Telliamed/Sixième journée

Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome IIp. 153-275).


SIXIÉME JOURNÉE.

De l’Origine de l’homme & des animaux, & de la propagation des espèces par les semences.



Notre Philosophe se rendit chez moi le lendemain de fort bonne heure, & m’apprit qu’il partoit le soir même pour Ormus. Je viens donc prendre congé de vous, continua-t’il ; & quoique le tems me permît encore de vous communiquer, comme je vous le promis hier, ce que je pense sur l’origine des hommes & des animaux, je crois que sur ce point vous me dispenserez volontiers de tenir ma parole. Il seroit d’ailleurs inutile de m’étendre avec vous sur un sujet, qui est indifférent au systême de la diminution de la mer, & sur lequel il vous est défendu de croire autre chose que ce que vos livres enseignent.

Vous me faites tort, répondis-je à l’Indien, & vous vous faites tort à vous-même, de vouloir me priver de ce qu’il y a sans doute de plus curieux dans votre systême. Je conçois que pour la vérité de votre opinion sur la diminution de la mer & sur l’origine de notre globe, il est assez indifférent quelle ait été celle de l’homme. Mais je suis persuadé aussi, que votre sentiment sur cet article n’est pas moins singulier que tout ce que j’ai entendu de vous jusqu’ici ; & vous m’avouerez que j’aurois lieu de me plaindre de vous, si vous me laissiez ignorer ce que je ne puis apprendre de tout autre. Profitons donc du peu de tems qui nous reste ; vous pouvez parier en liberté sans craindre que je me scandalise. Je sçai déjà à peu près ce que certaines gens avancent contre la création de l’homme par celui qui a tout créé. Les raisons sur lesquelles ils fondent cette opinion sont si frivoles & si absurdes, qu’elles ne peuvent servir qu’à affermir de plus en plus un homme sage dans la croyance inébranlable qu’il est l’ouvrage de Dieu, & que l’homme & les animaux ne peuvent avoir une autre origine.

Vous ne me rendez pas justice, Monsieur, répartit notre Philosophe. Ce n’est point du tout, comme vous le pensez, une suite naturelle de mon opinion sur la formation de notre terre & sur sa sortie des eaux de la mer, que les animaux & les hommes ayent été formés par une cause aveugle & au hazard. Je sçai qu’il se trouve assez de Philosophes chez nous, comme parmi vous, qui croyent toutes les productions, même celle de l’homme l’effet du concours des Atomes, ou celui d’une génération propre & naturelle à la matière. Les Egyptiens n’ont-ils pas prétendu, que le premier homme s’étoit formé en cette sorte dans leur pays du limon même de leur Nil échauffé par les ardeurs du Soleil[1] ? Combien d’autres peuples ont soutenu, que la terre les avoit produits dans le pays qu’ils habitoient ? C’est ce que prétendoient les Indiens, les Ethiopiens, les Scythes, les Phrygiens, les Grecs, & entre ces derniers les Athéniens, les Arcadiens & les Achéens. Les Ombriens & les Tyrrhéniens en Italie, les Sicaniens en Sicile, les Rhodiens & les premiers habitans de l’isle de Crete étoient dans la même prévention ; & l’on peut dire que jamais opinion ne fut plus commune & plus répandue dans l’Antiquité. Quelques-uns se sont aussi persuadés, que les hommes & les animaux étoient descendus du Ciel par une chaîne d’or. C’est à peu près votre sentiment, puisque vous les croyez formés sur la terre par les mains mêmes de la Divinité. D’autres enfin ont soutenu qu’ils étoient sortis de la mer.

Lucrèce a condamné, comme vous sçavez, l’une & l’autre de ces opinions[2] ; & je conviens avec lui que les hommes ne sont point descendus du Ciel. Mais en supposant même la matière créée ; en supposant de même la création de l’homme & des animaux par la main de Dieu, en ce sens qu’il est l’auteur de leur production & de leur espèce ; je ne vois pas que le sel propre aux eaux de la mer soit une raison d’empêcher que les animaux dont la terre est peuplée, tirent leur origine de ceux que celle-là renferme encore aujourd’hui dans son sein.

Plantes terrestres qui croissent dans la mer.

En effet les herbes, les plantes, les racines, les bleds, les arbres, & tout que la terre produit & nourrit de cette espèce, n’est-il pas sorti de la mer ? N’est-il pas du moins naturel de le penser, sur la certitude que toutes nos terres habitables sont originairement sorties de ses eaux ? Ajoutez que dans de petites Isles fort éloignées du Continent, d’une naissance très-récente, & de quelques siècles au plus, où il est manifeste qu’aucun homme n’a jamais passé, on trouve des arbrisseaux, des herbes, des racines, même quelquefois des animaux ; & vous serez forcé d’avouer, ou que ces productions doivent leur origine à la mer, ou qu’on ne peut les attribuer, qu’à une création nouvelle, ce qui est absurde.

Indépendamment de ces preuves de mon sentiment, l’expérience nous en fournit encore des témoignages invincibles. Je sçai que vous avez résidé long-tems à Marseille. Or vous me serez témoin que tous les jours les pêcheurs de cette côte trouvent dans leurs filets, & parmi les poissons qu’ils prennent, des plantes de cent sortes ayant encore leurs fruits ; fruits à la vérité qui ne sont pas aussi gros ni aussi bien nourris que ceux que la terre produit, mais dont l’espèce n’est point d’ailleurs équivoque. Ils y rencontrent des seps de raisins blancs & noirs, des pruniers, des pêchers, des poiriers, des pommiers & toutes sortes de fleurs. Je vis à mon passage en cette Ville, dans le cabinet d’un Curieux, un grand nombre de ces productions marines de diverses qualités, surtout des rosiers ayant leurs roses très-vermeilles au sortir de la mer. On m’y présenta un jour un sep de raisins noirs. C’étoit au tems des vendanges ; il s’y trouva deux grains parfaitement mûrs.

De l’origine des animaux.

Pour venir à présent à ce qui regarde l’origine des animaux, je remarque qu’il n’y en a aucun marchant, volant ou rampant, dont la mer ne renferme des espèces semblables ou approchantes, & dont le passage d’un de ces élémens à l’autre ne soit possible, probable, même soutenu d’un grand nombre d’exemples. Je ne parle pas seulement des animaux amphibies, des serpens, des crocodiles, des loutres, des divers genres de Phocas, & d’un grand nombre d’autres qui vivent également dans la mer ou dans l’air, ou en partie dans les eaux & en partie sur la terre ; je parle encore de ceux qui ne peuvent vivre que dans l’air. Vous avez lû sans doute les Auteurs de votre pays qui ont écrit des diverses espèces de poissons de mer & d’eau douce connus jusqu’à ce jour, & qui nous en ont donné des représentations dans leurs livres. La découverte de l’Amérique & de ses mers nous en a fourni un grand nombre de nouvelles qui leur sont propres, comme il s’en rencontre dans les mers d’Europe, d’Afrique & d’Asie, qui ne se trouvent point ailleurs. On peut même dire qu’entre les poissons d’une même espèce qui se pêchent également par-tout, il y a toujours quelque différence, selon la différence des mers ; soit qu’on ait placé sous un même genre des espèces approchantes les unes des autres ; soit que véritablement ces poissons soient de la même espèce, avec quelque différence seulement dans leur forme. C’est ainsi que les espèces de poissons de mer qui sont entrés dans les rivières & les ont peuplées, ont reçu dans leur figure, comme dans leur goût, quelque changement. Ainsi la carpe, la perche & le brochet de mer diffèrent de ceux de leur espèce que l’on prend dans les eaux douces.

De leur ressemblance avec certains poissons.

Or la ressemblance de figure, même d’inclinations, qui se remarque entre certains poissons & quelques animaux terrestres, est non-seulement digne d’attention ; il est même surprenant que personne, que je sçache, n’ait travaillé jusqu’ici à approfondir les raisons de cette conformité. Sans entreprendre de traiter à fond une si vaste matière, permettez-moi, Monsieur, de faire quelques observations à ce sujet. Nous sçavons par le rapport des plus fameux plongeurs de l’Antiquité dont les histoires nous ont conservé la mémoire, par le témoignage de ceux que mon Aieul employa pendant dix-huit mois à examiner l’état des fonds de la mer & ce qui se passe dans son sein ; nous sçavons par nos propres connoissances, que les animaux qu’elle produit sont de deux genres. L’un volatil s’élève du fond jusqu’à la superficie de ses eaux, dans lesquelles il nage, se promene & fait ses chasses : l’autre rampe dans son fond, ne s’en sépare point ou que très-rarement, & n’a point de disposition à nager. Or qui peut douter que du genre volatil des poissons ne soient venus nos oiseaux qui s’élevent dans les airs ; & que de ceux qui rampent dans le fond de la mer, ne proviennent nos animaux terrestres, qui n’ont ni disposition à voler, ni l’art de s’élever au dessus de la terre ?

Pour se convaincre que les uns & les autres ont passé de l’état marin au terrestre, il suffit d’examiner leur figure, leurs dispositions & leurs inclinations réciproques, & de les confronter ensemble. Pour commencer par le genre volatil, faites, s’il vous plaît, attention, non-seulement à la forme de toutes les espèces de nos oiseaux, mais encore à la diversité de leur plumage, & à leurs inclinations : vous n’en trouverez aucune, que vous ne rencontriez dans la mer des poissons de la même conformation ; dont la peau ou les écailles sont unies, peintes ou variées de la même sorte, les ailerons ou nageoires placés de même ; qui nagent dans les eaux, comme les oiseaux de leur figure volent & nagent dans les airs ; & qui y font leur route droite ou en rond, & leur chasse, lorsque ce sont des oiseaux de proie, comme le font dans la mer les poissons de la même forme.

Facilité du passage de l’eau dans l’air.

Observez encore, que le passage du séjour des eaux à celui de l’air est beaucoup plus naturel qu’on ne se le persuade communément. L’air dont la terre est environnée, au moins jusqu’à une certaine hauteur, est mêlé de beaucoup de parties d’eau. L’eau est un air chargé de parties d’eau beaucoup plus grossières, plus humides & plus pesantes que ce fluide supérieur auquel nous avons attaché le nom d’air, quoique l’un & l’autre ne fasse réellement qu’une même chose. Ainsi dans un tonneau rempli d’une liqueur, quoique l’inférieure soit chargée de parties plus grossières, & que par conséquent elle soit moins claire & plus épaisse que la partie supérieure, il est cependant évident qu’une partie de la liqueur subsiste toujours dans la lie précipitée, & qu’une partie de cette lie reste mêlée de même avec la liqueur qui surnage, mais en plus grande quantité immédiatement au dessus de la lie, que dans la partie la plus élevée. C’est ainsi qu’immédiatement au dessus des eaux, l’air dont elles sont environnées est plus chargé de parties aqueuses que dans une plus grande élévation. Ainsi dans une tempête dont les eaux de la mer, des lacs & des rivières sont agitées, il l’est encore davantage qu’après des pluies qui leur ont rendu les parties aqueuses que les vents avoient soulevées & mêlées à l’air. C’est ainsi enfin que dans certains climats & en certains tems, l’air dont la terre & la mer sont environnées est si chargé de ces parties aqueuses, qu’il doit être considéré comme un mêlange presque égal de l’un & de l’autre. Il est donc facile de concevoir, que des animaux accoutumés au séjour des eaux ayent pû conserver la vie, en respirant un air de cette qualité. « L’air inférieur, dit un de vos Auteurs[3], n’est qu’une eau étenduë. Il est humide à cause qu’il vient de l’eau ; & il est chaud, parce qu’il n’est pas si froid qu’il pourroit être en retournant en eau. » Il ajoûte plus bas : « Il y a dans la mer des poissons de presque toutes les figures des animaux terrestres, même des oiseaux. Elle renferme des plantes & des fleurs, & quelques fruits : l’ortie, la rose, l’œillet, le melon, le raisin y trouvent leurs semblables. »

Ajoutez, M. à ces réfléxions les dispositions favorables qui peuvent se rencontrer en certaines régions pour le passage des animaux aquatiques du séjour des eaux à celui de l’air ; la nécessité même de ce passage en quelques circonstances : par exemple, à cause que la mer les aura abandonnés dans des lacs, dont les eaux auront enfin diminué à tel point qu’ils auront été forcés de s’accoutumer à vivre sur la terre ; ou même, indépendamment de cette diminution, par quelques-uns de ces accidens qu’on ne peut regarder comme fort extraordinaires. Car il peut arriver, comme nous sçavons qu’en effet il arrive assez souvent, que les poissons aîlés & volans chassant ou étant chassés dans la mer, emportés du désir de la proie ou de la crainte de la mort, ou bien poussés peut-être à quelques pas du rivage par les vagues qu’excitoit une tempête, soient tombés dans des roseaux ou dans des herbages, d’où ensuite il ne leur fut pas possible de reprendre vers la mer l’effort qui les en avoit tirés, & qu’en cet état ils ayent contracté une plus grande faculté de voler. Alors leurs nageoires n’étant plus baignées des eaux de la mer, se fendirent & se déjetterent par la sécheresse. Tandis qu’ils trouverent dans les roseaux & les herbages dans lesquels ils étoient tombés, quelques alimesse pour se soutenir, les tuyaux de leurs nageoires séparés les uns des autres se prolongerent & se revêtirent de barbes ; ou pour parler plus juste, les membranes qui auparavant les avoient tenus collés les uns aux autres, se métamorphoserent. La barbe formée de ces pellicules déjettées s’allongea elle-même ; la peau de ces animaux se revêtit insensiblement d’un duvet de la même couleur dont elle étoit peinte, & ce duvet grandit. Les petits aîlerons qu’ils avoient sous le ventre, & qui comme leurs nageoires, leur avoient aidé à se promener dans la mer, devinrent des pieds, & leur servirent à marcher sur la terre. Il se fit encore d’autres petits changemens dans leur figure. Le bec & le col des uns s’alongerent ; ceux des autres se racourcirent : il en fut de même du reste du corps. Cependant la conformité de la première figure subsiste dans le total ; & elle est & sera toujours aisée à reconnoître.

Des oiseaux.

Examinez en effet toutes les espèces de poules, grosses & petites, même celles des Indes, celles qui sont hupées ou celles qui ne le sont pas ; celles dont les plumes sont à rebours telles qu’on en voit à Damiette, c’est-à-dire, dont le plumage est couché de la queuë à la tête : vous trouverez dans la mer des espèces toutes semblables, écailleuses ou sans écailles. Toutes les espèces de perroquets dont les plumages sont si divers, les oiseaux les plus rares & les plus singuliérement marquetés sont conformes à des poissons peints, comme eux, de noir, de brun, de gris, de jaune, de verd, de rouge, de violet, de couleur d’or & d’asur ; & cela précisément dans les mêmes parties où les plumages de ces mêmes oiseaux sont diversifiés d’une manière si bizarre. Tous les genres d’aigles, de faucons, de milans, d’oiseaux de proie, enfin tout ce qui nous est connu volant dans les airs, jusqu’aux différentes espèces de mouches, petites & grandes, aux longues aîles comme aux courtes, se trouve conforme à des espèces semblables que la mer renferme, & dont non-seulement la forme & la couleur sont les mêmes, mais encore les inclinations.

La transformation d’un ver à soie ou d’une chenille en un papillon seroit mille fois plus difficile à croire que celle des poissons en oiseaux, si cette métamorphose ne se faisoit chaque jour à nos yeux, & si on nous la racontoit dans une Partie du monde où elle fût inconnue. N’y a-t-il pas des fourmis qui deviennent aîlées au bout d’un certain tems ? Qu’y auroit-il de plus incroyable pour nous que ces prodiges naturels, si l’expérience ne nous les rendoit familiers ? Combien le changement d’un poisson aîlé, volant dans l’eau, quelquefois même dans les airs, en un oiseau volant toujours dans l’air & conservant la figure, la couleur & l’inclination du poisson, est-elle plus aisée à imaginer de la façon dont je viens de vous l’exposer ? La semence de ces mêmes poissons portée dans des marais peut aussi avoir donné lieu à cette première transmigration de l’espèce, du séjour de la mer en celui de la terre. Que cent millions ayent péri sans avoir pû en contracter l’habitude, il suffit que deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l’espèce.

Des animaux terrestres.

A l’égard des animaux rampans ou marchans sur la terre, leur passage du séjour de l’eau à celui de l’air est encore plus aisé à concevoir. Il n’est pas difficile à croire, par exemple, que les serpens & les reptiles puissent également vivre dans l’un & dans l’autre élément, l’expérience ne nous permet pas d’en douter.

Quant aux animaux à quatre pieds, nous ne trouvons pas seulement dans la mer des espèces de leur figure & de leurs mêmes inclinations, vivant dans le sein des flots des mêmes alimens dont ils se nourrissent sur la terre ; nous avons encore cent exemples de ces espèces vivant également dans l’air & dans les eaux. Les Singes marins n’ont-ils pas toute la figure des Singes de terre ? Il y en a de même de plusieurs espèces. Celles des mers Méridionales sont différentes de celles des Septentrionales ; & parmi celles-ci nos Auteurs distinguent encore celle qu’ils nomment Danoise, Simia Danica. Ne trouve-t-on pas dans la mer un poisson qui a deux dents semblables à celles de l’Eléphant, & sur la tête une trompe avec laquelle il attire l’eau, & avec l’eau la proie qui lui sert de nourriture ? On en montroit un à Londres il n’y a que très-peu de tems. Seroit-il absurde de croire, que cet éléphant marin a pû donner lieu à l’espèce des éléphans terrestres ?

Le lion, le cheval, le bœuf, le cochon, le loup, le chameau, le chat, le chien, la chèvre, le mouton, ont de même leurs semblables dans la mer. Dans le siècle précédent on montroit à Coppenhague des Ours marins, qu’on avoit envoyés au Roi de Dannemarck. Après les avoir enchaînés, on les laissoit aller à la mer, & on les y voyoit jouer entr’eux pendant plusieurs heures. Examinez la figure des poissons qui nous sont connus ; vous trouverez dans eux à peu près toute la forme de la plûpart des animaux terrestres.

Des Phocas, ou Veaux marins.

Il y a vingt genres de Phocas, ou veaux marins, gros & petits. Vos histoires & les Journaux de vos Sçavans parlent assez des occasions où l’on en a pris & même apprivoisé. La Ville de Phocée tiroit son nom, dit-on, du grand nombre de ces animaux qu’on a toujours vu dans la mer voisine de cet endroit. Ne vit-on pas à Smirne il n’y a pas plus de vingt à vingt-cinq ans, un de ces Phocas venir se reposer tous les jours pendant cinq à six semaines de suite sous le Divan du Douanier ? Il s’élançoit de la mer sur quelques planches éloignées du rivage de deux à trois pieds & placées sous ce Divan, & y passoit plusieurs heures poussant des soupirs comme une personne qui souffre. Cet animal ayant ensuite cessé de paroître, revint au bout de trois jours portant un petit sous un de ses bras. Il continua de se montrer encore depuis pendant plus d’un mois, mangeant & suçant du pain & du ris qu’on lui jettoit.

A peu près dans le même tems un autre Phocas se montra au milieu du port de Constantinople. Il s’élança de la mer sur une barque chargée de vin, & saisit un matelot qui étoit alors assis sur un tonneau. Ce vin appartenoit à M. de Fériol, votre Ambassadeur à la Porte. Ce Phocas mit le matelot sous un de ses bras, & replongeant avec lui dans la mer, il se remontra à trente pas de là tenant encore l’homme sous son aisselle, comme s’il eût voulu se glorifier de sa conquête ; après cela il disparut. Cet animal, diroit quelqu’un de vos Poëtes, étoit sans doute une Nymphe, une Néréide, qui étant devenue amoureuse de ce matelot, l’enleva pour le conduire dans un de ses Palais aquatiques. Il y a beaucoup d’apparence, que des faits de cette nature arrivés dans les siècles précédens ont donné lieu aux histoires de vos métamorphoses.

L’Histoire Romaine fait aussi mention de Phocas apprivoisés & montrés au peuple dans les Spectacles, saluant de leur tête & de leur cri, & faisant au commandement de leur maître tout ce qu’on apprend chez vous à divers animaux qu’on dresse & qu’on instruit à certain manége. N’en a-t-on pas vû s’affectionner à ceux qui en prenoient soin, comme les chiens s’attachent à ceux qui les élèvent ?

Il y a cent ans qu’un petit Roi des Indes avoit apprivoisé un de ces Phocas, ou bœufs marins. Il l’avoit appellé Guinabo, du nom d’un lac où il se retiroit après avoir pris sa réfection dans la maison de ce Roitelet, où lorsqu’on l’appelloit, il se rendoit tous les jours de ce lac accompagné d’une troupe d’enfans qui le suivoient. Ce manège dura dix-neuf à vingt ans, & jusqu’à ce qu’un jour un Soldat Espagnol lui ayant lancé un dard, il ne sortit plus de l’eau dans la suite tant qu’il vit sur le rivage des hommes armés & barbus. Il étoit si familier avec les enfans, & en même tems si gros & si fort, qu’un jour il en porta, dit-on, quatorze sur son dos d’un des bords du lac à l’autre.

Celui qui fut pris à Nice il y a près de cent ans, étoit assez différent de celui-là. Il n’étoit guères plus gros qu’un veau, ayant les pieds fort courts & la tête très-grosse. Il vêcut plusieurs jours, sans faire aucun mal, mangeant de tout ce qu’on lui donnoit ; & mourut dans le tems qu’on le transportoit à Turin pour le faire voir au Duc de Savoie.

Les Phocas sont fort communs dans la mer d’Ecosse. Ils vont se reposer sur le sable au bord de la mer, & y dorment si profondément qu’ils ne se réveillent que lorsqu’on en approche. Alors ils se jettent à la mer, & s’élèvent ensuite hors de l’eau pour regarder les personnes qui sont sur le rivage. Il s’en trouve aussi beaucoup sur les côtes de l’Isle Hispaniola : ils entrent dans les fleuves & paissent l’herbe des rivages. On les nourrissoit à Rome d’avoine & de millet, qu’ils mangeoient lentement & comme en suçant.

Vous concevez, Monsieur, que ce que l’art opere dans ces Phocas, la nature peut le faire d’elle-même ; & que dans certaines occasions ces animaux ayant bien vêcu plusieurs jours hors de l’eau, il n’est pas impossible qu’ils s’accoutument à y vivre toujours dans la suite, par l’impossibilité même d’y retourner. C’est ainsi sans doute que tous les animaux terrestres ont passé du séjour des eaux à la respiration de l’air, & ont contracté la faculté de mugir, de hurler, d’aboyer & de se faire entendre qu’ils n’avoient point dans la mer, ou qu’ils n’avoient du moins que fort imparfaitement.

Des chiens ou loups marins.

Du tems de l’ambassade du Marquis de Fériol, dont je viens de vous parler, on prit proche de Constantinople sur les bords de la mer un petit Chien marin de la hauteur d’environ un pied. Sa mère qui étoit plus haute qu’un veau, grosse & épaisse, l’avoit conduit à terre. Elle vint avec fureur aux mariniers qui avoient saisi son petit ; mais quelques coups de fusil qu’ils lui tirerent, l’obligerent de rentrer dans la mer. Ce petit chien qui fut porté au Palais de l’Ambassadeur, & qui y vécut près de six semaines, n’avoit presque point de voix lorsqu’il fut pris ; mais elle se fortifia & grossit d’un jour à l’autre. Cette espèce étoit par-là différente de celle de certains chiens du Canada qui restent toujours muets ; ce qui prouve invinciblement qu’ils descendent de Chiens marins. Celui dont je parle étoit laid & farouche : il avoit les yeux petits, les oreilles courtes, le museau long & pointu. Un poil ras & dur, d’une couleur brune, lui couvroit le corps. Sa queue se terminoit, comme celle de certains poissons & des Castors, en forme de voile ou de timon, pour lui servir sans doute à diriger sa course dans la mer.

Dans la basse Allemagne ne nourrit-on pas dans des bassins d’eau douce des Loups marins, qu’on peut également appeller Chiens marins, & qui sont fort communs dans les mers des pays froids ? N’ont-ils pas la figure & le poil des chiens que vous nommez Danois ? Lorsque je passai à Dantzic, j’y en vis un dans un bassin. Au moindre bruit qu’il entendoit sur le bord de l’eau, il levoit la tête, & considéroit qu’elle en étoit l’occasion. Peut-on douter que ce ne soit de cette race de Chiens marins, que nous est venue celle qui nous en représente si parfaitement la figure ?

De l’origine de l’homme.

Quant à l’homme qui doit être l’objet de notre principale attention, vous aurez lû sans doute, ajoûta notre Philosophe, ce que vos histoires anciennes rapportent des Tritons ou hommes marins. Mais laissons à part ce que les Anciens ont écrit sur cette matière. Je passe sous silence ce que votre Pline, qu’on a peut-être mal à propos blasonné du nom de menteur, a dit d’un Triton qui fut vû dans la mer jouait de la flûte : sa musique n’étoit pas sans doute fort délicate & fort harmonieuse. Je ne vous parlerai point non plus de cette tradition généralement répandue, qu’il y a des formes humaines parfaites de la ceinture en haut, & se terminant en poisson. Elle a passé chez vous en Proverbe, pour désigner un ouvrage dont la fin ne répond pas au commencement[4]. J’omettrai encore l’histoire des Sirenes, qui par la douceur de leurs chants n’attirent les hommes, dit-on, que pour les dévorer. J’oublierai en un mot tout ce qui peut être regardé comme une production de l’imagination des Poëtes ; & je ne m’attacherai qu’à des faits attestés, voisins de nos tems, & qui soient à portée de vos recherches.

Des hommes marins.

J’ai lu dans vos histoires, qu’en l’année 592. de votre Ere, le 18 du mois de Mars, un Officier d’une des Villes du Delta, ou de la basse Egypte, se promenant le soir avec quelques-uns de ses amis sur les bords du Nil, ils apperçurent assez proche du rivage un homme marin suivi de sa femelle, le mâle s’élevant souvent sur l’eau jusqu’à ses parties naturelles, & la femelle seulement jusqu’au nombril. L’homme avoit l’air féroce & le regard affreux, les cheveux roux & un peu hérissés, la peau brune ; il étoit semblable à nous par les parties que l’on appercevoit. Au contraire l’air du visage de la femme étoit doux ; elle avoit les cheveux longs, noirs & flottans sur les épaules, le corps blanc, les mammelles enflées. Ces deux monstres resterent près de deux heures à portée de la vûe de cet Officier, de ses amis, & de tous ceux du voisinage accourus au bruit d’un fait si extraordinaire. Ils parurent une heure avant le coucher du Soleil ; & il n’y eut que les ténebres de la nuit, qui les déroberent aux yeux des Spectateurs. On en dressa une attestation signée de l’officier & de plusieurs autres témoins ; & elle fut envoyée à l’Empereur Maurice qui régnoit alors à Constantinople.

Pendant le séjour que fit à Derbent Salam, envoyé par Vatec, Calife de la race des Abassides, vers la mer Caspienne pour reconnoître l’endroit de la forteresse que les Anciens disent avoir été bâtie pour empêcher les Peuples du Nord de faire des courses en Asie, il arriva un fait encore plus singulier. Je le tire de Casvini, Auteur Arabe, qui dans son livre intitulé Agaub el Makloukat, c’est-à-dire, des choses merveilleuses qui se sont trouvées dans les Créatures, le place à l’an de l’Egire 288. qui répond à l’année 894 de votre Ere. Il rapporte que le Prince de ce pays-là allant un jour à la pêche sur la mer Caspienne, mena avec lui Salam. On prit dans cette pêche un fort grand poisson qu’on ouvrit sur le champ, & dans le ventre duquel on trouva une fille marine encore vivante. Elle étoit ceinte d’un caleçon sans couture fait d’une peau semblable à celle de l’homme, qui lui descendoit jusqu’aux genoux. Cette fille avoit les mains sur son visage, & s’arrachoit les cheveux ; elle poussoit de grands soupirs, & ne vécut que peu de moment après avoir été tirée du ventre de ce monstre. Casvini ajoûte que le Tarik-Magreb, Histoire Arabe d’Afrique, confirme cette narration par d’autres faits qu’il cite au sujet des Sirênes & des Tritons trouvés dans la mer.

L’Histoire des Pays-bas rapporte aussi qu’en l’année 1430. après une grande inondation qui étoit déjà diminuée, les filles de la Ville d’Edam située sur la mer de Zélande à l’extrémité de la petite rivière de Tye, allant de leur Ville en batteau vers la hauteur de Purmerande, où elles avoient retiré leurs vaches, trouverent en chemin une fille marine ensevelie dans la fange ; qu’elles la tirèrent de ces bouës, la laverent, la nettoyerent, & la menerent à Edam, où elles l’habillerent à leur façon. L’histoire ajoûte qu’on apprit à cette fille à se vêtir elle-même, à filer, & à faire le signe de la croix ; mais qu’on ne put jamais lui apprendre à prononcer une seule parole, quoi qu’on l’eût menée à Harlem, où quelques Sçavans se promettoient de la faire parler. Cette fille étoit semblable à nous, à quelque différence près. Elle avoit conservé un grand amour pour la mer, même pour l’eau des rivières & des canaux ; & on étoit obligé de la garder à vûe, de crainte qu’elle ne s’y jettât, comme elle avoit tenté plusieurs fois de le faire. Mais après avoir contracté pendant quelques années l’habitude de ne respirer que l’air, peut-être n’auroit-elle pû vivre dans l’élément où elle étoit née. Il auroit été facile d’en faire l’expérience ; en l’attachant avec une corde, & la laissant retourner à la mer, on auroit pû voir si elle y seroit restée longtems.

Voici un autre fait tiré d’un Procès-verbal dressé par Pierre Luce Sr. de la Paire, Capitaine Commandant les quartiers du Diamant à la Martinique le 31 Mai 1671. reçu par Pierre de Beville, Notaire des quartiers de sa Compagnie, en présence du P. Julien Simon Jésuite, & de trois autres témoins qui ont signé au procès-verbal, contenant les dépositions séparées & unanimes de deux François & quatre Negres. Cet acte porte que le 23 du même mois de Mai ces François & ces Negres étant allés le matin aux Isles du Diamant avec un bateau pour pêcher, & voulant s’en revenir vers le coucher du Soleil, ils apperçurent près du bord d’une petite Isle où ils étoient, un monstre marin ayant la figure humaine de la ceinture en haut, & se terminant par le bas en poisson. Sa queuë étoit large & fendue comme celle d’une Carangue, poisson fort commun dans cette mer. Il avoit la tête de la grosseur & de la forme de celle d’un homme ordinaire, avec des cheveux unis, noirs, mêlés de gris, qui lui pendoient sur les épaules ; le visage large & plein, le nez gros & camus, les yeux de forme accoutumée, les oreilles larges ; une barbe de même, pendante de sept à huit pouces, & mêlée de gris comme les cheveux ; l’estomac couvert de poil de la même couleur ; les bras & les mains semblables aux nôtres, avec lesquelles, lorsqu’il sortoit de l’eau, ce qu’il fit deux fois, en plongeant & s’approchant toujours du rivage de l’Isle, il paroissoit s’essuyer le visage, en les y portant à plusieurs reprises, & reniflant au sortir de l’eau comme font les chiens barbets. Le corps qui s’élevoit au dessus de l’eau jusqu’à la ceinture, étoit délié comme d’un jeune homme de quinze à seize ans : il avoit la peau médiocrement blanche ; & la longueur de tout le corps paroissoit être d’environ cinq pieds. Son air étoit farouche. Il les regarda tous avec attention les uns après les autres, sans paroître étonné. Lorsqu’ils l’apperçurent pour la première fois, il n'étoit pas à sept pas du rocher sur lequel ils se trouvoient. Il plongea quelque tems après, & se remontra à quatre pas seulement. S’étant enfoncé de nouveau, il reparut à trois pieds, & si proche, qu’un d’eux lui présenta sa ligne pour voir s’il pourroit l’attraper. Il s’éloigna ensuite, tirant vers la Savanne voisine de l’Isle où ils étoient ; & plongeant une troisième fois, il disparut.

La description de cet homme marin s’accorde avec ce que j’ai dit plus haut, si ce n’est que l’homme & la femme vus dans le Nil étant trop éloignés du rivage, on ne put distinguer la figure inférieure de leur corps qui étoit sous l’eau. Celui que l’on prit à Sestri de Levant, dans l’Etat de Gènes, paroissoit aussi à la mer être terminé en poisson & avoir la queuë partagée, comme celui de la Martinique ; il se trouva cependant être homme par le bas, comme par le haut. Il est aisé d’appercevoir le sujet de l’erreur dans laquelle nos yeux tombent, en voyant un homme droit dans la mer. Il suffit pour cela de faire attention, que pour se soutenir droit & élevé au dessus de l’eau, il faut tenir les cuisses & les jambes serrées, se roidir, & mouvoir les pieds de bas en haut ; ce qui à la vûe produit dans la partie inférieure de l’homme la figure d’un poisson, & d’une queuë partagée par la séparation de l’extrémité d’un des pieds à l’autre. Au contraire l’homme qui nage à plat sur l’eau, nage naturellement en grenouille, en écartant les cuisses & les réunissant, pour pousser l’eau avec la plante des pieds.

Cet homme marin pris à Sestri en 1682. fut vû de tout le Peuple de cette petite Ville. Il ressembloit en tout à celui de la Martinique, excepté qu’au lieu de cheveux & de barbe, il avoit une espèce de calotte mousseuse élevée d’un pouce, & au menton un peu de mousse fort courte. On le plaçoit pendant le jour sur une chasse, où il se tenoit assis fort tranquillement pendant quelque tems ; ce qui prouve que son corps étoit fléxible, & qu’il avoit des jointures, au lieu que les poissons n’en ont point. Il vêcut ainsi quelques jours, sans vouloir rien prendre, pleurant & jettant des cris lamentables. J’appris ce détail vingt-cinq après en passant à Sestri, où je trouvai la Connétable Colonne, Dame d’esprit & très-curieuse, qui, comme moi, s’informoit de ces particularités.

Telle étoit la forme d’un autre homme marin, qui fut tué la nuit d’un coup de mousquet il y a environ quarante ans par le Sentinelle dans un fossé des murs de Boulogne, où le reflux l’avoit laissé en se retirant, & d’où il s’efforçoit de sortir. Le Sentinelle le prenant pour un homme ordinaire qui refusoit de répondre, le tira. Le Sieur Masson, Commis de la Marine, en a donné la description dans le livre qu’il a composé sur les poissons & coquillages de cette côte, imprimé à Paris. Cette différence de chevelure & de barbe entre les hommes marins prouve que les races humaines à cheveux longs, telles que sont ordinairement les blanches, & celles qui n’ont qu’une espèce de laine à la tête & au menton, comme les noires, tirent également leur origine de la mer.

J’ajouterai un fait notoire à la Martinique, & postérieur de plus de trente ans à celui de 1671. que j’ai rapporté. Le Sr. Larcher, habitant du lieu, revenant un jour au Fort-Royal de l’habitation qu’il avoit aux trois Isles, & étant dans son canot armé de huit Nègres, la tête tournée à la mer d’un côté, & les Nègres de l’autre, ceux-ci s’écrièrent tout à la fois : Un Bequet à la mer ; ce qui dans leur langage signifie un homme blanc à la mer. A ce cri le Sr. Larcher ayant tourné la tête vers eux, n’apperçut plus que le bouillonnement des flots à l’endroit où le monstre avoit disparu. Les huit Nègres attesterent séparément, qu’ils avoient vû un homme tel que les Blancs élevé sur la mer de la ceinture en haut, & les regardant ; ajoutant qu’il s’étoit enfoncé dans la mer au moment qu’ils avoient crié, Un Bequet.

Ces exemples ne sont donc pas aussi rares qu’on pourroit se l’imaginer ; & s’il se trouve de ces hommes marins dans les mers les plus fréquentées, n’est-il pas vraisemblable qu’ils doivent se rencontrer encore en plus grand nombre dans celles qui baignent des côtes désertes ?

On lit dans l’Histoire de Portugal & dans les Relations des Indes Orientales, que s’etant fait un jour une pêche à la pointe de l’Inde d’une troupe de Tritons, ou hommes marins, on ne put en faire parvenir au Roi Dom-Emanuel qui régnoit alors, qu’une femme & une fille, tous les autres au nombre de quinze étant morts, ou aussi-tôt après leur sortie de la mer, ou dans le trajet des Indes à Lisbonne. Cette femme & cette fille étoient d’une tristesse extrême : rien ne pouvoit les réjouir ; & elles mangeoient si peu qu’elles diminuoient à vue d’œil. Le Roi touché de leur état, & peut-être poussé d’un esprit de curiosité, ordonna qu’après les avoir attachées d’une chaîne légere, on leur laissât la liberté de retourner à la mer dans quelque endroit de peu de fond. On ne les eut pas plutôt mises en état de le faire, qu’elles s’y jetterent avec empressement, & que s’y étant plongées, elles jouerent ensemble, & firent dans l’eau où on les remarquoit parfaitement, cent tours qui témoignoient leur satisfaction & leur joie. On les y laissa plus de trois heures, sans que jamais dans cet intervalle elles s’élevassent au dessus de l’eau pour respirer. Depuis ce jour là, où le Roi & toute sa Cour eurent la satisfaction d’être témoins d’un spectacle si nouveau, on continua de les mener tous les jours au même rivage, & de les laisser jouir du même plaisir, à la faveur duquel elles vécurent encore quelques années. Mais jamais elles ne purent apprendre à articuler une seule parole.

Le fait que je vais vous rapporter est d’une autre espèce, & encore plus singulier. Sur la fin du siècle dernier, un vaisseau Anglois de la Ville de Hall, située à soixante milles de Londres sur la côte Septentrionale d’Angleterre, étant à la pêche de la baleine dans les mers de Groënland, à cent cinquante lieues de terre, se trouva environné vers le midi de soixante ou quatre-vingts petites barques, dans chacune desquelles il y avoit un homme. On ne les eut pas plutôt découvertes, que les chaloupes du vaisseau firent force de rames pour en joindre quelques-unes ; mais ceux qui montoient ces barquettes, qu’ils conduisoient avec deux petites rames, s’en étant apperçus, & voyant que les chaloupes les gagnoient, plongerent tous à la fois dans la mer avec leurs barques, sans que de tout le jour il en reparût qu’une seule. Celle-ci revint sur l’eau un instant après, parce qu’en plongeant une de ses rames s’étoit cassée. Après quatre heures de chasse, & cent nouveaux plongeons que faisoit la barquette à mesure que les chaloupes approchoient, elle fut prise enfin avec celui qui la conduisoit. On le mena à bord du vaisseau, où il vécut vingt jours, sans jamais avoir voulu prendre aucune nourriture, & sans jetter aucun cri, ni pousser aucun son qui pût donner à connoître qu’il eût l’usage de la parole, soupirant pourtant sans cesse, & les larmes coulant de ses yeux. Il étoit fait comme nous, avec des cheveux & une barbe assez longue ; mais de la ceinture en bas son corps étoit tout couvert d’écailles.

A l’égard de la barquette, elle avoit huit à neuf pieds de longueur, & étoit fort étroite sur-tout aux deux extrémités. Les membres en étoient d’os de poisson, jusqu’au siège sur lequel l’homme étoit placé. Elle étoit couverte en dedans & en dehors de peaux de chien marin bien cousues les unes aux autres. Cette espèce d’embalage étoit ouvert au milieu de la grandeur nécessaire pour y introduire le rameur ; & cette ouverture étoit garnie d’une espèce de bourse ou de sac de la même peau, dont l’homme introduit dans la barque jusqu’à mi-corps se ceignoit si parfaitement avec des bandes aussi de peau de chien marin, que l’eau ne pouvoit y entrer. Devant lui étoient deux morceaux de la même peau attachés sur la couverture, où ils formoient deux espèces de poches. Dans l’une on trouva des lignes & des hameçons faits aussi d’os de poisson ; & dans l’autre des poissons qui paroissoient avoir été pris depuis peu. A côté du rameur étoient deux petites rames, attachées au bateau ou panier par deux bandes faites aussi de peau de chien marin. Tout cet attirail, avec l’homme desséché, se voit encore aujourd’hui à Hall dans la Salle de l’Amirauté ; & le Procès-verbal de cette découverte, dûment attesté par le Capitaine du vaisseau & par tout l’équipage, se trouve dans les archives de cette Jurisdiction.

Les conséquences d’un fait si singulier & si autentiquement attesté sont telles pour les preuves de la possibilité de la sortie des races humaines des eaux de la mer, qu’il ne paroît pas qu’après cela on puisse en douter. En effet à la raison près dont il n’est point ici question, les hommes de ces petites barques étoient des hommes tels que nous ; hommes encore muets à la vérité, mais vivant dans la mer comme dans l’air, puisque de tout le jour il n’en reparut aucun sur les flots ; hommes buvant sans doute de l’eau de la mer, puisqu’il ne se trouva point d’eau douce dans la barquette qui fut prise, & qu’ils étoient à cent cinquante lieuës de terre, sur laquelle certainement ils avoient dû construire leurs barques, & prendre le bois nécessaire pour faire les rames dont ils se servoient ; hommes qui par conséquent avoient des reconnoissances pour retourner dans les mêmes lieux, soit qu’ils les tirassent de la disposition des étoiles & du soleil, ou du fond des mers, sous lesquelles ils pouvoient marcher & rester à la faveur de leurs rames. Il étoit d’ailleurs nécessaire qu’ils raccommodassent leurs petites barques dans les lieux où ils les avoient construites, & où ils avoient peut être leurs femmes & leurs enfans : toutes circonstances dignes d’une singulière attention, & des réfléxions les plus profondes.

Le P. Henriquez Jésuite rapporte dans une de ses lettres imprimées à Venise en 1548. & 1552. qu’étant aux Indes Orientales proche la pointe de l’Inde, il fut un jour invité à venir voir seize Tritons, sept mâles & neuf femelles, qu’on avoit pris d’un coup de filet. On m’a assûré qu’on prit dans le Texel il n’y a pas plus de soixante ans un homme marin, qui vécut trois jours, & qui fut vû de tout le peuple d’Amsterdam. Ceux qui voyagent dans les mers de Groënland attestent qu’ils rencontrent souvent sur les côtes de ce pays de ces figures mâles & femelles, mais plus grandes que dans les autres mers. Cent exemples semblables qu’on lit dans vos livres, surtout dans vos Relations, font foi qu’il en paroît assez fréquemment à la vûe des vaisseaux dans le cours de leur navigation, même souvent assez proche pour qu’il soit facile de les distinguer parfaitement.

En voici une preuve si récente, si circonstanciée & si autentique, qu’il n’est pas possible de ne s’y point rendre. En l’année 1720. le 8. Août jour de Jeudi, les vents variables étant à l’Est-Sud-Est, à vingt-huit ou trente brasses d’eau, sept navires en vûe mouillant sur le banc de Terre-Neuve, il parut sur les dix heures du matin à bord d’un vaisseau François nommé la Marie de grace, commandé par Olivier Morin, un homme marin, qui premiérement se montra à bas-bord sous le theux ou baril du Contre-Maître, appellé Guillaume l’Aumône. Aussi-tôt celui-ci prit une gaffe pour le tirer à bord ; mais le Capitaine l’en empêcha, de crainte qu’il ne l’entraînât avec lui. Par cette raison il lui en donna seulement un coup sur le dos sans le piquer.

Lorsque le monstre se sentit frapper, il prêta le visage au Contre-Maître, comme un homme en colère qui eût voulu faire un appel. Malgré cela il ne laissa pas de passer dans les lignes en nageant, pour faire le tour du vaisseau. Quand il fut derrière, il prit le gouvernail avec ses deux mains ; ce qui obligea l’Equipage de mettre deux palans, de peur qu’il ne fît quelque dommage. Il repassa ensuite par stribord, nageant toujours comme eût pû faire un homme véritable ; & lorsqu’il fut à l’avant du vaisseau, il s’arrêta à regarder la figure qui étoit celle d’une très-belle femme. Après l’avoir long-tems considérée, il prit la soûbarbe du Beaupré, & s’éleva hors de l’eau pour tâcher, à ce qu’il sembloit, de faire tomber la figure. On attacha une moruë à une corde, & on la laissa pendre à côté du vaisseau. Il la prit & la mania, sans la rompre.

Il nagea ensuite au vent du vaisseau environ la longueur d’un cable ; & passant par derrière, il prit de nouveau le gouvernail. Le Capitaine ayant fait préparer un harpon, essaya lui-même de le harponner ; mais parceque le cordage n’étoit point paré, il manqua son coup. Le manche frappa seulement sur le dos de l’homme marin, qui à ce coup prêta long-tems le visage au Capitaine, comme il avoit fait au Contre-Maître, & avec les mêmes gestes. Après cela le monstre repassa à l’avant du navire, & s’arrêta encore à considérer la figure ; ce qui engagea le Contre-Maître à se faire apporter le harpon. Mais craignant que cet homme marin ne fût la vision d’un matelot nommé la Commune, qui l’année précédente le 18. du même mois d’Août s’étoit défait à bord du vaisseau, sa main tremblante adressa mal le coup, en sorte que pour la troisième fois le monstre ne fut frappé que du bâton auquel le harpon étoit attaché. Alors il présenta encore le visage d’un air menaçant, comme il avoit fait les deux premières fois. Cela ne l’empêcha pourtant pas de se rapprocher encore davantage du bord, & de prendre une ligne avec laquelle pêchoit un matelot nommé Jean Marie ; après quoi il nagea de nouveau au vent environ la portée d’un coup de fusil.

Il revint ensuite à bord très-proche, & s’éleva hors de l’eau jusqu’au nombril ; en sorte que tout l’Equipage remarqua parfaitement, qu’il avoit le sein aussi plein que celui d’aucune fille ou femme. Il se renversa ensuite sur le dos, & prit avec ses mains ses parties naturelles, d’une grosseur & d’une figure pareilles à celles d’un cheval entier ; après quoi il fit de nouveau le tour du navire, & prit encore le gouvernail. Delà nageant lentement, il s’éleva hors de l’eau, & tournant le dos, il fit ses immondices tout contre le vaisseau. Après cela il s’éloigna de sorte qu’on le perdit de vûe.

Ce manège avoit duré depuis dix heures du matin jusqu’à midi, le monstre ayant toujours été pendant ce tems-là proche du vaisseau, souvent à deux ou trois pieds de distance ; en sorte que l’Equipage composé de trente-deux hommes eut le plaisir & la commodité de remarquer les particularités suivantes : qu’il avoit la peau brune & basanée, sans écailles ; tous les mouvemens du corps, depuis la tête jusqu’aux pieds, tels que ceux d’un véritable homme ; les yeux fort bien proportionnés ; la bouche médiocre, eu égard à la longueur du corps, qui fut estimée par tout l’Equipage de huit pieds ; le nez fort camard, large & plat ; les dents larges & blanches, la langue épaisse, les cheveux noirs plats ; le menton garni d’une barbe mousseuse, avec des moustaches de même sous le nez ; les oreilles semblables à celles d’un homme ; les pieds & les mains pareils, excepté que les doigts étoient joints par une pellicule, telle qu’il s’en voit aux pattes des oies & des canards. En général c’étoit un corps d’homme aussi bien fait qu’il s’en voit ordinairement.

Ce détail est tiré d’un Procès-verbal qui en fut dressé par un nommé Jean Martin Pilote de ce vaisseau, signé du Capitaine & de tous ceux de l’Equipage qui sçavoient écrire, & qui fut envoyé de Brest par M. d’Hautefort à M. le Comte de Maurepas le 8 Septembre 1725.

En 1651. on avoit pris à deux lieuës de Nice un Requin d’une grandeur extraordinaire, dans le ventre duquel on trouva une main de figure humaine séparée du bras, comme si elle eût été coupée avec une hache. Cette main étoit encore si saine, que par le peu d’impression que la digestion de l’animal avoit faite dessus, il étoit aisé de voir qu’elle venoit d’être avalée. Elle fut vue d’une infinité de personnes, entr’autres du Sieur l’Honoré Pourvoyeur de la Cour de Turin, de qui je tiens ce fait, ainsi que d’un pêcheur qui assista à l’ouverture de ce poisson. Les doigts de cette main absolument semblable à celle d’un homme, étoient unis l’un à l’autre par une pellicule, comme le sont les pattes des oies & des canards ; preuve certaine qu’elle ne pouvoit être que celle d’un homme marin, à qui le Requin venoit de l’enlever dans l’instant même, sans avoir pû engloutir l’homme entier, ou du moins une partie de son corps plus considérable.

Des hommes sauvages.

Peut-être direz-vous, Monsieur, que ces faits iroient à établir qu’il y a différentes espèces d’hommes. Pour moi, il me semble qu’il est très-difficile de n’en pas convenir, après tous les témoignages que nous en avons. Ne sçait-on pas, que dans l’Isle de Madagascar il le trouve une espèce d’homme sauvage encore muet si vîte à la course, qu’il est presque impossible de l’atteindre & de l’attraper ?

Il y a assez peu de tems que deux vaisseaux étant partis de vos côtes pour aller faire un chargement de Noirs du côté du Sénégal, un d’eux fut séparé de sa conserve par une grande tempête, & obligé faute d’eau d’aborder une terre peu fréquentée. Le Roi de ce pays fit présent au Capitaine d’un animal tout velu qu’il embarqua, & qui fut pris pour un singe d’une figure extraordinaire. Le vaisseau remit ensuite à la voile, & essuya depuis tant de tempêtes, que les matelots toujours superstitieux s’imaginerent que ce mauvais tems provenoit de cet animal qui étoit à bord. Ils demanderent qu’il fût jetté à la mer ; & le Capitaine qui eût fort souhaité de le conserver, fut obligé de les contenter. Quelque tems après ayant abordé à un autre port qui n’étoit pas fort éloigné du premier, il apprit avec étonnement & avec regret, que ce singe prétendu étoit un homme d’une espèce singulière, qui habitoit quelques montagnes voisines de l’endroit où il avoit été embarqué.

Rien n’est plus commun, que ces hommes sauvages. En 1702. la Compagnie Hollandoise des Indes Orientales fit partir de Batavia deux vaisseaux vers les côtes de la Nouvelle Guinée & des Terres Australes, pour y négocier & faire quelque nouvelle découverte. Pendant cette expédition qui ne fut point utile, ces Hollandois se saisirent dans une descente de deux animaux mâles qu’ils amenèrent à Batavia, & qu’ils nommerent dans la Langue du pays Orans-outans, c’est-à-dire hommes silvains. Ils avoient toute la forme humaine, & marchoient comme nous sur deux pieds. Leurs jambes & leurs bras étoient très-déliés, & revêtus de poil ; ils en avoient aussi par tout le corps, & jusques sur le visage. Leurs pieds étoient applatis par l’endroit qui les unissoit à la jambe ; en sorte qu’ils ressembloient à un morceau de planche dans lequel on auroit planté un bâton. Ces Orans-outans avoient les ongles des doigts des pieds fort longs, & un peu crochus ; ils n’articuloient les sons que très-confusément. Du reste ils étoient fort tristes, doux & paisibles. L’un mourut à Batavia, & l’autre dans la route de Hollande, où on l’envoyoit comme une rareté, digne de l’admiration de toute l’Europe. En effet si on ne pouvoit pas dire que ces créatures vivantes fussent des hommes, elles leur ressembloient si fort, qu’il y eût eu de la témérité à assûrer qu’ils n’étoient que des animaux.

Un autre de la même forme fut donné en spectacle à Paris, à la foire St. Germain de l’année 1720. Il avoit quatre pieds de hauteur, & plus, étoit sans langage, & tout velu de la tête aux pieds. D’autres vaisseaux de la même Compagnie Hollandoise des Indes Orientales avoient amené quelque tems auparavant des mêmes contrées, des hommes tout couverts d’écailles, jusqu’à leur visage ; & l’on en a vû de pareils en Europe il n’y a pas encore longtems. Si l’on eût pris mâles & femelles de ces Orans-outans, continua notre Philosophe, & qu’ils eussent fait des petits parmi nous, croyez-vous, Monsieur, qu’il eût été impossible de les conduire par la suite de quelques générations à un véritable langage, & à une forme plus parfaite que celle qu’ils avoient auparavant ? Les Noirs de vos Isles de France & de Bourbon, mêlés avec le sang François, ne produisent-ils pas des hommes plus blancs que les Européens mêmes.

Mais pour revenir, ajouta-t’il, aux diverses espèces d’hommes, ces Indiens, ces Sauvages trouvés dans tant d’isles nouvellement découvertes, parmi lesquels il n’y avoit aucune tradition ni connoissance, que la terre fût habitée par d’autres hommes, ces Peuples dont la Langue & les Coutumes n’avoient aucun rapport à celles des Nations de l’Europe, de l’Asie & de l’Afrique, étoient-ils, à votre avis, descendus de Noé ? Les hommes qui ont des queuës, peuvent-ils être les fils de ceux qui n’en ont point ?

Des hommes à queuë.

Comme les singes à queuë ne descendent certainement point de ceux qui sont sans queuë, ne seroit-il pas naturel de penser de même, que les hommes qui naissent avec des queuës sont d’une espèce différente de ceux qui n’en ont jamais eu ? Aussi sont-ils encore caractérisés par des qualités fort différentes. Je sçai que bien des gens se persuadent, ou qu’il n’y a point d’hommes avec des queuës, ou que s’il s’en trouve quelques-uns, c’est une erreur de la nature, ou bien un effet de l’imagination des meres. Mais ceux qui pensent de la sorte se trompent certainement, en supposant que les hommes & les femmes de cette espèce, ou bien n’existent point, ou du moins sont fort rares. Il est vrai que la turpitude attachée à cette difformité, le caractère farouche & de peu d’esprit de tous ceux qui y sont sujets, leur pilosité naturelle, les oblige à se cacher des autres hommes avec lesquels ils vivent. Ils prennent le même soin pour leurs enfans ; & ceux-ci instruits par leurs parens en usent de même a l’égard de leur postérité. Du reste il est constant que cette race d’hommes à queuë est beaucoup plus nombreuse qu’on ne se l’imagine ; & que ce Proverbe si commun parmi vous, Homines caudati, pour désigner des gens sans esprit, n’est nullement métaphorique. Il est fondé sur la vérité. Il y a beaucoup de ces hommes en Ethiopie : il y en a aux Indes, en Egypte, en Angleterre, sur-tout en Ecosse ; toutes vos relations en font foi. On en trouve même en France, où j’en ai vû plusieurs. Mais je me contenterai sur cet article, de quelques faits récents, & assez voisins de vous pour que vous soyez à portée de les vérifier.

Le Sr. Cruvillier de la Cioutat qui fit avec succès & avec courage la contre les Turcs, & qui périt en Caramanie dans un vaisseau qu’un des Officiers de son bord, pour se venger de son Capitaine, fit sauter en l’air, en mettant le feu aux poudres, a été aussi connu par la queuë avec laquelle il étoit né, que par ses actions de valeur. Il n’étoit encore qu’écrivain d’un vaisseau marchand, lorsqu’un jour ce vaisseau mouillant au port d’Alexandrie, un Bacha qui passoit au Caire, & qui fut instruit des exploits de ce jeune homme, lui fit proposer de lutter contre un Noir qu’il avoit à son service, & lui promit trente sequins s’il sortoit victorieux de ce combat. Ce noir avoit tué quinze ou seize hommes dans cet exercice. Quoique le Sr. Cruvillier en fût bien informé, il accepta la proposition du Bacha, & se rendit à la lutte sans aucune préparation. Le Noir au contraire se présenta le corps frotté d’huile, & nud, ainsi que le pratiquoient les anciens Athlètes, n’ayant qu’une simple serviette pour couvrir sa nudité. Ils se mesurerent d’abord l’un & l’autre pendant quelque tems, avant de s’aborder. Enfin après quelques feintes, le Noir se jetta tout à coup sur le Sr. Cruvillier dans la résolution de le saisir ; mais celui-ci qui avoit les bras tendus, dans l’espérance de l’en empêcher, lui enfonça si rudement de part & d’autre ses doigts au défaut des côtes, qu’ils entrerent dans le corps du Noir comme s’il eût été de beurre. Par-là il lui ôta la respiration & la force ; & le serrant entre ses mains, il l’étouffa. Ensuite l’élevant de terre, il le jetta par dessus sa tête avec tant de force, que la tête du Noir entra toute entière dans le sable. Le Bacha témoin avec tout le peuple & tous les Etrangers qui se trouvaient à Alexandrie, d’une force si extraordinaire, quoique touché de la perte de son Noir, ne laissa pas de faire compter au Sr. Cruvillier les trente sequins qu’il lui avoit promis. Ce Cruvillier, lorsqu’il étoit en course & qu’il s’agissoit d’appareiller, laissoit à son équipage le choix, ou de lever les ancres tandis qu’il hausseroit les huniers, ou de hausser ceux-ci tandis qu’il leveroit seul les ancres. Il avoit un frère d’une force égale à la sienne. Celui-ci étoit à Tripoli de Barbarie, où les Turcs l’obligerent de se faire Mahométan. On prétend qu’il avoit aussi une queuë.

Lorsque je passai dans cette dernière Ville au commencement de ce siècle, j’y vis un Noir, nommé Mahammed, d’une force extraordinaire. Il menoit seul une grosse chaloupe à l’aide de deux rames, avec plus de vîtesse que vingt autres n’auroient pû faire. D’une seule main il renversoit deux à trois hommes, & portoit des fardeaux d’une pesanteur étonnante. Il étoit velu & couvert de poil, contre l’ordinaire des Noirs ; & avoit une queuë d’un demi-pied de longueur qu’il me montra. Je m’informai de son pays, qu’il me dit être du côté de Borno. Il m’assûra que son pere avoit une queue comme lui, ainsi que la plûpart des hommes de sa contrée, qui vont tout nuds, & chez lesquels cette queuë n’a rien de déshonorant, comme en Europe. Les Marchands de Tripoli qui trafiquent en esclaves noirs, m’assûrerent aussi que ceux de ce pays étoient plus farouches, plus forts & plus difficiles à dompter que de tout autre ; qu’ils avoient presque tous des queuës, les femmes comme les hommes ; & qu’il leur en passoit plusieurs par les mains qu’on vendoit bien à la côte de Caramanie, où ils étoient employés à couper des bois.

Il n’est point honteux à un Naturaliste d’approfondir des faits qui peuvent l’instruire des secrets de la nature, & le conduire à la connoissance de certaines vérités. Etant à Pise en l’année 1710. je fus informé qu’une Courtisane s’étoit vantée d’avoir connu un Etranger qui y avoit passé trois ans auparavant, & qui étoit de l’espèce de ces hommes à queuë dont je parle. Cela me donna la curiosité de la voir, & de la questionner sur cette avanture. Elle n’avoit pas encore alors plus de dix-huit ans, & étoit fort belle. Elle me conta que revenant de Livourne à Pise en 1707. dans un bâteau de voiture, elle y rencontra trois Officiers François, dont un devint amoureux d’elle. Cet homme étoit grand & bien fait, & pouvoit avoir trente cinq ans. Il étoit fort blanc de visage, ayant la barbe noire & épaisse, les sourcils longs & garnis. Il passa la nuit avec elle, & approcha fort de ce travail par lequel Hercule n’est pas moins fameux dans la Fable que par ses autres exploits. Il étoit si velu, que les Ours ne le sont guères d’avantage ; le poil dont il étoit tout couvert, avoit près de demi-pied de longueur. Comme cette femme n’avoit jamais rencontré d’homme de cette espèce, la curiosité qui lui faisoit porter les mains de tous côtés sur le corps de celui-ci les lui ayant fait étendre sur ses fesses, elle y trouva une queuë de la grosseur du doigt, & de la longueur d’un demi-pied, qu’elle empoigna, en lui demandant ce que c’étoit. Cette queuë étoit veluë comme le reste du corps. Cet homme répondit d’un ton brusque & chagrin, que c’étoit un morceau de chair qu’il portoit de naissance, par le désir que sa mere avoit eu étant grosse de lui de manger d’une queue de mouton ; & depuis ce moment elle remarqua qu’il ne lui témoigna plus la même amitié. L’odeur de sa sueur étoit si forte & si particulière, elle sentoit tellement le sauvage, que cette femme fut plus d’un mois à en perdre le sentiment, qu’elle s’imaginoit trouver partout.

Une personne de votre pays m’a assûré que feu M. de Barsabas & sa sœur Religieuse, tous deux fameux par plusieurs traits qui marquent en eux une force extraordinaire, avoient une queuë. J’ai connu à Paris une Limonadiere qui en avoit une, que cinquante autres personnes ont vûe : aussi avoit-elle l’air hommasse, & les bras fort velus. Je vis à Orléans, lorsque j’y passai, un homme qui en avoit une. Il étoit aussi très-fort & très-velu. J’ai sçu depuis qu’ayant voulu faire couper cette queuë, il mourut de cette opération, dont le Mercure du mois de Septembre 1718. fait mention. Il y a à Aix dans la rue Courtissade une femme du peuple, nommée Louise Martine, qui a l’âge de trente-cinq ans fut attaquée de la contagion, lorsqu’elle affligea cette Ville. Ceux qui la soignoient dans sa maladie découvrirent qu’elle avoit une queuë, & la firent voir à diverses autres personnes ; en sorte que histoire en devint publique. Cette femme qui a du poil au menton, grosse & puissante, ayant les sourcils & les cheveux fort noirs, a une force extraordinaire, & porte sur ses épaules deux faix de bled comme une autre pourroit porter un fagot. Un jour elle donna un soufflet à un homme qu’elle étendit par terre du coup, & qui resta demi-heure évanoui. Il y a encore à Aix un certain Bérard Procureur, nommé Queuë de porc, parce qu’il est connu pour avoir réellement une queuë, qu’on lui a vûe lorsqu’il se baignoit étant enfant. Il ne le nie pas lui-même. Mais il n’est pas de forte complexion, comme cette femme dont je viens de parler. Il a cependant une physionomie particulière, & un visage semé de beaucoup de rousseurs.

A ces faits qui sont à portée d’être approfondis des Curieux, je pourrois en ajouter beaucoup d’autres des régions éloignées ; mais j’espère qu’ils suffiront pour vous persuader, que les hommes à queuë qu’on découvre de tems en tems, ne sont pas nés avec ces queuës par un effet du hazard ou de l’imagination de leur mère. Ce sont probablement des hommes d’une espèce aussi différente de la nôtre, que l’espèce des singes à queuë est différente de celle des singes qui n’en ont point. La férocité des hommes qui ont des queuës, leur force extraordinaire, leur pilosité, la communication de ces queuës des pères aux enfans, semblent être des preuves certaines d’une différente espèce. Si cette férocité & cette pilosité extraordinaire ne sont pas toujours égales dans les sujets de cette race, cette variété ne procede, que de ce que cette espèce mêlée avec la nôtre perd sans doute quelques-unes de ses propriétés, & que l’une se conserve dans un sujet produit de ce mélange, tandis que les autres s’affoiblissent ou se cachent pour quelque tems. Ainsi un fils né d’un père qui a une queuë & d’une mère qui n’en a point, peut être sans queuë ; & ce fils peut avoir d’une femme qui n’aura point de queuë, un enfant qui ressemblera par-là à son Aïeul. Il peut être velu & n’avoir point de queuë, avoir une queuë & n’être pas velu.

Un de vos Auteurs prétend que dans la partie méridionale de l’Isle Formose il y a des races avec des queuës sans mêlange, telle que celle de l’Afrique dont les Marchands de Tripoli me parlérent. Un autre[5] assûre qu’il en a trouvé des Nations entières dans les Moluques & aux Philippines. Au moins est-il constant par ce que je viens de vous rapporter, que malgré le mélange de cette race à la nôtre, elle se perpétue & se conserve quelquefois telle qu’elle étoit dans son origine, quelquefois tenant du mixte des deux ; & qu’après s’être abâtardie, elle peut reprendre toute la force de son essence, si un sujet produit de ce mêlange en trouve un autre qui soit dans le même cas. C’est là une des causes de la diversité qui se remarque dans la constitution de ces hommes, de cette férocité, de cette pilosité, de ce peu d’esprit & de cette force qui distinguent du grand nombre certains sujets, quelquefois dans une même famille.

Des hommes sans barbe.

Les Américains, surtout les races Canadiennes excepté les Esquimaux, n’ont ni poil, ni barbe[6]. Si l’on transporte les Brasiliens en Portugal, & les Canadiens en France ou en Angleterre, eux & leurs descendans resteront toujours sans barbe & sans poil. Au contraire les enfans des Portugais transportés depuis deux cens ans dans le Bresil, & ceux des François établis en Canada depuis le même tems, ont autant de poil & de barbe qu’en avoient leurs ancêtres. Les hommes sans barbe & sans poil qui naissent dans les pays chauds & froids, viennent-ils des races barbues de ces mêmes pays ? Les Maures blancs de noirs de l’Afrique & des pays Septentrionaux, si différens des autres hommes par les traits & par la laine dont leur tête est couverte au lieu de cheveux, descendent-ils des hommes qui ont un air, une taille, une chevelure si différente de ceux-là ? On vend au Caire des Noirs d’un certain canton de l’Afrique, dont le membre viril se courbe dans l’érection du milieu vers l’extrémité. Ces hommes sortent-ils des races de nôtre Europe, ou même de celles des autres Noirs dans lesquels on ne remarque point cette singularité ? On en voit une autre race dont le tour de la prunelle des yeux est rougeâtre, aulieu que la nôtre est blanche ; & cette espèce est d’un si mauvais naturel, que personne ne veut en acheter. Il y en a dont les bras & les jambes sont si déliés, qu’ils ne sont pas plus gros que des fuseaux.

Des hommes d’une jambe, & d’une seule main.

Je vous ai parlé de ces Esquimaux, qui de toutes les nations du Canada sont la seule qui ait du poil & de la barbe. Il n’y a que trente à quarante ans que ces peuples ayant fait une course vers le Fort de Pontchartrain, on prit sur eux deux hommes & deux filles. Celles-ci, dont l’une pouvoit avoir seize ans & l’autre quatorze, furent conduites au Fort, où Madame Courtemanche mere du Commandant, de laquelle je tiens ce détail, les prit chez elle. La plus jeune de ces filles mourut ; l’autre qui avoit beaucoup d’esprit, apprit le François & demeura deux ans dans le Fort. Un jour considérant les matelots de nos bâtimens qui abordent à cette rade pendant l’Eté pour y faire la pêche, cette jeune Sauvage demanda à sa Maîtresse pourquoi dans notre Nation il n’y avoit pas des hommes d’une seule jambe, comme parmi les Esquimaux. Cette Dame lui ayant répondu qu’il y avoit en France, comme ailleurs, des hommes qui avoient perdu une de leurs jambes ; mais que ces hommes n’étant plus propres à la navigation, on ne les embarquoit point : Ce n’est point, reprit cette fille, de ces hommes dont il s’agit ; il y en a aussi de ceux-là parmi nous : je parle d’une race dont les hommes & es femmes n’ont qu’une jambe, même qu’une seule main faite d’une façon extraordinaire. Ces hommes sont en grand nombre, ne rient jamais, & marchent en sautillant. Ils servent à relever nos barques quand elles coulent bas à la mer, & à aller chercher ce qui y tombe. Ils parlent & raisonnent comme les autres Esquimaux. Envain Made. de Courtemanche chercha à la faire varier dans cette déclaration, prétendant que la chose étoit impossible ; cette fille qui ne se coupa jamais, soutint constamment à vingt reprises qu’il y avoit de ces hommes & de ces femmes en très-grand nombre, & qu’ils formoient une nation entière.

Des Noirs.

Je pourrois vous rapporter vingt autres particularités, qui semblent prouver dans les hommes une différente espèce. Mais je me contenterai de vous demander en général, si vous croyez que les hommes noirs sont descendus des blancs[7], & pourquoi dans ceux-là plutôt que dans ces derniers on trouve, dit-on, immédiatement au dessous de l’épiderme une membrane délicate, qu’on croit être la cause de leur noirceur. En effet cette tunique émousse & absorbe sans doute les rayons de la lumière, comme au contraire une feuille de vif-argent appliquée derrière une glace les renvoie & les réfléchit. Mahomet étoit si frappé de la différence de ces deux espèces d’hommes, blancs & noirs, qu’il n’a pas craint d’avancer que Dieu avoit formé les uns avec de la terre noire, & les autres avec de la blanche. Il n’imaginoit pas que des hommes si différens, non-seulement en couleur, mais encore en figure & en inclinations, eussent une même origine. Il observe dans un autre endroit, que quoi qu’il y ait eu des Prophètes de toutes les Nations, il n’y en a jamais eu parmi les Noirs ; ce qui marque qu’ils ont si peu d’esprit, que le don de prévoyance, effet d’une sagesse naturelle qu’on a honorée en quelques-uns du nom de prophétie, n’a jamais été le partage d’aucun d’entr’eux.

Des Géants.

Il y a cependant, à mon avis, des différences encore plus marquées dans les races humaines que nous connoissons. Car outre celles dont je viens de vous parler, les Géants peuvent-ils avoir la même origine que nous ? On trouva il y a environ quatre-vingts ans à six lieues de Salonique, dans un tombeau bâti de grosses pierres, au pied d’une colline voisine du Village appellé Katikioi, & sur le bord d’une rivière qui porte le nom d’Ingé-Kara, un corps humain de quarante-cinq coudées de longueur. Au bruit de cette nouvelle, le Sr. Dusquenet alors Consul de France en cette Ville envoya du monde & des Janissaires, que lui donna Cara-Ailam-Jsmaël-Pacha, qui commandoit à Salonique, pour enlever les ossemens de ce Géant. Ce qu’on put en ramasser fut envoyé dans deux grandes caisses à Paris, où la plus grande partie se voit encore dans la Bibliothèque du Roi. La tête dont le peuple s’étoit emparé, fut apportée à Salonique & suspendue au haut de la porte de la Marine, pour perpétuer la mémoire de ce prodige. Mais les injures du tems l’ayant pourrie, son grand poids la fit tomber quelques années après, & elle fut malheureusement brisée. Le crâne en étoit si vaste, qu’avant qu’elle fût suspendue, il y étoit entré sept quillots de bled de ce pays là pesant dix-sept cens livres de France. Une des dents de devant & une de derrière ayant été pesées, la première se trouva de cent quarante, & l’autre de quatre-cent vingt dragmes, c’est-à-dire, l’une d’environ une livre & demie, l’autre de plus de quatre livres. Un des hommes envoyés par le Consul pour enlever les os du Géant, vivoit encore lorsque je passai à Salonique, & servoit à la Porte Consulaire. C’est de lui que je tiens ces particularités, qui me furent encore confirmées en 1722 par une lettre de M. de Boismont, alors Consul du Roi dans la même Ville.

La France a eu aussi des Géants. Il n’y a pas plus de cinq cens ans qu’en Dauphiné il y en avoit un de dix-huit pieds de hauteur, dont le tombeau, les ossemens & la représentation se voient encore sur les murs d’une Eglise où il fut inhumé. On en a fait voir à Paris dans ce dernier siècle de huit à dix pieds de hauteur. On vient même d’en découvrir une nation entière en Amérique ; voici ce qu’on m’en écrit.

Quatre Sauvages du Village de Sejou en Canada étant partis de leur habitation pour aller, selon la coutume Canadienne, faire un prisonnier qui remplaçât un des leurs qu’on avoit assassiné, prirent leur route vers l’Ouest, & traverserent diverses contrées dont les peuples étoient quelquefois leurs ennemis. Ils les évitoient, pour aller au plus loin exécuter cette résolution, qui passe chez eux pour une action de bravoure. Ils marcherent de cette sorte pendant dix mois entiers, & jusqu’à ce qu’ils arriverent dans un pays, dont les hommes avoient dix à douze pieds de haut ; ravis d’avoir trouvé ces géants, ils se proposerent d’en lier un & de l’emmener avec eux. Dans ce dessein ils se cacherent dans des brossailles voisines d’une de leurs habitations, où ils resterent trois jours. Pendant ce tems-là ils en virent aller & venir plusieurs, qu’ils n’oserent attaquer, parce qu’ils étoient accompagnés. Au bout de ce terme, un seul étant passé, ils lui tirerent leurs flèches tous à la fois. Le géant blessé tomba par terre ; & comme ses blessures se trouverent trop considérables pour l’emmener, ils lui couperent la tête, avec laquelle ils revinrent chez eux au bout de dix-huit mois d’absence. Cette tête avec la chévelure qu’ils en avoient arrachée, fut vûe à leur retour par un Officier François nommé Pachot, qui étoit alors en ces quartiers-là avec un détachement de la Colonie du Canada. Au rapport de l’Officier, cette tête étoit au moins trois fois plus grosse que l’ordinaire.

On vient de voir à Londres la main d’un géant marin tué vers la Virginie d’un coup de canon, ayant à sa suite un autre géant plus petit qui sans doute étoit un de ses enfans. La main de ce géant avoit quatre pieds de la jointure à l’extrémité des doigts ; & elle étoit si parfaitement semblable aux nôtres, avec des lignes, des ongles, des doigts si pareils, qu’il n’étoit pas possible de douter que ce ne fût une main humaine. Plusieurs Chirurgiens la crurent même imitée ; mais l’ayant sondée, ils furent aussi-tôt détrompés. Je tiens ce fait du frère de Milord Baltimore, qui m’a assûré avoir vû & touché cette main, ainsi que l’éléphant marin qu’on montroit à Londres dans le même tems.

Les Géants ne sont donc pas une race d’hommes imaginaires. Il y en a eu, & il y en a même encore. J’ai vû un livre intitulé, Histoire universelle des Indes occidentales, de Witffict, traduite du Latin en François, & imprimée à Douai en 1707. L’Auteur y rapporte, qu’en 1522. Magellan étant proche du Détroit appellé de son nom, fit descendre au port nommé depuis S. Julien divers Soldats & Matelots. Ceux-ci étant entrés fort avant dans les terres, trouvèrent une maison séparée en deux logemens. Dans l’un étoient trois hommes de la hauteur de dix pieds, & dans l’autre leurs femmes & leurs enfans. Ils amenerent par adresse un de ces hommes à bord ; les deux autres se sauverent. Ce Géant avoit le gosier si large, qu’il y faisoit entrer une flèche de la longueur d’un pied & demi. Il étoit si fort, qu’il fallut huit hommes pour le lier. Il mangeoit une corbeille de biscuit, & bûvoit un sceau de vin. Cette terre fut nommée, terre de Géants ou des Patagons, & conserve encore aujourd’hui ce nom. Magellan trouva que les côtes de l’un & de l’autre côté du Détroit étoient habitées par des peuples gigantesques ; voici comment l’Auteur s’en explique page 86. de son Histoire.

« Les habitans de l’une & de l’autre rive sont excessivement grands, presque tous de douze à treize pieds, même davantage. Ils ont la couleur blanche de même que nos peuples Septentrionaux, & la voix si grosse & si horrible, qu’ils semblent plutôt meugler comme les bœufs & les éléphans, que former une voix humaine. Ils sont si vifs & si agiles à la course, qu’ils devancent les cerfs, ce qui est cause que difficilement nos arquebuses peuvent les attraper & atteindre, si ce n’est qu’ils cheminent en troupe, ou qu’ils soient pris à l’improviste. Une marque de leur grande force, est qu’un sent homme leve & porte un tonneau de vin dans les bâteaux, & que trois ou quatre poussent à la mer un bâtiment qu’à peine trente de nos hommes peuvent remuer. Ils ont des arcs très-grands, dont les cordes sont de boyaux de bêtes sauvages de la grosseur du pouce. » Deux pages plus bas, le même Historien parlant des Peuples du Chili voisins des Patagons, dit qu’ils égalent ceux-ci en grosseur & en grandeur, & qu’ils sont de douze pieds.

Or ces Géants passés & présens, continua Telliamed, descendent-ils à votre avis du même père que notre race de cinq à six pieds, & que celle de deux pieds & demi ? Celle des Géants & la nôtre se sont peut-être mêlées ; & les Géants des derniers siècles sont des restes de la semence abâtardie des premiers. C’est ainsi qu’elle se réveille encore en certaines occasions, & nous donne des diminutifs de la race originaire qui ne subsiste plus sans mélange en Asie & en Europe, parce que la nôtre plus subtile & plus adroite, & sans doute plus abondante que celle de ces lourdes masses, est venue à bout de la détruire. La race des Nains d’environ trois pieds de hauteur, telle que celle de la Laponie & du pays des Esquimaux, descend-t’elle de celle de cinq & six pieds ; ou cette petitesse pourroit-elle s’attribuer aux pays qu’ils habitent ? Mais comme la race naine des Lapons & celle des Esquimaux sont environnées de peuples de la hauteur ordinaire habitant les mêmes climats, n’est-il pas probable qu’elles ont une origine différente ? En 1698. mourut à Londres un petit homme apporté de Dangola sur la côte d’Afrique, qui n’avoit que dix-huit pouces de hauteur. On lui avoit appris à prononcer quelques paroles. Il marchoit quelquefois sur ses deux pieds, mais plus souvent sur les pieds & les mains, comme une bête. Il avoit la tête & le dos de l’homme ; les autres parties n’étoient pas si marquées. On montroit à Paris il y a quelques années deux Nains de trois pieds de hauteur au plus, qu’on tenoit renfermés dans des boëtes. Ils avoient la tête & la voix fort grosses, la bouche sans dents, & le corps carré.

Raison de ces différences.

Le Sr. David Vanderboëte Philosophe du dernier siècle, dont les Méditations sur les principes des choses naturelles écrites en Latin furent imprimées à Hambourg en 1678. prétend que la génération des Nains & des Géants ne procède que de la différence des humeurs ; qu’étant plus ou moins denses, elles changent la détermination ou les lignes droites du mouvement du souffre acide & volatil de la semence qui contient les idées de l’espèce, en s’écartant davantage pour les Géants, & se resserrant au contraire pour les Pigmées. Ce systême pourroit être supportable, s’il ne s’agissoit que de cas rares & uniques ; mais comme il se trouve des Nations entières de Géants & de Pigmées, ce sentiment n’est pas soutenable. Je vous avoue d’ailleurs que je n’entends pas trop ce que l’Auteur veut dire par ces termes d’humeurs plus ou moins denses, & ce que signifie, changer la détermination ou les lignes droites du mouvement du souffre acide.

Pour moi, si je ne craignois de trop avilir l’homme, je dirois que j’en compare les différentes espèces à celles des animaux. Combien y a-t-il d’espèces de singes, de bœufs, de chèvres, dans les différentes parties du globe de la terre connues de nous ? Combien de sortes de chiens ? Quelle différence d’un petit chien de Boulogne à un dogue d’Angleterre ou de Saint Malo, d’un lévrier à un épagneul, d’un barbet à un chien sans poil ? Vous renfermez cependant toutes ces différences sous le genre du même animal, parce qu’elles se mêlent les unes aux autres. Croyez-vous cependant que toutes les espèces de singes & de chiens que nous voyons, descendent de la même tige ? Mais si l’on donne à ces espèces une diversité d’origine, pourquoi n’en admettra-t-on pas de même dans les hommes, puisqu’elle n’est pas moins vraisemblable ?

Du passage des hommes de l’eau dans l’air.

Au reste comme toutes les espèces d’hommes marins ne sont pas connues, il est impossible de déterminer celles dont les diverses races humaines, particularisées par des figures, des dispositions & des qualités propres à chacune, peuvent être descendues. Au moins est-il certain, qu’il y a des hommes marins de plusieurs grandeurs & de diverses espèces. Il est constant encore, que ceux qu’on a pris respiroient dans l’air comme dans la mer. Cependant quoique la respiration de l’air leur soit aussi naturelle que celle des eaux, on ne doit pas douter qu’étant subite & forcée, sur-tout lorsque le passage se fait en des climats chauds, la diversité des qualités de l’air & de l’eau qu’ils abandonnent ne soit très-nuisible à l’espèce. Il n’est donc pas surprenant que les hommes marins pris dans des régions tempérées ou chaudes ayent si peu vêcu, & ayent marqué par leur tristesse l’altération de leur santé. Les hommes nés & nourris dans les plaines ou dans certains lieux aquatiques, souffrent & meurent bientôt, lorsqu’ils sont obligés de respirer l’air subtil des montagnes ; & ceux qui sont nés sur celles-ci se sentent en quelque sorte étouffés, en respirant l’air grossier des lieux bas & marécageux. C’est par la même raison, que les oiseaux ne s’élevent de la terre que jusqu’à une certaine hauteur.

Il ne faut point douter au reste, que la nature ne choisisse les tems & les lieux propres à la transmigration des races marines à la respiration de l’air. Or c’est sans contredit vers les Poles & dans les pays froids, que les dispositions à ce passage sont plus favorables, parce que dans ces climats l’air toujours humide & chargé de brouillards épais dans la plus grande partie de l’année, n’a rien de fort différent de la froideur & de l’humidité des eaux de la mer. Ainsi c’est vraisemblablement de ce côté-là, que les races marines ont passé & passent plus fréquemment d’un élément à l’autre ; ou pour mieux dire, de la respiration d’un air plus grossier à celle d’un autre qui l’est moins, mais qui en approche beaucoup. Cependant il peut s’en être terrestrisé dans toutes les parties du globe à la faveur de certaines dispositions ; comme dans des vallées profondes, où l’élévation & la proximité des montagnes entretiennent un frais & une humidité perpétuels, & où d’épaisses & sombres forêts, ou bien de grandes cavernes, mettoient ces races au sortir des eaux à l’abri d’un air chaud encore incommode à leur poitrine.

Mais il y a plus d’apparence que les transmigrations de ces espèces marines ont toujours été, & seront toujours plus fréquentes vers les Poles & dans les pays froids. C’est pour cette raison que les multitudes innombrables d’hommes dont les parties méridionales de l’Asie & de l’Europe ont été inondées, sont sorties de ces contrées Septentrionales. C’est encore pour cela, que les mers de ces régions froides sont plus fertiles en poissons monstrueux & en Phocas que celles des pays chauds, & que les terres y sont plus peuplées d’oiseaux & d’animaux d’une espèce inconnue, que dans les climats plus tempérés. L’air froid & humide de ces régions boréales est plus favorable, comme je l’ai dit, aux animaux dont la mer est peuplée, pour leur passage d’un élément à l’autre.

Réponse à quelques objections sur ce sujet.

On objectera peut-être que si les hommes avoient tiré leur origine de la mer, la tradition de cette origine se seroit conservée parmi eux, au lieu qu’il n’y en subsiste aucune autre sinon que la terre les a produits. Mais cette tradition même favorise mon opinion. Une seule réfléxion suffira, je pense, pour vous en convaincre. Dans quel état croyez-vous que les races humaines se soient trouvées au sortir de la mer ? Farouches, muettes, sans raisonnement, elles ont erré long-tems sur la terre & habité les cavernes, avant qu’elles eussent acquis l’usage d’articuler des sons, de les approprier à certaines idées, & de communiquer leurs pensées & leurs connoissances à leurs enfans. Il y avoit long-tems sans doute que la mémoire des lieux dont les premiers d’entr’eux étoient sortis s’étoit perdue, lorsqu’ils furent en état de s’énoncer, & beaucoup plus encore quand ils trouvèrent l’art d’exprimer la parole, & de l’assûrer à la postérité par l’écriture. Il y a des Nations encore si barbares, qu’elles ont à peine l’usage de la parole. Presque tous les peuples de l’Amérique & de l’Afrique, si l’on en excepte ceux qui habitent les bords de la mer Rouge & de la Méditerranée, ignorent jusqu’à ce jour l’art de l’Ecriture.

Or que pouvoient s’imaginer des hommes sauvages & grossiers, comme l’étoient encore ceux des premiers siècles après leur sortie de la mer, & quelle pensée plus raisonnable pouvoient-ils avoir sur leur origine lorsqu’ils furent en état de penser, que de s’imaginer, comme faisoient encore la plûpart des Nations il y a deux à trois mille ans, qu’ils avoient été produits par la terre même qu’ils habitoient ? Il n’y avoit parmi eux aucune tradition qu’ils descendissent de peres sortis de la mer, parce que ces peres n’avoient sans doute jamais été en état de communiquer à leurs enfans cette connoissance de leur origine. Plusieurs de ces peuples habitoient des isles, dont ils prenoient les bornes étroites pour celles de l’univers entier. D’autres, quoique dans une terre dont ils ne connoissoient pas l’étendue, n’avoient jamais vû d’autres hommes que ceux de leur famille ou de leur troupe, & se croyoient, comme les premiers, les seuls habitans de la terre. En cet état pouvoient-ils imaginer rien de plus vraisemblable, sinon que le premier d’entr’eux étoit né de la terre même où ils étoient ?

Vous sçavez, Monsieur, que les Egyptiens se vantèrent d’être les premiers des hommes, & d’avoir donné des habitans au reste de l’univers[8] ; & vous n’ignorez pas que pour preuve de l’un & de l’autre ils alléguoient ce qui arrive encore aujourd’hui en leur pays, lorsque dans ses accroissemens le Nil vient à se répandre dans leurs campagnes. Ils soutenoient que la multitude de rats qui passent alors tout à coup sur les terreins plus élevés, étoit une production nouvelle de ces insectes dûe aux eaux de ce fleuve, & que les premiers hommes avoient été produits chez eux en la même maniere. Cependant ceux d’entr’eux qui avoient quelques lumières, sçavoient comme vous & moi qui sommes à portée de nous en instruire, que ces rats ne sont point engendrés par le Nil ; mais que chassés alors par les eaux de ce fleuve des trous & des crevasses de la terre où ils se retiroient, cette apparition subite a donné lieu à cette fausse opinion. Du reste il est évident que la production de quelque animal que ce soit, engendré de la terre, est non-seulement sans exemple, mais même impossible. Cependant comme les Egyptiens se prévaloient de cet accident fort naturel pour fonder l’antiquité de leur origine, sans sçavoir qu’elle avoit été la véritable ; il a pû de même arriver que les premiers hommes ayent oublié que leurs pères étoient sortis de la mer, & ayent cru être redevables de leur existence à la terre.

Tradition des Chilinois.

J’ai trouvé cependant, continua Telliamed, dans l’histoire de Witffict dont j’ai déjà parlé, un témoignage aussi singulier de l’origine de ces hommes sortis de la mer qu’il est naturel & non suspect. C’est à la page 89. où parlant des Chilinois. « On raconte, dit-il, beaucoup de choses fabuleuses de l’origine de cette Nation : car ils disent que leurs ancêtres, & premiers de tous les hommes, issirent d’un certain lac. » Ce terme Gaulois, issirent, est si expressif, qu’on ne peut jamais rendre mieux cette tradition. Que l’Auteur la traite de fabuleuse tant qu’il lui plaira, au moins n’est-elle pas indigne, à mon avis, d’être transmise à la postérité ; & je me croirois parfaitement dédommagé du tems que j’ai employé à mon voyage d’Europe, ainsi que des peines & des dépenses qu’il m’a coûté, quand je n’en remporterois qu’une tradition aussi singuliere & aussi précieuse. Du reste il est vraisemblable, que cette origine des premiers hommes n’a pas même été inconnue à vos Philosophes, puisque Anaximandre, un des plus anciens & des plus célèbres, faisoit sortir les hommes des poissons[9].

Qu’on peut passer de la respiration de l’eau à celle de l’air, & vicissim.

Que si le passage de la respiration de l’eau à celle de l’air est naturel, s’il est prouvé par beaucoup de faits & par des conséquences bien fondées, le retour même de la respiration de l’air à celle des eaux, quoique beaucoup moins ordinaire, ne manque pas non plus d’exemples. J’ai lû dans une relation de votre pays, qu’un Capitaine Hollandois, nommé Baker, montant il y a environ soixante & dix ans un vaisseau marchand appellé l’Hirondelle, & se trouvant sur les côtes de Hollande, un homme marin sauta de la mer dans son bord au milieu de plusieurs matelots avec lesquels le Capitaine s’entretenoit. Leur étonnement s’accrut, lorsqu’ils entendirent cet homme parler Hollandois, & leur demander en cette Langue une pipe pour fumer ; ce qu’on lui accorda d’abord. Il étoit couvert d’écailles, & avoit les mains semblables à des nageoires de poisson ; il paroissoit âgé d’environ trente ans. On lui demanda qui il étoit. Il répondit qu’il étoit Hollandois, & que s’étant embarqué à l’âge de huit ans sur un vaisseau qui avoit péri, avec tout l’équipage, il avoit vécu depuis dans la mer sans sçavoir comment cela s’étoit fait. Cependant cet homme s’appercevant que le Capitaine faisoit signe aux matelots de se saisir de lui, il jetta la pipe qu’il tenoit, & d’un saut pareil à celui dont il s’étoit élancé sur le vaisseau, il se rejetta à la mer, sans qu’on l’ait revû depuis. Le Capitaine & l’Equipage dresserent sur le champ un Procès-verbal de ce fait, qu’ils remirent à l’Amirauté d’Amsterdam aussitôt que le vaisseau fut arrivé ; & ils en confirmèrent le contenu par de nouvelles dépositions[10].

Ce fait, tout singulier qu’il est, ne paroîtra cependant incroyable qu’à ceux qui ne sont pas instruits de l’Anatomie du corps humain, sur-tout de celle de la poitrine & des poumons, & qui n’ont pas réfléchi sur ce qui se passe à notre égard lorsque nous sommes encore enfermés dans le sein de nos mères. Nous vivons alors sans respiration. Cette respiration qui ne sert qu’à rafraîchir le sang, & à le porter par les artères dans toutes les parties du corps pour la conservation de la vie, est suppléée par deux ouvertures, qui répondent aux quatre gros vaisseaux par lesquelles le sang a la liberté en sortant du cœur, de passer d’un vaisseau à l’autre, sans entrer dans les poumons. De ces deux ouvertures, l’une est ovale, & se nomme le Trou-botal, du nom du Chirurgien qui le premier en fit la découverte il y a peu d’années. L’autre est un canal nommé Artérieux, à cause de sa construction artérieuse. Il part de la veine cave, passe dans le ventricule droit du cœur au-dessus de l’oreillette droite, & s’abouche avec la veine des poumons. Sa construction est telle, que par des valvules, ou soupapes, elle permet au sang de circuler de la veine cave dans celle des poumons, & empêche qu’il ne rentre de celle-ci dans la cave ; en sorte que dans le fœtus le sang ne passe point au travers des poumons, & n’entre point dans le ventricule gauche du cœur.

Or ces deux canaux ainsi disposés se dessechent & se bouchent lorsque l’enfant est né, & après que l’air entrant dans les poumons les dilate, & ouvre au sang une nouvelle route plus aisée, dans laquelle il circule pendant le reste de la vie. Ainsi dans les adultes il ne reste ordinairement aucune trace de ces deux ouvertures, qui suppléent à la respiration dans le fœtus. Cependant il arrive quelquefois que ces ouvertures ne se bouchent pas absolument, comme on l’a reconnu en divers corps dont on a fait la dissection. C’est ce qu’on a remarqué sur-tout dans des plongeurs fameux, & dans des corps de pendus qu’il n’a pas été possible d’étouffer ; ce qui autrefois, & lorsque l’Anatomie n’avoit pas encore été portée au point de perfection où elle est parvenue, étoit attribué à la dureté du larinx de ces misérables. C’est avec le secours de cette conformation, que les hommes marins & les Phocas vivent dans la mer sans respiration. Il n’y a donc point de doute que ce jeune Hollandois qui avoit vécu dans la mer sans en être étouffé, n’eût de même ces trous encore ouverts, lorsqu’il fit naufrage à l’âge de huit ans, & qu’il n’y eût repris l’usage de vivre sans respirer, comme il l’avoit dans le sein de sa mère.

Consultez, Monsieur, vos habiles Chirurgiens, & ceux qui font de fréquentes Anatomies : ils vous diront que nos corps sont originairement disposés pour vivre sans respiration, comme avec la respiration, & que nos poumons ne sont presque rien à notre naissance. De-là vient que les hommes marins déjà âgés dont on s’est saisi, n’avoient point de voix, parce qu’ils manquoient de poumons qui servent à la respiration de l’air, & que l’air est la matière de la voix. Peut-être aussi n’avoient-ils pas dans le larinx les dispositions qui se produisent dans les hommes terrestres, ni dans la bouche celles qui conviennent pour bien articuler & modeler les sons. Les plongeurs que l’Antiquité a vantés & dont l’Histoire nous a conservé le souvenir, ceux qui font dans les Indes la pêche des perles & qui restent sous l’eau pendant des heures entières, ceux de notre tems qui ne sont pas en petit nombre, sont des sujets sans doute dans lesquels les ouvertures dont je viens de parler n’étoient & ne sont pas entièrement bouchées. Si jamais on se saisit d’un homme marin, qu’on fasse après sa mort l’ouverture de son corps : on trouvera certainement ces ouvertures subsistantes, & point de poumons, ou du moins très-peu & flétris.

Il y a même dans tous les hommes une marque impérissable qu’ils tirent leur origine de la mer. En effet considérez leur peau avec un de ces microscopes qu’on a inventés dans ces derniers tems, & qui grossissent aux yeux un grain de sable à l’égal d’un œuf d’Autruche : vous la verrez toute couverte de petites écailles, comme l’est celle d’une carpe. Ajoutez que nous avons plusieurs exemples d’hommes couverts d’écailles visibles sans le secours du microscope ; ce qui confirme encore cette origine. Si donc les hommes qui habitent aujourd’hui la terre sont descendus d’autres hommes qui vivoient originairement dans la mer, n’est-il pas probable, ainsi que les observations précédentes en font foi, que quelques-uns d’entr’eux, sur-tout dans leur jeunesse, peuvent recouvrer l’habitude de vivre dans la mer, comme l’ont eue ceux dont ils descendent ?

Après cela est-il étonnant, que plusieurs Philosophes Grecs ayent assûré que l’eau étoit le principe de toutes choses ? Thalès, Anaxagore & plusieurs autres ont été de ce sentiment. Anaximènes donnoit cette prérogative à l’air ; ce qui revient au même, puisque, selon Sorel, l’eau n’est qu’un air condensé, & l’air qu’une eau raréfiée ; qu’il y a de l’air dans l’eau, & de l’eau dans l’air, & dans l’un & dans l’autre une matière terrestre que le sédiment nous rend visible. Tous ceux qui ont dit que l’air & la terre étoient le principe de toutes choses, ont regardé l’eau comme celui de la génération de tout ce qui a vie, sensitive ou végétative. Homère n’a-t-il pas avancé, que l’Océan étoit le père des Dieux & Thétis leur mère ; c’est-à-dire, qu’ils étoient sortis du sein des eaux ? La vérité a ses traces dans la Fable même. Ces fictions nous indiquent au moins, que ces hommes mémorables que l’Antiquité a vantés, & dont la barbarie des premiers siècles a fait des Dieux, devoient leur origine à la mer. Elle renferme l’air & la terre ; on peut même dire le feu, lorsque ses eaux sont échauffées par les rayons du Soleil. Ainsi elle réunit en elle ce qui peut concourir à la génération de toutes les espèces capables de vie, animaux, arbres & plantes.

Non-seulement cette opinion a été adoptée des plus fameux Philosophes des siècles passés ; elle donne encore lieu à plusieurs réfléxions très-concluantes, pour prouver que les hommes ont été tirés des eaux & leur sont redevables de leur origine. Combien de maladies vos Médecins ne guérissent-ils pas par l’usage de l’eau ? N’a-t-il pas été reconnu comme le remède le plus prompt & le plus efficace, pour éteindre dans les veines d’un malade l’ardeur d’une fièvre qui le consume ? N’est-il pas avéré, que de deux coureurs, si le vaincu vient à se baigner & court de nouveau avec son vainqueur, il emportera le prix de la course ? Les fréquentes ablutions ordonnées chaque jour aux Mahométans sont à la vérité des cérémonies de Religion, mais où la sagesse du Législateur & ses connoissances ont peut-être aussi beaucoup de part. Quelles guérisons n’opère-t-on pas aujourd’hui en Angleterre, en plongeant un malade pendant deux ou trois minutes dans une eau très-froide ? Quelle augmentation de force & de vigueur l’usage de cette immersion ne produit-elle pas dans ceux qui sont en santé ?

Les Naturalistes des pays Orientaux, où il est d’usage parmi les personnes aisées d’avoir en leurs maisons des bains particuliers, & où les maîtres voluptueux se baignent quelquefois avec leurs femmes, assûrent que dans ces bains d’eau tiède l’érection est plus facile & plus forte dans les mâles que hors de-là, la volupté plus grande dans les deux sexes, & la génération presque infaillible entre personnes puissantes. C’est un remède presque assuré en ce pays-là pour avoir de la postérité, que d’y connoître sa femme au bain. Qui peut douter que les bains d’eau chaude n’excitent aux plaisirs de l’amour, & ne favorisent la génération ? C’étoit l’objet que se proposoient les Romains dans les bains qu’ils construisoient partout où ils rencontroient de ces eaux. Le Priape trouvé à Aix en fouillant dans le vieux bâtiment élevé à la source des eaux chaudes de cette Ville, nous marque assez l’utilité qu’on peut retirer de ces bains. C’est sans doute sur ces dispositions heureuses qu’on a remarquées dans les eaux, que vos Poëtes ont feint que Venus étoit née de l’écume de la mer. Ne se sert-on pas encore à présent des bains naturels ou artificiels, pour conduire à la fécondité les personnes dans lesquelles elle trouve quelque obstacle ?

En méditant sur-tout ceci, n’a-t’on pas lieu de croire que notre espèce trouvant encore dans l’usage des eaux des secours aux plus importans mystères de la nature, c’est-à-dire au désir de se perpétuer, à la guérison de diverses maladies, à la conservation de la santé & au rétablissement des forces abatues, cet élément si favorable pour elle doit lui être naturel ? Si le tempérament s’altère par les maladies, ou s’il s’affoiblit, nous n’avons point pour bannir ses foiblesses, que de la réunir à son principe.

Réponse à quelques difficultés.

Mais, Monsieur, dis-je en cet endroit, si les races des animaux terrestres venoient des marines, ainsi que vous le prétendez, ne nous appercevrions-nous pas encore aujourd’hui de ce passage, & ne verrions-nous pas les animaux sortans de la mer fort différens de ceux qui en sont venus depuis long-tems ? Oui, répondit Telliamed ; vous remarqueriez sons doute cette différence, si après avoir pris dans les pays où vous êtes nés les idées de perfection qu’ils nous fournissent des races terrestres, vous passiez ensuite en ces régions où cette transmigration se fait, c’est-à-dire, dans les pays les plus froids & les plus voisins des Poles, où je vous ai dit que ce passage d’un élément à l’autre devoit avoir lieu plus fréquemment. Encore faudroit-il que vous y fussiez caché long-tems : car vous concevez que les animaux sortans de la mer sont d’abord si sauvages, que tout ce qu’ils voyent ou entendent d’extraordinaire les effraie, les fait fuir & retourner dans leurs abîmes.

Mais si la chose n’est pas pratiquable, L’humeur encore féroce & sauvage de tant de Nations de ces pays froids & des animaux qu’on y rencontre, doit être pour vous une image de la transmigration encore récente de ces races du séjour des eaux en celui de l’air : c’est une preuve assez sensible du changement qui s’est fait depuis peu en leur état. Vous pouvez remarquer ces traces encore récentes de la naissance sur la terre de diverses races d’hommes & d’animaux dans presque toutes les parties du monde. Ces créatures prises par les Hollandois sur les côtes de la Terre de feu en 1708. qui ne différoient des hommes que par la parole ; celles de forme humaine qu’on trouve, comme je l’ai dit, dans l’Isle de Madagascar, qui marchent comme nous sur les pieds de derrière, & qui sont privées de même de l’usage de la voix, quoique les unes & les autres puissent comprendre ce que nous leurs disons ; ces hommes qui à peine paroissent humains, sont peut-être des races d’hommes nouvellement sortis des flots, à qui la voix manque, comme elle manque encore à présent à certains chiens du Canada. Mais les uns & les autres en acquéreront l’usage à la suite de plusieurs générations.

Il est vrai que toutes les espèces n’ont pas les mêmes dispositions. Il y a des races de Noirs en Afrique qu’on n’entend pas encore, ou parce que peut-être ils sont sortis depuis peu de la mer, ou parce qu’originairement cette race est si grossière, qu’elle ne peut apprendre à articuler les sons avec justesse. Peut-être aussi cela procède-t’il de quelque défaut dans les organes. Ne pourroit-on pas dire, qu’il en est de certaines races d’hommes comme de quelques espèces d’arbres, qu’il faut enter sur d’autres pour les perfectionner ? Ainsi d’une race muette & sans esprit, il s’en forme par son mêlange avec une autre plus parfaite, une postérité très-différente de la tige originaire. Un Auteur Chinois a prétendu, que les hommes sont une espèce de singes plus parfaite que celle qui ne parle point. Je suis fort éloigné d’adopter cette opinion ; mais il est certain, que du commerce de l’homme avec eux il naît une race qui a l’usage de la parole. Il en est de même de la conjonction de l’homme avec l’espèce de l’Ours. On trouva il y a quelques années près de Moscou dans la caverne d’un Ours qu’on y força, & au milieu de quelques petits ours, un enfant de neuf à dix ans sans aucun langage. Il sortoit vraisemblablement de cet animal & d’une femme. Car si c’eût été un enfant que l’ours eût enlevé, il auroit eu quelque langage, à moins qu’il n’eût été pris à la mammelle. Il est même probable que l’Ours ne l’eût point épargné pendant tant d’années, si la nature n’avoit parlé en lui.

Si vos contrées étoient moins peuplées d’hommes terrestrisés depuis long-tems & civilisés, si elles avoient des côtes désertes, où la transmigration des races marines au séjour de l’air pût se faire dans le silence des forêts jamais fréquentées, il y auroit sans doute à portée de vous des exemples de cette première barbarie. J’ajoûte qu’il y en a eu il n’y a pas long-tems, & qu’il y en a même encore quelquefois, malgré les dispositions peu favorables à ce passage dans les pays où les côtes & les montagnes sont si habitées. De combien de monstres trouvés dans vos pays les Histoires ne font-elles pas mention ? De combien n’entend-on pas encore parler tous les jours ? Ces monstres sont-ils des dragons, des serpens aîlés, comme vos livres les dépeignent ? Ne sont-ce pas peut-être des animaux échappés de la mer ou portés par ses flots jusques dans les terres, que vous ne reconnoissez point encore dans leur figure ?

Il n’est donc point étonnant, qu’à cause de la situation de nos contrées nous ne remarquions point ces premières sorties des animaux marins des lieux aquatiques qu’ils habitent. Qu’il nous suffise d’être les témoins de la rusticité & de la stupidité de ceux qui peut-être en sont sortis depuis peu de tems, & qui sont à portée de nos yeux. Quelle barbarie ne regne pas encore parmi les races humaines qui habitent le Groënland ou le Spitzberg, les environs du Détroit de Davids & de la Baie de Hudson, ainsi que parmi les Esquimaux qui sont vos voisins en Canada ? On ne réfléchit point assez ni sur les faits extraordinaires, ni sur l’état de ces Peuples barbares, ni sur celui de cent autres que nous avons trouvés & découvers depuis peu dans des terres nouvelles. Il se trouve même des gens si prévenus de cette opinion que tous les hommes descendent d’un seul, qu’ils ont composé des Ouvrages pour justifier que ces peuples nouvellement découverts tirent leur origine des anciens. Au défaut d’autres preuves, ils appuient cette imagination sur des similitudes de coutumes ; comme si, pour me servir de cette comparaison, tous les hommes n’étoient pas hommes, ainsi que tous les singes sont singes, quoique de différentes espèces. Je ne m’arrêterai point à vous faire remarquer l’extrême différence qui se rencontre entre ces Barbares & plusieurs autres, vraisemblablement sortis depuis peu du sein des eaux, & certaines races d’hommes qui en sont venues depuis long-tems ; vous en comprenez toute l’étendue. Il faudroit bien de générations, peut-être même un changement de climat, pour les porter au point de perfection où la nôtre est parvenue. Je suis même persuadé que certaines races, telles que celles des Noirs de quelques cantons de l’Afrique, n’y arriveront pas en cinquante générations, si ce n’est par leur mêlange avec d’autres peuples qui auront des dispositions plus favorables.

Le sçavant Auteur de l’Origine des Fables fait un raisonnement qui convient parfaitement à ce sujet. « Selon les traditions du Pérou, dit-il, l’Inca Manco-Guyna-Capac, fils du Soleil, trouva moyen par son éloquence de retirer du fond des forêts les habitans du pays qui y vivoient à la manière des bêtes ; & il les fit vivre sous des loix raisonnables. Orphée en fit autant pour les Grecs, & il étoit aussi fils du Soleil ; ce qui montre que les Grecs furent pendant un tems des Sauvages comme les Américains, & qu’ils furent tirés de la barbarie par les mêmes moyens. Puisque les Grecs avec tout leur esprit, lorsqu’ils étoient encore un peuple nouveau, ne penserent point plus raisonnablement que les Barbares de l’Amérique, qui étoient, selon toutes les apparences, un peuple assez nouveau lorsqu’ils furent découverts par les Espagnols ; il y a lieu de croire que les Américains seroient venus à la fin à penser aussi raisonnablement que les Grecs, si on leur en avoit laissé le loisir. » En retournant ce raisonnement, il n’y a point de peuple au monde, auquel il ne puisse être appliqué. Ainsi on peut dire : puisqu’après le Déluge il y a eu un tems où avec tout leur esprit les Assyriens, les Egyptiens, les Chaldéens, en un mot tous les peuples de la terre ont pensé aussi peu raisonnablement que les Américains, qui étoient un peuple nouveau lorsqu’ils furent découverts par les Espagnois ; il y a sujet de croire qu’il y a eu un tems après le Déluge, où toutes les Nations de la terre ont été de même une race assez nouvelle.

Je conçois, Monsieur, dis-je alors à Telliamed, que tout ce qui a vie sur la terre peut tirer son origine de la mer ; mais pour établir cette opinion ; il vous relie encore une grande difficulté à résoudre. Car lorsque dans ce globe il n’y avoit encore aucunes espèces, peut-être parce qu’elles y avoient été totalement détruites par le feu, comme vous supposez que cela peut être arrivé, comment s’est-il trouvé peuplé sans le secours d’une nouvelle création, ou du moins sans que les animaux y ayent été mis & apportés d’un autre globe où ils subsistoient déjà ? Comment cette transmigration a-t’elle pû se faire sans le secours d’une main divine ? Ce qui vous semble si difficile, répliqua l’Indien, ne l’est nullement ; & pour vous en convaincre, je vais vous faire voir que sans le secours d’aucune création nouvelle, toutes les espèces qui vivent aujourd’hui dans ce globe pourroient y renaître naturellement, quand elles y auroient été éteintes.

De la propagation des espèces par les semences.

Pour entendre cette économie de la nature, figurez-vous, Monsieur, que toute l’étendue de l’air que nos yeux découvrent, les globes opaques qu’ils apperçoivent & ceux qui leur sont inconnus, les parties même des globes enflammés ou lumineux qui ne sont pas encore pénétrées par le feu ; que tout cet espace, dis-je, est rempli des semences de ce qui peut avoir vie dans l’étendue de ce tout. Ajoutez encore que ces semences sont si déliées, même pour les animaux dont l’accroissement est le plus grand, & qui parviennent à la grandeur la plus énorme, qu’il est impossible de les appercevoir avec le secours des meilleurs microscopes. Quelques Auteurs ont même prétendu, que les semences originelles des choses vivantes, sensitives ou végétatives, sont si petites, qu’elles sont indivisibles, & par conséquent impérissables dans leur essence. Entre autres preuves qu’ils en rapportent, ils disent que quand on fait brûler de la semence de pavot ou de palmier, quoique dans le feu le plus long & le plus ardent, si la cendre qui en reste est semée sur la terre & arrosée, il en renaît des pavots & des palmiers.

Observez encore, que l’air que nous respirons, les alimens que nous prenons, l’eau que nous bûvons, sont tellement remplis de ces semences qu’elles en font partie. Que cette constitution & ce mêlange soient établis par les loix invariables de la nature, ou par celles du Créateur, cela m’est égal ; il me suffit que telle est l’essence de la matière. Mes raisonnemens sur toutes les connoissances que j’ai acquises jusqu’à ce jour, ne découvrent rien de plus vraisemblable.

Or ces semences ainsi répandues dans l’étendue de ce vaste univers, sont cependant en plus grande abondance autour des globes opaques, dans les airs grossiers & dans les eaux, que dans les espaces immenses, dans ces mers du néant dont ces globes sont séparés, parce qu’elles n’y sont point arrêtées par les mêmes arrangemens qui les retiennent autour des globes. C’est ainsi à peu près que la limaille de fer s’arrange & se maintient autour d’une pierre d’aiman qui l’attire. Dans cette position, ces semences sont toujours à portée de se prêter aux opérations de la nature ; il n’y a point d’instant où quelques-unes d’elles ne reçoivent des dispositions, qui les rendent plus capables de parvenir à la vie.

Comment ces semences deviennent fécondes.

Ce qui se passe à la génération des animaux par les espèces, est l’image de ce que la nature seule opère en ces semences dans le sein des eaux où elles sont répandues. La génération de l’homme & de la plupart des animaux par leurs espèces, disent les plus sçavans Anatomistes, arrive de la manière suivante. Lorsque le mâle est parvenu à un certain âge, les semences de son espèce se réunissent en lui par l’air qu’il respire & par les alimens dont il se nourrit, suivant une loi générale de la nature, qui veut que chaque chose cherche à s’attacher à son espèce. Alors ces semences sont préparées à la fécondité dans les vaisseaux du mâle, par les dispositions que la puberté y a mises. Si avec un bon microscope vous examinez la semence encore chaude qui sort des mâles dans cet état de maturité, vous la verrez composée de petits animaux ayant la forme de poissons qui s’agitent & se remuent, & qui après que cette semence est refroidie, perdent le mouvement, & sans doute la vie qu’ils avoient acquise dans ces vaisseaux. De-là il est évident, que ces semences reçoivent dans les vaisseaux du mâle une disposition à la vie & à leur augmentation, qu’elles n’avoient pas lorsqu’elles y ont été introduites.

Ces vaisseaux sont donc une première matrice, où elles sont préparées à un plus grand accroissement qu’elles doivent recevoir dans une seconde, c’est à-dire, dans celle des femelles. En effet si parvenues à ce premier état, elles sont versées dans cette seconde matrice, elles y prennent une nouvelle étendue beaucoup plus considérable, & y acquièrent des forces à la faveur desquelles elles sont poussées au dehors, ou dans l’eau, ou dans l’air, selon que les espèces respirent l’un ou habitent dans l’autre. Alors elles se trouvent en liberté de chercher elles-mêmes une nourriture plus forte ; & c’est par le secours de ce nouvel aliment qu’elles parviennent à la grosseur propre à leur espèce, & deviennent capables de servir elles-mêmes à la continuation de cette génération successive.

L’opération de la nature seule sur ces semences dans le sein des mers s’exécute à peu-près de la même manière. Les eaux dont les globes sont environnés, deviennent en certains tems & par certaines dispositions propres à la fécondité. C’est là cette première matrice, dans laquelle les semences reçoivent ce commencement d’étendue & de mouvement qu’elles acquièrent dans les vaisseaux du mâle. Votre Moyse a expliqué en grand Philosophe cette préparation des eaux à la fécondité des espèces qu’elles renferment, lorsqu’il a dit qu’au commencement l’Esprit de Dieu se promenoit sur les eaux, & dans un autre endroit, qu’il les couvoit ; c’est-à-dire, que par la chaleur du Soleil il disposoit à la fécondité les semences qui y étoient contenues, en commençant à les développer.

L’effet que produit cet esprit de vie sur les semences contenues dans les eaux, est justifié par ce qui se remarque dans une goutte d’eau qu’on aura prise avec la pointe d’une aiguille d’un vase où quelques herbes auront trempé pendant deux ou trois jours. À la faveur du microscope, on découvre dans cette goutte d’eau un nombre prodigieux d’animaux, même d’espèces différentes : car chaque nature d’herbe en produit de nouvelles. On en voit de forme humaine comme des enfans au maillot, leurs bras étant sans doute encore trop déliés pour paroître. Les uns vont en ligne droite & avec vîtesse ; les autres se promènent en rond & lentement. On les voit croître, & leurs parties se former considérablement d’un jour à l’autre.

Or permettez-moi de vous faire observer ici en passant, que les animaux qu’on voit vivre dans cette goute d’eau, étoient les fils de l’air, si j’ose me servir de ce terme, les semences qui les ont produits étant attachées aux herbes qui avoient cru dans l’air. Cette particularité jointe à ce qu’on remarque dans la semence des animaux terrestres, prouve que toutes sont faites pour vivre dans l’eau comme dans l’air. L’extension, & ce premier sentiment de vie qui survient à ces semences, est le même effet que produisit l’esprit de Dieu dont parle Moyse sur les semences contenues dans les eaux qui couvroient d’abord le globe de la terre. Ce sont ces mêmes dispositions qu’elles acquierent dans les vaisseaux du mâle, avant d’être versées dans la seconde matrice, où ces commencemens de vie s’augmentent jusqu’à un certain point. Ces semences ainsi préparées à la vie dans les eaux de la mer, comme dans leur première matrice, trouverent ensuite dans la diversité des dispositions que ses eaux diminuant sur le globe produisoient continuellement dans ses fonds, c’est-à-dire, dans des limons gras, ou dans d’autres matières encore plus favorables, une seconde matrice qui suppléa à celle des femelles. Ce fut dans ces limons, qu’à la faveur d’un dégré convenable de chaleur elles acquirent, & peuvent encore acquérir une augmentation de grosseur & de force assez considérable pour en sortir, & pour aller chercher dans les eaux une suite de nourriture, qui les conduit au point de grosseur & de perfection dont l’espèce est susceptible. Voilà, Monsieur, comment par les connoissances qui nous sont survenues à la faveur des microscopes, & par les conséquences qu’en a tirées la raison jointe à ce qui nous a été transmis par ceux qui nous ont précédés, nous sommes parvenus à comprendre la manière dont, sans le secours des espèces, la génération a commencé dans la mer, & s’y perpétue encore chaque jour, à ce que j’estime, les semences en étant dans la nature, comme il n’est pas possible d’en douter.

S’il se fait encore une nouvelle multiplication d’espèces.

Un de vos Auteurs, nommé Sorel, s’exprime à peu près comme moi sur cette existence. « Les espèces d’animaux, dit-il, ont été de tout tems, ou ont été créées dans le tems. » Mais je ne conviens point avec lui de la conséquence qu’il en tire : car il ajoûte : « Que ce soit l’un plutôt que l’autre, il ne reste aucune multiplication d’espèces à faire. » Il est vrai que toutes les espèces dont les semences sont contenues dans l’universalité de la matière, peuvent s’être déjà manifestées dans la multiplicité des globes qui y sont répandus, & y exister actuellement dans une vie parfaite ; mais il est plus croyable qu’elles n’existent point toutes dans tous, & qu’il y en a encore beaucoup à espérer pour le globe de la Terre, & même pour chacun des autres. Le globe que nous habitons ne nous a encore montré vraisemblablement qu’une partie des espèces d’animaux, d’arbres & de plantes, dont l’air & la mer qui l’environnent contiennent les semences ; & nous ne devons point douter que les siècles à venir n’en fassent voir de nouvelles & d’inconnues.

D’ailleurs ces semences ne sont pas toutes placées autour de chaque globe ; & elles ne peuvent être voiturées de l’un à l’autre que par une de ces résolutions dont je vous ai parlé, auxquelles la constitution de ce tout est sujette, c’est-à-dire, par le passage d’un globe d’un tourbillon en un autre. Si nous pouvions voir seulement les espèces dont nos Planètes sont peuplées, je suis sûr que nous y en découvririons de mille sortes qui nous sont inconnues. L’histoire d’Egypte, par exemple, fait mention de deux sortes de poissons fort communs & fort bons qu’on pêchoit dans le Nil, & qu’on n’y trouve plus : elle marque pareillement l’année, où le poisson appellé Boulti, qui ressemble à la carpe, commença à se faire voir ; & c’est d’elle que nous apprenons que l’arbre du beaume, unique dans son espèce, a péri dans la nature. Il y a peu de pays où il n’ait aussi manqué des espèces d’animaux, d’arbres ou de plantes qui leur étoient particulières. Ces espèces que nous sçavons être perdues pour notre globe, celle des Géants qui est anéantie sur la terre, subsistent sans doute dans la mer ; ou bien leurs semences sont contenues dans l’air dont elle est environnée, & peuvent se manifester de nouveau : les pluies seules peuvent nous rendre aussi les espèces d’arbres & de plantes que nous avons perdues, si elles en rencontrent les semences dans des terreins propres à leur régénération. Nous ne sçaurions faire un pas dans aucune des parties du globe nouvellement découvertes, sans en rencontrer d’inconnues ; & peut-être sont-elles réellement nouvelles pour notre globe. Que d’animaux terrestres & marins, que d’arbres, que de fruits nouveaux, que de plantes inconnues les deux derniers siècles ne nous ont-ils pas montrés dans les mers & dans les continens, où la navigation nous a fait parvenir ! Il y a très-peu de tems qu’on a trouvé même en France des fruits d’une nouvelle espèce ; la Virgouleuse en est un. N’est-il pas croyable qu’un fruit d’un si bon goût est plutôt une nouvelle production, que de penser qu’il ait existé de tout tems, & soit resté inconnu au milieu d’une Nation telle que la Françoise ? On en a découvert aussi depuis peu un grand nombre dans le Portugal, qui enrichissent vos jardins, & font une partie des délices de vos tables.

Comme on doit être assûré que le nombre des espèces d’arbres, de plantes & de fleurs s’est augmenté à proportion que les terreins du globe se sont accrus, & qu’il n’en existoit aucune avant la découverte des sommets de nos premières montagnes ; il est certain de même que le nombre en augmentera d’un siècle à l’autre, tant que par sa diminution la mer continuera de nous donner de nouvelles terres. Soit que leurs semences soient encore seulement répandues dans l’air, ou que leurs espèces soient déjà formées dans la mer, les nouveaux terreins qui en sortiront sans cesse nous offriront de nouvelles espèces marines animales & végétales, & contiendront des dispositions propres à les faire croître & à leur fournir la subsistance. C’est de-là que dans chaque contrée il y en a de particulières, qu’il s’en trouve dans les pays chauds qui ne se rencontrent point dans les climats froids, & qu’on en voit dans ceux-ci qui n’existent point dans les autres.

Je crois, Monsieur, continua notre Philosophe, avoir suffisamment prouvé la vraisemblance du systême qui fait descendre les animaux terrestres des marins, & qui établit la formation naturelle de ceux-ci dans la mer par les semences dont ses eaux sont empreintes, soit qu’on suppose ces semences éternelles, ou qu’elles n’existent que par une création, que vous admettez. Après cela il est aisé de concevoir comment peut se faire la génération de toutes choses vivantes, sensitives & végétatives dans un globe, soit qu’il se repeuple, ou qu’il n’ait point encore été peuplé. Du reste que ces semences existent de tout tems ou qu’elles ayent été créées dans le tems, ces deux opinions conviennent également à mon systême. Si j’ai paru d’abord défendre la première, c’étoit uniquement pour vous faire connoître qu’elle n’étoit pas absolument destituée de fondement.

Conformité de ce systême avec la Genèse.

Car observez, s’il vous plaît, que vos livres sont d’accord avec moi sur la formation du globe & de tout ce qu’il renferme d’animé. Ils marquent tous les états successifs, par lesquels j’établis que la terre a passé avant d’arriver à celui où nous la voyons. Ils conviennent qu’elle n’étoit au commencement qu’une masse informe couverte d’eaux, sur lesquelles l’esprit de Dieu étoit porté ; que ces eaux diminuerent par la réparation qui s’en fit, & parce qu’une partie fut transportée en d’autres lieux ; que par cette séparation il parut une terre d’abord aride, qui fut ensuite couverte de verdure ; qu’après cela elle se peupla d’animaux, & que l’homme fut le dernier ouvrage de la main de Dieu qui précédemment avoit fait tout le reste. Or c’est là précisément ce que je pense, & ce que je vous ai expliqué. Le terme de six jours marqué dans vos livres pour la perfection de tous ces ouvrages est métaphorique, comme vous devez le penser ; il ne peut pas même désigner le tems que la terre emploie à tourner six fois sur elle-même dans son cours annuel autour du Soleil, puisque, selon ces livres mêmes, le Soleil ne fut créé que le quatrième jour. D’ailleurs n’assûrent-ils pas, que mille de vos ans ne sont que comme un jour devant Dieu ? d’où l’on doit conclure, que ces six jours que la Divinité employa à l’ouvrage de la création, marquent une étendue fort supérieure à la mesure de nos jours ordinaires. Les Persans ont un terme particulier, pour exprimer les journées dans lesquelles Dieu a créé le monde, selon la tradition des anciens Mages. Mais comme ils ne croyent pas que ces jours ayent été consécutifs, ils ont placé ces six tems en différens mois de l’année ; ils ont même attribué à chacun cinq journées.

Vous comprenez encore, continua Telliamed, que ce qui est dit dans le même endroit de l’usage pour lequel Dieu créa le Soleil, la Lune & les Etoiles, ne doit pas non plus être pris à la lettre. Si le Soleil éclaire notre globe, il ne sert pas moins à l’échauffer, & à rendre la terre féconde ; il ne rend pas moins les mêmes services aux autres Planètes de son tourbillon. A l’égard de la Lune, outre qu’elle n’est point lumineuse par elle-même, & que par cette raison on ne peut l’appeller proprement un luminaire, si elle donne quelque lumière à la terre dans l’absence du Soleil, cela n’arrive après tout que pendant la moitié de l’année ; du reste elle reçoit le même office de la terre. Les Etoiles auroient un objet bien foible & bien petit, si elles n’avoient été formées que pour apprendre aux hommes la connoissance des tems. Ils n’en apperçoivent même que la moindre partie ; à quoi donc serviront celles que la foiblesse de leurs yeux ne leur permet point de découvrir ? De quelle utilité ont été à leurs pères, celles qui ne se sont montrées que depuis peu ? Quelle nécessité y a-t-il eu pour leur plus grand avantage, que d’autres ayent disparu ? De quoi pouvoient leur servir autrefois les Satellites de Jupiter & ceux de Saturne avec son anneau, dont ils ont si long-tems ignoré l’existence ? C’est trop d’ignorance ou trop de présomption aux hommes de se persuader que les Etoiles n’ont été créées que pour leur utilité, tandis surtout qu’elles leur sont si inutiles. Il seroit encore plus absurde de croire, qu’elles ont été faites seulement pour leur plaisir. Que penser donc de raisonnable sur cet article ? Qu’elles sont destinées à élever l’homme vers le Créateur & à lui annoncer sa gloire & ses merveilles ? j’en conviendrai facilement ; mais comme elles ont cela de commun avec toutes les autres créatures, il faut nécessairement convenir que comme elles, elles doivent encore avoir été créées pour une autre fin qui leur soit propre, & par conséquent avoir un autre usage.

C’est mal juger de ce vaste univers, de ne lui attribuer qu’une fin aussi bornée que l’utilité de l’homme. Les vûes de Dieu sont aussi étendues & aussi incompréhensibles que lui-même. Marquer un commencement à ses ouvrages, ou les condamner à l’anéantissement, c’est vouloir trouver une mesure & une fin à celui qui n’en a aucune. C’est ce principe qui n’en a point, qui est celui de toutes choses, & de cette infinité de globes dont nous sommes environnés. L’homme est dans celui que nous habitons, l’image la moins imparfaite de cet Esprit éternel & infini ; d’autres globes peuvent en avoir de plus excellentes. Lorsque ces images s’effacent dans un, elles renaissent dans un autre, peut-être avec plus de perfection. Si un Soleil s’éteint, il est remplacé par un nouveau. Si un globe semblable au nôtre s’embrase, & que tout ce qu’il renferme de vivant y soit détruit, de nouvelles générations le remplaceront en un autre. Les Soleils, les globes habités, ceux qui sont prêts à le devenir, les plantes, les arbres, des espèces d’animaux sans fin parmi lesquelles il y en aura toujours d’une excellence supérieure, telle que celle de l’homme, subsisteront à jamais dans les vicissitudes mêmes qui paroissent les détruire. Cette perpétuité de mouvement dans l’univers ne détruit ni la création, ni l’existence de la première Cause : au contraire elle la suppose nécessairement comme son commencement & son principe ; C’est ce que j’ai compris de plus vraisemblable : si je veux porter mes idées au-delà, elles se perdent, ainsi que la force de ma vûe meurt dans le nuage qu’elle cherche à percer.


Hæ Carneades agebat, non ut Deos tolleret ; quid enim Philosopho minùs conveniens ? sed ut Stoïcos nihil de Diis explicare convinceret. Cic. de Nat. Deorum lib. 3.


FIN.



  1. C’est ce qu’Ovide a exprimé au premier Livre de ses Métamorphoses, où décrivant l’origine du Serpent Pithon, il dit :

    Sic ubi deferuit madidos septemfluus agros
    Nilus, & antiquo sua flumina reddidit alveo,
    Æthereoque recens exarsit sydere limus ;
    Plurima cultores vertis animalia glebis
    Inveniunt, & in his quædam modo cœpta per ipsum,
    Nascendi spatium, quædam imperfecta, suisque
    Trunca vident humeris ; & eodem corpore sæpè
    Altera pars vivit, rudis est pars altera tellus.

  2. C’est dans son livre cinquieme, où attribuant à la terre l’origine de tous les animaux, il dit :

    Sic nova tum tellus herbas, virgultaquà primùm,
    Sustulit : inde loci mortalia sæcla creavit
    Multa modis multis, variâ ratione coorta.
    Nam neque de cœlo cecidisse animalia possunt,
    Nec terrestria de falsis exîsse lacunis.

  3. Sorel, fol. 249.
  4. Definit in piscem mulier formosa supernè.
    Hor. de Art. Poët.
  5. Gemelli, Voyage du tour du monde.
  6. Telliamed se trompe ; les Sauvages de l’Amérique ne sont point sans poil & sans barbe ; ils n’en ont point, parce que s’arrachant le poil ou le faisant tomber à mesure qu’il paroît, ils se frottent ensuite du jus de certaines herbes pour l’empêcher de croître de nouveau.
  7. Cette question que Telliamed a déja faite au sujet des hommes sauvages, des hommes à queuë & des hommes sans barbe, & qu’il répète encore dans la suite en parlant des nains & des géans, est ici déplacée. Outre l’incertitude ou le fabuleux des faits qu’il rapporte, quand même on en supposeroit la réalité, ils prouveroient tout au plus une différente modification dans la même espèce, & non des espèces différentes. Ne voit-on pas en effet tous les jours deux champs voisins, quelquefois contigus, produire dans la même espèce de grain des différences très-marquées, soit dans la hauteur de la tige, soit dans la couleur ou la figure du grain ? Cette différence se remarque surtout dans certaines fleurs, qui selon la différence du sol, changent & dégénerent au point de n’être presque pas reconnoissables. Ne riroit-on pas d’un homme, qui sur ce fondement entreprendroit de nous persuader, que ces fleurs ou ces grains ne sont pas de la même espèce ?
  8. Ægyptii putant se primos omnium hominum extitisse. Herodot. Lib. 2. & Diodor. Lib. 1. tradunt Ægyptii, ab orbis initio primos homines apud se creatos.
  9. Voyez Plutarque, Sympos. Lib. 8.
  10. Je dois ici pour l’intérêt de la vérité avertir le Lecteur, qu’en 1736. M. de Maillet reçut une lettre d’un de ses amis établi à Amsterdam, qui lui mandoit qu’ayant fait plusieurs recherches à l’Amirauté de cette ville, il lui avoit été impossible d’y trouver le Procès-verbal dont il est parlé ici. C’est ce qui est constaté par la copie de la lettre de cet ami, qui me fut alors envoyée de Marseille par M. de Maillet.