friands, confondre les intérêts de leur cœur avec les exigences d’une gastronomie très accidentée. L’amant prend son verre d’eau-de-vie de Cognac ; la jeune personne blanche et timide qui vient de se marier à celui qu’elle préfère boit un grand verre de rhum à la fin du dîner, et, comme témoignage d’une joie impatiente, elle jette le verre vide par-dessus son épaule ; tous ceux qui l’environnent l’imitent. Le président s’abreuve d’anisette ; le candidat relève par le kirschwasser son esprit et son courage. Miss Gunilla, qui est une gracieuse personne, préfère le punch, et l’on dirait même que l’auteur a voulu conformer les nuances des caractères aux saveurs de leurs préférences alimentaires ; c’est un raffinement de l’art que la critique n’aurait jamais deviné. Comme notre romancière n’oublie rien, il ne faut pas s’étonner de ce détail de liqueurs et de gourmandise ; dans ses œuvres, le lit se fait et se défait, la pipe et la bassinoire n’y manquent pas. Une grande délicatesse de touche relève ces objets, et même dans les Voisins, son meilleur ouvrage, certaine scène de pipe, scène qui nous montre le mari voulant fumer, la femme ne le voulant pas, puis la réconciliation du ménage et l’apologie domestique de la pipe, fait venir très sincèrement les larmes aux yeux.

Parmi les produits de cette presse romancière, si féconde en volumes qui n’apprennent rien, les plus dignes de mention, ou du moins de lecture, sont encore quelques ouvrages dus à des femmes du monde, et les rapides et amusantes créations de l’inépuisable Dickens. Nous citerons en passant les Destinées des Falconars, par mistriss Gordon, roman qui se distingue par d’élégans détails d’observation intime ; un roman de lady Georgina Fullerton, Helen Middleton, qui ne manque ni d’intérêt ni de finesse, et Martin Chuzzlewit, le dernier ouvrage de M. Dickens. La trame de Chuzzlewit est mélodramatique et peu vraisemblahle ; il s’agit d’un vieillard presque idiot, instrument passif en apparence entre les mains des intrigans qui se sont emparés de lui, et tout à coup rejetant ses langes mystérieux, apparaissant comme la terreur du vice et le vengeur de la vertu. Sur ce fond vulgaire et faux, l’auteur a jeté d’heureuses figures, d’une vérité frappante pour qui connaît les oddities ou singularités de la vie bourgeoise en Angleterre ; avidité, prétention, moralité extérieure, économie sordide et vaniteuse, mélange de frivolité dans le sérieux et d’ennui dans l’abus secret des plaisirs, tous ces caractères qui résultent du progrès d’une civilisation sans analogue ailleurs, sont croqués, comme disent les peintres, par le crayon de Dickens, avec une facilité vive et une justesse énergique dont les nationaux sont charmés. Il y a surtout un caractère de chercheur d’émotions, dont l’originalité est vraie, et dont M. Dickens a seulement un peu trop chargé la caricature. Cet homme a soif de sensations et d’aventures ; la vie calme l’ennuie ; il va de traverse en traverse, seulement pour agiter son existence ; c’est un bon rôle comique et parfaitement de notre époque. On ne peut trop regretter d’ailleurs la forme décousue que Dickens ainsi que Marryatt et la plupart des romanciers actuels, donnent à leurs créations. Publiant périodiquement et d’une façon fractionnaire les diverses portions de leur œuvre, ils cherchent le coup de théâtre et ne songent qu’à suspendre la curiosité. Ce procédé matériel, fatal aux vues d’ensemble, détruit l’harmonie, la sobriété, la grace, l’heureux équilibre des parties ; le livre n’est plus qu’une course au clocher, partagée en plusieurs casse-cou ; nul talent au monde ne résisterait aux dangers de ce mode de fabrication. Sans doute Richardson l’employait : Clarisse, Paméla, Grandisson, parurent par numéros détachés ; mais d’abord ces livres pèchent par la composition, bien qu’ils se relèvent par la fécondité et le détail ; ensuite l’esprit religieux des souscripteurs auxquels Richardson s’adressait remplaçait la curiosité fébrile du lecteur moderne. Il était permis d’ennuyer périodiquement son monde, pourvu qu’on l’ennuyât moralement. Aujourd’hui l’auteur n’a plus cette latitude. Il est tenu d’être toujours piquant, rapide, accentué, coloré, intéressant, surprenant ; à ces conditions seules, on lui permet la diffusion et les longueurs.

Il serait injuste de ne pas s’occuper quelques instans de plusieurs ouvrages d’agréables causeries et d’anecdotes, qui forment une gerbe variée, par exemple, les Scènes et Contes de la vie de campagne[13], et les Gleanings in natural history, de M. Édouard Jesse. Ces deux livres ont pour modèle un charmant et ancien volume qui n’est pas connu en France, White’s History of Selborne, et dont on peut donner une idée aux lecteurs de cette Revue en rappelant à leur souvenir les intéressans morceaux que M. de Quatrefages y a insérés. C’est un petit coin de la nature prise sur le fait, étudiée patiemment, amoureusement, par un artiste, un savant, étudiée comme chose vivante avec une sympathie attentive, qui serait désolée d’en perdre un seul aspect. Peut-être y a-t-il quelque chose de trop enfantin dans l’étude de M. Jesse, comme celle de Bernardin de Saint-Pierre était trop coquette et recherchée. White, plus naïf, ne voulait pas composer un livre, mais satisfaire son secret penchant. L’observation de M. Édouard Jesse, qui par parenthèse est inspecteur royal des parcs et domaines de Windsor, est moins spontanée, quoique minutieuse et quelquefois puérile ; mais il en expose les résultats avec une modestie qui charme. Vous le suivez volontiers dans ces allées couvertes de l’ombre que versent les vieux chênes anglais ; il comprend surtout et explique une difficile matière qui a embarrassé bien des philosophes, les instincts variés des animaux. C’est le livre d’un solitaire rêveur, et il n’en paraît plus guère de ce genre en Europe.

J’aime encore la curieuse vie de Beau Brummel, par le capitaine Jesse. Le capitaine était digne de tenir cette plume élégante et fine ; il entre avec grace dans les mystères de la cravate. Il a le génie de la blanchisseuse et du tailleur. C’est l’homme de son livre ; nul plus que lui n’était digne d’approcher du sujet. Puisqu’il a si bien rédigé cette légère et triste vie du dernier des beaux, que ne s’occupe-t-il d’un charmant sujet qu’il me permettra de lui indiquer ? Que ne trace-t-il l’histoire de ces dynasties couronnées par la mode qui les a fait régner de Henri III jusqu’à nous, — mignons — raffinés, — roués, — viveurs, — dynasties de papillons dont le moraliste n’a pas encore tracé les annales ? Cette histoire se rattache à nos mœurs secrètes ; la race des dandies change de nom, mais ne meurt pas ; les raffinés de Louis XIII sont pères des petits-maîtres, qui donnent naissance aux libertins, desquels naissent les fats, puis les roués, auxquels succèdent les muscadins ; ceux-ci cèdent le pas aux beaux, qui enfantent les dandies, lesquels se transforment en lions et aboutissent aux viveurs ; nous sommes contemporains de ces messieurs. Le lion anglais date du temps des conquêtes et des batailles, de 1813 ; — le dandy est plus ridicule ; comme dit un satirique anglais,

C’est le quart d’un mortel, le pâle et froid dandy,
Qui vit de blanc manger et de sucre candi !

Le libertin porte avec lui sa marque d’époque ; il brille entre Louis XIII et Louis XIV, sous le poète Théophile ; — le raffiné remonte à Henri IV et à ce temps de mœurs peu raffinées où une paire de gants était chose de luxe ; — la faiblesse platonique de Louis XIII donna naissance aux petits-maîtres, dont le pauvre Cinq-Mars fut le dernier, comme la faiblesse plus méprisable de Henri III avait fait naître les mignons Quélus et Saint-Mégrin. Parmi ces variétés de l’homme papillon, la belle espèce, la plus spirituelle, la plus ardente, me paraît être celle des roués, entre 1710 et 1760. Nos viveurs, fils d’une époque matérielle, se vantent trop haut d’une faculté peu séduisante, la faculté de vivre, qui leur est commune avec les coléoptères et les mollusques. Quant à beau Brummell, mêlé aux folies de la royauté expectante, dans une grande époque et chez un peuple qui exagérait l’activité du commerce et de la politique, cet insecte d’espèce rare était digne de trouver son biographe.

On se rejette volontiers, faute de grands travaux et de génie, sur ces œuvres coulantes et faciles ; l’élévation et l’originalité manquant, cette petite littérature a son mérite. Les vieux documens, les correspondances retrouvées, inspirent aussi de l’intérêt. Voici la correspondance amoureuse, ou plutôt une des correspondances amoureuses de Robert Burns. Certes le titre est curieux[14] : des lettres intimes échangées pendant une année entre une dame écossaise mal mariée, belle, romanesque, un peu hardie, et le paysan passionné qui fut pour l’Écosse un demi-Jean-Jacques et un demi-Béranger ! vraiment cela s’annonce bien, mais quel dénouement !

On s’attend à de la flamme, on va marcher sur l’Etna ; vous vous dites tout bas qu’il y aura là des choses bien fortes, et, si l’on est décidément très vertueuse et très puritaine, on tremble, tout en se rassurant sur la solidité des principes. Eh bien ! pas du tout. Les choses tournent de la manière que voici : le paysan est affecté, la dame romanesque, les complimens sont fades et sentent la province d’une lieue ; l’héroïne s’appelle Clarinda, le héros est Sylvander (quelque chose comme Sylvandire ou Sylvanire), et, s’il vous faut absolument de la passion simple, puissante, complète, vous irez la chercher ailleurs, dans les salons les plus exquis, chez Mlle de l’Espinasse, Mme de Staël ou Mme Cottin.

La correspondance érotique de Mme Mac-Lehose, destinée à grossir le nombre des livres inutiles, embarrasse un peu les admirateurs idolâtres de Burns, dont la pureté n’était pas immaculée en matière amoureuse. Il s’accusait lui-même à cet égard de toute espèce de vices et de faiblesses ; coquetterie, penchant, goût, folie, entraînement fugitif, passion, caprice, il admettait tout :

Misled by fancy’s meteor ray,
......By passion driven
.

Le feu-follet de la fantaisie l’avait attiré cette fois vers une demi-veuve, femme d’esprit et d’une beauté colossale, séparée de son mari et disposée à l’indulgence pour un grand poète paysan. Mistriss Mac-Lehose habitait Édimbourg et y tenait bureau d’esprit. Entourée de son auréole de femme à la mode, parée de cette élégance hasardée que le métier de précieuse permet au beau sexe, elle captiva aisément l’enfant des Glens, qui d’ailleurs avait l’œil brillant comme un diamant noir, et se posait fièrement sur ses hanches. Il en résulta une flirtation, comme disent les Anglais, qui par parenthèse nous ont emprunté ce mot, une double et mutuelle préférence, excessivement factice et qui produisit les lettres fades que l’on vient de publier. Mistriss Mac-Lehose faisait de son mieux pour être ingénue ; le paysan se donnait un mal extrême pour flûter et idéaliser sa rustique et noble voix. C’était, convenons-en, un duo ridicule où tout sonnait faux.

Mais, dans le moment même où se traînait ce roman sans passion, un drame plus vulgairement pathétique se nouait ailleurs. La villageoise aux yeux bleus que ses parens avaient refusée à Burns, Jeannie Armour, l’héroïne blanche et rose des plus tendres ballades de Burns, sur le point de donner le jour à un second enfant naturel du poète, était chassée par une nuit d’hiver de la ferme paternelle. Pendant que Robert, vêtu d’un bel habit brun à boutons d’or, et faisant briller ses bottes à revers jaunes, étalait sa crinière de lion sauvage dans le salon de mistriss Mac-Lehose, la jeune paysanne traversait sous la bise les champs couverts de neige, sans secours et sans amis. Pour lui, de retour dans sa chambre, il écrivait à la dame des lettres hyperboliques qui auraient fort affligé, par l’absence complète de simplicité, le cœur d’une femme qui l’eût aimé ; mais mistriss Mac-Lehose était parfaitement au niveau de Burns sous ce rapport : pas un accent d’amour ne traverse les vapeurs rhétoriques et métaphoriques de leur correspondance. Ce jeu dura près d’un an. Cependant bonnie Jean, Jeanne « la gentille, » avec ses deux petits enfans, délaissée de ses parens calvinistes et de ses amis de village, attendait dans un coin de chaumière obscure, au fond d’un vallon de l’Ayrshire, que le soleil et la joie reparussent pour elle. Ce moment arriva ; le paysan s’ennuya du beau langage, du thé scientifique, des métaphores parfumées et des exagérations coquettes ; il revint tout bonnement à sa Jeannie et l’épousa. Mme Mac-Lehose s’irrita fort comme de raison, et promit de brûler la correspondance : elle ne la brûla pas ; on ne se défait guère de semblables trophées. En définitive, ces lettres offrent, par leur recherche ampoulée, quelque intérêt à ceux qui aiment à étudier ces bizarreries du cœur et la variété de ses faiblesses.


Dans la stérilité de l’imagination et de la littérature anglaises actuelles, c’est la poésie qui est le plus cruellement frappée. Deux tragédies médiocres dont Strafford est le héros, un ou deux recueils de poésies de femmes, une nouvelle édition des poésies agréables de Barry Cornwall, une réimpression des œuvres médiocres de Pollock, ont succédé au dernier ouvrage poétique qui ait fait quelque bruit en Angleterre, aux Chants populaires de l’ancienne Rome, par Macaulay[15], prosateur énergique et critique éloquent. C’est une application de l’archaïsme à la poésie, et l’on sait ce que signifient ces efforts de l’érudition pénétrant dans le domaine qui lui appartient le moins. Cet essai audacieux et singulier serait peu compris en France ; l’archéologie romaine y devient ballade teutonique ; c’est Tite-Live découpé en ballades, la prose de Caton et de Varron amplifiée en style de Walter Scott et du Border : — erreur savante d’un homme très distingué, partagée par tous les savans de son pays. On aurait même grand’peine à leur persuader qu’ils se trompent. Le type poétique pour les Anglais, c’est le type scandinave et germanique, et, par un préjugé fort naturel, ils croient volontiers que les vieux Romains faisaient des ballades comme les skaldes. M. Macaulay, par exemple, montre à ses lecteurs la Virginie romaine apparaissant au centre d’un groupe de robustes soldats — « comme une petite étoile dans un nuage sombre, »

« Just then, as through one cloudless chink in a black stormy sky
« Shines out the dewy morning star, a fair young girl came by. »

Un passage du poète suédois Tegner, que certes M. Macaulay n’a pas lu, offre exactement les mêmes expressions : « la belle fille parut au milieu des guerriers, comme brillait l’étoile dans un ciel orageux[16]. » D’où vient cette analogie frappante ? C’est que l’idée, la comparaison, l’image, sont de race et d’origine scandinaves et septentrionales ; les plus beaux vers de M. Macaulay, et il en a de très beaux, portent ce caractère. Nous autres Romains de race et d’éducation, nous saisissons au premier coup d’œil cette bizarrerie d’une reconstruction romaine opérée avec des élémens germaniques. Tite-Live est notre père nourricier, et nous ne pouvons nous habituer à le voir anglais et sentimental à la façon d’Otway.

Oh ! how I loved my darling,

dit le Virginius de Macaulay en embrassant sa fille ; on est blessé de voir ce vieux Romain détremper son langage de larmes septentrionales. Si l’on s’accoutume à ce costume extraordinaire et que l’on accepte la métamorphose, on reconnaît l’éloquente énergie de l’écrivain moderne.

Le titre même de l’ouvrage, Lays of ancient Rome, est germanique : c’est le lióth des Islandais, le lied des Germains, le lay des Anglo-Normands et des Anglais. Niebuhr et Herder pensent que les élémens primitifs de l’histoire, chez tous les peuples, se composent d’abord de rhythmes traditionnels, phénomène curieux que Lessing et Leibnitz avaient pressenti, et qui paraît aujourd’hui prouvé. Mais plus ces élémens frustes se rapprochent du berceau des races, plus ils conservent la vive empreinte du caractère de la race même ; le chant skalde, tragique, dramatique, grandiose, s’éloigne complètement du fragment keltique, vif, animé, tissu de faits rapidement déduits ; la plainte lente du Serbe a sa nuance précise, comme le récit naïf et passionné de la ballade écossaise. Il ne faut pas confondre ces caractères, et nous craignons bien que les chants romains de M. Macaulay ne soient des chants germaniques.

Si Tite-Live, dans les premiers livres de son histoire, n’a fait que mettre en prose les anciens chants romains, ce grand artiste et sa merveilleuse habileté d’historien ont dû faire subir aux fragmens barbares qu’il élaborait un changement conforme à l’époque de civilisation pour laquelle il écrivait. Son mérite est d’avoir conservé la grandeur dans la pureté, la simplicité poétique dans l’éclat de l’imagination, et sous ce point de vue il est inimitable. Qu’un homme du XIXe siècle, Écossais d’origine, membre du parlement, philosophe, penseur, mêlé à toutes les grandes affaires, aussi lettré que possible, et placé à la tête de la société anglo-saxonne de ce temps, imagine de ressusciter la vieille chanson latine en disséquant et retravaillant la prose de Tite-Live, c’est un tour de force d’archaïsme qui pouvait séduire un moderne et que l’on étudie avec intérêt, mais qui rencontrait dans la nature même des choses son invincible obstacle.

Rien ne prouve mieux ce fait, qu’on ne devrait jamais perdre de vue, et auquel beaucoup d’intelligences distinguées résistent encore faute d’études comparatives suffisantes : l’invincible séparation des génies et des races, — romain méridional d’une part, et germanique septentrional de l’autre ; — fait unique, qui donne à lui seul la clé de l’histoire littéraire des temps modernes, et qui se manifestera de plus en plus, comme une loi générale et génératrice, à mesure que la hardiesse des esprits sages étudiera de plus près ces matières subtiles et de difficile maniement. Qu’est-il advenu en effet lorsqu’un des écrivains les plus accomplis d’Europe, bon classique d’ailleurs, sachant Homère et Virgile sur le bout du doigt ; mais imprégné des souvenirs et des idées de son énergique race, s’est avisé de toucher à Tite-Live et de le paraphraser en vers, espérant retrouver ainsi le vieux chant populaire de Rome ? Il est revenu, à travers Tite-Live, aux développemens germaniques ; traversant cette couche de prose latine qu’il admire, il a touché précisément le fond gothique dont il voulait s’éloigner.

La Mort de Virginie est une des plus touchantes ballades qu’il ait empruntées à Tite-Live, puisque ballade il y a ; écoutons d’abord le Romain, que je traduis avec une littéralité servile ; voici les paroles de Tite-Live :

« Va, licteur, dit Appius ; écarte la foule ; fais faire place au maître pour saisir son esclave. — Ainsi tonna sa voix pleine de courroux. La multitude s’écarta d’elle-même ; abandonnée, la vierge resta seule, livrée à l’outrage. Alors Virginius, quand il vit qu’il n’y avait nulle part de recours pour lui : — « Je te prie, dit-il, Appius, pardonne d’abord la douleur d’un père, si j’ai été envers toi trop violent et trop dur ; permets ensuite que je consulte sa nourrice en présence de la vierge, afin que, si je ne suis pas vraiment son père, je me retire moins affligé. » — La chose accordée, il emmena sa fille et la nourrice du côté des étaux que l’on appelle aujourd’hui le Marché-Neuf, et arracha un couteau de la main d’un boucher : — « C’est le seul moyen, dit-il, ô fille, de te rendre à la liberté ! » — Il transperça le sein de la vierge, et se retournant vers le tribunal : « Sur toi, dit-il, Appius, sur ta tête tombe ce sang ! » — La clameur soulevée par cet acte terrible attire Appius, qui ordonne de saisir Virginius. Lui, de son couteau, perçait la foule et se frayait partout passage ; enfin, la foule même le protégeant, il atteignit la porte[17]. »

Sans nous arrêter à faire remarquer le mouvement et la grandeur de ce récit, comparons avec la prose de Tite-Live la ballade retrouvée par M. Macaulay.

« À l’instant, Virginius conduisit la vierge un peu à l’écart, du côté où se trouvaient les boucheries fumantes, remplies de cornes et de peaux entassées, tout auprès de cette arche basse et sombre par où jaillit en cascade pourpre, avec un sourd murmure, le flot de sang qui tombe dans le grand égout. Là, un boucher avait déposé sa lame sur un étal, Virginius saisit la lame et la cacha dans sa robe. Et alors ses yeux devinrent très obscurcis, et sa gorge commença d’enfler, et d’une voix rauque et altérée, il parla : — Adieu, doux enfant ! Oh ! combien j’aimais ma chérie (my darling) ! Quoique je sois parfois sévère, je ne le suis pas envers toi, tu le sais ; qui pourrait l’être envers toi ? Et combien ma chérie m’aimait ! Qu’elle était heureuse d’entendre mon pas sur le seuil, quand je revins l’année dernière ! Comme elle dansa de plaisir de voir ma couronne civique, et prit mon épée, et la suspendit, et m’apporta ma robe ! Maintenant tout cela est fini, oui, toutes tes jolies façons, ton aiguille, ton babil, tes fragmens de vieilles ballades ! Personne ne pleurera plus quand je m’en irai, ne sourira quand je reviendrai[18] ; personne ne veillera près du lit du vieillard ou ne pleurera sur son urne. Notre maison, qui était la plus heureuse dans les murs de Rome, celle qui n’enviait pas à Capoue ses marbres et sa richesse, au lieu de l’éclat de ton sourire, n’aura plus qu’une ombre éternelle, au lieu de la musique de ta voix, le silence de la tombe. Le temps est venu… Embrasse-moi autour du cou une fois encore, et donne-moi encore un baiser. Et maintenant, ma chère petite fille à moi[19], il n’y a qu’un moyen, c’est celui-ci. — Il la frappa… etc., etc. »

Quel est l’homme qui parle ? C’est un chevalier du XIIe ou du XIIIe siècle, né en Allemagne et prêt à commettre le forfait grandiose de Virginius. Voici l’esprit de famille, le détail d’intérieur, le home adoré, la situation nouvelle des femmes, compagnes de l’homme, mais non esclaves, la description minutieuse des boucheries fumantes et de la cascade de sang rouge, jusqu’aux expressions toutes gothiques, « la musique de ta voix, l’éclair de ton sourire, » et ce retour mélancolique du vieillard un peu égoïste sur lui-même : personne ne pleurera sur mon urne ; enfin ces autres teintes bibliques, « le silence de la tombe dans la maison ; » — tous ces traits admirables, quelques-uns d’une observation très fine, le poète les a trouvés dans sa sensibilité propre, dans celle de sa race : ils ressortent de la trempe même du génie anglais. La Rome de Tarquin ne comportait rien de cela ; elle vivait au grand jour ; le développement sentimental n’existait pas. L’action était prompte, la vie nue ; le sentiment délicat de la famille et de ses tendresses intimes était impossible dans sa manifestation extérieure ; et c’est ce que prouve bien la tragique et sublime narration de Tite-Live. L’horreur de l’esclavage (mancipium) domine chez le Romain ; le sentiment de la famille (home) est l’inspiration du Germain moderne. Les beautés particulières et sentimentales que M. Macaulay a puisées dans son sujet détruisent de fond en comble celles de Tite-Live, qui leur sont opposées. S’étant une fois attendri, le poète moderne perd ce mot romain : « Je te rends à la liberté, fille, de la seule façon possible ; hoc te uno quo possum modo, filia, in libertatem vindico ! » — Libertatem ! c’est la note sensible. Au lieu de cela, le Virginius anglais prie sa fille de lui passer ses petits bras autour du cou, et de baiser son père une fois encore. Tout ce que nous disons ici d’ailleurs, à l’appui d’un principe littéraire de la plus grande importance à établir, et dont les conséquences sont nombreuses, n’empêche pas que le tour de force exécuté par M. Macaulay ne soit digne d’attention, d’admiration même, car les preuves d’énergie dans la pensée et d’assimilation avec la marche générale de la civilisation romaine primitive y sont nombreuses. C’est surtout dans la reproduction des mouvemens populaires que le poète moderne excelle ; il n’a plus alors à peindre l’individu romain à une époque marquée, mais des masses humaines, dont les passions et les grands chocs se ressemblent toujours.

Un fait poétique moins grave, mais curieux, c’est le suivant. — À Paisley, en Écosse, un droguiste sentimental, affligé d’une passion profonde et secrète pour une beauté inconnue, commet une longue pièce de vers, tous hexamètres, rimant bien et sur leurs pieds, en l’honneur de ces charmes idolâtrés. Ajoutons à ce commencement de vaudeville que l’apothicaire ou le droguiste désespéré n’adressa jamais un seul mot à sa belle, et l’aima sans lui parler jusqu’à l’âge de cinquante-six ans, qu’il ferma tristement sa boutique, courut le monde pour oublier sa passion, enfin qu’il mourut obscur dans sa ville natale de Paisley, tout au bout du monde européen, en 1750. Il s’appelait James Wilson, et l’on vient de publier son poème intitulé : Silent Love, « l’Amour qui se tait. ». — Le manuscrit était resté entre les mains d’une sœur cadette pendant trente-cinq ans.

Rien n’est plus touchant, plus pur de forme, plus élevé de pensée, plus vrai de sentiment, que le petit poème de James Wilson[20]. En lisant ces vers si doux, qui ne sont pas le voile, mais l’écho épuré d’une émotion profonde, on ne peut s’empêcher d’aimer l’apothicaire ; on voudrait pour beaucoup soulever un coin de cette biographie perdue, de ce roman secret et pathétique comme il y en a tant dans cette vie. Littérairement, Wilson a fait un petit chef-d’œuvre ; c’est dommage que quelques détails portent la trace d’une époque arriérée ; les ornemens ont légèrement vieilli, mais la grace reste, et la passion et la mélodie. Wilson s’est défié de son talent ; il a fait des vers comme il a aimé, loyalement, tristement, sans espoir, avec une modestie trop vraie. — Parmi toutes les espèces d’ames étranges qui se trouvent répandues en ce bas monde, celle-ci me séduit et m’émeut particulièrement, c’est une espèce rare ; les arrogantes, les impudentes, les vénales, les ames de bateleurs et de condottieri ne manquent pas, celles qui font violence à la gloire et à l’amour. Mais ce pauvre mélancolique poète, qui écrivait dans sa boutique pour lui-même, pour consoler son mal secret, pour soulager sa veine, je l’aime en vérité. Il avait peut-être placé son amour « dans quelque haut lieu, » comme on disait sous le règne de Malherbe : lady Montrose, ou lady Campbell, ou lady Clanricarde, ou lady Gordon, qui sait ? De ce secret amour des vers délicieux sont éclos ; il n’osait les publier, et ne voulut pas en faire d’argent, ni de moyen de fortune. Que tout cela me paraît aimable ! Cet obscur Wilson vivait du temps de Rousseau et de Vauvenargues, du temps de Gray, autre mélancolique curieux à étudier ; à côté de Burns, ame inquiète comme celle de Rousseau, voix vibrante comme celle de Béranger ; près de Mackenzie, ce doux Écossais, et de l’Anglais Cowper, ce timide instrument poétique, qui craignait le souffle des hommes et ne résonnait que dans la solitude, à l’ombre fraîche des grands ormes balancés par le vent.

Wilson de Paisley, le droguiste, était de la race de ces intelligences sensitives qu’il ne faut pas mépriser ; c’est un des tempéramens du génie et des plus exquis. Nous demanderons à d’autres des machines pour filer. Les fleurs ne traînent pas la charrue, elles donnent un encens perpétuel, et l’encens des beaux vers est plus divin, il ennoblit la race humaine à travers les temps. Quant à l’excès de sensibilité nerveuse qui caractérise ce poète endormi et ressuscité, il faut penser que c’était une maladie du XVIIIe siècle finissant. Le courant électrique qui soufflait depuis 1710, était devenu trop violent, tout se précipitait ; les ames avaient la fièvre, et les plus tendres souffraient mortellement. Au XIXe siècle, aujourd’hui, nos vices sont autres, et ce n’est pas l’excès de la délicatesse qui nous fait mal.

Je voudrais que ceux qui me lisent pussent comprendre et partager le plaisir inattendu que les vers de Wilson m’ont donné ; mais ici, comme dans toutes les exquises poésies, le rhythme et la forme étant pour beaucoup, je me trouve embarrassé. Les idées de Wilson sont d’ailleurs fort naturelles ; ce sont des sentimens plutôt que des idées, des sentimens vrais, rendus avec une ingénuité passionnée ; pas une nuance de plus, pas une teinte de moins. « Ce n’est rien qu’un nom, disent-ils. — Rien ! Qui a pu le penser ? — Un nom, mais c’est tout ; c’est une chaîne magique, secrète et sainte, qui vous captive le cœur. Prononçait-on devant moi ce nom unique, les ténèbres se dissipaient aussitôt, je sortais de ma nuit, et mon ame joyeuse renaissait au jour qui la charmait. Dans le livre sacré je le retrouvais encore, vestige adoré qu’entourait une auréole, et que les anges du ciel murmuraient à mon oreille. Si je rencontrais une autre personne qui le portât, mon cœur battait plus vite, et plus vite encore. Je me taisais ; toute pensée étrangère s’éloignait de moi, mes yeux se fixaient sur le sol ; j’écoutais, fasciné par des accens si chers, j’écoutais toujours. Pourquoi pleurez-vous ? me demandait-on. Je ne pouvais répondre. — Ce nom, des enfans, dans leurs jeux, l’avaient prononcé. Jamais, jamais un tel nom ne se confondra avec les noms vulgaires[21]… » C’est de la vraie poésie intime ; nulle affectation, et cependant de l’élégance ; aucune exagération et de la force. Nous ne parlerons que pour mémoire d’une autre poète écossaise, mistriss Chalenor, morte veuve et très jeune, qui a laissé quelques jolies pièces, remarquables par l’extrême simplicité ; j’aime, entre autres, une petite ballade : Ma Robe grise. Le sentiment moral et domestique du devoir et de la raison domine dans ces pièces, dont l’inspiration est courte et trop peu soutenue.

De la littérature anglaise affadie à la littérature américaine des États-Unis, il n’y a qu’un pas ; au moins cette dernière commence-t-elle à professer avec une logique hautaine le dédain de la philosophie, de la poésie et des arts. Dans un des recueils américains les plus répandus[22], le rédacteur, à propos des romans peu dangereux de Frederika Bremer, écrit six pages contre la fiction en général et le roman en particulier. La vie positive et pratique, dit-il, suffit à l’homme ; l’imagination est un péril, les arts sont un malheur. Que les Américains se rassurent, l’imagination et le raffinement ne sont pas près de les ruiner. Dans un autre article du même recueil, la philosophie est traitée avec le même sans-façon. En définitive, ce sont les plus hautes facultés de l’esprit que l’on frappe d’anathème ; et ce qui nous effraierait, si l’avenir n’était pas le grand réparateur, c’est que la civilisation moderne paraît s’engager tout entière dans cette rainure d’un matérialisme épais, si contraire au progrès de la destinée humaine.

Cette civilisation américaine, née de la prose, bâtie sur la prose, en lutte contre la matière, et n’estimant, quand elle se rend compte d’elle-même, que la matière exploitée au profit du corps, n’en a pas moins ses poètes ; elle en a même une foule, et cela se comprend ; la poésie ne leur coûte rien, ils la fabriquent à leurs momens perdus, comme on s’amuse le dimanche à la paume ou au billard, quand on a passé la semaine sous le joug laborieux d’une industrie casanière. Un M. Rufus William Griswold s’est plu à recueillir en un énorme volume qui en vaut douze, la masse colossale de la poésie américaine. Une introduction historique sert de propylées à ces redoutables cinq cents pages, où brillent les noms de plus de cent poètes indigènes[23]. Le signe distinctif de toutes ces œuvres, c’est le lieu commun ; tout y est fabriqué à l’emporte-pièce. Tirez votre chapeau à ces épithètes, saluez ces images ; c’est de la poésie de Gradus ad Parnassum. Les formes usées en Europe font fortune là-bas, comme les bonnets passés de mode font fortune aux colonies. Les images sont stéréotypées ; le lac est toujours bleu, la forêt toujours frémissante, l’aigle toujours sublime ; on emprunte aux gloires émérites leurs audaces d’autrefois. Les mauvais poètes espagnols n’écrivaient pas plus vite, , leurs misérables rimes que ces modernes versificateurs américains, banquiers, settlers, commerçans, commis, maîtres d’hôtel, leurs épopées et leurs odes. En fait de contrefaçon, ils ne se gênent pas. Celui-ci refait le Giaour, cet autre la Dunciade. M. Charles Fenno Hoffmann décalque les chansons de Thomas Moore, M. Sprague se modèle sur Pope et sur Collins. Tel s’empare de la stance byronienne, tel autre s’approprie la cadence et les images de Wordsworth. Mistriss Hemans, Tennyson, Milnes, trouvent leurs imitateurs ; il suffit d’avoir reçu la consécration du public anglais pour subir la contrefaçon américaine.

Pourquoi cette muse décrépite et provinciale s’assied-elle au pied des monts Alleghanis ? La fraîcheur de ces golfes de feuillage, vieux comme le monde, et le soleil se brisant en prisme sur les immenses cascades, ne peuvent-ils féconder cette indigence ? Tous les élémens sont là ; la matière poétique ne manque pas aux hommes, le génie poétique manque à la société. Lorsque, en dépit de leurs institutions matérialistes et de leur tendance industrielle, les Américains du Nord ont voulu avoir des poètes, ils en ont eu ; mais ce n’étaient que les reflets décolorés de la métropole, les échos affaiblis de la nationalité britannique. Chez la plupart, la rapidité de l’exécution, l’incorrection du langage, se joignent étrangement à une exagération descriptive, à un flot de métaphores vagues et énormes qui n’expriment rien. Quelques-uns renoncent même à la grammaire, et la formation nécessaire des mots anglais est mise en oubli par eux. Ainsi le poète Payne ne craint pas d’employer les mots fadeless et tireless, qui sont d’affreux barbarismes, nés d’une composition de mots contraires à la grammaire et à l’analogie saxonnes. Le privatif less (qui n’est autre que le gothique laus et l’allemand los, « exempt de, libre de, privé de », ne peut évidemment s’adapter qu’à un substantif, — house-less, colour-less, « sans maison, sans couleur. » Rien de plus facile à concevoir que cette règle peu abstraite. Les Allemands, si libres dans leurs formes, la suivent constamment ; ils disent ehr-los, furcht-los, « sans honneur, sans crainte. » Ils ne disent pas plus ehr-lich-los ou furchtbar-los que nous ne pouvons dire sans honorable, sans redoutable, au lieu de « sans honneur et sans crainte. » Le vrai poète ne détruit jamais les élémens d’un langage ; il en use avec une savante hardiesse qui les féconde.

Fidèles d’ailleurs à la probité commerciale, les poètes américains font en général « bonne mesure, » et vous livrent des tonnes pleines de vers médiocres ; le lecteur se retrouvera sur la quantité. La Colombiade, de Joël Barlow ; la Conquête de Chanaan, par Dwight ; Tecumseh, par Colton[24], poèmes épiques, colosses de coton et de papier mâché, forment une masse de prés de dix mille vers qui doivent toutefois céder la palme du ridicule à une épopée américaine qui vient de faire son entrée dans le monde et qui a pour titre Washington[25]. Le docteur Channing avait accusé quelque part les États-Unis de n’avoir pas de littérature nationale : « Cela me frappa, dit l’auteur dans sa préface, et je pris aussitôt la résolution de faire à ma patrie le cadeau d’une épopée. » Mais notre homme avait une boutique à garder. Le moyen de faire marcher de front les soins du comptoir et ceux du poème épique ! « J’eus la prudence, ajoute-t-il, de remettre la fabrication de mon poème à l’époque où j’aurais achevé ma fortune. Gâter un bon commerçant sans créer un bon poète, c’eût été conscience. Je commençai donc par mettre mes affaires à jour, après quoi je me retirai dans la solitude avec mon imagination. » Retiré dans la solitude « avec son imagination, » le poète américain « fit donc cadeau » à sa patrie de ce poème épique extraordinaire et vraiment grandiose, intitulé Washington, épopée nationale. Le début en est simple. Washington prend le thé avec sa femme : « Oui, bien sûr, comme il est vrai que je me lève de cette chaise, s’écrie le héros, j’entreprendrai cette nuit de soulever le peuple ! » Sa femme voudrait qu’avant de soulever le peuple, il prit une tasse de thé, car elle est là, « armée de sa porcelaine chinoise reluisante, et elle est prête à lui verser le rafraîchissement. » — « Très chère femme, reprend Washington, mon temps n’est pas à moi, et je ne suis venu que pour t’assurer[26], etc. » Le monde, qui a vu bien des épopées ridicules, n’en avait pas vu de pareille.

Que dire ensuite des grands hommes dont M. Griswold a peuplé son Parnasse américain, Trumbull, Alsop, Clason, sans compter Robert Payne, Charles Sprague, Cranche, Leggett, Pike, Hopkinson et près de cinquante autres ? L’un d’eux, Robert Payne, représente Washington debout, repoussant avec sa poitrine les coups du tonnerre et tenant son épée nue, « en guise de conducteur électrique, pour diriger la foudre vers l’Océan où elle va s’éteindre. » Ce héros-paratonnerre produit un bel effet ; c’est le chef-d’œuvre de la poésie-machine. Quelques autres, par exemple Percival, ont poussé aussi loin que possible l’art d’entasser les mots sans idée : « Oui, dit-il quelque part (nous le traduisons littéralement), l’arc-en-ciel nébuleux qui se joue en frémissant dans les flots d’azur du ciel, et l’écume chatoyante dont les nymphes sacrées entourent l’ame vibrante et l’harmonie innée du poète… c’est la poésie » À la bonne heure M. Charles Sprague, caissier de la maison de banque du globe dans le Massachussetts, et qui vit fort retiré, fabrique laborieusement sur le modèle de Pope des vers didactiques, sans originalité et sans élégance, c’est quelque chose de curieux qu’un Pope républicain, américain et caissier.

M. Dana, auteur du Boucannier, et M. Drake, qui a écrit la Fée coupable, s’élèvent un peu plus haut. M. Jean Pierrepont, avocat renommé et auteur des Airs de Palestine, est excessivement moral, monotone et peu poète. Plusieurs femmes, mistriss Osgood, mistriss Sigourney, et mistriss Brooks, surnommée Marie de l’Occident, ont publié des poèmes. Ceux de la première sont d’une puérilité prétentieuse, la seconde ne se distingue que par une verbeuse facilité ; quant à mistriss Brooks, auteur de Zophiel, son talent extraordinaire est si fatigant par l’entassement des couleurs, des sons et des images, par la complication du rhythme et par la recherche fantastique du sujet, que l’esprit et l’oreille demandent également grace au poète. Les seuls noms que l’on puisse isoler honorablement au milieu de cette forêt de versificateurs sont ceux de Street, Fitz-Greene-Halleck, William Cullen Bryant, Henry Wadsworth Longfellow et d’Emerson, dont nous avons déjà parlé. Street est un poète descriptif agréable et diffus. Halleck, surintendant du riche M. Astor, capitaliste et propriétaire du plus grand hôtel de New-York, est auteur de Marco Botzaris et de la Jaquette rouge, poèmes plus mélodieux que fortement pensés. Bryant lui est de beaucoup supérieur. Pour la solennité du ton, l’énergie contemplative, la gravité sérieuse, il rappelle souvent le poète allemand Klopstock, et n’est pas exempt de ses défauts ; la fantaisie et le libre caprice lui manquent trop. Vous errez avec lui sous une de ces sombres arcades de verdure qui abritent des flots lents et paisibles ; à peine quelques vagues émues rayonnent sous un rare soleil. Le ton du sermonnaire domine dans les deux recueils de ses poésies réimprimés à Londres[27]. Un fragment de ce poète donnera quelque idée de sa manière :

« Encore un jour, un jour d’été qui s’achève ! Le soleil est couché. L’occident est rouge, et les dernières heures s’en vont doucement ; elles ont rempli leur tâche, ces heures filles de Dieu. L’herbe a poussé sa verte tige, et les troupeaux en ont fait leur pâture. Le jeune rameau a développé sous le soleil son tissu de soie. Les fleurs du jardin et du désert se sont ouvertes pour mourir, et les graines fécondes, brisant leurs cachots, se sont ensevelies sous la terre où elles attendent le moment de la renaissance… La vie continue son mouvement éternel… Partout, sous la muraille nue de la chaumière ignorée, sous l’or de l’alcôve princière, dans les greniers infects des capitales, de nouvelles mères, toutes joyeuses, ont pressé sur leur sein de nouveaux fils ; partout, sur la lisière de la forêt, sur la rive et dans les villes, de nouvelles tombes se sont creusées, — et remplies, — et refermées. Aujourd’hui des amis chers se sont séparés, et des amitiés nouvelles se sont liées ; la vierge long-temps priée d’amour a enfin cédé. — Encore un jour ! Entre deux ames qui s’aimaient, la première parole dure s’est échangée, et le bonheur est brisé. — Encore un jour ! Adieu, soleil ! adieu, journée ! adieu, vie qui finis, et toi, vie nouvelle, qui recommences ! »

Ralph Waldo Emerson, ministre unitaire aujourd’hui détaché de son église, dont il diffère quant à l’interprétation de la cène, mérite une mention plus spéciale, bien qu’il ait produit à peine deux volumes de vers et de prose. Aujourd’hui directeur d’une revue trimestrielle qui paraît à Boston, c’est l’esprit le plus original ou plutôt le seul que les États-Unis aient produit jusqu’à ce jour. On ne peut lui opposer ni Channing, ni Prescott, ni même Irving. Le docteur Channing, connu par des Essais éloquens, des discours et un travail remarquable sur Milton et sur Napoléon, manque de clarté et de mesure dans la pensée, et sacrifie à une sonorité pompeuse les avantages sérieux de la prose, la solidité et la concentration. Le charmant style de Washington Irving se compose d’une élégante imitation d’Addison et d’une heureuse étude des vieux poètes. Il est difficile de pousser plus loin l’agrément et la douceur ingénieuse que M. Irving ; ce n’est ni de la force ni de la profondeur. Son paysage est doux et velouté, sa lumière pure et bien disposée, ses personnages sont heureusement groupés comme ceux de Wouwermans ; comme ce peintre, il n’est exempt ni de monotonie ni de manière. Prescott, auteur d’une bonne Histoire d’Isabelle la catholique, s’est procuré en Espagne des documens originaux et authentiques dont il a fait une composition sage et complète, non colorée et puissante ; on s’intéresse d’ailleurs malgré soi à un ouvrage dicté par un aveugle à sa jeune fille, qui en a, sous la direction de son père, compulsé et arrangé les matériaux. Irving est de l’école d’Addison, Channing imite Burke, Prescott se modèle sur Robertson. Emerson, au contraire, a un cachet particulier de profondeur dans la pensée et de couleur dans l’expression qui le rapproche de Carlyle sans qu’on puisse lui reprocher de copier ce maître. Ce sont des idées analogues, souvent plus hasardées, qu’il exprime : — la réconciliation de l’esprit réformateur et de l’esprit conservateur, la moralité portée dans l’industrie, la dignité humaine rendue aux masses aveugles, et le hideux sentiment de l’envie refoulé dans ses profonds repaires. Emerson n’a publié encore en prose qu’un petit volume intitulé simplement Essays ; lorsque ces Essais tombèrent entre les mains de Carlyle, ce dernier fut tellement frappé de l’analogie de sa pensée avec celle d’Emerson, qu’il se fit à Londres l’éditeur du petit volume américain, et le volume eut du succès.

Quelques poèmes de lui sont marqués au coin de la même originalité. Une petite pièce à l’Abeille est délicieuse dans son genre et presque digne de Milton. À travers bois et vallées, l’abeille s’en va, heureuse, active, dédaignant tout ce qui est malfaisant ou sans beauté, cherchant le soleil, les solitudes odorantes, les secrets parfums qui ravissent le murmure des eaux courantes, et bourdonnant dans le rayon et dans l’encens. Rien de plus vif que cette peinture ; un sens mystique et une veine cachée de philosophie serpentent sous le luxe et la grace des images. Le rhythme même et la mélodie reproduisent le vol doré de l’abeille dans les feuillages frais :

« Thou in sunny solitudes,
« Rover of the underwoods,
« The green silence dost displace
« With thy mellow breezy bass !

Nous ne nous amuserons pas à détruire, en traduisant ces jolis vers, une combinaison rare et délicate de la musique, de la forme, de la couleur et de la philosophie.

Mais ce sont là des exemples peu communs, des exceptions plutôt que des règles. Plus varié que Cullen Bryant, et voué à la poésie, dont Emerson ne semble faire qu’un délassement passager, Henri Wadsworth Longfellow, aujourd’hui professeur de littératures française et espagnole au collége de Haward, a été élevé en Europe et a voyagé en Suède et en Danemark. Le génie scandinave moderne paraît avoir exercé sur sa pensée l’influence la plus active. Une sévère beauté intellectuelle, une douceur particulière d’expression et de rhythme, distinguent ses vers, en assez petit nombre, mais remarquables, et spécialement le volume intitulé Voix de la Nuit. C’est une poésie pâle et « clair de lune, » comme disent les Américains eux-mêmes, qui attire par une triste et douce grandeur. L’effet en est étrange, et les couleurs en sont si transparentes, que le roman sentimental en réclamerait volontiers le mérite au détriment de la poésie. Ces œuvres sont d’ailleurs fort supérieures au flot commun des poésies tièdes dont le Parnasse anglais est inondé, par exemple à l’Ecclesia d’un moderne ministre. Le caractère du talent de Longfellow a l’air d’appartenir à une région plus froide et plus douce que l’Amérique. Peu de passion et un grand calme qui approche de la majesté, une sensibilité émue dans la profondeur, se manifestent par des vibrations et des rhythmes modérés ; les poésies suédoises de Tegner donneraient seules une idée de cette mélodie lente et de cette émotion réfléchie. Longfellow nous semble occuper la première place parmi les poètes de son pays. Une saveur distincte le caractérise ; on croit sentir, en le lisant, la permanence triste des grands bruits et des grandes ombres dans ces plaines qui n’ont pas de fin et dans ces bois qui n’ont pas d’histoire.

La littérature américaine proprement dite n’a pas acquis plus de force, de nouveauté et de couleur que par le passé. Le roman vulgaire y surabonde ; c’est surtout pour la caricature outrée que les Américains de l’Union montrent du talent ; je croirais volontiers que le premier homme de génie auquel ce peuple donnera naissance sera quelque grand satirique. Les nations, à la fois jeunes et vieilles, qui, héritières d’une ancienne civilisation, voient devant elles un monde inconnu d’industrie et de politique à conquérir et à organiser, se trouvent environnées de si ridicules contrastes, qu’une pente naturelle les entraîne à l’ironie. La Gaule romaine a commencé par là. Chez les Américains, cette ironie est encore à l’état brut ; elle se développe rudement, mais elle se raffinera ; aujourd’hui la sève en est singulièrement âcre et grossière. Les lecteurs de ce côté de l’Atlantique ne peuvent éprouver que du dégoût pour les scènes odieuses auxquelles se complaisent les peintres de mœurs américaines, MM. Moore et Mathews, auteurs de Tom Stapleton[28] et de Puffer Hopkins[29]. J’ai parcouru avec avidité ces tableaux de la vie américaine par des Américains. L’impression en est triste ; ce n’est pas populaire, c’est bas et aristocratique dans le pire sens du mot : des vices fades et corrompus, sans compensation de grace et de goût ; une envie lâche qui poursuit les titres, qui en veut à la fortune, et se rue sur le succès. Ces mœurs sont sans pureté, sans passion, sans simplicité, sans élégance, sans grandeur ; vous diriez l’arrière-boutique des plus petits marchands de White-Chapel transportée tout à coup dans un salon doré, empruntant gauchement les vices d’en haut sans quitter les vices d’en bas. Ce n’est plus Washington, ce n’est pas encore Walpole. On ne peut exprimer le dédain et la douleur que font naître ces vices éreintés et brutaux, qui tiennent par l’impureté aux scandaleux boudoirs du vieux monde et rappellent la senteur de la tabagie, tout en affichant des prétentions aristocratiques.

Est-ce là, bon Dieu ! qu’il faut chercher des données vraies sur la société américaine ? Dickens, Marryatt, mistriss Trollope, miss Martineau, en leur qualité d’Anglais, devaient nous inspirer peu de confiance ; ils sont moins défavorables à l’Amérique que M. Moore et M. Mathews, dont les romans, highly popular, édités in-4o dans une publication périodique intitulée Brother Jonathan (Jonathan est le type national, le John Bull américain), avec d’horribles gravures sur bois, donnent pour douze cents et demi (à peu près onze sous) la valeur de trois volumes in-8o de 300 pages chaque, un peu plus de trois sols et demi par volume. C’est le dernier terme du bon marché porté dans l’art d’imprimer. Ajoutons qu’il est impossible de rien imaginer de plus incorrect et de plus laid à voir que ces impressions économiques ; la matière n’est pas indigne de la forme. Il y avait une idée dans Puffer Hopkins, l’homme du puff, traversant la démocratie voiles déployées sur le vaisseau du charlatanisme et de la fraude ; mais la grossièreté des scènes fait de ce livre quelque chose de hideux. Plus léger et plus frivole, Tom Stapleton accumule les orgies, les coups de bâton, les scènes d’ivresse, les chaises cassées et les chutes dans les escaliers, mêlées aux scènes grivoises et aux libertés philosophiques du compère Mathieu. L’auteur a voulu peindre les faits et gestes des aimables vauriens de New-York ; personne ne voudrait se trouver seul la nuit avec ces gaillards-là. Le gourdin joue le premier rôle dans leurs exploits ; l’un d’eux, Tom lui-même, sert d’ami et de protecteur secret à une héroïne digne de lui. Quand on ne se grise pas, on se bat ; quand on ne se bat pas, on se grise. Le tout finit par un bon mariage, doublé de dollars, au profit du héros, mariage accepté avec enthousiasme par une jeune personne conquise à la vigueur du poignet. L’état d’une société sauvage reparaît dans sa nudité à travers ce roman qui rédige de temps à autre, sous forme de théorie, la brutalité des incidens qui composent la trame du récit. Sans prétendre à une sainteté spéciale, on regrette de voir un grand peuple, dont plus de la moitié brûle ou pend les abolitionistes et réinstitue contre eux la censure, adopter comme un de ses livres favoris un ouvrage où les paroles suivantes se trouvent placées dans la bouche, non d’un bandit, mais du héros même, que l’auteur a soin de rendre intéressant : — « Honnêteté ! le mot est ridicule et ne signifie rien. Chacun de nous en attrape autant qu’il peut. L’honnêteté est contre nature. Il n’y a qu’une seule loi qui gouverne l’univers, c’est l’attraction, elle régit sous ce nom les choses inanimées. Dans les êtres animés, cela s’appelle acquisition, ou vol. Le soleil, s’il pouvait, attirerait à lui toutes les planètes. Un seul homme, s’il le pouvait, absorberait les jouissances de tous ses semblables, et les dévorerait tous. Il n’y a qu’un mot d’ordre raisonnable : Dieu pour tous et chacun pour soi[30] ! » Voilà un résumé franc, honnête, candide, une philosophie bien formulée. J’avais toujours frémi de colère plus que de peur, lorsqu’un drame lyrique, dont la musique est belle, me faisait entendre ce cruel et triste refrain : Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Il me semblait que la Némésis de la vie sauvage se levait tout à coup, dictant cet épouvantable chœur, invoquant la destruction de tout lien entre les hommes ; l’auteur américain nous donne l’explication de ce cri féroce. C’est la loi de la force. La vie est un pillage universel ; au plus fort la première proie, au plus rusé la seconde. Ces philosophes-hyènes mériteraient qu’Héliogabale et Tamerlan les nommassent leurs législateurs.

Une fois cette insurrection contre la probité, l’imagination, la poésie et la philosophie, devenue universelle, l’humanité n’a plus qu’un but, celui de vivre, et de se battre pour vivre, fruges consumere nati ; tout cela est d’accord et bien en harmonie. Il y a au contraire, comme le dit Emerson, une croisade à entreprendre aujourd’hui en faveur de l’intelligence et du dévouement, contre le moi, l’égoïsme, l’avidité, la brutalité pillarde. La devise de cette ligue serait au contraire : Dieu pour chacun ! chacun pour tous ! C’est la devise des grandes races, c’est le thème civilisateur ; le reste doit aller se confondre dans les égouts du bas empire. Le passage précédent de l’auteur américain prouve que cette sainte ligue contre les intérêts égoïstes ne serait pas hors de propos ; c’est à la France, non de s’engager dans une voie de sensualité fatale, mais de marcher à la tête de cette croisade généreuse.

Tous ces nouveaux auteurs américains, qui ne valent ni Franklin pour la bonhomie, ni Washington Irving pour l’aménité, ni Cooper pour la force et la précision des tableaux, ne manquent jamais, tels vulgaires qu’ils soient, de s’intituler esquires : Cette petite distinction chevaleresque orne le titre de leurs romans remplis de trivialités inexprimables, et ce n’est pas un des caractères les moins plaisans du peuple nouveau que le goût vif ou plutôt l’engouement qu’affichent pour les titres de noblesse les adorateurs de la populace. Avec ses penchans aristocratiques, le Yankee est susceptible comme un provincial ; il prend feu dès qu’un étranger s’avise de reprocher une imperfection à l’Amérique. On formerait une bibliothèque des réponses imprimées que le voyage de M. Dickens a fait naître. La plupart de ces livres n’ont pas beaucoup de sel, quoiqu’ils aient beaucoup de colère ; le plus remarquable porte ce titre singulier : Monnaie des Notes de M. Dickens, par une Dame américaine. Ce dernier, homme d’esprit, avait intitulé son livre : Notes à mettre en circulation ; le mot note signifie, comme on sait, note et billet de banque. Nous ne croyons pas que la monnaie de la dame soit suffisante. Notre voyageuse est amère sans originalité ; elle raconte tout ce qu’elle sait des travers, des vices et des folies de l’Angleterre, et elle sait peu de chose. « Les hommes, dit-elle, y sont grossiers, les femmes mal mises, les maisons uniformes, et le coup d’œil de la brique éternelle est ennuyeux. » Où sont la nouveauté, la vivacité, la profondeur ? nous craignons que la lady américaine n’ait pas rendu à M. Dickens « la monnaie de sa pièce. » Rien de plus trivial que ses remarques sur l’impolitesse des douaniers, sur la multitude des malheureuses qui courent les rues de Londres, sur l’immense étendue de la ville, « qui, dit-elle, offre un assemblage de hameaux juxtaposés, mais non une ville. » Nous voilà bien peu avancés et bien peu instruits sur le cours des évènemens, la tendance des esprits, la réalité des faits, et le sort réservé à l’Angleterre. La dame américaine (qui a soin de s’appeler lady) n’aperçoit que les surfaces ; l’avenir caché dans le présent lui échappe. Laing, Chambers, Porter, et surtout le prophétique Carlyle, nous renseignent bien mieux à ce sujet que la Monnaie rendue à M. Dickens par l’observatrice[31].

Ce sont les journaux républicains qu’il faut placer en regard des nouveaux romans publiés à New-York, pour éclairer ce présent obscur et cet avenir singulier. Là se trouvent des renseignemens certains sur l’état de l’union. Dans le nord, l’afflux des Irlandais est énorme ; il usurpe le territoire et crée une Amérique irlandaise. Dans le sud, comme le dit le poète Dana dans un beau vers,

Le nègre fait trembler le maître qui l’écrase.

Ce double état de choses produit souvent de sanglantes catastrophes, et la constitution s’en tirera comme elle pourra. Déjà la liberté de la presse et la liberté du sujet sont entamées ; on a vu que les lois de la probité ne l’étaient pas moins. Lisez cette constitution : vous la trouvez humaine, juste, philanthropique, digne de Washington et de Franklin. Elle consacre les droits du sujet et assure sa vie ; elle décrète la liberté de l’individu et celle de la presse. Descendez jusqu’aux faits ; examinez comment cette constitution fonctionne. Les papiers publics pullulent de documens curieux à cet égard. La Gazette de Clinton (mai 1843) vous apprendra que « le vendredi soir, 22 mai, la multitude assemblée a décidé du sort de James (accusé d’avoir poussé les nègres à l’insurrection). Les uns votaient pour les verges, les autres pour la pendaison. Le parti de la pendaison (the hanging party), l’a emporté à une majorité écrasante. La mort de James a été votée par la masse du peuple. D’après ce sentiment, exprimé d’une façon peu équivoque, James a été conduit jusqu’à un mûrier noir, et suspendu à l’une des branches de l’arbre. Nous approuvons entièrement cette mesure, ajoute le rédacteur ; le peuple a agi convenablement[32]. » — C’était la seizième fois que le peuple agissait ainsi extra-judiciairement et convenablement depuis six mois.

Voilà pour la sûreté des personnes. Quant à la liberté de la presse, elle est abolie dans plusieurs localités ; le maître, c’est la foule ; ce qui déplaît au maître, on ne peut l’imprimer. Un journal de New-York ayant reproduit un discours du docteur Channing, lequel discours renfermait des observations contraires à l’esclavage, ce journal fut mis en vente à Charleston, ville du sud ; aussitôt l’association des planteurs de la Caroline intente un procès au libraire de Charleston, que l’on force à déposer 1,000 dollars pour sa caution. Ce libraire venait de recevoir un ballot d’exemplaires du voyage de Dickens, qui, on le sait, n’épargne pas les planteurs ; effrayé, il se hâte de faire insérer l’annonce suivante dans les journaux de la ville : « Le livre de M. Dickens sera soumis à l’inspection d’un comité composé de membres intelligens de l’association de la Caroline du Sud. S’ils en approuvent la vente, je le mettrai en vente, sinon, non. » Ce comité, n’est-ce pas la censure elle-même ? — Non-seulement ces faits existent, mais ils s’érigent en principes, ils constituent une théorie. La Chronique de Georgia-Augusta dit expressément : « Il faut que tous les états du Sud mettent à mort quiconque demandera la liberté des esclaves, et qu’on tue cet homme dès qu’on le trouvera, partout où on le trouvera. » — Le Télescope de Colombie (Caroline du Sud) va plus loin encore, et s’exprime en termes plus atroces : « La question de l’esclavage n’est pas ouverte à la discussion, ce système a poussé chez nous de trop profondes racines, il doit durer à jamais. Du moment où un individu s’avise de venir nous sermoner sur l’immoralité et le péril de l’esclavage, il faut lui couper la langue et la jeter sur le fumier[33]. »

Le Trurican de la Nouvelle-Orléans et le Phare de Norfolk (Virginie) sont remplis de menaces analogues. Ces menaces se réalisent souvent, comme le prouvent les récits contenus dans le Libre Commerçant des Natchez[34] et dans l’Argus du Missouri. Tous ces journaux, que nous avons sous les yeux, font foi d’un retour complet à la vie sauvage. Deux ennemis se rencontrent dans les rues et se massacrent ; cela s’appelle un duel. Les journaux s’expriment très légèrement là-dessus et racontent en trois lignes ces boucheries domestiques, comme les choses du monde les plus naturelles. « Le major un tel a rencontré le capitaine un tel, et lui a asséné un coup de bâton ; le capitaine a répondu par un coup de pistolet (revolving pistols), et tous les deux sont morts. » Voilà tout. Sous ce régime, la loi, c’est la haine, c’est la rage. Un nègre nommé Joseph est brûlé « à petit feu » par le peuple, avec une frénésie calme, qui eût fait honneur à l’inquisition dans ses beaux jours. La terreur en France était moins scientifiquement horrible ; elle ne brûlait personne « à petit feu. »

Je préfère les voyages américains à la plupart des livres qui viennent de ce pays, en exceptant ceux d’Emerson, Channing, Prescott et Irving. L’Américain du Nord est voyageur ; mais encore faut-il s’entendre : s’il voyage du côté de l’Europe, le préjugé, l’orgueil national, la rancune, l’aveuglent ou l’enveniment ; il voit mal et juge de travers, il se trompe. Dans les régions nouvelles et vierges, sa naïveté se conserve ; en face de la nature, il reproduit avec une vérité souvent piquante et même éloquente des émotions et des impressions qui lui plaisent. Les Incidens d’un voyage dans la province d’Yucatan, par E. Stephens[35], et le Galop à travers le paysage américain, esquisses de scènes et d’aventures américaines, par Silliman[36], méritent d’être distingués. C’est une véritable course au galop que le petit volume de Silliman, et, dans cette société qui va si vite, les meilleurs livres et les plus agréables styles sont ceux qui s’élancent à toute bride, ne s’embarrassant ni de philosophie ni de beau langage. Il y a dans les Esquisses de Silliman une peinture magnifique de la cataracte de Niagara pendant l’hiver ; cet immense palais de glace suspendue et étincelante, ce mouvement gigantesque arrêté dans l’air par une force magique, composent un des plus étourdissans spectacles dont on puisse s’aviser. La touche de l’auteur américain est facile, rapide, hasardeuse, un peu incorrecte, mais chaude, et n’en vaut que mieux. Les mœurs de l’Yucatan, province qui, comme on sait, forme la pointe extrême de l’Amérique méridionale, les étranges habitudes de ce pays perdu, où les coutumes indiennes se mêlent aux souvenirs féodaux et aux traditions espagnoles, sont reproduites dans le voyage de Stephens avec beaucoup de vérité et de détails. C’est peut-être le livre où l’on trouve le plus de renseignemens neufs sur cette race intéressante des Maceguas, indigènes de cette portion de l’Amérique. « J’ai été témoin, dit M. Stephens, d’une représentation dramatique indienne qui m’a frappé ; les Indiens l’appellent Chtol ; la scène se passe du temps de la conquête. Les natifs, résolus d’opposer aux conquérans une résistance héroïque, se réunissent dans un temple. Un vieillard à barbe blanche les exhorte à mourir pour la patrie, et tous vont marcher au combat, lorsqu’un Espagnol, ou du moins un Indien revêtu du costume castillan, fait son entrée en scène, armé d’un mousquet. Le prétendu Espagnol fait partir son arme ; l’explosion épouvante les Indiens, qui tombent à genoux devant lui. Il enchaîne le chef de la troupe, l’emmène prisonnier, et le drame finit. » Le style de ces livres ne brille point par la compression, l’énergie, la concentration ; mais une certaine rapidité franche de pinceau les fait valoir, et les voyageurs européens, souvent affectés, se targuant d’une grande supériorité de savoir, ont rarement cette vivacité ingénue qui donne du prix aux pages d’Audubon, de Silliman et de Stephens.

Voici une curiosité américaine plus piquante. La manufacture de Lowell dans le Massachussetts n’a que des ouvrières, et le prix de la main-d’œuvre est assez cher pour que chacune de ces demoiselles, après avoir accompli sa tâche, se retire dans sa petite chambre, lise ou écrive, sorte armée d’une ombrelle verte, et se donne des airs de duchesse qui ont émerveillé les touristes anglais. L’explication de ce fait est bien simple. Il faut des bras à l’Amérique travailleuse, qui n’a pas quitté encore la période du labeur physique ; c’est lui qu’elle rétribue : le labeur intellectuel n’est pour elle qu’un ornement factice. Elle possède, il est vrai, des universités et des colléges, qui ressemblent assez aux décorations de carton que Potemkin montrait à son impératrice. On en jugera par un seul exemple ; dans un recueil américain, qui a des prétentions à l’érudition, le mot dives, dont tous les écoliers connaissent le pluriel, divites, se trouvait transformé en diveses (the diveses of our land).

Pourquoi miss Martineau s’étonne-t-elle que les ouvrières de Lowell soient des demoiselles et prennent des airs ? Elles sont princesses ; leur blason, c’est celui du pays, un bateau à vapeur et une machine à filer. Cette congrégation de fileuses du Massachussetts a eu naturellement l’idée de se former en académie, et de présenter au monde littéraire un échantillon de ses talens de conteuses, de romancières et de poètes. En effet, ce sont des femmes de loisir que ces ouvrières ; elles réalisent de cent à deux cents dollars par année, portent des montres d’or, suspendent une douzaine de robes de soie dans leur garde-robe, et peuvent bien s’octroyer de temps à autre les douceurs de la mélancolie, de la rêverie et de la poésie. Ces béguines de l’industrie américaine se sont donc cotisées pour rédiger et faire imprimer une sorte d’almanach des muses, sous le titre de Lowell Offering, « l’Offrande de Lowell. » Il y a là tout ce qui peut traverser l’esprit de jeunes filles oisives ; de la prose, des vers, des odes, des sonnets, de l’amour, du caprice, des caveaux et des tourelles ; un mélange des précieuses ridicules et des modernes romanciers.

Anna, Tabitha, Oriana, Lucinda, Gregoria, Alleghania, Atala, Gesmunda, Tancreda, Velleda (où donc vont se nicher les beaux noms du cabinet bleu d’Arthénice !), signent ces médiocres fragmens, dont à peine deux ou trois obtiendraient admission dans un journal européen de l’ordre le plus humble, mais dont l’ensemble est un curieux phénomène. Nous avons vu naître ici les poésies des ouvriers, qui, entre nous, disons-le tout bas, ne valent pas de bon pain et de bonnes bottes. Les Américains ont les poésies des ouvrières, que je n’hésiterais pas à donner en masse pour une paire de bas bien raccommodée ou un mouchoir convenablement ourlé. À quoi bon de la poésie ouvrière ? J’aimerais mieux des ouvriers poétiques, ne faisant de vers que si Dieu les leur commande, et conservant au fond de leur cœur le foyer sacré du beau moral, l’amour de la nature et de l’honnête, et la virile énergie et la faculté du dévouement. De toutes les pièces des Tabitha et des Ellenora qui travaillent at the mills, une seule mérite d’être citée. L’idée en est grandiose et extravagante, le style élevé et bizarre, et, si cette fantaisie était tombée dans l’esprit de Jean-Paul-Frédéric Richter, non dans celui d’une factory-girl de Lowell, le grand mystique allemand lui eût donné une valeur puissante : telles qu’elles sont, ces pages, sorties d’une plume de dix-huit ans, et de la plume d’une ouvrière vivant à l’autre bout du monde, sont fort singulières. Elles ont pour titre Pas de nuit, et offrent la contre-partie de cette création effrayante de lord Byron, Darkness (ténèbres). Ici, dans l’œuvre de l’ouvrière américaine, c’est au contraire le soleil qui ne se couche jamais, c’est le monde fatigué de splendeur, la vie demandant à Dieu du repos, de l’obscurité et du silence.

L’archéologie locale a donné quelques produits en Amérique comme en Angleterre. Il n’y a pas si petite fraction des États-Unis qui ne possède son historien, pas de petite ville qui ne veuille se présenter au monde dans un volume in-8o ou in-4o avec gravures. Le chef-d’œuvre de ce genre moléculaire est une Histoire de Beverly[37], petite ville de la Nouvelle-Angleterre, avec gravures, plans, cartes, biographies, etc. On ne se serait guère douté que cette honnête petite ville eût possédé deux cent trois grands hommes inconnus. C’est encore une des marques du temps que l’excessive importance attachée aux moindres objets, et l’égoïsme des localités. Les États-Unis, qui manquent de souvenirs féodaux et par conséquent d’histoire, dont l’âge héroïque est d’avant-hier, essaient de se rattraper par des minuties qui n’ont pas même l’intérêt douteux des curiosités antiques et le charme mélancolique qui s’attache aux débris moussus du passé.

Plus loin encore que Beverly, Halifax, capitale de la Nouvelle-Écosse, ville complètement étrangère aux habitudes littéraires, s’est piquée d’honneur depuis l’apparition de Samuel Slick[38], et cette partie obscure et lointaine des domaines britanniques, l’Amérique anglaise, commence à élever des prétentions. Trois volumes intitulés Littérature coloniale, par G. E. Young (Halifax), témoignent de ces excellentes intentions ; hélas ! ce sont des intentions, et rien de plus. M. Young répète ce que Blair, La Harpe et Batteux nous ont dit trop souvent. Il n’y a que les vieilles sociétés qui soient fécondes en philosophie et en critique ; les sociétés au berceau font éclore la poésie vierge et la chronique naïve. La Nouvelle-Écosse n’est pas jeune ; c’est une vieille enfant de l’Angleterre jetée sous une latitude glacée. Elle n’est pas antique ; mœurs, institutions, coutumes, tout date pour elle de l’époque où elle s’est acclimatée au bout du monde. On dirait que ces livres, qui viennent de si loin, ont été pensés, écrits et imprimés dans une ville de province, soit en Angleterre soit en France. Il y a quelque curiosité, quant aux faits, dans un volume intitulé Huit mois dans l’Illinois, par William Olivier[39], ouvrage peu ambitieux, sorti de la plume d’un ouvrier du Roxburghshire, et imprimé dans l’Illinois même. Parti pour ces climats lointains afin d’y établir sa famille, l’auteur donne à ses compatriotes les conseils nécessaires à leur émigration future. On a sous les yeux un état de société absolument dans le germe, un pays à peine habité, de grandes prairies basses et couvertes d’eau, la culture pénible d’un sol inaccoutumé à la charrue, et les efforts de la colonisation dans ces lointains parages, détails curieux et neufs qui intéressent jusqu’à l’émotion.

L’Amérique republie, pour onze sous, tous les romans que l’Angleterre édite pour trente francs. Les images du Pictorial servent à des clichés qui passent l’Atlantique, et vont assouvir la faim littéraire des settlers et des Ojibbeways. Chaque état de l’Union aura bientôt son histoire en dix volumes ; les lettres de Washington, d’une extrême sagesse et d’une égale insignifiance, remplissent six volumes ; Franklin en avait déjà fourni dix ; Jefferson et Quincy-Adams vont être exploités de même sorte. Ce ne sont donc pas les volumes imprimés qui manquent. Le globe en est couvert. Bientôt les forêts manqueront, et l’on élèvera des pyramides de livres dont on ne saura que faire. Un esprit bizarre et supérieur, le philosophe inconnu, autrement dit Saint Martin, demandait comment on ferait pour se tirer, dans deux mille ans, de cet océan de livres qui répètent les mêmes idées avec une légère variation de nuances. Il proposait, dans une de ses œuvres les plus étranges et les moins connues, le procédé burlesque et facétieux que voici : « Réduire en pâte tous les livres existans, nourrir avec cette bouillie encyclopédique la jeunesse et l’enfance, et charger du rôle de nourrices les beaux esprits et les savans, auxquels une superbe cuiller d’honneur serait consacrée, selon le grade qu’ils obtiendraient dans cette nouvelle université ; — cuiller d’argent, cuiller de vermeil, cuiller d’or ; — le dernier titre serait celui de grand’cuiller[40]. L’état intellectuel et typographique du monde donne quelque prix à cette plaisanterie contenue dans l’œuvre satirique et fantastique de Saint-Martin. Déjà cette pâte littéraire semble faite d’avance. Tout le monde écrit de la même encre, et dans quelque trois cents ans, Dieu sait avec quelle joie et quel amour on recueillera le peu de livres, si petits qu’ils soient, qui auront un caractère et qui sembleront nés d’un cerveau humain, non d’un mécanisme intelligent. L’originalité, l’humour, la poésie, manquent de tous côtés. Aujourd’hui, en France, comme en Amérique et en Angleterre, les hommes supérieurs qui prétendent aux grands honneurs craignent de se montrer humoristes. Il n’y a guère que deux ou trois téméraires qui osent encore rêver, méditer, ne pas dogmatiser éternellement, se livrer au caprice, errer dans les fleurs de la pensée et jouir de la liberté. Toute l’Amérique ne possède pas un humoriste, l’Angleterre ne compte que Carlyle. Cependant les vrais hommes sérieux, à libre pensée, ne se refusent pas le caprice, comme les tempéramens forts risquent une course à cheval trop longue, trop vive et sous le soleil, redoutée des maladifs et des chétifs. J’ai peu de foi dans ces gravités excessives et dans ces modérations de tempérament. Je me défie de ces dames si vertueuses, qu’elles marchent éternellement raides, craignent le froncement d’un pli au bas de leurs robes, et n’osent pas lire Molière à quarante ans.

Si nous revenons sur nos pas, et que nous cherchions avec sincérité le sens définitif des observations fournies par cette longue course à travers toute sorte d’ouvrages, anglais, coloniaux, américains, poésie, prose, romans, contes, philosophie, nous retrouverons ce résultat que nous avions énoncé plus haut, la similitude et l’abaissement des produits. Le besoin d’une popularité facile et le mercantilisme se font sentir partout. On veut être compris de toutes les intelligences, et l’on commence à craindre singulièrement l’originalité, la profondeur, l’élévation, l’intensité, qualités qui ne sont pas de tout le monde, défauts pour qui ne les sent pas. De là diffusion, lenteur de style, abus de mots, facilité de verbiage, mélange d’ampoulé et de commun, des notions que l’on n’épure pas, des inventions que l’on néglige de concentrer, des faits que l’on ne vérifie point aux sources, des talens qui se perdent ou s’égarent ; rien d’achevé. On craint le pédantisme ; l’avidité coopère avec ce penchant, qu’elle fortifie et qui la sert ; au nom du circulating-library, du cabinet de lecture, l’écrivain est sommé d’étendre son travail jusqu’à certaines dimensions ; il ne peut plus produire d’œuvre contenue dans un petit cadre, plus de ces rayons purs qui tiennent peu de place et vont loin, — le Vicaire de Wakefield, — Manon Lescaut, — Adolphe. Il faut trois volumes post-octavo, selon la forme voulue et le goût du public. Allongez, délayez. Si c’est un voyage, trois volumes et gravures ; si c’est un roman, trois volumes et de nombreux chapitres. La nécessité des gravures est un autre résultat de l’industrie matérielle envahissant les œuvres de l’esprit. Tous n’ont pas de génie : à quelques-uns l’imagination, au plus petit nombre la réflexion ; mais tous ont des sens. Traduisez donc l’idée en images ; faute de conquérir toutes les intelligences, vous ouvrez tous les yeux ; ce progrès était dans la fatalité des conséquences. Si vous consultez les catalogues, vous verrez que le même flot de lithographies et de bois gravés couvre les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et la France. Dans cette manufacture des choses imprimées, les Allemands sont les plus arriérés, et nous fabriquons plus que les Anglais. Le roman-feuilleton ne prospère que chez nous.

Quant aux Allemands, ils ont appliqué ce procédé à la traduction ; ils traduisent tout : romans anglais du dernier ordre, vaudevilles français de toute couleur, nouvelles, contes, tout y passe. L’année dernière, on publiait en allemand une traduction nouvelle de la Semaine de Dubartas, et une autre du Galant homme, espèce de civilité puérile et honnête appartenant au commencement du XVIIe siècle, Der Galanthomme ! Toutes les pièces de M. Scribe sont immédiatement couvertes de la robe allemande. M. Paul de Kock marche en triomphe à travers les cités d’Allemagne. En Angleterre, on l’épure, on le fait chaste ; opération qui le rend moins viril et ne le rend pas plus agréable. Comme ces ateliers germaniques sont pleins d’ouvrages à terminer, on emploie à peu près tout le monde, et jusqu’au titre des pièces est travesti par les ouvriers empressés. La Camaraderie ou la Courte Échelle, une des plus jolies pièces de M. Scribe, est intitulée Cameraderie (à l’allemande), ou le Moyen de s’élever très rapidement soi-même (Sehr schnell sich emporbringen). S’élever soi-même — et très rapidement — est joli. La courte échelle apparemment est un mystère de civilisation inconnu à nos voisins.

L’absence de philosophie, le mépris des idées élevées et de la généralisation des vues marquent presque toutes les publications nouvelles de l’Europe, l’Allemagne exceptée, qui se laisse emporter à deux attractions particulières, à la politique pratique d’une part, d’une autre à un humorisme souvent affecté. Elle a des Jean-Paul et des Voltaire par centaines. Au-delà du Rhin, tout le monde rit. Raupach écrit des farces ; les muses germaniques sont en plein carnaval. Le père Bouhours ne demanderait plus si un Allemand peut avoir de l’esprit. Sur la face du globe, il n’y a pas aujourd’hui de peuple qui fasse danser plus éperdument sa phrase et son idée.

L’art, c’est la force plastique qui concentre l’idée, selon les lois de la suprême beauté, et l’on s’éloigne de l’art en Europe et hors d’Europe. Les romans hâtifs, les traductions grossières, les faux documens historiques, les contes replâtrés, les correspondances intimes sans valeur, les livres populaires taillés dans les manuels connus, concourent à l’abaissement général, irrécusable, momentané, de l’intelligence. Je dis momentané, et il faut se souvenir que l’horloge des peuples a des siècles pour heures. La prolixité couvre tout l’espace ; l’idée n’a plus de valeur. La lumière quitte les cimes où elle rayonnait d’une splendeur divine et limitée ; elle descend dans les vallées, où elle s’étend et se meurt en crépuscule incertain, et, à moins que l’on ne parvienne à séparer le mercantilisme de l’art, on n’arrêtera pas ce mouvement dangereux. La critique même est impuissante ; quand le public ne dicte pas lui-même sa critique, cette dernière passe à l’état de moraliste inutile et n’est pas écoutée. Supposez que le public ait les mêmes goûts, qu’il apprécie moins le savoir que la chose commune et facilement comprise, moins la pensée que la phrase facile et lâche, moins l’art supérieur que le métier vulgaire ; supposez que la grande condition imposée par lui soit le bon-marché et la curiosité : on lui donnera du bon marché et de la curiosité. La manufacture ira toujours, elle fera même des progrès ; puisque les paroles comptent et se vendent, on ne cessera pas de les multiplier. Pour en mettre moins, on y joindra des images, et Dieu sait où cela pourra s’arrêter.

La surface inondée est donc très vaste et le niveau inférieur, il descendra encore ; mais une fois ce grand déluge du lieu-commun essuyé, lorsque toutes les formes populaires auront été épuisées, quand tout le monde aura sa provision faite de science courte, de notions incomplètes et d’idées confuses, malheur compensé jusqu’à un certain point par les idées justes et les notions réelles qui se trouveront acquises, il s’agira d’élever ce vaste niveau, de frayer une voie nouvelle au génie.

Ce fait d’un affaissement universel des intelligences et d’une préparation puissante de l’avenir agrandi est-il aussi nouveau qu’il le semble au premier coup d’œil ? Est-ce que la période grecque n’a pas eu son appendice et sa longue traînée de pâle lumière ? Est-ce que la vaste domination de l’intelligence romaine n’a pas fléchi, pendant trois siècles, avant l’éclosion du génie moderne ? À ne considérer les peuples européens et chrétiens que comme le faisceau de la civilisation moderne, à ne voir les institutions féodales et monarchiques que dans leur ensemble, ce vaste organisme ne s’en va-t-il pas de toutes parts en fragmens qui se dissolvent ici, qui là sont vermoulus, plus loin soutenus par des étais chancelans, partout fragiles ? Enfin, l’expression définitive et complète de cette ruine des monarchies n’est-elle pas la société de l’Amérique du Nord ? Et le retour invincible à la vie sauvage, que nous avons signalé tout à l’heure dans les faits et dans les livres de ce pays, n’est-il pas une des preuves évidentes de cette ruine ?

Tout se présente donc sous une face nouvelle ; l’étincelle de vie se cache sous les cendres. Les élémens de force surabondent, et parmi ces élémens qui jouent et joueront long-temps encore leur rôle de destruction ou d’abaissement, avant de parvenir à leur phase de création et d’organisme, il faut placer en première ligne cette matérialisation de l’intelligence, cette domination des procédés industriels, cette vulgarisation des idées et des faits, et cette assimilation générale des doctrines affaiblies, dont quelques résultats importans et épars se sont offerts à nous dans le cours de cette étude.


Philarète Chasles.
  1. The Queens of England, by miss Agnes Strickland ; 1843 et 1844.
  2. Memoirs of eminent English Women, by miss Louisa Stuart-Costello ; 1844.
  3. Voyez Thomas Carlyle dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1840.
  4. Jokelyn of Brakelond, a memoir, translated by, T. E. Tomlins, etc.
  5. Montrose’s Life and Times, etc. Edinburgh, 1843.
  6. History of Saint-Andrews, by the rev. C. J. Lyon. Edinburgb, 1844.
  7. Huit volumes in-8o. Edinburgh, 1839 à 1844.
  8. Memoirs of adm. the R. H. the earl of Saint-Vincent, by Jedediah Stephens Tucker ; 2 vol. 1844.
  9. The Life of earl Saint-Vincent, by E. P. Brenton ; 2 vol. 1939.
  10. Journal of the disasters of Afghanistan, by lady Sale ; 1843.
  11. Voyez Journal d’un prisonnier dans l’Afghanistan ; — Revue des Deux Mondes du 15 février 1843.
  12. Personal Observations on Sindh, by captain Postans ; 1843.
  13. Scenes and Tales of Country-Life, with recollections of natural history, by E. Jesse ; 1843.
  14. The Correspondence between Burns and Clarinda. Edinburgh, 1844.
  15. Lays of ancient Rome, by Th. Babington Macaulay ; 1843.
  16. Bak kœmpens stol en tœrna
    Stœr med sin liljehi
    Och blickar, dome en stjerna
    Bakom en stormy sky.

  17. I, lictor, submove turbam, etc. Tite-Live, liv. Ier.
  18. And none will grieve when I go forth, or smile when I return. Ce vers est délicieux.
  19. My own dear little girl !
  20. Silent Love, a poem, by James Wilson (Paisley en Écosse) ; 1844.
  21. ...... What’s in a name ? ....
    ..................
    A wondrous, inward, sacred spell,
    That wheresoe’er one name escaped man’s lips
    My spirit rose from out its dark eclipse.
    And in the sacred book I often found
    The dear impress with heavenly halo bound.
    And angel forms seemed whispering in mine ear
    The accents of the name I loved so dear.
    Oh ! when I met with one who owed the same,
    My heart’s pulsations quicker went and came,
    All other thoughts,… etc.


    Je n’ose pas trop louer ces vers que j’aime, et voici pourquoi. Le poème de Wilson a été publié récemment. Par une singulière coïncidence, une petite pièce en vers, justement oubliée, publiée en 1823 par l’auteur de cet article inter delicta juventutis, et dont la ressemblance avec le fragment anglais est extrême, commence par la même image et continue par la même série d’idées. On nous pardonnera de joindre ici cette curiosité littéraire, d’ailleurs exempte de vanité comme d’humilité ; elle prouve qu’il ne faut pas soupçonner trop vite les gens de plagiat. — Et qui de nous n’a pas de ces souvenirs et de ces délits par-devers lui, fruits des années attendries ou orageuses ? Je ne veux reproduire que les premières strophes de cette innocente pièce :

    SON NOM.

    Nom sacré, voix mystérieuse,
    Quel magique pouvoir a formé tes accens ?
    Quelle chaîne mélodieuse
    Captive donc mon cœur, alors que je t’entends ?
    Moins douce est la voix solitaire
    Du rossignol au fond des bois ;
    Moins doux est ce doux nom : ma mère !
    Murmuré par l’enfant pour la première fois !

    Qu’un doigt léger, qu’un souffle tendre
    Fasse gémir l’ivoire ou soupirer le buis,
    C’est ton nom que je crois entendre
    Dans l’ombre du vallon, dans le calme des nuits.
    Sitôt qu’il frappe mon oreille,
    L’ombre qui m’entourait s’enfuit ;
    Tout mon cœur engourdi s’éveille,
    Et le jour qui renaît m’inonde et me sourit, etc.

  22. New England’s Magazine.
  23. The Poets and Poetry of America with an historical introduction by Rufus W. Griswold. Philadephie, 1842.
  24. Tecumseh, or the West thirty years since, by G. H. Colton. New-York, 1842.
  25. Boston, 1843.
  26. « …… For me, as from this chair I rise,
    So surely will I under take this night
    To raise the people…… »
    ...............
    « There by her glistening board, ready to pour
    Forth the refreshment of her chinese cups. »
    ...............

    (Washington, canto Ier, v. 70.)
  27. 1840 et 1842.
  28. The adventures of Tom Stapleton, by John M. Moore ; New-York, 1843.
  29. The Career of Puffer Hopkins, by Cornelius Mathews ; New-York, 1843.
  30. Tom Stapleton, p. 73, seconde colonne, ligne 3 ; édition in-4o.
  31. Change for the American Notes, in letters from London to New-York, by an american lady ; 1843.
  32. The people have acted properly.
  33. « His tongue shall be cut out and cast upon the dunghill… »
  34. 16 juin et 17 octobre 1843.
  35. Incidents of Travel in Yucatan. 2 vol. in-8o, New-York, 1843.
  36. A Gallop among American scenery, or sketches of American scenery and military adventure. New-York.
  37. History of Beverly, civil and ecclesiastical, from its settlement, by Edwin M. Stone ; 1842.
  38. Voyez Scènes de la vie privée dans l’Amérique du nord ; — Revue des Deux Mondes du 15 avril 1841.
  39. Eight Months in Illinois, etc., 1843.
  40. Crocodile, liv. V.