Teleny ou le revers de la médaille/Texte entier

Traduction par Wikisource.
Cosmopoli (Ip. 7-163).

CHAPITRE I

Racontez-moi votre histoire depuis le début, Des Grieux, dit-il en m’interrompant, et comment avez-vous fait sa connaissance.

— C’était lors d’un grand concert de charité où il jouait, car, bien que les spectacles amateurs soient l’un des nombreux fléaux de la civilisation moderne, ma mère étant l’une des dames patronnesses, j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’être présent.

— Mais ce n’était pas un amateur, n’est-ce pas ?

— Oh, non ! Pourtant, à l’époque, il commençait à peine à se faire un nom.

— Eh bien, continuez.

— Il était déjà assis au piano quand je suis arrivé à ma stalle d’orchestre[trad 1]. La première chose qu’il a joué fut une de mes gavottes[trad 1] favorites, une de ces mélodies légères, gracieuses et faciles qui semblent sentir la lavande ambrée[trad 1] et qui, d’une manière ou d’une autre, vous font penser à Lully et à Watteau, à des dames poudrées, vêtues de robes de satin jaune, jouant avec leurs éventails.

— Et ensuite ?

— Comme il arrivait à la fin de son morceau, il jeta plusieurs regards en coin vers celle que je pensais être la dame patronnesse. Au moment où il allait se lever, ma mère, qui était assise derrière moi, me tapa sur l’épaule avec son éventail, pour me faire une de ces nombreuses remarques hors de propos dont les femmes vous accablent toujours, si bien que, lorsque je me suis retourné pour applaudir, il avait disparu.

— Et que se passa-t-il ensuite ?

— Voyons voir. Je crois qu’il y a eu du chant.

— Mais il n’a plus joué ?

— Oh, si ! Il est revenu vers le milieu du concert. En s’inclinant, avant de prendre place au piano, ses yeux semblaient chercher quelqu’un dans la fosse. C’est alors, à ce que je croyais, que nos regards se sont croisés pour la première fois.

— Quel genre d’homme était-il ?

— C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, plutôt grand et mince. Ses cheveux, courts et bouclés, selon la mode que l’acteur Bressan avait lancée, ils étaient d’une nuance cendrée particulière ; mais cela, comme je l’ai su par la suite, était dû au fait qu’ils étaient toujours imperceptiblement poudrés. Quoi qu’il en soit, la clarté de ses cheveux contrastait avec ses sourcils foncés et sa courte moustache. Son teint était de cette pâleur chaude et saine que les artistes ont, il me semble, souvent dans leur jeunesse. Ses yeux, que l’on prend généralement pour des yeux noirs, étaient d’un bleu profond ; et bien qu’ils aient toujours paru si calmes et sereins, un observateur attentif y aurait vu de temps à autre un regard inquiet et mélancolique, comme s’il contemplait une vision effrayante, sombre et lointaine. L’expression de la plus profonde tristesse succédait invariablement à ce douloureux mirage.

— Et quelle était la raison de sa tristesse ?

— Au début, chaque fois que je lui posais la question, il haussait toujours les épaules et répondait en riant, « vous ne voyez jamais de fantômes ? » Quand j’ai commencé à être plus intime avec lui, sa réponse invariable était : « Mon destin, cet horrible, horrible destin qui est le mien ». Mais alors, souriant et arquant les sourcils, il fredonnait toujours : « Non ci pensiam[ws 1] ».

— Il n’était pas d’un tempérament morose ou sombre, n’est-ce pas ?

— Non, pas du tout ; il était seulement très superstitieux.

— Comme tous les artistes, je crois.

— Ou plutôt, toutes les personnes comme, eh bien, comme nous ; car rien ne rend les gens aussi superstitieux que le vice…

— Ou l’ignorance.

— Oh ! c’est un tout autre genre de superstition.

— Y avait-il une qualité dynamique particulière dans ses yeux ?

— Pour moi, bien sûr, c’était le cas ; pourtant, il n’avait pas ce que vous appelleriez des yeux hypnotiques ; ses regards étaient bien plus rêveurs que perçants ou fixes ; et pourtant, ils avaient un tel pouvoir de pénétration que, dès la première fois que je l’ai vu, j’ai senti qu’il pouvait plonger au plus profond de mon cœur ; et bien que son expression était tout sauf sensuelle, chaque fois qu’il me regardait, je sentais s’embraser tout le sang dans mes veines.

— On m’a souvent dit qu’il était très beau, est-ce vrai ?

— Oui, il était remarquablement beau, et encore plus singulier qu’extraordinairement beau. Sa tenue vestimentaire, bien que toujours irréprochable, était un peu excentrique. Ce soir-là, par exemple, il portait à sa boutonnière un bouquet d’héliotrope blanc, alors que les camélias et les gardénias étaient à la mode. Son attitude était très courtoise, mais sur scène, ainsi qu’avec les étrangers, légèrement hautaine.

— Eh bien, après que vos regards se soient croisés ?

— Il s’assit et commença à jouer. J’ai regardé le programme ; c’était une sauvage rhapsodie hongroise d’un compositeur inconnu au nom à décrocher la mâchoire, mais dont l’effet était parfaitement envoûtant. De fait, dans aucune musique, l’élément sensuel n’est aussi puissant que dans celle des Tziganes. Vous voyez, à partir d’une gamme mineure…

— Oh ! s’il vous plaît, pas de termes techniques, car j’ai du mal à distinguer une note d’une autre.

— Quoi qu’il en soit, si vous avez déjà entendu une tsardas, vous avez dû sentir que, bien que la musique hongroise soit remplie d’effets rythmiques rares, elle heurte nos oreilles parce qu’elle s’écarte de nos règles d’harmonie. Ces mélodies commencent par nous choquer, puis peu à peu nous subjuguent, jusqu’à ce qu’elles finissent par nous captiver. Les magnifiques fioritures, par exemple, dont elles regorgent ont un caractère arabe résolument lascif, et…

— Eh bien, ne vous occupez pas des fioritures de la musique hongroise, et continuez votre histoire.

— Voilà justement le point d’achoppement, car vous ne pouvez séparer le musicien de la musique de son pays ; non, pour le comprendre, il faut commencer par ressentir le charme latent qui imprègne chaque chant Tzigane. Un système nerveux, qui a déjà été imprégné par le charme d’une tsarda, n’écoutera jamais sans frissons ces notes magiques. Ces variations commencent habituellement avec un andante doux et bas, quelque chose comme le plaintif gémissement d’un espoir désespéré, puis le rythme toujours variant, de plus en plus rapide, devient “sauvage comme les accents des adieux des amants”, et sans rien perdre de sa douceur, mais en acquérant toujours une vigueur et une solennité nouvelles, le prestissimo, syncopé par des soupirs, atteint un paroxysme de passion mystérieuse, se fondant ensuite dans un chant triste, puis jaillissant dans le souffle effronté d’un hymne ardent et belliqueux.

Lui, par sa beauté et son caractère était la personnification même de cette envoûtante musique.

En écoutant son jeu, j’étais envoûté, mais j’avais du mal à savoir si c’était à cause de la composition, de l’exécution ou de l’interprète lui-même. En même temps, les visions les plus étranges commencèrent à flotter devant mes yeux. Je vis d’abord l’Alhambra dans toute la luxuriante beauté de sa maçonnerie mauresque, ces somptueuses symphonies de pierres et de briques, si semblables aux fioritures de ces pittoresques mélodies gitanes. C’est alors qu’un feu inconnu couvant commença à s’allumer dans ma poitrine. J’aspirais à ressentir cet amour puissant qui rend fou jusqu’au crime, à ressentir l’ardente luxure des hommes qui vivent sous le soleil brûlant, à boire à pleines gorgées dans la coupe de quelque philtre de satyre.

La scène changea ; au lieu de l’Espagne, je vis une terre stérile, les sables ensoleillés de l’Égypte, arrosés par le Nil léthargique, où Hadrien se tenait, gémissant, délaissé, inconsolable d’avoir perdu pour toujours le garçon qu’il aimait tant. Envoûté par cette douce musique, qui aiguisait tous les sens, je commençais à comprendre des choses jusque-là si étranges, l’amour que le puissant monarque éprouvait pour son bel esclave grec, Antinoüs, qui, comme le Christ, était mort pour son maître. Mon sang se mit alors à affluer de mon cœur vers ma tête, puis il descendit dans toutes mes veines, comme des vagues de plomb en fusion.

La scène changea alors pour montrer les splendides villes de Sodome et Gomorrhe, étranges, belles et grandioses ; les notes du pianiste semblaient alors me murmurer à l’oreille le halètement d’une convoitise avide, le son de baisers excitants.

Puis, au beau milieu de ma vision, le pianiste tourna la tête et me jeta un long regard languissant, et nos regards se croisèrent à nouveau. Mais était-ce le pianiste, était-ce Antinoüs, ou plutôt n’était-ce pas l’un de ces deux anges que Dieu envoya à Lot ? Quoi qu’il en soit, le charme irrésistible de sa beauté était tel que j’en fus tout à fait subjugué ; et la musique, à ce moment-là, semblait murmurer :

“Ne pourriez-vous pas boire son regard comme du vin,
Pourtant, même si sa splendeur s’évanouit
Dans le silence, alanguie
Comme un accord dans un accord ?”

Ce désir palpitant que j’avais ressenti devint de plus en plus intense, l’envie si insatiable qu’elle se transforma en douleur ; le feu brûlant s’était maintenant transformé en une flamme puissante, et tout mon corps était convulsé et se tordait d’un désir fou. Mes lèvres étaient desséchées, je haletai, mes articulations étaient raides, mes veines gonflées, mais je restai immobile, comme toute la foule qui m’entourait. Mais soudain, une main lourde sembla se poser sur mes genoux, quelque chose fut palpé et étreint et agrippé, ce qui me fit défaillir de volupté. La main bougeait de haut en bas, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, au rythme de la musique. Mon cerveau commença à s’agiter tandis que dans chaque veine coulait une lave brûlante, puis quelques gouttes jaillirent même… Je haletai…

Tout à coup, le pianiste termina son morceau avec fracas au milieu des applaudissements tonitruants de tout le théâtre. Je n’entendais moi-même que le vacarme du tonnerre, je voyais une grêle ardente, une pluie de rubis et d’émeraudes qui consumait les cités de la plaine, et lui, le pianiste, debout, nu, dans la lumière éclatante, s’exposant aux foudres du ciel et aux flammes de l’enfer. Alors qu’il se tenait là, je l’ai vu, dans ma folie, se transformer d’un seul coup en Anubis, le Dieu à tête de chien de l’Égypte, puis, par degrés, en un détestable caniche. Je sursautai, frissonnai, je me sentis malade, mais il reprit rapidement sa forme initiale.

J’étais incapable d’applaudir, je restais assis, muet, immobile, sans nerfs, épuisé. Mes yeux étaient fixés sur l’artiste qui se tenait là, s’inclinant sans enthousiasme, avec mépris, tandis que ses propres regards, pleins de “tendresse avide et passionnée”, semblaient chercher les miens et seulement les miens. Quel sentiment d’exultation s’éveilla en moi ! Mais pouvait-il m’aimer, et moi seul ? Pendant un instant, l’exaltation fit place à une amère jalousie. Est-ce que je deviens fou, me suis-je demandé ?

Comme je le regardais, ses traits semblaient être assombris par une profonde mélancolie et, chose horrible à voir, je vis un petit poignard plongé dans sa poitrine, le sang s’écoulant rapidement de la blessure. Non seulement je frémis, mais je criais presque de peur, tant cette vision était réelle. La tête me tournait, je me sentais faible et malade, je me suis écroulé sur ma chaise, épuisé, en me couvrant les yeux de mes mains.

— Quelle étrange hallucination, je me demande ce qui l’a provoquée ?

— C’était en effet plus qu’une hallucination, comme vous le verrez par la suite. Lorsque je relevais la tête, le pianiste avait disparu. Je me retournais alors et ma mère, voyant que j’étais très pâle, me demanda si je me sentais malade. J’ai marmonné quelque chose à propos de la chaleur très oppressante.

« Va dans la chambre verte[ws 2] », dit-elle, et prends un verre d’eau. »

« Non, je crois que je ferais mieux de rentrer chez moi. »

Je sentais, en fait, que je ne pouvais plus écouter de musique ce soir-là. Mes nerfs étaient tellement à vif qu’une chanson larmoyante m’aurait exaspéré, tandis qu’une mélodie enivrante m’aurait fait perdre la raison.

En me levant, je me sentais si faible et si épuisé que j’avais l’impression de marcher dans un état de transe. Alors, sans savoir exactement où j’allais, j’ai suivi machinalement quelques personnes devant moi et, quelques instants plus tard, je me retrouvais à l’improviste dans la chambre verte.

Le salon était presque vide. Au fond, quelques dandys étaient groupés autour d’un jeune homme en tenue de soirée, qui me tournait le dos. Je reconnus l’un d’eux comme étant Briancourt.

— Quoi, le fils du général ?

— Précisément.

— Je me souviens de lui. Il s’habillait toujours de façon si ostentatoire.

— Tout à fait. Ce soir-là, par exemple, alors que tous les messieurs étaient en noir, lui, au contraire, portait un costume de flanelle blanche ; comme d’habitude, un col très ouvert à la Byron, et une cravate Lavallière rouge nouée en un énorme nœud.

— Oui, car il avait un cou et une gorge des plus charmants.

— Il était très beau, même si j’avais toujours essayé de l’éviter. Il avait une façon de regarder qui vous mettait mal à l’aise. Vous riez, mais c’est tout à fait vrai. Il y a des hommes qui, lorsqu’ils regardent une femme, semblent la déshabiller. Briancourt avait cette façon indécente de regarder tout le monde. Je sentais vaguement ses yeux sur moi, et cela me rendait timide.

— Mais vous le connaissiez, n’est-ce pas ?

— Oui, nous avions fréquenté ensemble un jardin d’enfants ou autre, mais comme j’avais trois ans de moins que lui, j’étais toujours dans une classe inférieure. Quoi qu’il en soit, ce soir-là, en l’apercevant, j’allais quitter la pièce, lorsque l’homme en costume de soirée se retourna. C’était le pianiste. Lorsque nos regards se croisèrent à nouveau, j’ai senti un étrange frémissement en moi, et la fascination de ses yeux était si forte que j’étais à peine capable de bouger. Alors, attiré comme je l’étais, au lieu de quitter la salle verte, je marchais lentement, presque à contrecœur, vers le groupe. Le musicien, sans me fixer, ne détourna cependant pas son regard de moi. Je tremblais de la tête aux pieds. Il semblait m’attirer lentement vers lui, et je dois avouer que le sentiment était si agréable que j’y cédais entièrement.

À ce moment, Briancourt, qui ne m’avait pas vu, se retourna et, me reconnaissant, me fit un signe de tête à sa manière désinvolte. Ce faisant, les yeux du pianiste s’illuminèrent, et il lui murmura quelque chose, après quoi le fils du général, sans lui répondre, se tourna vers moi, et, me prenant par la main, me dit :

« Camille, permettez-moi de vous présenter mon ami René. M. René Teleny, M. Camille Des Grieux. »

Je m’inclinais, en rougissant. Le pianiste tendit sa main non gantée. Dans ma crise de nervosité, j’avais retiré mes deux gants, de sorte que je mis ma main nue dans la sienne.

Il avait une main parfaite pour un homme, plutôt grande que petite, forte mais douce, avec des doigts longs et effilés, de sorte que sa prise était ferme et régulière.

Qui n’a pas été sensible aux multiples sensations produites par le contact d’une main ? Nombre de personnes semblent avoir une température singulière. Elles sont chaudes et fiévreuses au milieu de l’hiver, tandis que d’autres sont froides et glaciales pendant les journées de canicule. Certaines mains sont sèches et parcheminées, d’autres sont continuellement humides, moites et collantes. Il y a des mains charnues, pulpeuses, musclées ou minces, squelettiques et osseuses. La poigne de certaines est comme celle d’un étau de fer, d’autres sont aussi molles qu’un morceau de chiffon. Il y en a qui sont le produit artificiel de notre civilisation moderne, une difformité comme le pied d’une dame chinoise, toujours enfermées dans un gant le jour, souvent protégées la nuit, entretenues par une manucure ; elles sont aussi blanches que la neige, sinon aussi chastes que la glace. Comment cette petite main inutile reculerait devant le contact de la main de l’ouvrier, décharnée, cornée, couleur d’argile, sale, que le dur labeur a transformée en une sorte de sabot. Certaines poignées de mains sont timides, d’autres vous caressent indécemment ; certaines sont hypocrites et ne sont pas ce qu’elles prétendent être ; il y a la main veloutée, la main onctueuse, la main sacerdotale, la main de l’escroc ; la paume ouverte du dépensier, la griffe serrée de l’usurier. Il y a aussi la main magnétique, qui semble avoir une affinité secrète avec la vôtre, dont le simple contact fait vibrer tout votre les nerfs et vous comble de joie.

Comment exprimer tout ce que j’ai ressenti au contact de la main de Teleny ? Elle m’enflamma et, chose étrange, elle m’apaisa en même temps. C’était plus doux que n’importe quel baiser de femme. Je sentis son emprise s’étendre lentement sur tout mon corps, caressant mes lèvres, ma gorge, ma poitrine ; mes nerfs frémirent de la tête aux pieds avec délice, puis elle s’enfonça dans mes reins, et Priape, réveillé, releva la tête. Je sentis vraiment qu’elle prenait possession de moi, et j’étais heureux de lui appartenir.

J’aurais aimé dire quelque chose de poli en remerciement du plaisir qu’il m’avait procuré par son jeu, mais quelle phrase sans fioritures aurait pu exprimer toute l’admiration que je ressentais pour lui ?

« Mais, messieurs », dit-il, « je crains de vous éloigner de la musique. »

« Moi-même, j’étais sur le point de partir, dis-je. »

« Le concert vous ennuie alors, n’est-ce pas ? »

« Non, au contraire, mais après vous avoir entendu jouer, je ne peux plus écouter de musique ce soir. »

Il sourit et sembla satisfait.

« En fait, René, vous vous êtes surpassé ce soir », dit Briancourt. « Je ne vous avais jamais entendu jouer comme ça auparavant. »

« Savez-vous pourquoi ? »

« Non, à moins que ce ne soit parce que vous avez eu un théâtre comble. »

« Oh, non ! c’est simplement parce que, pendant que je jouais la gavotte, j’ai senti que quelqu’un m’écoutait. »

« Oh ! quelqu’un ! » répétèrent les jeunes gens en riant.

« Parmi le public Français, surtout celui d’un concert de charité, pensez-vous vraiment qu’il y ait beaucoup de personnes qui écoutent ? Je veux dire qui écoutent attentivement, de tout leur cœur et de toute leur âme. Les jeunes gens font plaisir aux dames, celles-ci scrutent la toilette des autres ; les pères, qui s’ennuient, songent à la hausse et à la baisse des cours, ou bien comptent le nombre des becs de gaz, et calculent combien coûte l’éclairage. »

« Pourtant, dans une telle foule, il y a sûrement plus d’un auditeur attentif », dit l’avocat Odillot.

« Oh, oui ! J’ose le dire, comme par exemple la jeune femme qui égratigna le morceau que vous venez de jouer, mais il n’y a guère plus d’un, comment dire ? bien plus d’un auditeur sympathique. »

« Qu’entendez-vous par écoute bienveillante ? » demanda Courtois, l’agent de change.

« Une personne avec laquelle un courant semble s’établir ; quelqu’un qui ressent, en écoutant, exactement ce que je ressens en jouant, qui a peut-être les mêmes visions que moi… »

« Quoi ! vous avez des visions quand vous jouez ? » demanda l’un des spectateurs, étonné.

« Pas en règle générale, mais toujours lorsque j’ai un auditeur sympathique ? »

« Et avez-vous souvent un tel auditeur ? » dis-je, avec un vif accès de jalousie.

« Souvent ? Oh, non ! rarement, très rarement, presque jamais en fait, et puis… »

« Et puis quoi ? »

« Jamais comme celui de ce soir. »

« Et quand vous n’avez pas d’auditeur ? » demanda Courtois.

« Alors je joue mécaniquement et de façon routinière. »

« Pouvez-vous deviner qui était votre auditeur ce soir ? » ajouta Briancourt en souriant d’un air narquois, puis en me lorgnant.

« Une des nombreuses belles dames, bien sûr », dit Odillot, « vous êtes un chanceux compagnon. »

« Oui », dit un autre, « j’aimerais être votre voisin à cette table d’hôte[trad 1], pour que vous puissiez me passer le plat après vous être servi. »

« Était-ce une belle fille ? » questionna Courtois.

Teleny me regarda dans les yeux, sourit faiblement et répondit :

« Peut-être. »

« Pensez-vous que vous connaîtrez un jour votre auditeur ? » demanda Briancourt.

Teleny fixa à nouveau ses yeux sur les miens et ajouta faiblement :

« Peut-être. »

« Mais quel indice vous a conduit à cette découverte ? » demanda Odillot.

« Ses visions devaient coïncider avec les miennes. »

« Je sais quelle aurait été ma vision si j’en avais eu une », dit Odillot.

« Quelle aurait-elle été ? » demanda Courtois.

« Deux seins blancs comme le lys, avec des mamelons comme deux boutons de rose, et plus bas, deux lèvres humides comme ces coquillages roses qui s’ouvrent à l’éveil de la luxure, révélant un monde lascif et pulpeux, seulement teinté de coralline profonde, et puis ces deux lèvres boudeuses seraient entourées d’un léger duvet doré ou noir… »

« Assez, assez, Odillot, votre vision ma mis l’eau à la bouche, et ma langue a envie de goûter la saveur de ces lèvres », dit l’agent de change, les yeux brillants comme ceux d’un satyre, et manifestement en état de priapisme.

« N’est-ce pas votre vision, Teleny ? »

Le pianiste sourit énigmatiquement :

« Peut-être. »

« Quant à moi », dit l’un des jeunes hommes qui n’avait pas encore parlé, « la vision évoquée par une rhapsodie hongroise serait soit de vastes plaines, soit des bandes de gitans, ou des hommes avec des chapeaux ronds, des pantalons larges et des vestes courtes, montés sur des chevaux fougueux. »

« Ou des soldats bottés, sanglés, dansant avec des filles aux yeux noirs », ajouta un autre.

« Je souris, en pensant à la différence entre ma vision et celle des autres. Teleny, qui m’observait, remarqua le mouvement de mes lèvres. »

« Messieurs », dit le musicien, « la vision d’Odillot n’a pas été provoquée par mon jeu, mais par une belle jeune fille qu’il lorgnait ; quant aux vôtres, ce ne sont que des réminiscences de tableaux ou de ballets. »

« Quelle était votre vision, alors ? » demanda Briancourt.

« J’allais justement vous poser la même question », rétorqua le pianiste.

« Ma vision ressemblait à celle d’Odillot », mais pas tout à fait à la même.

« Alors, ce devait être le revers de la médaille[trad 1], le derrière », dit l’avocat en riant ; « c’est-à-dire deux jolies collines neigeuses et au fond de la profonde vallée, un puits, un trou minuscule avec une margelle sombre, ou plutôt entouré d’un halo brun. »

« Eh bien, dites-nous votre vision maintenant », insista Briancourt.

« Mes visions sont si vagues et indistinctes, elles s’évanouissent si vite, que je peux à peine m’en souvenir », répondit-il, évasif.

« Mais elles sont magnifiques, n’est-ce pas ? »

« Et horrible également », dit-il.

« Comme le cadavre divin d’Antinoüs, vu à la lumière argentée de la lune opaline, flottant sur les eaux troubles du Nil », dis-je.

Tous les jeunes gens me regardèrent avec étonnement. Briancourt rit d’une façon surprenante.

« Vous êtes un poète ou un peintre », dit Teleny en me regardant avec des yeux à moitié fermés. Puis, après une pause : « Quoi qu’il en soit, vous avez raison de m’interroger, mais vous ne devez pas faire attention à mes discours visionnaires, car il y a toujours une part de folie dans la composition de chaque artiste. » Puis, dardant un faible rayon de ses yeux tristes dans les miens : « Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez qu’il y a beaucoup plus de fou que d’artiste en moi. »

Il sortit alors un mouchoir de linon fin fortement parfumé et essuya la transpiration de son front.

« Et maintenant », ajouta-t-il, « je ne dois pas vous retenir ici une minute de plus avec mes paroles oiseuses, sinon les dames patronnesses se fâcheront, et je ne peux vraiment pas me permettre de déplaire à ces dames » ; et avec un regard furtif à Briancourt, « Puis-je » ? ajouta-t-il.

« Non, ce serait un crime contre le beau sexe », répondit l’un d’eux.

« D’ailleurs, les autres musiciens diraient que je l’ai fait par dépit, car personne n’est doué d’un sentiment de jalousie aussi fort que les amateurs, qu’ils soient acteurs, chanteurs ou instrumentistes, alors au revoir[trad 1]. »

Puis, avec une révérence plus profonde que celle qu’il avait accordée au public, il s’apprêtait à quitter la pièce, lorsqu’il s’arrêta à nouveau : « Mais vous, M. Des Grieux, vous avez dit que vous n’alliez pas rester, puis-je solliciter le plaisir de votre compagnie ? »

« Très volontiers », répondis-je avec empressement.

Briancourt sourit de nouveau ironiquement, pourquoi, je ne pouvais pas le comprendre. Puis il fredonna une bribe de “Madame Angot”[trad 1], opérette alors à la mode, dont les seules mots qui me frappèrent l’oreille furent…

“Il est, dit-on, le favori”[trad 1],

et ceux-ci ont été inscrits à dessein.

Teleny, qui les avait entendues aussi bien que moi, haussa les épaules et marmonna quelque chose entre ses dents.

« Une voiture m’attend à la porte de derrière », dit-il en glissant son bras sous le mien. « Mais si vous préférez marcher… »

« Tout à fait, car il faisait une chaleur étouffante dans le théâtre. »

« Oui, très chaud », ajouta-t-il en répétant mes paroles et en pensant manifestement à autre chose. Puis, tout d’un coup, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine, il dit : « Êtes-vous superstitieux ? »

« Superstitieux ? » J’étais assez frappé par la bizarrerie de sa question. « Eh bien, oui, plutôt, je le crois. »

« Je le suis beaucoup. Je suppose que c’est ma nature, car vous voyez que l’élément Gitan est fort en moi. On dit que les gens instruits ne sont pas superstitieux. Eh bien, d’abord, j’ai reçu une éducation misérable ; ensuite, je pense que si nous connaissions vraiment les mystères de la nature, nous pourrions probablement expliquer toutes ces étranges coïncidences qui ne cessent de se produire. » Puis, s’arrêtant brusquement : « Croyez-vous à la transmission de la pensée, des sentiments, des sensations ? »

« Eh bien, je ne sais pas vraiment… »

« Vous devez y croire », ajouta-t-il avec autorité. » Vous voyez que nous avons eu la même vision en même temps. La première chose que vous avez vue, c’est l’Alhambra, flamboyant dans la lumière ardente du soleil, n’est-ce pas ? »

« C’est vrai », dis-je, étonné.

« Et vous pensiez que vous aimeriez ressentir cet amour puissant et foudroyant qui brise à la fois le corps et l’âme ? Vous ne répondez pas. Puis vinrent l’Égypte, Antinoüs et Hadrien. Vous étiez l’empereur, j’étais l’esclave. »

Puis, d’un air songeur, il ajouta, presque pour lui-même : « Qui sait, peut-être mourrai-je un jour pour vous ! ». Et ses traits prirent ce doux air résigné que l’on voit sur les statues des demi-dieux.

Je le regardai d’un air perplexe.

« Oh ! vous me croyez fou, mais je ne le suis pas, je ne fais qu’énoncer des faits. Vous n’avez pas senti que vous étiez Hadrien, simplement parce que vous n’êtes pas habitué à de telles visions ; sans doute tout cela vous apparaîtra-t-il plus clairement un jour ; quant à moi, il y a, vous devez le savoir, du sang asiatique dans mes veines, et… »

Mais il ne termina pas sa phrase, et nous marchâmes un moment en silence, puis :

« Ne m’avez-vous pas vu me retourner pendant la gavotte et vous chercher ? J’ai commencé à vous ressentir à ce moment-là, mais je n’ai pas pu vous trouver ; vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? »

« Oui, je vous ai vu regarder de mon côté, et… »

« Et vous étiez jaloux ! »

« Oui », dis-je, presque imperceptiblement.

Il pressa fortement mes bras contre son corps pour toute réponse, puis après une pause, il ajouta précipitamment et en chuchotant :

« Vous devez savoir que je ne m’intéresse pas à une seule fille dans ce monde, je ne l’ai jamais fait. Je ne pourrais jamais aimer une femme. »

Mon cœur battait fort, j’ai ressenti une sensation d’étouffement comme si quelque chose me prenait à la gorge.

« Pourquoi me dit-il cela ? » me suis-je dit.

« N’avez-vous pas senti un parfum à ce moment-là ? »

« Un parfum, quand ? »

« Quand je jouais la gavotte ; vous avez peut-être oublié. »

« Voyons voir, vous avez raison, quel parfum était-ce ? »

« Lavande ambrée[trad 1]. »

« Exactement. »

« Qui vous est indifférent et que je n’aime pas ; dites-moi, quel est votre parfum préféré ? »

« Héliotrope blanc[trad 1]. »

Sans me donner de réponse, il sortit son mouchoir et me le fit sentir.

« Tous nos goûts sont identiques, n’est-ce pas ? » Et en disant cela, il me regarda avec un désir si passionné et si voluptueux, que l’appétit charnel dépeint dans ses yeux me fit défaillir.

« Vous voyez, je porte toujours un bouquet d’héliotrope blanc ; laissez-moi vous le donner, pour que son odeur me rappelle à vous ce soir, et peut-être vous fasse rêver de moi. »

Et prenant les fleurs de sa boutonnière, il les mit dans la mienne d’une main, tandis qu’il glissait son bras gauche autour de ma taille et m’enserrait étroitement, me pressant contre tout son corps pendant quelques secondes. Ce court laps de temps me parut une éternité.

Je pouvait sentir son souffle chaud et haletant contre mes lèvres. En bas, nos genoux se touchèrent et je sentis quelque chose de dur se presser et se déplacer contre ma cuisse.

Mon émotion à ce moment-là était telle que j’avais du mal à tenir debout ; j’ai cru un instant qu’il allait m’embrasser, les poils drus de sa moustache chatouillaient légèrement mes lèvres, produisant une sensation des plus délicieuses. Mais il se contenta de me regarder dans les yeux avec une fascination démoniaque.

Je sentis le feu de ses regards s’enfoncer profondément dans ma poitrine, et bien plus bas. Mon sang se mit à bouillir et à bouillonner comme un fluide brûlant, si bien que je sentis mon…, (ce que les Italiens appellent un “oiseau” et qu’ils ont dépeint comme un chérubin ailé) se débattre dans sa prison, lever la tête, ouvrir ses petites lèvres et cracher à nouveau une ou deux gouttes de ce fluide de vie crémeux.

Mais ces quelques larmes, loin d’être un baume apaisant, semblaient être des gouttes de caustique qui me brûlaient et produisaient une irritation forte, insupportable.

J’étais à la torture. Mon esprit était un enfer. Mon corps était en feu.

« Souffre-t-il autant que moi ? » me suis-je dit.

C’est à ce moment-là que son bras lâchant ma taille, tomba sans vie, de son propre poids, comme celui d’un homme endormi.

Il recula et trembla comme s’il avait reçu une forte décharge électrique. Il sembla défaillir un instant, puis essuya son front humide et soupira bruyamment. Son visage avait perdu toute couleur et il était devenu d’une pâleur mortelle.

« Vous me prenez pour un fou ? » dit-il. Puis, sans attendre la réponse : « Mais qui est sain d’esprit et qui est fou ? Qui est vertueux et qui est vicieux dans ce monde qui est le nôtre ? Le savez-vous ? Moi, je ne le sais pas. »

La pensée de mon père m’est venue à l’esprit et je me demandais, en frissonnant, si mes sens ne m’abandonnaient pas eux aussi.

Il y eut une pause. Nous n’avons pas parlé pendant un certain temps. Il avait entrelacé ses doigts dans les miens et nous avons marché un moment en silence.

Tous les vaisseaux sanguins de mon membre étaient encore fortement dilatés et les nerfs raidis, les canaux spermatiques pleins à déborder ; aussi, l’érection continuant, je sentis une douleur sourde se répandre autour de tous les organes de la génération, tandis que le reste de mon corps était dans un état de prostration, et malgré la douleur et la langueur, c’était une sensation des plus agréables de marcher tranquillement avec nos mains jointes, sa tête s’appuyant presque sur mon épaule.

« Quand avez-vous senti pour la première fois mes yeux sur les vôtres ? » demanda-t-il d’un ton bas et feutré, après un certain temps.

« Quand vous êtes sorti pour la seconde fois. »

« Exactement ; puis nos regards se sont croisés, et il y a eu un courant entre nous, comme une étincelle d’électricité le long d’un fil, n’est-ce pas ? »

« Oui, un courant ininterrompu. »

« Mais vous m’avez vraiment senti juste avant que je sorte, n’est-ce pas ? »

Pour toute réponse, j’ai serré ses doigts.

« Je n’ai jamais connu d’homme dont les sentiments coïncidaient si bien avec les miens. Dites-moi, pensez-vous qu’une femme puisse ressentir aussi intensément ? »

Ma tête s’enfonça [dans mes épaules], je ne pu lui donner de réponse.

« Nous serons amis ? » dit-il en me prenant les deux mains.

« Oui », ai-je dit timidement.

« Oui, mais de grands amis, des bosom friends[ws 3], comme disent les Anglais. »

« Oui. »

Il me serra à nouveau contre sa poitrine et murmura à mon oreille quelques mots d’une langue inconnue, si bas et si musicaux qu’ils ressemblaient presque à un sortilège.

« Savez-vous ce que cela signifie ? » dit-il.

« Non. »

« Oh, mon ami ! mon cœur se languit de toi. »


CHAPITRE II

Toute la nuit, je fus excité et fébrile, je me retournais sur mon lit, incapable de trouver le repos, et quand enfin je m’endormis, ce fut pour être hanté par les rêves les plus lascifs et les plus érotiques.

Une fois, par exemple, il me sembla que Teleny n’était pas un homme, mais une femme ; de plus, c’était ma propre sœur.

— Mais vous n’avez jamais eu de sœur, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr que non. Un jour, je vous dirai pourquoi je suis fils unique. Dans cette hallucination, j’aimais ma sœur, comme Amon le fils de David, et j’étais si vexé que j’en tombais malade, car je pensais qu’il était non seulement difficile, mais odieux, de lui faire quelque chose. Je m’efforçais donc d’étouffer mon amour, mais une nuit, incapable de vaincre la passion folle qui me consumait, j’y cédais et me glissais furtivement dans sa chambre.

À la lumière rosée de sa lampe de chevet, je l’ai vue allongée, ou plutôt étendue sur son lit. Je frissonnai de désir à la vue de cette chair blanche et nacrée. J’aurais voulu être une bête de proie pour la dévorer.

Ses cheveux dorés, lâchés et ébouriffés, étaient éparpillés en mèches sur l’oreiller. Sa chemise de linon voilait à peine sa nudité, tout en rehaussant la beauté de ce qu’elle laissait à nu. Les rubans avec lesquels ce vêtement avait été attaché sur son épaule s’étaient défaits, exposant ainsi son sein droit à mes regards affamés et avides. Il se dressait ferme et pulpeux, car c’était une très jeune vierge, et sa forme délicate n’était pas plus grande qu’une grande coupe de champagne, et comme le dit Symonds :

“Ses seins brillaient comme les roses que les lys enveloppent.”

Lorsque son bras droit fut levé replié sous sa tête, j’ai pu voir une masse touffue de poils sombres et auburn sous son aisselle.

Elle était couchée dans la position séduisante de Danaé au moment où elle fut déflorée par Jupiter sous la forme d’une pluie d’or, c’est-à-dire que ses genoux étaient relevés et ses cuisses largement écartées. Bien qu’elle dormit profondément et que sa poitrine se soulevait à peine lorsqu’elle respirait, sa chair semblait se mouvoir comme sous l’emprise d’un désir amoureux et ses lèvres entrouvertes faisaient la moue pour être embrassées.

Je m’approchai doucement du lit sur la pointe des pieds, comme un chat qui s’apprête à bondir sur une souris, puis je me glissais lentement entre ses jambes. Mon cœur battait la chamade, j’étais impatient de contempler le spectacle que je désirais tant voir. Alors que je m’approchais à quatre pattes, la tête la première, une forte odeur d’héliotrope blanc me monta à la tête, m’enivrant.

Tremblant d’excitation, ouvrant grand les yeux et forçant ma vue, mon regard plongea entre ses cuisses. Au début, on ne voyait rien d’autre qu’une masse drue de poils auburn, frisés en petites bouclettes, qui poussaient là comme pour cacher l’entrée de ce puits de plaisir. Premièrement je soulevais légèrement sa chemise, puis j’écartais délicatement les poils et séparais les deux belles lèvres qui s’ouvrirent d’elles-mêmes au contact de mes doigts, comme pour m’offrir l’entrée.

Cela fait, j’ai posé mes yeux avides sur cette délicate chair rose qui ressemblait à la pulpe mûre et succulente d’un fruit savoureux et appétissant à regarder, et dans ces lèvres cerise se nichait un petit bourgeon, une fleur vivante de chair et de sang.

Je l’avais évidemment chatouillé du bout du doigt, car lorsque je le regardai, il frémit comme s’il était doué d’une vie propre, et il s’érigeait vers moi. J’avais envie de le goûter, de le caresser, et c’est ainsi qu’incapable de résister, je me suis penché et j’ai pressé ma langue sur lui, au-dessus, à l’intérieur, cherchant chaque coin et recoin autour de lui, m’insinuant dans chaque fente et recoin, tandis qu’elle, prenant manifestement plaisir à ce petit jeu, m’aidait dans mon travail, secouant ses fesses avec un plaisir lascif de telle sorte qu’après quelques minutes, la petite fleur commença à étendre ses pétales et à répandre sa rosée divine, dont ma langue n’a pas laissé s’échapper une seule goutte.

Pendant ce temps, elle haletait, criait et semblait se pâmer de joie. Excité comme je l’étais, je lui laissai à peine le temps de revenir à elle ; mais, me levant au-dessus d’elle et prenant en main mon phallus — qui, comme vous le savez, est de bonne taille — j’introduisis le gland dans l’entrée.

La fente était minuscule, mais les lèvres étaient humides, et j’appuyais de toutes mes forces. Petit à petit, je sentis qu’il faisait éclater tous les tissus latéraux, arrachait et écrasait tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Elle m’aida courageusement à poursuivre mon travail de destruction, ouvrant ses cuisses au maximum, se poussant contre moi et luttant pour faire entrer toute la colonne en elle, hurlant à la fois de plaisir et de douleur. Je plongeais et replongeais avec un ravissement avide, l’enfonçant davantage à chaque coup, jusqu’à ce que, ayant enfin franchi toutes les barrières, je la sente toucher les recoins les plus profonds de sa matrice, où l’extrémité de ma verge semblait être chatouillée et sucée par d’innombrables lèvres minuscules.

Quel plaisir irrésistible je ressentais. Je semblais flotter entre ciel et terre, je gémissais, je criais de plaisir.

Aussi serré qu’était mon dard, j’essayais de le retirer lentement, quand tout à coup, j’entendis un bruit dans la chambre. Je vis une lumière plus forte que celle de la lampe de chevet, puis une main se posa sur mon dos. J’entendis mon nom prononcé à haute voix.

Imaginez ma honte, ma confusion, mon horreur. C’était ma mère, et j’étais au-dessus de ma sœur.

« Camille, qu’y a-t-il, es-tu malade ? » dit-elle.

Je me suis réveillé, tremblant de peur et de consternation, me demandant où j’étais, si j’avais profané ma sœur, ou ce qui s’était arrivé ?

Hélas, ce n’était que trop vrai, les dernières gouttes de ce fluide destructeur suintaient encore de moi. Ma mère se tenait à mon chevet, en chair et en os. Ce n’était donc pas un rêve !

Mais où était ma sœur, ou la fille dont j’avais joui ? De plus, ce dard rigide que je tenais dans ma main, était-il le mien ou celui de Teleny ?

J’étais sûrement seul et dans mon lit. Alors que me voulait ma mère ? Et comment ce détestable caniche, debout sur ses pattes arrière et qui me lorgnait, était-il entré dans ma chambre ?

Je repris finalement mes esprits et je vis que le caniche n’était que ma chemise, que j’avais jetée sur une chaise avant d’aller me coucher. Maintenant que j’étais bien réveillé, ma mère me fit comprendre qu’en m’entendant gémir et crier, elle était entrée pour voir si j’étais souffrant. Bien entendu, je m’empressai de lui assurer que j’étais en parfaite santé et que je n’avais été la proie que d’un effroyable cauchemar. Elle posa alors sa main fraîche sur mon front brûlant. Le contact apaisant de sa douce main refroidit le feu qui brûlait dans mon cerveau et apaisa la fièvre qui faisait rage dans mon sang.

Lorsque je fus calmé, elle me fit boire une chope d’eau sucrée aromatisée à l’essence de fleurs d’oranger, puis me quitta. Je m’endormis à nouveau. Je me réveillais cependant plusieurs fois, et toujours pour voir le pianiste devant moi.

Le lendemain également, lorsque je revins à moi, son nom résonnait à mes oreilles, mes lèvres le marmonnaient, et mes premières pensées allaient vers lui. Je le vit, dans mon esprit, sur la scène, s’inclinant devant le public, ses regards brûlants rivés sur les miens.

Je restais quelque temps dans mon lit, contemplant en somnolent cette douce vision, si vague et indéfinie, essayant de me rappeler ses traits qui s’étaient confondus avec ceux de plusieurs statues d’Antinoüs que j’avais vues.

En analysant mes sentiments, je me rendit compte qu’une nouvelle sensation m’avait envahi, un vague sentiment de malaise et d’agitation. Il y avait un vide en moi, mais je n’arrivais pas à comprendre si ce vide était dans mon cœur ou dans ma tête. Je n’avais rien perdu et pourtant je me sentais seul, abandonné, presque endeuillé. J’essayai de comprendre cet état morbide, et tout ce que je trouvais, c’est que mes sentiments étaient semblables à ceux du mal du pays ou du besoin de voir sa mère, avec cette simple différence que l’exilé sait quels sont ses besoins, mais pas moi. C’était quelque chose d’indéfini comme le Sehnsucht dont les Allemands parlent tant et qu’ils ressentent si peu.

L’image de Teleny me hantait, le nom de René était toujours sur mes lèvres. Je le répétais sans cesse, des douzaines de fois. Quel doux nom ! À l’entendre, mon cœur battait plus vite. Mon sang semblait s’être réchauffé et épaissi. Je me levai lentement. Je traînai à m’habiller. Je me regardai dans le miroir, et j’y vis Teleny au lieu de moi, et derrière lui nos ombres mêlées, telles que je les avais vues sur le trottoir la veille au soir.

Bientôt le domestique frappa à la porte, ce qui me ramena à la conscience de moi-même. Je me vis dans la glace, et me trouvais hideux, et pour la première fois de ma vie, j’aurai voulu être beau… oui, d’une beauté envoûtante.

Le domestique qui avait frappé à la porte m’informa que ma mère était dans la salle du petit déjeuner et qu’elle avait envoyé voir si j’étais souffrant. Le nom de ma mère me rappela mon rêve et, pour la première fois, je préférais presque ne pas la rencontrer.

— Pourtant, vous étiez alors en bons termes avec votre mère, n’est-ce pas ?

— Certainement. Quels que soient ses défauts, personne n’aurait pu être plus affectueux ; et bien qu’on la dise un peu frivole et friande de plaisir, elle ne m’a jamais négligé.

— Lorsque je l’ai connue, elle m’a semblé être une personne talentueuse.

— Tout à fait ; dans d’autres circonstances, elle se serait même révélée une femme supérieure. Très ordonnée et pratique dans tous ses arrangements domestiques, elle trouvait toujours assez de temps pour tout. Si sa vie n’était pas conforme à ce que nous appelons généralement « les principes de la moralité », ou plutôt l’hypocrisie chrétienne, la faute en incombait à mon père, et non à elle, comme je vous le dirai peut-être une autre fois.

En entrant dans la salle du petit déjeuner, ma mère fut frappée par mon changement d’apparence et me demanda si je me sentais mal.

« Je dois avoir un peu de fièvre », ai-je répondu, « de plus, le temps est si étouffant et oppressant. »

« Oppressant ? » dit-elle en souriant.

« N’est-ce pas ? »

« Non, au contraire, c’est plutôt vivifiant. Vois, le baromètre a considérablement augmenté. »

« Eh bien, c’est votre concert qui m’a énervé. »

« Mon concert ! » dit ma mère en souriant et en me tendant du café.

Il était inutile pour moi d’essayer de le goûter, sa seule vue me rendait malade.

Ma mère me regarda d’un air plutôt inquiet.

« Ce n’est rien, mais depuis quelque temps, le café me rend malade. »

« Malade à cause du café ? Tu ne l’as jamais dit auparavant. »

« Ah bon ? » dis-je, distraitement.

« Veux-tu du chocolat ou du thé ? »

« Puis-je ne pas déjeuner pour une fois ? »

« Oui, si tu es malade, ou si tu n’as pas un grand péché à expier. »

Je l’ai regardée et j’ai frémi. Pouvait-elle lire mes pensées mieux que moi-même ?

« Un péché ? » dis-je d’un air étonné.

« Eh bien, tu sais que même les justes… »

« Et alors ? » dis-je en l’interrompant brusquement ; mais pour compenser ma façon de parler hautaine, j’ajoutai d’un ton plus doux :

« Je n’ai pas faim, mais pour vous faire plaisir, je prendrais une coupe de champagne et un biscuit. »

« Champagne, as-tu dit ? »

« Oui. »

« Si tôt le matin, et à jeun. »

« Eh bien, je ne prendrai rien du tout », répondis-je d’un ton maussade. « Je vois que vous avez peur que je devienne ivrogne. »

Ma mère ne répliqua rien, elle me regarda seulement avec nostalgie pendant quelques minutes, une expression de profonde tristesse se lisait sur son visage, puis, sans ajouter un mot, elle sonna la cloche et ordonna que l’on apporte du vin.

— Mais qu’est-ce qui l’a rendue si triste ?

— Plus tard, je compris qu’elle avait peur que je ne devienne comme mon père.

— Et votre père ?

— Je vous raconterai son histoire une autre fois.

Après avoir avalé une ou deux coupes de champagne, je me sentais revigoré par ce vin enivrant : notre conversation porta ensuite sur le concert, et bien que j’eusse envie de demander à ma mère si elle savait quelque chose sur Teleny, je n’osais pas prononcer le nom qui me venait sur le bout des lèvres, et je devais même me retenir de le répéter à haute voix de temps en temps.

À la fin, ma mère parla elle-même de lui, louant d’abord son jeu, puis sa beauté.

« Quoi, vous le trouvez beau ? » demandai-je brusquement.

« Je le pense », répondit-elle en arquant les sourcils d’un air étonné, « y a-t-il quelqu’un qui ne le pense pas ? Toutes les femmes le prennent pour un Adonis ; mais vous, les hommes, vous différez tellement de nous dans votre admiration pour votre propre sexe, que vous trouvez parfois insipides ceux que nous aimons. Quoi qu’il en soit, il est sûr de réussir en tant qu’artiste, car toutes les femmes tomberont amoureuses de lui. »

J’ai essayé de ne pas grimacer en entendant ces derniers mots, mais j’ai eu beau faire, il me fut impossible de rester impassible.

Ma mère, me voyant froncer les sourcils, ajouta en souriant :

« Quoi, Camille, vas-tu devenir aussi vaniteux qu’une beauté attestée, qui ne peut entendre parler de personne sans sentir que tout éloge fait à une autre femme est autant de moins pour elle ? »

« Toutes les femmes sont libres de tomber amoureuses de lui si elles le souhaitent », ai-je répondu avec hargne, « vous savez bien que je ne me suis jamais piqué ni de mon physique, ni vanté de mes conquêtes. »

« Non, c’est vrai, mais aujourd’hui encore tu es comme un empêcheur de tourner en rond[ws 4], car que t’importe que les femmes s’intéressent à lui ou non, surtout si cela l’aide dans sa carrière ? »

« Mais un artiste ne peut-il pas s’élever par son seul talent ? »

« Parfois », ajouta-t-elle avec un sourire incrédule, « mais rarement, et seulement avec cette persévérance surhumaine qui fait souvent défaut aux personnes douées, et Teleny… »

Ma mère ne termina pas sa phrase par des mots, mais l’expression de son visage, et surtout les coins de sa bouche, révélaient ses pensées.

« Et vous pensez que ce jeune homme est un être dégradé au point de se laisser entretenir par une femme, comme un…

« Eh bien, il n’est pas exactement entretenu, du moins, il ne le considérerait pas sous cet angle. Il pourrait d’ailleurs se laisser aider de mille façons autrement que par l’argent, mais son piano serait son gagne-pain[trad 1]. »

« Tout comme la scène l’est pour la plupart des danseuses de ballet ; alors je n’aimerais pas être un artiste. »

« Oh ! ce ne sont pas les seuls hommes qui doivent leur succès à une maîtresse ou à une épouse. Lis “Bel Ami”, et tu verras que beaucoup d’hommes à succès, et même plus d’un personnage célèbre, doivent leur grandeur à… »

« Une femme ? »

« Exactement ; c’est toujours : Cherchez la femme[trad 1]. »

« Alors ce monde est dégoûtant. »

« Étant obligés de vivre de cette façon, nous devons en tirer le meilleur parti possible et ne pas prendre les choses de façon aussi tragique que tu le fais. »

« En tout cas, il joue bien. En fait, je n’ai jamais entendu quelqu’un jouer comme il l’a fait hier soir. »

« Oui, je reconnais qu’hier soir, il joua brillamment, ou plutôt sensationnellement ; mais il faut aussi admettre que tu étais dans un état plutôt morbide de corps comme d’esprit, de sorte que la musique a dû avoir un effet inhabituel sur tes nerfs. »

« Oh ! vous pensez qu’un esprit malfaisant me troublait, et que ce joueur rusé, comme le dit la Bible, était seul capable de calmer mes nerfs. »

— Ma mère sourit.

« Aujourd’hui, nous sommes tous plus ou moins comme Saül, c’est-à-dire que nous sommes tous parfois troublés par un esprit malin. »

Sur ce, son front s’assombrit et elle s’interrompit, car manifestement le souvenir de mon défunt père lui était venu à l’esprit ; puis elle ajouta, d’un air songeur…

« Et Saül était vraiment à plaindre. »

Je ne lui ai pas répondu. Je me demandais seulement pourquoi David avait trouvé grâce aux yeux de Saül. Était-ce parce qu’il était « roux, avec un beau visage et une belle apparence ? » Est-ce aussi pour cette raison que, dès que Jonathan le vit, « l’âme de Jonathan fut attachée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme[ws 5] » ?

L’âme de Teleny était-elle liée à la mienne ? Devais-je l’aimer et le haïr, comme Saül aimait et haïssait David ? Quoi qu’il en soit, je me méprisais et je méprisais ma folie. J’en voulais au musicien qui m’avait ensorcelé ; surtout, je détestais la gent féminine, la malédiction du monde.

Tout d’un coup, ma mère me tira de mes sombres pensées.

« Tu n’iras pas au bureau aujourd’hui, si tu ne te sens pas bien », dit-elle au bout d’un moment.

— Quoi ! vous étiez dans les affaires à l’époque, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père m’avait laissé une entreprise très rentable et un excellent directeur digne de confiance qui, pendant des années, avait été l’âme de la maison. J’avais alors vingt-deux ans, et mon rôle dans l’entreprise consistait à empocher la part du lion des bénéfices. Pourtant, je dois dire que non seulement je n’ai jamais été paresseux, mais qu’en plus, j’étais plutôt sérieux pour un jeune homme de mon âge et, surtout, dans les circonstances où je me trouvais. Je n’avais qu’un seul passe-temps, des plus inoffensifs. J’aimais les vieilles faïences, les vieux éventails et les vieilles dentelles, dont j’ai maintenant une assez belle collection.

— La plus belle que j’aie jamais vu.

— Je suis allé au bureau comme d’habitude, mais j’ai eu beau faire, il me fut impossible de me concentrer sur un travail quelconque.

La vision de Teleny se mêlait à tout ce que je faisais, embrouillant tout. De plus, les paroles de ma mère étaient toujours présentes à mon esprit. Toutes les femmes étaient amoureuses de lui, et leur amour lui était nécessaire. Je m’efforçais donc de le chasser de mes pensées. “Quand on veut, on peut”, me disais-je, et je me débarrasserai bientôt de cette toquade stupide et larmoyante.

— Mais vous n’avez pas réussi, n’est-ce pas ?

— Non, plus j’essayais de ne pas penser à lui, plus j’y pensais. N’avez-vous d’ailleurs jamais entendu résonner à vos oreilles quelques bribes d’un air dont vous vous souvenez à moitié ? Allez où vous voulez, écoutez ce que vous voulez, cet air vous titille toujours. Vous ne pouvez pas plus vous en souvenir que vous ne pouvez vous en débarrasser. Si vous allez au lit, il vous empêche de vous endormir ; vous dormez et vous l’entendez dans vos rêves ; vous vous réveillez et c’est la toute première chose que vous entendez. Il en était ainsi de Teleny, il me hantait, sa voix si douce et si grave me répétait sans cesse ces accents inconnus : Oh, mon ami, mon cœur aspire à vous.

Et maintenant, sa belle image ne quittait pas mes yeux, le contact de sa douce main était toujours sur la mienne, je sentais même son souffle parfumé sur mes lèvres ; ainsi, dans ce désir ardent, de temps en temps j’étendais mes bras pour le saisir et le serrer contre mon sein, et l’hallucination était si forte en moi que bientôt j’eus l’impression de sentir son corps sur le mien.

Une forte érection s’est alors produite, qui a raidi chaque nerf et m’a presque rendu fou ; mais bien que j’aie souffert, la douleur que j’ai ressentie était douce.

— Excusez-moi de vous interrompre, mais n’aviez-vous jamais été amoureux avant de rencontrer Teleny ?

— Jamais.

— Étrange.

— Pourquoi ?

— À vingt-deux ans ?

— J’étais prédisposé à aimer les hommes et non les femmes et, sans le savoir, j’ai toujours lutté contre les penchants de ma nature. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, j’ai cru tomber amoureux[ws 6], mais ce n’est qu’en rencontrant Teleny que j’ai compris ce qu’était le véritable amour. Comme tous les garçons, je m’étais cru obligé de me sentir fou amoureux, et j’avais fait de mon mieux pour me persuader que j’étais profondément épris. Ayant un jour croisé par hasard une jeune fille aux yeux rieurs, j’en avais conclu qu’elle était exactement ce que devait être une Dulcinée idéale ; je la suivais donc partout, chaque fois que je la rencontrais, et j’essayais même parfois de penser à elle à des moments bizarres, quand je n’avais rien à faire.

— Et comment s’est terminée la liaison ?

— D’une manière tout à fait ridicule. La chose s’est produite, je crois, un an ou deux avant que je ne quitte le Lycée[trad 1] ; oui, je m’en souviens, c’était pendant les vacances d’été, et c’était la toute première fois que je voyageais seule.

D’un tempérament plutôt timide, j’étais quelque peu inquiet et nerveux de devoir jouer des coudes pour me frayer un chemin dans la foule, de me presser et de me bousculer pour obtenir mon billet, de faire attention à ne pas monter dans un train allant dans la mauvaise direction.

« Le résultat de tout cela, c’est qu’avant d’en être bien conscient, je me suis retrouvé assis en face de la fille dont je me croyais amoureux, et qui plus est dans un wagon réservé au beau sexe.

Malheureusement, dans la même voiture, il y avait une créature qui ne pouvait certainement pas être classée dans cette catégorie, car, bien que je ne puisse pas jurer de son sexe, je peux jurer qu’elle n’était pas belle. En fait, pour autant que je me souvienne d’elle, c’était un véritable spécimen de vieille fille anglaise errante, vêtue d’un manteau imperméable ressemblant à un ulster[ws 7]. Une de ces créatures bigarrée que l’on rencontre continuellement sur le Continent et, je crois, partout ailleurs, sauf en Angleterre, car j’en suis arrivé à la conclusion que la Grande-Bretagne les fabrique surtout pour l’exportation. Quoi qu’il en soit, j’avais à peine pris place que…

« Monseer, dit-elle d’un air hargneux et aboyant, ce compartiment est réservé aux dames soules.[ws 8] »

Je suppose qu’elle voulait dire seules[trad 1], mais à ce moment-là, confus comme je l’étais, je l’ai prise au mot.

« Dames soules[trad 1] ! “drunken ladies !” ai-je dit, terrifié, en regardant autour de moi toutes les dames.

Mes voisins ont commencé à ricaner.

« Madame[trad 1] dit que cette voiture est réservée aux dames, ajouta la mère de mon amie, bien sûr un jeune homme n’est pas censé fumer ici, mais… »

« Oh ! si c’est la seule objection, je ne me permettrai certainement pas de fumer. »

« Non, non ! » dit la vieille servante manifestement très choquée, « vous exit, go out, ou moi crier ! ». « Contrôleur », cria-t-elle par la fenêtre, « faites sortir cette monseer ! »

Le contrôleur est apparu à la porte et me l’a non seulement ordonné, mais ignominieusement expulsé du wagon, comme si j’avais été un deuxième col. Baker.[ws 9]

J’avais tellement honte de moi, j’étais tellement mortifié, que mon estomac, qui a toujours été délicat, fut perturbé par le choc que j’avais reçu. Ainsi, à peine le train avait-il démarré que je commençai à être mal à l’aise, puis à ressentir une douleur grondante, et enfin un besoin pressant, à tel point que je pouvais à peine rester assis sur mon siège, me retenir autant que je le pouvais, et je n’osais pas bouger de peur des conséquences.

Au bout d’un certain temps, le train s’arrêta pour quelques minutes, aucun contrôleur n’est venu ouvrir la porte du wagon, j’ai réussi à me lever, aucun contrôleur n’était visible, il n’y avait aucun endroit où je pouvais me soulager. Je me demandais ce que je devais faire lorsque le train redémarra.

Le seul occupant du wagon était un vieux monsieur qui, après m’avoir dit de me mettre à l’aise, ou plutôt de me mettre à mon aise, s’endormit et ronfla comme un sonneur ; j’aurais tout aussi bien pu être seul.

Je formai plusieurs plans pour soulager mon estomac, qui devenait de plus en plus indiscipliné à chaque instant, mais seulement un ou deux semblaient possibles ; et pourtant je n’ai pas pu les mettre à exécution, car ma bien-aimée, qui se trouvait à quelques voitures de là, regardait de temps en temps par la fenêtre, et cela n’aurait jamais été possible si, au lieu de mon visage, elle avait vu d’un seul coup ma pleine lune. Pour la même raison, je ne pouvais pas utiliser mon chapeau comme ce que les Italiens appellent… une comodina[ws 10], d’autant plus que le vent soufflait fortement vers elle.

Le train s’est de nouveau arrêté, mais seulement pour trois minutes. Que faire en trois minutes, surtout avec un mal de ventre comme le mien ? Un autre arrêt, deux minutes. À force de me presser, j’ai senti que je pouvais attendre un peu plus longtemps. Le train avança, puis s’arrêta à nouveau. Six minutes. C’était l’occasion ou jamais. Je saute.

C’était une sorte de gare de campagne, apparemment un carrefour, et tout le monde descendait.

— Le contrôleur cria : « Les voyageurs pour *** en voiture. »

« Où sont les toilettes ? » lui ai-je demandé.

Il voulait me pousser dans le train. Je me suis dégagé et j’ai posé la même question à un autre fonctionnaire,

« Là », dit-il en montrant le water-closet, « mais faites vite. »

Je courus vers lui, je m’engouffrai sans regarder où j’allais. Je poussai violemment la porte.

J’ai d’abord entendu un gémissement d’aise et de confort, suivi d’un clapotis et d’une cascade, puis d’un cri, et j’ai vu ma demoiselle anglaise, non pas assise, mais perchée sur le siège du water-closet.

La locomotive siffla, la cloche sonna, le contrôleur souffla dans sa corne, le train partit.

J’ai couru aussi vite que j’ai pu, sans me soucier des conséquences, en tenant mon pantalon qui tombait dans mes mains, et j’étais suivi par la vieille fille anglaise qui hurlait de colère, un peu comme un petit poulet fuyant une vieille poule.

— Et…

— Tout le monde était aux fenêtres du wagon et riait de ma mésaventure.

Quelques jours plus tard, j’étais avec mes parents à la Pension Bellevue, aux bains de N***, quand, en descendant à la table d’hôte, je fus surpris de trouver la jeune femme en question assise avec sa mère, presque en face de la place habituellement occupée par mes parents. En la voyant, j’ai bien sûr rougi, je m’assis, et elle et la dame âgée échangèrent des regards et des sourires. Je me tortillai sur ma chaise d’une manière très inconfortable et j’ai laissé tomber la cuillère que j’avais à la main.

« Qu’est-ce que tu as, Camille ? » demanda ma mère, me voyant devenir rouge et pâle.

« Oh, rien ! Seulement, je… je… c’est-à-dire que mon… mon estomac est un peu déréglé », dis-je à voix basse, ne trouvant pas de meilleure excuse sur le coup de l’émotion.

« Encore ton estomac ? » dit ma mère d’un ton grave.

« Quoi, Camille ! tu as mal au ventre ? » dit mon père, avec sa désinvolture, et sa voix de stentor.

J’avais tellement honte de moi et j’étais tellement bouleversé que, affamé, mon estomac s’est mis à émettre les grondements les plus effrayants.

Tout le monde à table, je crois, gloussait, quand tout à coup j’ai entendu une voix bien connue, hargneuse, aboyante, stridente, dire…

« Gaason, demandez à ce monseer de ne pas parler de cochonneries à table[ws 11]. »

Je jetais un coup d’œil du côté d’où partait la voix et, bien sûr, l’horrible vieille fille anglaise voyageuse était là.

Je me sentis si honteux que j’aurais pu m’enfoncer sous la table, en voyant tout le monde me dévisager. Mais je dus le supporter, et enfin le long repas s’acheva. Je montais dans ma chambre et, ce jour-là, je ne revis plus mes connaissances.

Le lendemain, je rencontrai la jeune fille avec sa mère. Lorsqu’elle me vit, ses yeux rieurs brillèrent plus que jamais. Je n’osais pas la regarder et encore moins la suivre comme j’avais l’habitude de le faire.

Il y avait plusieurs autres filles à la pension[trad 1], et elle s’est rapidement liée d’amitié avec elles, car de fait, elle était la favorite. Moi, au contraire, je me tenais à l’écart de tout le monde, persuadé que ma mésaventure était non seulement connue, mais qu’elle était devenue un sujet de conversation général.

Un après-midi, quelques jours plus tard, j’étais dans le vaste jardin de la pension[trad 1], caché derrière quelques arbustes d’ilex, ruminant ma malchance, quand tout à coup j’aperçus Rita, elle s’appelait Marguerite, qui marchait dans une allée voisine, en compagnie de plusieurs autres filles.

Je l’avais à peine aperçue qu’elle disait à ses amis de continuer, tandis qu’elle commençait à être à la traîne.

Elle s’arrêta, tourna le dos à ses compagnes, releva sa robe bien au-dessus du genou et montra une très jolie jambe, quoique plutôt mince, gaînée dans un bas de soie noir très ajusté. Le lacet qui attachait le bas à ses sous-vêtements s’était détaché et elle commença à la nouer.

En me baissant, j’aurais pu tranquillement jeter un coup d’œil entre ses jambes et voir ce que la fente de son pantalon offrait à la vue ; mais il ne m’est jamais venu à l’esprit de le faire. Le fait est que je n’étais pas plus intéressé par elle que par aucune autre femme. J’avais seulement pensé que c’était le bon moment pour la voir seule et lui faire la révérence, sans que les autres filles ne se moquent de moi. Je sortis donc tranquillement de ma cachette et m’avançai vers la prochaine allée.

En tournant le coin, quel spectacle s’offrit à moi ! L’objet de mon admiration sentimentale était là, accroupie sur le sol, les jambes largement écartées, les jupes soigneusement retroussées.

— Vous avez donc enfin vu…

— Un faible aperçu de chair rosée, et un flot de liquide jaune se déversant, bouillonnant avec beaucoup d’écume, accompagné d’un bruit impétueux de cascade s’écoulait sur le gravier, tandis que, comme pour saluer mon apparition, un grondement semblable à celui d’une canonnade onctueuse provenait de derrière.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Ne savez-vous pas que nous faisons toujours ce qu’il ne faut pas faire et que nous laissons en plan ce qu’il faut faire, comme le dit, je crois, le livre de prières ? Alors, au lieu de m’éclipser et de me cacher derrière un buisson pour essayer d’apercevoir l’embouchure d’où s’échappait le ruisseau, je restais bêtement immobile, sans rien dire, abasourdi. Ce n’est que lorsqu’elle leva les yeux que j’ai retrouvé l’usage de ma langue.

« Oh, mademoiselle ! pardon ![trad 1] » dis-je ; « mais vraiment je ne savais pas que vous étiez ici, c’est-à-dire que… »

« Sot — stupide — imbécile — bête — animal ![trad 1] » dit-elle, avec une volubilité toute française, se levant et devenant aussi rouge qu’une pivoine. Puis elle me tourna le dos, mais seulement pour faire face à la vieille fille errante, qui apparut à l’autre bout de l’avenue, et qui la salua d’un “Oh !” prolongé qui ressemblait à un coup de trompette de brume.

— Et…

— Et le seul amour que j’ai jamais eu pour une femme a ainsi pris fin.

CHAPITRE III

Alors vous n’aviez jamais aimé avant de faire la connaissance de Teleny ?

— Jamais ; c’est la raison pour laquelle, pendant un certain temps, je n’ai pas tout à fait compris ce que je ressentais. En y réfléchissant, cependant, j’en suis venu à la conclusion que j’avais déjà ressenti le premier faible stimulus de l’amour longtemps auparavant, mais comme cela avait toujours été avec mon propre sexe, je n’avais pas conscience qu’il s’agissait d’amour.

— Était-ce pour un garçon de votre âge ?

— Non, toujours pour des hommes adultes, des spécimens virils musclés et vigoureux. Dès l’enfance, j’ai eu envie d’hommes du genre boxeur, avec des membres énormes, des muscles ondulants, des dents puissantes ; pour une force brutale en fait.

Mon premier coup de foudre fut pour un jeune Hercule, un boucher qui venait faire la cour à notre bonne, une jolie fille, autant que je m’en souvienne. C’était un homme robuste et athlétique, aux bras musclés, qui semblait pouvoir abattre un bœuf d’un coup de poing.

J’avais souvent l’habitude de m’asseoir et de l’observer à son insu, notant chaque expression de son visage pendant qu’il faisait l’amour, ressentant presque le désir qu’il ressentait lui-même.

Comme j’aurais aimé qu’il me parle au lieu de plaisanter avec ma stupide bonne. Je me sentais jaloux d’elle, bien que je l’aimasse beaucoup. Parfois, il me prenait et me caressait, mais c’était très rare ; un jour, cependant, alors que, apparemment excité, il avait essayé de l’embrasser sans y parvenir, il me prit et pressa avidement ses lèvres contre les miennes, m’embrassant comme s’il était assoiffé.

Bien que je ne fusse qu’un tout petit enfant, je pense que cet acte a dû provoquer une érection, car je me souviens que tous mon pouls battait la chamade. Je me souviens encore du plaisir que j’éprouvais lorsque, comme un chat, je pouvais me frotter contre ses jambes, me nicher entre ses cuisses, le renifler comme un chien, ou le caresser et le tapoter ; mais, hélas ! il m’écoutait rarement.

Mon plus grand plaisir, dans mon enfance, était de voir les hommes se baigner. J’avais du mal à m’empêcher de me précipiter vers eux ; j’aurais voulu les prendre dans mes bras et les embrasser partout. J’étais tout à fait hors de moi lorsque je voyais l’un d’entre eux nu.

Un phallus agit sur moi, comme je suppose qu’il le fait sur une femme très chaude ; ma bouche salivait à sa vue, surtout si c’était un phallus de bonne taille, gonflé de sang, avec un gland décalotté épais et charnu.

En outre, je n’ai jamais compris que j’aimais les hommes et non les femmes. Ce que je ressentais, c’était cette convulsion cérébrale qui enflamme les yeux d’un feu plein de folie, d’un plaisir bestial et avide, d’un désir sensuel et féroce. Je pensais que l’amour était un flirt tranquille de salon, quelque chose de doux, de sentimental et d’esthétique, tout à fait différent de cette passion pleine de rage et de haine qui brûlait en moi. En un mot, bien plus un sédatif qu’un aphrodisiaque.

— Alors je suppose que vous n’avez jamais eu de femme ?

— Oh, si ! plusieurs ; mais par hasard, plutôt que par choix. Néanmoins, pour un Français de mon âge, j’avais commencé ma vie assez tard. Ma mère, bien que considérée comme une personne très frivole, très portée sur le plaisir, avait pris plus de soin de mon éducation que ne l’auraient fait beaucoup de femmes sérieuses, timorées, tatillonnes, car elle avait toujours eu beaucoup de tact et d’observation. C’est pourquoi je n’ai jamais été en pension dans aucune école, car elle savait que ces lieux d’éducation ne sont, en règle générale, que des foyers de vice. Quel interne[trad 1] de l’un ou l’autre sexe n’a pas commencé sa vie par le tribadisme, l’onanisme ou la sodomie ?

Ma mère, en outre, craignait que je n’hérite du tempérament sensuel de mon père, et elle fit donc de son mieux pour me soustraire à toutes les tentations précoces ; en fait elle a vraiment réussi à me tenir à l’écart des sottises.

J’étais donc, à quinze et seize ans, bien plus innocent que n’importe lequel de mes camarades d’école, mais je parvenais à cacher mon ignorance totale en faisant semblant d’être plus libertin et blasé[trad 1].

Chaque fois qu’ils parlaient des femmes, et ils le faisaient tous les jours, je souriais d’un air entendu, de sorte qu’ils en vinrent rapidement à la conclusion que “il n’y a pire eau que l’eau qui dort[ws 12]”.

— Et vous ne saviez absolument rien ?

— Je savais seulement qu’il y avait quelque chose à mettre et à retirer.

À quinze ans, je me trouvais un jour dans notre jardin, flânant sans enthousiasme dans une petite prairie au bord de la route, à l’arrière de la maison.

Je marchais sur l’herbe moussue, douce comme un tapis de velours, de sorte qu’on n’entendait pas mes pas. Soudain, je m’arrêtai devant une vielle niche désaffectée qui me servait souvent de siège.

En arrivant, j’entendis une voix à l’intérieur. J’ai tendu l’oreille et écouté sans bouger. J’entendis alors la voix d’une jeune fille qui disait :

« Mets-le, puis retire-le, puis mets-le à nouveau, puis retire-le, et ainsi de suite pendant un certain temps. »

« Mais je ne peux pas le rentrer », fut la réponse.

« Maintenant, dit la première. J’ouvre largement mon trou avec mes deux mains. Enfonce-le, enfonce-le plus, beaucoup plus, autant que tu le peux. »

« Eh bien, mais enlève tes doigts. »

« Voilà, il est encore dehors, essaye de l’enfoncer. »

« Mais je ne peux pas. Ton trou est fermé, murmura la voix du garçon. »

« Pousse. »

« Mais pourquoi dois-je le mettre dedans ? »

« Eh bien, tu vois que ma sœur a un soldat pour bon ami ; et ils font toujours comme ça quand ils sont seuls ensemble. N’as-tu pas vu les coqs sauter sur les poules et leur donner des coups de bec ? Eh bien, ils font aussi cela, mais ma sœur et le soldat s’embrassent et s’embrassent encore, si bien qu’il leur faut beaucoup de temps pour le faire. »

« Et il le met et le retire toujours ? »

« Bien sûr, mais juste à la fin, ma sœur lui dit toujours de faire attention et de ne pas finir en elle, afin qu’il ne lui fasse pas d’enfant. Alors maintenant, si tu veux être mon bon ami, comme tu le dis, enfonce-le, avec les doigts, si tu ne peux pas faire autrement ; mais fais attention et ne finis pas en moi, parce que tu pourrais me faire un enfant. »

J’ai alors jeté un coup d’œil à l’intérieur et j’ai vu la plus jeune fille de notre jardinier, une fille de dix ou douze ans, étendue sur le dos, tandis qu’un petit vagabond d’environ sept ans s’étalait sur elle, faisant de son mieux pour mettre en pratique les instructions qu’il avait reçu.

Ce fut ma première leçon, et je n’avais qu’une faible idée de ce que font les hommes et les femmes lorsqu’ils sont amants.

— Et vous n’étiez pas curieux d’en savoir plus ?

— Oh, si ! J’aurais souvent cédé à la tentation, et j’aurais accompagné mes amis dans leur visite à certaines femmes, dont ils vantaient toujours les charmes d’une voix basse, nasillarde et capiteuse particulière, et avec un frisson inexplicable de tout le corps si je n’avais pas été retenu par la peur d’être moqué par eux et par les femmes elles-mêmes. Car j’aurais été aussi inexpérimenté que Daphnis lui-même pour ce qui est de savoir ce qu’il faut faire avec une femme, avant que Lycénion ne se soit glissé sous lui et ne l’ait ainsi initié aux mystères de l’amour ; et pourtant il ne faut guère plus d’initiation en la matière que pour que le nouveau-né prenne le sein.

— Mais quand avez-vous visité un bordel pour la première fois ?

— En quittant l’université, lorsque le laurier mystique et les baies eurent couronné nos fronts. Selon la tradition, nous devions prendre part à un dîner d’adieu et nous amuser ensemble, avant de nous séparer sur les différents chemins de la vie.

— Oui, je me souviens de ces joyeux soupers du Quartier Latin[trad 1].

— Quand le dîner fut terminé…

— Et tout le monde plus ou moins éméché…

— Précisément, il fut convenu que nous passerions la soirée à visiter quelques maisons de divertissement nocturne. Bien que je fusse moi-même assez gai et d’habitude prêt à toutes les plaisanteries, je me sentais encore un peu timide, et j’aurais volontiers donné le change à mes amis, plutôt que de m’exposer à leurs moqueries et à toutes les horreurs de la syphilis ; mais j’ai eu beau faire, il m’a été impossible de me débarrasser d’eux.

On me traitait de sournois, on s’imaginait que je voulais passer la soirée avec quelque maîtresse, une jolie grisette[trad 1], ou une cocotte[trad 1] à la mode, car le terme horizontale[trad 1] n’était pas encore à la mode. Un autre insinua que j’étais attaché au tablier de ma maman, que mon père ne m’avait pas permis de prendre la clé de la serrure. Un troisième dit que je voulais aller menarmi la rilla[ws 13], comme l’exprime crûment Aretino.

Voyant qu’il était impossible de s’échapper, je consentis de bonne grâce à les accompagner.

Un certain Biou, jeune d’âge, mais vieux dans le vice, qui, comme un vieux matou, avait déjà perdu à seize ans un œil dans une bataille d’amour (il y avait attrapé quelque virus syphilitique), se proposa de nous montrer la vie dans les parties méconnues du vrai Quartier Latin.

« D’abord », dit-il, « je vais vous emmener dans un endroit où nous allons passer un peu de temps et nous amuser ; cela nous mettra en train et de là nous irons dans une autre maison pour tirer avec nos pistolets, ou plutôt nos revolvers, car le mien a un barillet de sept coups. »

Son œil unique brillait de plaisir et son pantalon s’agitait de l’intérieur lorsqu’il disait cela. Nous avons tous accepté sa proposition, et j’étais particulièrement heureux de pouvoir rester d’abord un simple spectateur. Je me demandais cependant à quoi ressemblerait le spectacle.

Nous fîmes un trajet interminable à travers des rues étroites et tortueuses, des allées et des chemins de traverse, où des femmes peinturlurées apparaissaient dans des robes voyantes aux fenêtres crasseuses de certaines maisons misérables.

Comme il se faisait tard, toutes les boutiques étaient fermées, à l’exception de ceux qui vendaient du poisson frit, des moules et des pommes de terre. Ceux-ci dégageaient une odeur nauséabonde de saleté, de graisse et d’huile chaude, qui se mêlait à la puanteur des caniveaux et à celle des égouts au milieu des rues.

Dans l’obscurité des rues mal éclairées, plus d’un café chantant[trad 1] et d’une brasserie avaient allumés des becs de gaz rouges, et lorsque nous en les dépassant, nous sentîmes les bouffées d’air chaud et confiné empestant l’alcool, le tabac et la bière aigre.

Toutes ces rues étaient envahies par une foule bigarrée. Il y avait des hommes ivres aux visages hideux et renfrognés, des mégères en goguette et des enfants pâles, précocement flétris, en haillons déchirés, chantant des chansons obscènes.

Enfin, nous arrivâmes à une sorte de taudis, où les voitures s’arrêtèrent devant une maison basse, au fronton saillant, qui semblait avoir souffert de l’humidité. Elle avait un air fou et, comme elle était peinte en rouge jaunâtre, ses nombreuses excoriations lui donnaient l’air d’être atteinte d’une maladie de peau répugnante et galeuse. Ce lieu de villégiature infâme semblait prévenir le visiteur de la maladie qui couvait entre ses murs.

Nous entrâmes par une petite porte et empruntâmes un escalier en colimaçon, gras et glissant, éclairé par une lampe à gaz asthmatique et vacillante. Bien que je répugnait à poser la main sur la rampe, il était presque impossible de monter ces marches boueuses sans le faire.

Dès le premier pallier, nous fûmes accueillis par une vieille sorcière aux cheveux gris, au visage boursouflé et exsangue. Je ne sais vraiment pas ce qui la rendait si repoussante à mes yeux, peut-être était-ce ses yeux irrités et dépourvus de cils, son expression méchante ou son métier, mais le fait est que de toute ma vie je n’avais jamais vu une créature aussi repoussante. Sa bouche, avec ses gencives édentées et ses lèvres pendantes, ressemblait à la ventouse d’un poulpe, tant elle était fétide et visqueuse.

Elle nous accueillit avec beaucoup de basses politesses et de mots d’affection, et nous a conduisit dans une pièce basse et sordide, où une lampe à pétrole allumée répandait son éclat brut aux alentours.

Quelques rideaux froncés aux fenêtres, quelques vieux fauteuils et un long sopha abîmé et très taché complétaient le mobilier de cette pièce, qui dégageait une odeur mélangée de musc et d’oignon ; mais, comme j’étais alors doué d’une imagination assez forte, je décelais, ou je croyais déceler, une odeur d’acide phénique et d’iode ; cependant, l’odeur détestable du musc l’emportait sur toutes les autres.

Dans ce repaire, plusieurs, comment dois-je les appeler ? sirènes ? non, harpies ! étaient accroupies ou se prélassaient.

Bien que je m’efforçasse de prendre un air indifférent et blasé[trad 1], mon visage devait exprimer toute l’horreur que j’éprouvais. C’est donc là, me dis-je, une de ces délicieuses maisons de plaisir sur lesquelles j’ai entendu tant de récits élogieux ?

Ces Jézabels peintes, cadavériques ou boursouflées, sont les servantes de Paphos, les splendides adoratrices de Vénus, dont les charmes magiques font tressaillir les sens, les houris sur les seins desquelles on se pâme et on se ravit au paradis.

Mes amis, voyant mon ahurissement total, se mirent à rire de moi. Je me suis alors assis et j’essayai bêtement de sourire.

Trois de ces créatures s’approchèrent immédiatement de moi, l’une d’elles me passa les bras autour du cou, m’embrassa et voulut introduire sa langue dégoûtante dans ma bouche ; les autres commencèrent à me tripoter de la manière la plus indécente qui soit. Plus je résistais, plus elles semblaient vouloir faire de moi un Laocoon.

— Mais pourquoi vous choisirent-elles comme leur victime ?

— Je ne sais vraiment pas, mais ce doit être parce que j’avais l’air si innocemment effrayé, ou parce que mes amis riaient tous de mon visage horrifié.

L’une de ces pauvres femmes, une grande fille brune, une Italienne, je crois, était manifestement au tout dernier stade de la phtisie. Elle n’était plus qu’un squelette, et pourtant, sans le masque de craie et de rouge dont son visage était recouvert, on aurait pu discerner en elle les traces d’une ancienne beauté ; en la voyant maintenant, quiconque ne fût pas habitué à de tels spectacles ne pouvait qu’éprouver le sentiment de la plus profonde pitié.

La seconde était rousse, décharnée, grêlée, les yeux exorbités et repoussante.

La troisième : vieille, petite, trapue et obèse ; un sacré sac de graisse. Elle portait le nom de cantinière[trad 1].

La première était vêtue de vert gazon ou de prassino ; la rousse portait une robe qui avait dû être bleue autrefois ; la vieille garce était vêtue de jaune.

Toutes ces robes, cependant, étaient tachées et très usagées. En outre, un liquide visqueux qui avait laissé de grandes taches partout donnait l’impression que tous les escargots de Bourgogne avaient rampé dessus.

Je réussit à me débarrasser des deux plus jeunes, mais je n’eus pas autant de succès avec la cantinière[trad 1].

Ayant vu que ses charmes et toutes ses petites attentions n’avaient aucun effet sur moi, elle essaya d’éveiller mes sens endormis par des moyens plus désespérés.

Comme je l’ai déjà dit, j’étais assis sur le sopha bas ; elle se plaça alors devant moi et remonta sa robe jusqu’à la taille, montrant ainsi tous ses attraits jusqu’alors cachés. C’était la première fois que je voyais une femme nue, et celle-ci était vraiment détestable. Et pourtant, maintenant que j’y pense, sa beauté pourrait être comparée à celle de la Sulamite, car son cou était comme la tour de David, son nombril ressemblait à une timbale ronde, son ventre à un énorme tas de blé pourri. Sa toison, qui partait de la taille et descendait jusqu’aux genoux, n’était pas exactement comme un troupeau de chèvres, comme la chevelure de la fiancée de Salomon, mais, en quantité, elle était certainement comme celle d’une bonne peau de mouton noir.

Ses jambes, semblables à celles décrites dans le chant biblique, étaient deux colonnes massives, droites de haut en bas, sans aucun signe de mollet ou de cheville. Tout son corps, en fait, n’était qu’une masse volumineuse de graisse tremblotante. Si son odeur n’était pas tout à fait celle du Liban, elle était certainement celle du musc, du patchouli, du poisson pourri et de la transpiration ; mais au fur et à mesure que mon nez se rapprochait de la toison, l’odeur du poisson pourri prédominait.

Elle resta une minute devant moi, puis, s’approchant d’un pas ou deux, posa un pied sur le sopha et, ouvrant les jambes, elle prit ma tête entre ses mains grasses et moites.

« Viens mon chéri, fais minette à ton petit chat[trad 1]. »

Pendant qu’elle disait cela, j’ai vu la masse noire de ses poils se séparer ; deux énormes lèvres sombres sont d’abord apparues, puis se sont ouvertes, et à l’intérieur de ces lèvres saillantes, qui avaient la couleur et l’aspect de la viande de boucherie rassise, j’ai vu quelque chose qui ressemblait à l’extrémité d’un pénis de chien en érection, dardé vers mes lèvres.

Tous mes camarades de classe éclatèrent de rire. Je n’ai pas vraiment compris, car je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était une minette[trad 1], ni de ce que la vieille putain attendait de moi ; je ne voyais pas non plus qu’une chose aussi répugnante puisse être transformée en plaisanterie.

— Bien, Et comment s’est terminée cette joyeuse soirée ?

— Des boissons avaient été commandées, bière, spiritueux, et quelques bouteilles d’un mousseux, appelé[ws 14] champagne, qui n’était certainement pas le produit des vignes ensoleillées de France, mais dont les femmes s’abreuvaient copieusement.

Après cela, ne voulant pas que nous quittions la maison sans avoir été amusés d’une manière ou d’une autre, et pour tirer quelques francs[trad 1] de plus de nos poches, elles se proposèrent de nous montrer quelques tours qu’elles savaient faire entre elles.

C’était apparemment un spectacle rare, et celui pour lequel nous étions venus dans cette maison. Mes amis acquiescèrent à l’unanimité. Sur ce, la vieille boule de graisse se déshabilla complètement et secoua ses fesses dans une sorte de pauvre imitation de la danse orientale du ventre. La malheureuse phtisique suivit son exemple et fit glisser sa robe par une simple secousse du corps.

À la vue de cette énorme masse de lard flasque qui s’étalait de part et d’autre de la croupe, la putain maigre leva la main et donna à son amie une bonne claque sur les fesses, mais la main sembla s’y enfoncer comme dans une motte de beurre.

« Ah ! » dit la cantinière[trad 1] ; « c’est le petit jeu que tu aimes, n’est-ce pas ? »

Et elle répondit au coup par un coup plus fort sur le derrière de son amie.

La fille phtisique se mit alors à courir dans la pièce, et la cantinière[trad 1] la suivit dans l’attitude la plus provocante, chacune essayant de donner une claque à l’autre.

Lorsque la vieille prostituée passa devant Biou, il lui donna une grande claque avec sa paume ouverte, et peu après, la plupart des autres étudiants firent de même, manifestement très excités par ce petit jeu de flagellation, jusqu’à ce que les fesses des deux femmes soient d’un rouge cramoisi.

La cantinière[trad 1] ayant enfin réussi à saisir son amie, elle s’assit et la plaça sur ses genoux en disant : « Maintenant, mon amie, tu vas en avoir pour ton argent ».

Et joignant le geste à la parole, elle la rossa sévèrement, c’est-à-dire qu’elle la frappa aussi fort que ses petites mains potelées le lui permettaient.

La jeune femme ayant enfin réussi à se lever, les deux femmes commencèrent à s’embrasser et se caresser. Puis, cuisses contre cuisses et seins contre seins, elles restèrent un moment dans cette position ; après quoi, elles écartèrent les poils touffus qui couvraient le bas de ce qu’on appelle le mont de Vénus, et, ouvrant leurs épaisses lèvres brunes et bombées, elles mirent leurs clitoris en contact l’un avec l’autre, et ceux-ci, en se touchant, remuèrent avec délice ; puis, s’étreignant de leurs bras, les bouches toutes proches, respirant l’haleine fétide de l’autre, se suçant alternativement la langue l'une de l’autre, elles se mirent à se frotter puissamment l’une contre l’autre. Elles se tordirent, se tortillèrent et se secouèrent, se mettant dans toutes sortes de contorsions pendant un certain temps, maintenant elles étaient à peine capables de se tenir debout à cause de l’intensité de la jouissance qu’elles éprouvaient.

Enfin, la fille phtisique, serrant de ses mains le derrière de l’autre, et ouvrant ainsi les énormes fesses charnues, s’écria :

« Une feuille de rose[trad 1]. »

Bien sûr, je me suis demandé ce qu’elle voulait dire, et où elle pourrait trouver une feuille de rose, car il n’y avait pas une seule fleur dans la maison ; et puis je me suis dit, une fois qu’elle en aura eu une, que va-t-elle en faire ?

Je n’eus pas à m’étonner longtemps, car la cantinière[trad 1] fit à son amie ce qu’elle lui avait fait. Deux autres prostituées vinrent alors s’agenouiller devant les fesses qui leur étaient ainsi ouvertes, mirent leur langue dans les petits trous noirs des anus et commencèrent à les lécher, au grand plaisir des prostituées actives et passives, et de tous les spectateurs.

En outre, les femmes agenouillées, enfonçant leurs index entre les jambes des femmes debout et sur l’extrémité inférieure des lèvres, ont commencèrent à frotter vigoureusement.

La fille phtisique, ainsi masturbée, embrassée, frottée et léchée, commença à se tordre furieusement, à haleter, à sangloter et à crier de joie, de plaisir et presque de douleur, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse à moitié.

« Aïe, là, là, assez, aïe, c’est fait[trad 1] », suivi de cris, de hurlements, de monosyllabes, d’expressions de plaisir intense et d’insoutenable jouissance.

« Maintenant c’est mon tour », dit la cantinière[trad 1], et s’étendant sur le sopha bas, elle ouvrit largement ses jambes de façon à ce que ses deux épaisses lèvres sombres s’ouvrent largement et révèlent un clitoris qui, dans son érection, était d’une telle taille que, dans mon ignorance, j’en ai conclu que cette femme était hermaphrodite.

Son amie, l’autre gougnotte[trad 1], c’était la première fois que j’entendais cette expression, à peine remise, alla placer sa tête entre les jambes de la cantinière, lèvres contre lèvres, et sa langue sur le clitoris raide, rouge, humide et frétillant, elle aussi dans une position telle que ses propres parties intimes était à la portée de la bouche de l’autre putain.

Elles se tortillaient, bougeaient, se frottaient, se cognaient, et leurs cheveux ébouriffés se répandaient non seulement sur le sopha mais aussi sur le sol ; elles s’étreignaient, enfonçaient leurs doigts dans leurs trous du derrière, pressaient les tétons de leurs seins, et enfonçaient leurs ongles dans les parties charnues de leurs corps, car dans leur fureur érotique ils étaient comme deux Ménades sauvages, et n’étouffaient leurs cris que dans la fureur de leurs baisers.

Bien que leur désir sembla de plus en plus fort, il ne parvint pas à les vaincre, et la grosse et coriace vieille fille, dans son impatience de jouir, pressait maintenant la tête de son amante avec ses deux mains et de toutes ses forces, comme si elle essayait vraiment de tout faire entrer dans son vagin.

Le spectacle était vraiment répugnant et j’ai détourné la tête pour ne pas le voir, mais la vue qui s’offrait tout autour était encore plus répugnante.

Les putains avaient déboutonné tous les pantalons des jeunes hommes, certaines tripotaient leurs organes, caressaient leurs testicules ou léchaient leur derrière ; l’une d’elles était agenouillée devant un jeune étudiant et suçait avidement son phallus énorme et charnu, une autre fille était assise à califourchon sur les genoux d’un jeune homme, bondissant et redescendant comme si elle avait été dans un baby-jumper, faisant manifestement une course paphienne, et (peut-être qu’il n’y avait pas assez de prostituées, ou que c’était fait pour le plaisir de la chose) une femme était prise par deux hommes en même temps, l’un devant, l’autre derrière. Il y avait aussi d’autres dépravations, mais je n’ai pas eu le temps de tout voir.

En outre, de nombreux jeunes gens qui étaient déjà éméchés lorsqu’ils étaient arrivés ici, après avoir bu du champagne, de l’absinthe et de la bière, commencèrent à se sentir mal, à être malades, à avoir le hoquet et finalement à vomir.

Au milieu de cette scène nauséabonde, la putain phtisique entra dans une crise d’hystérie, pleurant et sanglotant à la fois, tandis que la grosse, qui était maintenant complètement excitée, ne lui permettait pas de relever la tête ; et ayant mis son nez à la place de la langue, elle se frottait contre elle de toutes ses forces, en criant :

« Lèche, lèche plus fort, ne retire pas ta langue maintenant que je suis sur le point de jouir ; là, je viens, lèche, suce-moi, mords-moi. »

Mais la pauvre malheureuse cadavérique, dans le paroxysme de son délire, avait réussi à faire glisser sa tête.

« Regarde donc quel con[trad 1] », dit Biou en montrant cette masse de chair frémissante au milieu des poils visqueux, noirs et couverts d’écume. Je vais mettre mon genou dedans et la frotter vigoureusement. Vous allez voir !

Il retira son pantalon et s’apprêtait à joindre le geste à la parole, lorsqu’une légère toux se fit entendre. Elle fut immédiatement suivie d’un cri perçant et, avant que nous ayons pu comprendre ce qui se passait, le corps de la vieille prostituée était baigné de sang. La malheureuse cadavérique, dans un accès de lubricité, s’était rompu un vaisseau sanguin, et elle était en train de mourir, mourir, morte !

« Ah ! la sale bougre[trad 1] ! » dit la femme au visage exsangue. « C’est fini avec la salope maintenant, et elle me doit… »

Je ne me souviens pas de la somme qu’elle a mentionnée. Pendant ce temps, la cantinière[trad 1] continuait à se tordre dans sa rage insensée et incontrôlable, se tordant et se déformant ; puis enfin, sentant le sang chaud couler dans son vagin et baigner ses parties enflammées, elle commença à haleter, à crier et à bondir de plaisir, car l’éjaculation se produisit enfin.

C’est ainsi que le râle d’agonie de l’une se mêla aux halètements et aux gargouillis de l’autre.

Dans cette confusion, je me suis éclipsé, guéri à jamais de la tentation de me rendre à nouveau dans une telle maison de divertissement nocturne.

CHAPITRE IV

Reprenons maintenant notre histoire.

— Quand avez-vous retrouvé Teleny ?

— Pas avant un certain temps. Le fait est que, même si je continuais à me sentir irrésistiblement attiré vers lui, comme attiré par une force impérieuse à laquelle je pouvais parfois à peine résister, je continuais à l’éviter.

Chaque fois qu’il jouait en public, j’allais toujours l’écouter, ou plutôt le regarder, et je ne vivais que pendant les courts moments où il était sur scène. Mes lunettes étaient alors rivées sur lui, mes yeux jubilaient devant sa silhouette céleste, si pleine de jeunesse, de vie et de virilité.

Le désir que je ressentais de presser ma bouche sur sa belle bouche et ses lèvres ouvertes était si intense qu’il faisait mouiller mon pénis.

Par moments, l’espace qui nous séparait semblait se réduire et s’amenuiser de telle sorte que j’avais l’impression de respirer son souffle chaud et parfumé, voire de sentir le contact de son corps contre le mien.

La sensation produite par la seule pensée que sa peau touchait la mienne excitait mes nerfs de telle manière que l’intensité de ce plaisir stérile produisait d’abord un engourdissement agréable sur tout mon corps, qui, se prolongeant, se transformait bientôt en une douleur sourde.

Il semblait toujours sentir ma présence au théâtre, car ses yeux me cherchaient invariablement jusqu’à percer la foule la plus dense pour me découvrir. Je savais cependant qu’il ne pouvait pas vraiment me voir dans le coin où j’étais installé, soit dans la fosse, soit dans la galerie, soit au fond d’une loge. Pourtant, où que j’aille, ses regards étaient toujours dirigés vers moi. Ah, ces yeux ! aussi insondables que l’eau trouble d’un puits. Aujourd’hui encore, alors que je me les remémore après tant d’années, mon cœur bat, et je sens ma tête s’étourdir en y pensant. Si vous aviez vu ces yeux, vous sauriez ce qu’est vraiment cette langueur brûlante dont parlent toujours les poètes.

J’étais fier à juste titre d’une chose. Depuis cette fameuse soirée du concert de charité, il jouait, si ce n’est d’une manière plus théoriquement correcte, avec bien plus de brio et plus de sentiment qu’il ne l’avait jamais fait auparavant.

Son cœur tout entier se déversait alors dans ces voluptueuses mélodies hongroises, et tous ceux dont le sang n’était pas glacé par la jalousie et l’âge étaient envoûtés par cette musique.

Son nom commença donc à attirer un large public et, bien que les critiques musicaux fussent divisés dans leurs opinions, les journaux publiaient toujours de longs articles à son sujet.

— Et, étant tellement amoureux de lui, vous avez eu la force de souffrir et de résister à la tentation de le voir.

— J’étais jeune et inexpérimenté, donc moral ; car qu’est-ce que la morale, sinon des préjugés ?

— Préjugés ?

— Bien, la nature est-elle morale ? Le chien qui sent et lèche avec un plaisir évident la première chienne qu’il rencontre se préoccupe-t-il de la moralité dans son cerveau simple ? Le caniche qui s’efforce de sodomiser la petite chatte qui traverse la rue se soucie-t-il de ce qu’une Mme Grundy[ws 15] canine dira de lui ?

Non, contrairement aux caniches ou aux jeunes Arabes, on m’avait inculqué toutes sortes d’idées fausses, alors quand je compris quels étaient mes sentiments naturels pour Teleny, j’étais stupéfait, horrifié ; et rempli de consternation, j’ai résolu de les étouffer.

En effet, si j’avais mieux connu la nature humaine, j’aurais quitté la France, je serais parti aux antipodes, j’aurais mis l’Himalaya comme barrière entre nous.

— Seulement pour céder à vos goûts naturels avec quelqu’un d’autre, ou avec lui, si vous vous rencontriez de manière inattendue après de nombreuses années.

— Vous avez tout à fait raison ; les physiologistes nous disent que le corps de l’homme change au bout de sept ans ; mais les passions d’un homme restent toujours les mêmes ; bien qu’elles couvent à l’état latent, elles sont tout de même dans son sein ; sa nature n’est certainement pas meilleure parce qu’il ne les a pas laissées s’exprimer. Il ne fait que se moquer de lui-même et tromper tout le monde en prétendant être ce qu’il n’est pas ; je sais que je suis né sodomite, la faute en est à ma constitution et non à moi.

J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur l’amour d’un homme pour un autre, ce crime odieux contre la nature qui nous fut enseigné non seulement par les dieux eux-mêmes, mais aussi par tous les grands hommes des temps anciens, puisque Minos lui-même semble avoir sodomisé Thésée.

J’y voyais bien sûr une monstruosité, un péché, comme le dit Origène, bien pire que l’idolâtrie. Et pourtant, je devais admettre que le monde, même après la destruction des villes de la plaine, se portait assez bien malgré cette aberration, car les filles de Paphos, à la grande époque de Rome, étaient trop souvent délaissées pour de jolis petits garçons.

Il était temps que le christianisme vienne balayer tous les vices monstrueux de ce monde avec son balai tout neuf. Plus tard, le catholicisme a brûlé, en effigie, les hommes qui avaient semé dans un champ stérile.

Les papes ont eu leurs catamites, les rois ont eu leurs mignons[trad 1], et si l’on pardonne à toute la foule des prêtres, des moines, des frères et des profès, il faut reconnaître qu’ils n’ont pas toujours commis la bougrerie, ni jeté leur semence sur un sol rocailleux, bien que la religion n’ait pas voulu que leurs instruments soient des outils de fabrication d’enfants.

Quant aux Templiers, s’ils ont été brûlés, ce n’est certainement pas à cause de leur pédérastie, car elle fut négligée assez longtemps.

Ce qui m’amusa, en revanche, c’est de voir que chaque auteur accusait tous ses voisins de se livrer à cette abomination ; seul son propre peuple était exempt de ce vice choquant.

Les Juifs accusaient les Gentils, et les Gentils les Juifs, et comme la syphilis, toutes les brebis galeuses qui avaient ce goût pervers l’avaient toujours importé de l’étranger. J’ai également lu dans un livre de médecine moderne comment le pénis d’un sodomite devient mince et pointu comme celui d’un chien, et comment la bouche humaine se déforme lorsqu’elle est utilisée à des fins infâmes, et j’ai frémi d’horreur et de dégoût. La seule vue de ce livre m’a fait pâlir !

Il est vrai que depuis, l’expérience m’a donné une toute autre leçon, car je dois avouer que j’ai connu des dizaines de prostituées, et bien d’autres femmes encore, qui n’ont pas utilisé leur bouche seulement pour prier et pour baiser la main de leur confesseur, et pourtant je n’ai jamais perçu que leur bouche était tordue, et vous ?

Quant à mon pénis, ou le vôtre, sa tête volumineuse… mais vous rougissez du compliment, alors laissons tomber ce sujet.

À cette époque, je me torturais l’esprit, craignant d’avoir commis cet odieux péché moralement, sinon matériellement.

La religion mosaïque, rendue plus stricte par la loi talmudique, a inventé une cape à utiliser dans l’acte de copulation. Il enveloppe tout le corps du mari, ne laissant au milieu de la robe qu’un minuscule trou, comme celui d’un pantalon de petit garçon, pour faire passer le pénis et lui permettre ainsi de répandre son sperme dans les ovaires de sa femme, la fécondant ainsi, mais empêchant autant que possible tout plaisir charnel. Ah, oui ! mais il y a longtemps que les gens ont pris congé de la cape, et qu’ils ont détourné l’affaire en coiffant leur faucon d’une « capote Anglaise[ws 16] ».

Oui, mais ne sommes-nous pas nés avec une cape de plomb, à savoir cette religion mosaïque qui est la nôtre, améliorée par les préceptes mystiques du Christ et rendue impossiblement parfaite par l’hypocrisie protestante ; car si un homme commet l’adultère avec une femme chaque fois qu’il la regarde, n’ai-je pas commis la sodomie avec Teleny chaque fois que je l’ai vu ou même que j’ai pensé à lui ?

Il y eut cependant des moments où, la nature étant plus forte que les préjugés, j’aurais volontiers abandonné mon âme à la perdition, voire mon corps pour souffrir dans le feu éternel de l’enfer, si, entre-temps, j’avais pu fuir quelque part aux confins de cette terre, sur quelque île solitaire, où, dans une nudité parfaite, j’aurais pu vivre quelques années dans le péché mortel avec lui, en me délectant de sa beauté fascinante.

Je résolus néanmoins de me tenir à l’écart de lui, d’être sa force motrice, son esprit directeur, de faire de lui un grand artiste, un artiste célèbre. Quant au feu de l’obscénité qui brûlait en moi, si je ne pouvais pas l’éteindre, je pouvais au moins le maîtriser.

J’ai souffert. Mes pensées, nuit et jour, étaient tournées vers lui. Mon cerveau était toujours en ébullition, mon sang était surchauffé, mon corps tremblait d’excitation. Je lisais tous les jours les journaux pour voir ce qu’ils disaient de lui ; et chaque fois que je voyais son nom, le journal tremblait dans mes mains. Si ma mère ou quelqu’un d’autre mentionnait son nom, je rougissais et devenais pâle.

Je me souviens du choc de plaisir, non dénué de jalousie, que j’ai ressenti lorsque j’ai vu pour la première fois son portrait dans une vitrine, parmi ceux d’autres célébrités. Je suis allé l’acheter immédiatement, non seulement pour le chérir et le contempler, mais aussi pour éviter que d’autres personnes ne le regardent.

— Quoi ! vous étiez si jaloux ?

— C’est idiot. Invisible et à distance, j’avais l’habitude de le suivre dans ses déplacements, après chaque concert qu’il donnait.

D’habitude, il était seul. Une fois, cependant, je l’ai vu entrer dans un cab qui attendait à la porte arrière du théâtre. Il m’avait semblé que quelqu’un d’autre se trouvait à l’intérieur du véhicule, une femme, si je ne m’étais pas trompé. J’ai hélé un autre cab et je les ai suivis. Leur voiture s’arrêta devant la maison de Teleny. J’ai immédiatement demandé à mon Jehu de faire de même.

J’ai vu Teleny descendre. Ce faisant, il a tendu la main à une dame lourdement voilée, qui est sortie du fiacre en trébuchant et s’est engouffrée dans l’embrasure de la porte. Le cab est ensuite parti.

J’ai demandé à mon chauffeur d’attendre là toute la nuit. À l’aube, le fiacre de la veille arriva et s’arrêta. Mon chauffeur leva les yeux. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau. La dame sortit précipitamment et son amant la fit monter dans sa voiture. Je la suivis et m’arrêtai là où elle était descendue.

Quelques jours plus tard, j’ai su qui elle était.

— Et qui était-elle ?

— Une dame à la réputation irréprochable avec laquelle Teleny avait joué quelques duos.

Dans le cab, cette nuit-là, mon esprit était si intensément fixé sur Teleny que mon moi intérieur semblait se séparer de mon corps et suivre comme son ombre l’homme que j’aimais. Je me suis inconsciemment jeté dans une sorte de transe et j’ai eu une hallucination des plus vives qui, aussi étrange que cela puisse paraître, coïncidait avec tout ce que mon ami faisait et ressentait.

Par exemple, dès que la porte s’est refermée derrière eux, la dame saisit Teleny dans ses bras et l’embrassa longuement. Leur entrée aurait duré quelques secondes de plus si Teleny n’avait pas perdu son souffle.

Vous souriez ; oui, je suppose que vous savez vous-même que l’on perd facilement son souffle en s’embrassant, lorsque les lèvres ne ressentent pas cette volupté enivrante et bienheureuse dans toute son intensité. Elle aurait voulu lui donner un autre baiser, mais Teleny lui murmura : « Montons dans ma chambre ; nous y serons bien plus en sécurité qu’ici. »

Bientôt ils furent dans son appartement.

Elle regarda timidement autour d’elle, et se voyant dans la chambre de ce jeune homme, seule avec lui, elle rougit et sembla tout à fait honteuse d’elle-même.

« Oh ! René, dit-elle, que dois-tu penser de moi ? »

« Que tu m’aimes tendrement », répondit-il, « n’est-ce pas ? »

« Oui, en effet ; pas sagement, mais trop bien. »

Après quoi, elle retira sa jaquette, se précipita alors sur son amant et le serra dans ses bras, l’abreuvant de ses baisers ardents sur la tête, les yeux, les joues, puis sur la bouche. Cette bouche que je désirais tant embrasser !

Les lèvres serrées l’une contre l’autre, elle resta quelque temps à respirer son haleine et, presque effrayée par son audace, elle toucha ses lèvres avec le bout de sa langue. Puis, prenant courage, elle la glissa peu après dans sa bouche, et après un certain temps, elle l’enfonça et la retira, comme si elle voulait l’inciter à imiter l’acte de la nature avec elle ; elle était tellement convulsée de désir par ce baiser qu’elle dut se retenir à lui pour ne pas tomber, car le sang lui montait à la tête, et ses genoux se dérobaient presque sous elle. Enfin, prenant sa main droite, après l’avoir serrée un instant avec hésitation, elle la plaça entre ses seins, lui donnant son téton à pincer, et pendant qu’il le faisait, le plaisir qu’elle ressentait était si grand qu’elle se pâmait de joie.

« Oh, Teleny ! » dit-elle ; « Je ne peux pas ! Je ne peux plus. »

Et elle se frotta contre lui aussi fort qu’elle le pouvait, faisant saillir son entre-jambes contre le sien.

— Et Teleny ?

— Eh bien, tout jaloux que j’étais, je ne pouvais m’empêcher de penser que ses manières étaient très différentes de l’enthousiasme avec lequel il s’était accroché à moi ce soir-là, lorsqu’il avait retiré le bouquet d’héliotrope de sa boutonnière et l’avait mis dans la mienne.

Il acceptait ses caresses plutôt qu’il ne les rendait. En tout cas, elle semblait contente, car elle le trouvait timide.

Elle était maintenant accrochée à lui. L’un de ses bras était passé autour de sa taille, l’autre autour de son cou. Ses doigts délicats et effilés, ornés de bijoux, jouaient avec ses cheveux bouclés et lui caressaient le cou.

Il lui pressait les seins et, comme je l’ai déjà dit, lui tripotait légèrement les tétons.

Elle le regarda dans les yeux, puis soupira.

« Tu ne m’aimes pas », dit-elle enfin. « Je le vois dans tes yeux. Tu ne pense pas à moi, mais à quelqu’un d’autre. »

Et c’était vrai. À ce moment-là, il pensait à moi, avec tendresse, avec désir ; et puis, ce faisant, il devint plus excité, et il l’attrapa dans ses bras, l’étreignit et l’embrassa avec beaucoup plus d’empressement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, oui, il commença à sucer sa langue comme si c’était la mienne, et puis il commença à enfoncer la sienne dans sa bouche.

Après quelques instants de ravissement, elle s’arrêta cette fois pour reprendre son souffle.

« Oui, j’ai tort. Tu m’aimes. Je le vois maintenant. Tu ne me méprise pas parce que je suis ici, n’est-ce pas ? »

« Ah ! si tu pouvais seulement lire dans mon cœur, et voir combien je t’aimes follement, ma chérie ! »

Et elle le regarda avec des yeux passionnés.

« Tu me trouves quand même légère, n’est-ce pas ? Je suis une femme adultère ! »

Elle tressaillit et se cacha le visage dans ses mains.

Il la regarda un instant avec pitié, puis il lui retira doucement les mains et l’embrassa.

« Tu ne sais pas combien j’ai essayé de te résister, mais je n’ai pas pu. Je suis en feu. Mon sang n’est plus du sang, mais un philtre d’amour brûlant. Je ne peux pas m’en empêcher, dit-elle en levant la tête d’un air de défi comme si elle faisait face au monde entier, me voici, faites de moi ce que vous voulez, dis-moi seulement que tu m’aimes, que tu n’aimes pas d’autre femme que moi, jure-le. »

« Je le jure », dit-il, langoureusement, « que je n’aime aucune autre femme. »

Elle ne comprit pas le sens de ses paroles.

« Mais dis-le-moi encore, dis-le souvent, c’est si doux de l’entendre répété des lèvres de ceux que nous aimons, dit-elle avec un empressement passionné. »

« Je t’assure que je n’ai jamais eu autant de désir pour une femme que pour toi. »

« Désir ? » dit-elle, déçue.

« Amour, je veux dire. »

« Et tu peux le jurer ? »

« Sur la croix si tu veux », ajouta-t-il en souriant.

« Et tu ne penses pas du mal de moi parce que je suis ici ? Eh bien, tu es le seul pour qui j’ai jamais été infidèle à mon mari, même si Dieu sait s’il m’est fidèle. Mais mon amour n’expie pas mon péché, n’est-ce pas ? »

Teleny ne lui répondit pas à l’instant, il la regarda avec des yeux rêveurs, puis frémit comme s’il se réveillait d’une transe.

« Le péché », dit-il, « est la seule chose qui vaille la peine d’être vécue. »

Elle le regarda d’un air étonné, puis elle l’embrassa encore et encore et répondit : « Eh bien, oui, tu as peut-être raison ; c’est ainsi, le fruit de l’arbre défendu était agréable à la vue, au goût et à l’odorat. »

Ils s’assirent sur un sopha. Lorsqu’ils furent à nouveau enlacés, il glissa timidement et presque malgré lui sa main sous ses jupes.

Elle saisit sa main et l’arrêta.

« Non, René, je t’en supplie ! Ne pourrions-nous pas nous aimer d’un amour platonique ? Cela ne suffit-il pas ? »

« Cela te suffit-il ? » dit-il, presque condescendant.

Elle pressa de nouveau ses lèvres sur les siennes et faillit relâcher son emprise. La main remonta furtivement le long de la jambe, s’arrêta un instant sur les genoux, les caressant ; mais les jambes serrées l’une contre l’autre l’empêchèrent de se glisser entre elles et d’atteindre ainsi l’étage supérieur. Elle remonta néanmoins lentement, caressant les cuisses à travers les sous-vêtements de linon fin, et c’est ainsi que, par une marche dérobée, elle atteignit son but. La main se glissa alors dans l’ouverture du pantalon[ws 17] et commença à sentir la peau douce. Elle essaya de l’arrêter.

« Non, non ! » dit-elle ; « s’il te plaît, ne le fais pas ; tu me chatouilles. »

Il prit alors son courage à deux mains et plongea audacieusement ses doigts dans les fines mèches bouclées de la toison qui recouvrait tout son entrejambe.

Elle continuait de tenir ses cuisses serrées l’une contre l’autre, surtout lorsque les doigts coquins commencèrent à effleurer le bord des lèvres humides. À ce contact, cependant, sa force céda ; ses nerfs se détendirent et permirent au bout d’un doigt de se faufiler à l’intérieur de la fente, oui, le minuscule bouton sortit pour l’accueillir.

Au bout de quelques instants, elle respira plus fort. Elle entoura sa poitrine de ses bras, l’embrassa, puis cacha sa tête sur son épaule.

« Oh, quel ravissement je ressens ! » s’écria-telle. « Quel fluide magnétique vous possédez pour me faire ressentir ce que je ressens ! »

Il ne lui donna pas de réponse, mais, déboutonnant son pantalon, il saisit sa petite main délicate. Il s’efforça de l’introduire dans la fente. Elle essaya de résister, mais faiblement, et comme si elle demandait à céder. Elle céda bientôt et saisit hardiment son phallus, maintenant raide et dur, qui se mouvait furieusement par sa propre force intérieure.

Après quelques instants d’agréable manipulation, leurs lèvres pressées l’une contre l’autre, légèrement, et presque à son insu, il la plaqua sur le sopha, lui souleva les jambes, releva ses jupes sans retirer un instant sa langue de sa bouche ni cesser de chatouiller son clitoris frémissant et déjà mouillé de ses propres larmes. Puis, s’appuyant sur ses coudes, il passa ses jambes entre les cuisses de la jeune femme. Le frémissement des lèvres, qu’il n’avait pas besoin d’ouvrir en la pressant, montrait bien que l’excitation augmentait, car elles s’écartaient d’elles-mêmes pour donner entrée au petit Dieu aveugle de l’Amour.

D’une poussée, il s’introduisit dans l’enceinte du temple de l’Amour ; d’une autre, la verge était à mi-chemin ; d’une troisième, il atteignit le fond même de l’antre du plaisir ; car, bien qu’elle ne fût plus dans les premiers jours de la première jeunesse, elle avait encore à peine atteint la fleur de l’âge, et sa chair n’était pas seulement ferme, mais elle était si serrée qu’il était presque comprimé et aspiré par ces lèvres pulpeuses. Alors, après quelques mouvements de haut en bas, s’enfonçant toujours plus loin, il l’écrasa de tout son poids, car ses deux mains étaient soit en train de manipuler ses seins, soit, les ayant glissées sous elle, il lui ouvrait les fesses ; puis, la soulevant fermement sur lui, il enfonça un doigt dans le trou de son derrière, la coinçant ainsi des deux côtés, lui faisant ressentir un plaisir plus intense en la sodomisant de la sorte.

Après quelques secondes de ce petit jeu, il commença à respirer fortement, à haleter. Le liquide laiteux qui s’était accumulé pendant des jours se précipitait maintenant en jets épais, remontant jusqu’à l’utérus de la jeune femme. Elle, ainsi inondée, manifestait sa jouissance hystérique par ses cris, ses larmes, ses soupirs. Enfin, toute force l’abandonna, bras et jambes se raidirent, elle tomba sans vie sur le sopha, tandis qu’il restait étendu sur elle au risque de donner au comte, son mari, un héritier de sang gitan.

Il reprit rapidement ses forces et se leva. Elle reprit alors ses esprits, mais seulement pour fondre en larmes.

Une coupe de champagne les ramena cependant tous deux à une vision moins sombre de la vie. Quelques sandwichs à la perdrix, quelques boulettes de homard, une salade de caviar, quelques verres de champagne supplémentaires, ainsi que de nombreux marrons glacés[trad 1] et un punch à base de marasquin, de jus d’ananas et de whisky, bu dans le même gobelet, eurent bientôt fini par dissiper leur morosité.

« Pourquoi ne pas nous mettre à l’aise, ma chérie ? » dit-il. « Je vais te donner l’exemple, n’est-ce pas ? »

« Par tous les moyens ».

Teleny enleva sa cravate blanche, cet appendice rigide et inconfortable inventé par la mode uniquement pour torturer l’humanité, enleva un col de chemise, puis son manteau et son gilet, et il ne resta plus qu’en chemise et en pantalon.

« Maintenant, ma chérie, permets-moi d’être ton serviteur. »

La belle refusa d’abord, mais céda après quelques baisers et, peu à peu, il ne resta plus de ses vêtements qu’une chemise de crêpe de Chine[trad 1] presque transparente, des bas de soie bleu acier foncé et des pantoufles de satin.

Teleny couvrit de baisers son cou et ses bras nus, appuya ses joues sur les poils noirs et épais de ses aisselles et la chatouilla. Ce petit émoi se répercuta sur tout son corps et la fente entre ses jambes s’ouvrit à nouveau de telle sorte que le petit clitoris délicat, semblable à une baie d’aubépine rouge, sortit comme pour voir ce qui se passait. Il la tint un instant écrasée contre sa poitrine, et son merle[trad 1], comme l’appellent les Italiens, sortant de sa cage, il l’introduisit dans l’ouverture prête à le recevoir.

Elle se frotta voluptueusement contre lui, mais il dut la retenir, car ses jambes étaient sur le point de céder, tant le plaisir qu’elle éprouvait était grand. Il l’étendit donc sur le tapis de panthère à ses pieds, sans se détacher d’elle.

Toute timidité était maintenant vaincue. Il retira ses vêtements et s’enfonça de toutes ses forces en elle. Pour recevoir son instrument au plus profond de son fourreau, elle le serra avec ses jambes de telle sorte qu’il ne pouvait presque pas bouger. Il ne put donc que se frotter contre elle, mais ce fut plus que suffisant, car après quelques violentes secousses de leurs fesses, jambes pressées et seins écrasés, le liquide brûlant qu’il injecta dans son corps lui donna une jouissance spasmodique, et elle tomba sans connaissance sur la peau de panthère tandis qu’il roulait, immobile, à ses côtés.

Jusqu’alors, je sentais que mon image avait toujours été présente devant ses yeux, bien qu’il jouît de cette belle femme, si belle, car elle n’avait pas encore atteint l’épanouissement d’une femme mûre ; mais maintenant, le plaisir qu’elle lui avait donné l’avait fait tout à fait m’oublier. Je le haïssais donc. Pendant un instant, j’ai eu envie d’être une bête sauvage, d’enfoncer mes ongles dans sa chair, de le torturer comme un chat le fait avec une souris, et de le mettre en pièces.

Quel droit avait-il d’aimer quelqu’un d’autre que moi ? Ai-je aimé un seul être au monde comme je l’ai aimé ? Pouvais-je éprouver du plaisir avec quelqu’un d’autre ?

Non, mon amour n’était pas une sentimentalité larmoyante, c’était la passion folle qui domine le corps et brise le cerveau !

S’il pouvait aimer les femmes, pourquoi m’a-t-il alors fait l’amour, m’obligeant à l’aimer, faisant de moi un être méprisable à mes propres yeux ?

Au paroxysme de mon excitation, je me tordais, je me mordais les lèvres jusqu’au sang, je m’enfonçais les ongles dans la chair, je criais de jalousie et de honte. Il s’en est fallu de peu pour que je saute du fiacre et que j’aille sonner à la porte de sa maison.

Cet état de choses dura quelques instants, puis je commençai à me demander ce qu’il faisait, et la crise d’hallucination me reprit. Je le vis s’éveiller du sommeil dans lequel il était tombé sous l’effet de la jouissance.

Quand il se réveilla, il la regarda. Maintenant, je pouvais la voir clairement, car je crois qu’elle ne m’était visible qu’à travers son médium.

— Mais vous vous êtes endormi et vous avez rêvé de tout cela pendant que vous étiez dans le cab, n’est-ce pas ? »

— Oh, non ! Tout s’est passé comme je vous le dis. Je lui ai raconté toute ma vision quelque temps après, et il a reconnu que tout s’était passé exactement comme je l’avais vu.

— Mais comment est-ce possible ?

— Il y a eu, comme je vous l’ai déjà dit, une forte transmission de pensées entre nous. Ce n’est pas du tout une coïncidence remarquable. Vous souriez et vous avez l’air incrédule ; eh bien, suivez les activités de la Psychical Society, et cette vision ne vous étonnera certainement plus.

— Eh bien, peu importe, continuez.

— Lorsque Teleny se réveilla, il regarda sa maîtresse allongée sur la peau de panthère à ses côtés.

Elle dormait aussi profondément que n’importe qui après un banquet, enivré par des boissons fortes, ou comme un bébé qui, après avoir tété à satiété, s’étire goulûment à côté du sein de sa mère. C’était le lourd sommeil de la vie de luxure, et non le calme placide de la mort froide. Le sang, comme la sève d’un jeune arbre au printemps, montait à ses lèvres entrouvertes et boudeuses, par lesquelles s’échappait, à intervalles cadencés, un souffle chaud et parfumé, émettant ce léger murmure que l’enfant entend lorsqu’il écoute dans un coquillage, le son de la vie qui sommeille.

Les seins, comme gonflés de lait, se dressaient, et les tétons dressés semblaient réclamer les caresses dont elle était si friande ; sur tout son corps, on sentait un frisson de désir insatiable.

Ses cuisses étaient nues, et l’épaisse toison frisée qui couvrait sa motte, noire comme le jais, était parsemée de gouttes nacrées d’une rosée laiteuse.

Un tel spectacle aurait éveillé un désir avide et irrépressible chez Joseph lui-même, le seul Israélite chaste dont nous ayons jamais entendu parler ; et pourtant Teleny, appuyé sur son coude, la contemplait avec toute la répugnance que l’on éprouve à regarder une table de cuisine couverte des abats de viande, des restes hachés, de la lie des vins qui ont alimenté le banquet qui vient de nous rassasier.

Il la regardait avec le mépris qu’un homme a pour la femme qui vient d’administrer son plaisir, et qui s’est dégradée et l’a dégradé. D’ailleurs, comme il se sentait injuste envers elle, c’est elle qu’il haïssait, et non lui-même.

Je sentis à nouveau qu’il ne l’aimait pas, mais qu’il m’aimait, bien qu’elle l’ait amené à m’oublier pendant quelques instants.

Elle sembla sentir ses regards froids sur elle, car elle frissonna et, pensant qu’elle dormait dans son lit, elle essaya de se couvrir ; et sa main, cherchant le drap, remonta sa chemise, se découvrant ainsi davantage. Elle se réveilla en faisant cela et surprit les regards de reproche de Teleny.

Elle regarda autour d’elle, effrayée. Elle essaya de se couvrir autant qu’elle le pouvait, puis, passant l’un de ses bras autour du cou du jeune homme…

« Ne me regarde pas comme ça », dit-elle. « Est-ce que je suis si détestable pour toi ? Oh ! Je le vois. Tu me méprises. Et ses yeux se remplirent de larmes. Tu as raison. Pourquoi ai-je cédé ? Pourquoi n’ai-je pas résisté à l’amour qui me torturait ? Hélas ! ce n’est pas toi, mais moi qui t’ai cherché, qui t’ai fait l’amour ; et maintenant tu n’éprouves pour moi que du dégoût. Dis-moi, est-ce ainsi ? Tu aimes une autre femme ! Non ! dis-moi que non ! »

« Non, ce n’est pas le cas », dit Teleny, sérieusement.

« Oui, mais jure-le. »

« J’ai déjà juré, ou du moins proposé de le faire ? À quoi bon jurer, si tu ne me crois pas ? »

Bien que tout désir ait disparu, Teleny éprouvait une pitié sincère pour cette belle jeune femme qui, folle d’amour pour lui, avait mis en péril toute son existence pour se jeter dans ses bras.

Qui est l’homme qui n’est pas flatté par l’amour qu’il inspire à une jeune femme bien née, riche et belle, qui oublie ses vœux de mariage pour jouir de quelques instants de bonheur dans ses bras ? Mais alors, pourquoi les femmes aiment-elles généralement des hommes qui se soucient souvent si peu d’elles ?

Teleny fit de son mieux pour la réconforter, pour lui répéter encore et encore qu’il ne se souciait d’aucune femme, pour l’assurer qu’il lui serait éternellement fidèle pour son sacrifice ; mais la pitié n’est pas l’amour, ni l’affection l’ardeur du désir.

La nature était plus que satisfaite ; sa beauté avait perdu tout son attrait ; ils s’embrassèrent encore et encore ; il passa langoureusement ses mains sur tout son corps, de la nuque jusqu’au renfoncement profond entre ces collines rondes, qui semblaient couvertes de neige fraîche, lui procurant ainsi une sensation des plus délicieuses ; il caressa ses seins, suça et mordit les petits tétons saillants, tandis que ses doigts s’enfonçaient loin dans la chair chaude cachée sous cette masse de poils noir de jais. Elle rayonnait, elle respirait, elle frissonnait de plaisir, mais Teleny, bien qu’exécutant son travail avec maestria, restait froid à ses côtés.

« Non, je vois que tu ne m’aimes pas, car il n’est pas possible que toi, un jeune homme… »

Elle ne termina pas. Teleny sentit l’aiguillon de ses reproches, mais restait passif, car son phallus ne se raidissait pas sous les sarcasmes.

Elle prit l’objet sans vie dans ses doigts délicats. Elle le frotta et manipula. Elle le fit même rouler entre ses deux mains douces. Il resta comme un morceau de pâte. Elle soupira aussi piteusement que la maîtresse d’Ovide avait dû le faire en pareille occasion. Elle fit comme cette femme quelques centaines d’années auparavant. Elle se pencha, saisit le bout de ce morceau de chair inerte entre ses lèvres, des lèvres pulpeuses qui ressemblaient à un minuscule abricot, si rondes, si pleines de sève et si pulpeuses. Bientôt, il fut tout entier dans sa bouche. Elle le suça avec autant de plaisir qu’un bébé affamé prenant le sein de sa nourrice. Au fur et à mesure qu’il entrait et sortait, elle chatouillait le prépuce avec sa langue experte, touchait les petites lèvres[ws 18] de son palais.

Le phallus, bien qu’un peu plus dur, restait toujours mou et sans force.

Vous savez que nos ancêtres ignorants croyaient en la pratique appelée « nouer les aiguillettes[trad 1] », c’est-à-dire rendre le mâle incapable d’accomplir l’agréable travail auquel la nature l’a destiné. Nous, la génération éclairée, nous sommes débarrassés de ces superstitions grossières, et pourtant nos ancêtres ignorants avaient parfois raison.

— Quoi ! vous ne voulez pas dire que vous croyez à ce genre de pitreries ?

— Il s’agit peut-être d’une pitrerie, comme vous le dites, mais c’est tout de même un fait. Hypnotisez une personne, et vous verrez si vous pouvez la contrôler ou non.

— Pourtant, vous n’aviez pas hypnotisé Teleny ?

— Non, mais nos natures semblaient liées l’une à l’autre par une affinité secrète.

À ce moment-là, j’ai ressenti une honte secrète pour Teleny. Incapable de comprendre le fonctionnement de son cerveau, elle semblait le considérer comme un jeune coq qui, après avoir chanté bruyamment une ou deux fois à l’aube, s’est tellement tendu le cou qu’il ne peut plus en sortir que des sons rauques, faibles et gargouillants.

En outre, j’avais presque pitié de cette femme et je me disais que si j’avais été à sa place, j'aurais été très déçu. Et je soupirais, répétant presque distinctement : « Si j’étais à sa place. »

L’image qui s’était formée dans mon esprit avec tant de vivacité se répercuta aussitôt dans le cerveau de René ; et il pensa, si à la place de la bouche de cette dame, ces lèvres étaient les miennes[ws 19] ; et aussitôt son phallus se raidit et s’éveilla à la vie ; les glandes se gonflèrent de sang ; non seulement il y eut érection, mais il faillit éjaculer. La comtesse, car c’était une comtesse, fut elle-même surprise de ce changement soudain, et s’arrêta, car elle avait maintenant obtenu ce qu’elle voulait ; et elle savait que, « Dépasser le but, c’est manquer la chose[trad 1] ».

Teleny, cependant, commença à craindre que s’il avait le visage de sa maîtresse devant les yeux, mon image ne disparaisse entièrement et que, aussi belle soit-elle, il ne puisse jamais accomplir son travail jusqu’au bout. Il commença donc par la couvrir de baisers, puis la retourna habilement sur le ventre[ws 20]. Elle céda sans comprendre ce qu’on attendait d’elle. Il plia son corps souple sur ses genoux, de sorte qu’elle offrit à sa vue le plus beau des spectacles.

Ce spectacle splendide le ravit à tel point qu’en le regardant, son outil jusqu’alors mou, acquit toute sa taille et sa raideur et, dans sa vigueur lascive, bondit de telle sorte qu’il se heurta à son nombril.

Il fut même tenté un instant de l’introduire dans le petit point d’un trou qui, s’il n’est pas exactement l’antre de la vie, est certainement celui du plaisir ; mais il s’en abstint. Il résista même à la tentation de l’embrasser ou d’y introduire sa langue ; mais, se penchant sur elle et se plaçant entre ses jambes, il essaya d’introduire le gland dans l’ouverture de ses deux lèvres, maintenant épaisses et gonflées à force d’être frottées.

Les jambes bien écartées, il dut d’abord ouvrir les lèvres avec ses doigts à cause de la masse de poils touffus qui poussait tout autour ; en effet, les petites boucles s’étaient enchevêtrées comme des vrilles, comme pour barrer l’entrée ; aussi, après avoir écarté les poils, il y enfonça son outil, mais la chair sèche et turgescente l’arrêta. Le clitoris ainsi pressé dansait de plaisir, si bien qu’il le prit dans sa main, le frotta et le secoua doucement sur la partie supérieure de ses lèvres.

Elle se mit à trembler, à se frotter avec délices ; elle gémissait, elle sanglotait hystériquement ; et quand il se sentit baigné de larmes délicieuses, il enfonça son instrument loin dans son corps, en la serrant fortement par le cou. Alors, après quelques coups hardis, il parvint à introduire toute la verge jusqu’à la racine même de la colonne, écrasant ses poils contre les siens, si loin dans les derniers recoins du vagin qu’elle lui causa une douleur agréable en touchant le col de l’utérus[ws 21].

Pendant une dizaine de minutes, qui lui parurent une éternité, elle continua à haleter, palpiter, inspirer, gémir, crier, rugir, rire et pleurer dans la véhémence de son plaisir.

« Oh ! Oh ! Je le sens à nouveau ! En dedans… vite… plus vite ! Là ! là !… assez !… stop ! »

Mais il ne l’écoutait pas et continua à plonger et à replonger avec une vigueur croissante. Après avoir vainement demandé une trêve, elle se remit à bouger avec un regain de vie.

L’ayant en arrière plan, toutes ses pensées se sont alors concentrées sur moi ; et l’étroitesse de l’orifice dans lequel le pénis était enfilé, ajoutée au titillement produit par les lèvres de du vagin, lui procurait une sensation si intense qu’il redoublait de force et poussait son vigoureux instrument avec des coups si puissants que la frêle femme tremblait sous les coups répétés. Ses genoux cédaient presque sous la force brutale qu’il déployait. Puis, d’un seul coup, les vannes des canaux séminaux s’ouvrirent et il fit jaillir un jet de liquide en fusion dans les recoins les plus profonds de sa matrice.

Un moment de délire s’ensuivit ; la contraction de tous ses muscles le saisit et l’aspira avec avidité ; et après une courte convulsion spasmodique, ils tombèrent tous les deux sans connaissance, côte à côte, toujours étroitement enfoncés l’un dans l’autre.

— Et c’est ainsi que se termine l’épître !

— Pas tout à fait, car neuf mois plus tard, la comtesse donna naissance à un beau garçon…

— Qui, bien sûr, ressemblait à son père ? Chaque enfant ne ressemble-t-il pas à son père ?

— Mais celui-ci ne ressemble ni au comte ni à Teleny.

— À qui ressemblait-il alors ?

— À moi.

— Niaiserie !

— Niaiserie, comme vous voulez. Quoi qu’il en soit, le vieillard chancelant de comte est très fier de son fils, car il a découvert une certaine ressemblance entre son unique héritier et le portrait d’un de ses ancêtres. Il fait toujours remarquer cet atavisme à tous ses visiteurs ; mais chaque fois qu’il se pavane et commence à s’étendre savamment sur la question, on me dit que la comtesse hausse les épaules et fronce les lèvres avec mépris, comme si elle n’était pas tout à fait convaincue du fait.

CHAPITRE V

Vous ne m’avez pas encore dit quand vous avez rencontré Teleny, ni comment votre rencontre s’est déroulée.

— Un peu de patience, et vous saurez tout. Vous comprenez qu’après avoir vu la comtesse sortir de chez lui à l’aube, portant sur son visage l’expression des émotions qu’elle avait ressenties, j’ai eu envie de me débarrasser de mon désir criminel.

Parfois, je me persuadais même que je ne me souciais plus de René. Seulement, quand je croyais que tout mon amour avait disparu, il n’avait qu’à me regarder, et je le sentais revenir plus fort que jamais, emplissant mon cœur et me privant de ma raison.

Je ne pouvais trouver le repos ni la nuit ni le jour.

Je pris alors la décision de ne plus revoir Teleny, ni d’assister à aucun de ses concerts ; mais les résolutions des amoureux sont comme les averses d’avril, et à la dernière minute, la moindre excuse était suffisante pour me faire vaciller et changer d’avis.

J’étais d’ailleurs curieux et anxieux de savoir si la comtesse ou quelqu’un d’autre irait le retrouver et passer la nuit avec lui.

— Et ces visites ont-elles été répétées ?

— Non, le comte est revenu à l’improviste, puis lui et la comtesse sont partis tous deux pour Nice.

Peu de temps après, cependant, comme j’étais toujours aux aguets, j’ai vu Teleny quitter le théâtre avec Briancourt.

Il n’y avait rien d’étrange à cela. Ils marchèrent bras dessus bras dessous et se dirigèrent vers le logement de Teleny.

Je m’attardai derrière, les suivant pas à pas à quelque distance. J’avais été jaloux de la comtesse, je l’étais dix fois plus de Briancourt.

« S’il passe chaque nuit avec un nouveau compagnon de lit », me dis-je, « pourquoi m’a-t-il dit que son cœur aspirait au mien ? »

Et toujours au fond de mon âme, j’étais certain qu’il m’aimait, que tous ces autres amours étaient des caprices, que ses sentiments pour moi étaient quelque chose de plus que le plaisir des sens, qu’il s’agissait d’un véritable amour, d’un amour du cœur, d’un amour sincère.

Arrivés à la porte de la maison de Teleny, les deux jeunes gens s’arrêtent et commencent à parler.

La rue était solitaire. On n’y voyait de temps en temps que des gens qui rentraient tardivement chez eux et qui avançaient en marchant d’un pas somnolent. Je m’étais arrêté au coin de la rue, faisant semblant de lire une réclame, mais en réalité pour suivre les mouvements des deux jeunes gens.

Tout à coup, j’ai cru qu’ils allaient se séparer, car j’ai vu Briancourt tendre ses deux mains et saisir celle de Teleny. Je frissonnais de joie. Après tout, j’ai fait du tort à Briancourt, fut la pensée qui me vint à l’esprit ; faut-il que tous les hommes et toutes les femmes soient amoureux du pianiste ?

Ma joie, cependant, ne fut pas de longue durée, car Briancourt avait attiré Teleny vers lui, et leurs lèvres se rencontrèrent dans un long baiser, un baiser qui pour moi était de fiel et d’absinthe[ws 22], les rois ont eu leurs mignons ; puis, après quelques mots, la porte de la maison de Teleny s’ouvrit et les deux jeunes gens entrèrent.

Quand je les eus vus disparaître, des larmes de rage, d’angoisse, de désappointement me montèrent aux yeux, je grinçai des dents, je me mordis les lèvres jusqu’au sang, je trépignais, je courus comme un fou, je m’arrêtai un instant devant la porte fermée, et j’épanchai ma colère en frappant le bois insensible. Enfin, entendant des pas s’approcher, je partis. J’ai marché dans les rues pendant la moitié de la nuit, puis, épuisé mentalement et physiquement, je suis rentré chez moi à l’aube.

— Et votre mère ?

— Ma mère n’était pas en ville à ce moment-là, elle était à ***, où je vous raconterai ses aventures une autre fois, car je peux vous assurer qu’elles valent la peine d’être entendues.

Le lendemain, j’ai pris la ferme résolution de ne plus aller aux concerts de Teleny, de ne plus le suivre, mais de l’oublier complètement. J’aurais dû quitter la ville, mais je pensais avoir trouvé un autre moyen de me débarrasser de cet horrible amour.

Notre femme de chambre s’étant récemment mariée, ma mère avait pris à son service, pour des raisons qu’elle seule connaissait, une paysanne de seize ans environ, mais qui, chose étrange, paraissait bien plus jeune qu’elle ne l’était en réalité, car, en règle générale, ces filles de village font beaucoup plus que leur âge. Bien que je ne l’aie pas trouvée belle, tout le monde semblait épris de ses charmes. Je ne peux pas dire qu’elle avait quelque chose de rustique ou de campagnard, car cela éveillerait immédiatement dans votre esprit une vague idée de gaucherie ou de maladresse, alors qu’elle était aussi enjouée qu’un moineau, et aussi gracieuse qu’un chaton ; cependant elle avait une forte fraîcheur campagnarde, et même, je pourrais presque dire, une acidité, comme celle d’une fraise ou d’une framboise qui pousse dans les taillis moussus.

En la voyant dans sa robe de ville, on avait toujours l’impression de l’avoir rencontrée un jour en haillons pittoresques, avec un bout de fichu rouge sur les épaules, et avec la grâce sauvage d’un jeune chevreuil debout sous des branches feuillues, entouré d’églantiers et de ronces, prêt à bondir au moindre bruit.

Elle avait l’allure svelte d’un jeune garçon et aurait pu être prise pour tel si elle n’avait pas eu des seins ronds, fermes et bourgeonnants qui gonflaient sa robe.

Bien qu’elle semblât sagement consciente qu’aucun de ses mouvements n’échappait aux badauds, elle semblait non seulement ne pas se soucier de l’admiration de quiconque, mais elle était même très vexée si elle n’était pas exprimée par des mots ou des signes.

Malheur au pauvre homme qui n’arrivait pas à contenir ses sentiments ; elle lui faisait bientôt sentir que si elle avait la beauté et la fraîcheur de l’églantine, elle en avait aussi les épines acérées.

De tous les hommes qu’elle avait connus, j’étais le seul à n’avoir jamais fait attention à elle. Pour ma part, elle me laissait, comme toutes les femmes, parfaitement indifférent. J’étais donc le seul homme qu’elle aimait. Mais sa grâce féline, ses manières un peu hâtives, qui lui donnaient l’air d’un Ganymède, me plaisaient, et bien que je sache très bien que je n’éprouvais pour elle ni amour, ni même la moindre attirance, je croyais pourtant que je pourrais apprendre à l’aimer et peut-être même à me l’attacher. Si j’avais pu ressentir un certain désir à son égard, je pense que je serais même allé jusqu’à l’épouser, plutôt que de devenir sodomite et d’avoir pour amant un homme infidèle qui ne s’intéressait pas à moi.

Quoi qu’il en soit, je me demandai si je ne pourrais pas ressentir un léger plaisir avec elle, juste assez pour calmer mes sens, pour endormir mon cerveau affolé ?

Et pourtant, quel était le plus grand mal des deux, celui de séduire une pauvre fille pour la ruiner et la rendre mère d’un pauvre enfant malheureux, ou celui de céder à la passion qui brisait mon corps et mon esprit ?

Notre honorable société fait un clin d’œil à la première peccadille et frémit d’horreur à la seconde, et comme notre société est composée d’hommes honorables, je suppose que les hommes honorables qui composent notre société vertueuse ont raison.

Je ne sais vraiment pas quelles sont les raisons intimes qui les poussent à penser de la sorte.

Dans l’état d’exaspération où je me trouvais, la vie était intolérable, je ne pouvais plus la supporter.

Las et épuisé par une nuit sans sommeil, le sang asséché par l’excitation et l’absinthe, je rentrais chez moi, pris un bain froid, m’habillais et appelais la jeune fille dans ma chambre.

Quand elle vit mon air las, mon visage pâle, mes yeux creux, elle me regarda fixement, puis…

« Êtes-vous malade, monsieur ? » demanda-t-elle.

« Oui, je ne vais pas bien. »

« Et où étiez-vous la nuit dernière ? »

« Où ? » demandai-je avec dédain.

« Oui, vous n’êtes pas rentré à la maison », dit-elle d’un air de défi.

Je lui répondit par un rire nerveux.

Je compris qu’une nature comme la sienne devait être maîtrisée d’un coup plutôt que d’être apprivoisée par étapes. Je l’ai donc prise dans mes bras et j’ai appuyé mes lèvres sur les siennes. Elle essaya de se libérer, mais plutôt comme un oiseau sans défense qui bat des ailes que comme un chat qui sort ses griffes de l’intérieur de ses pattes de velours.

Elle se tordait dans mes bras, frottant ses seins contre ma poitrine, ses cuisses contre mes jambes. Néanmoins, je la gardait écrasée contre mon corps, embrassant sa bouche, pressant mes lèvres brûlantes contre les siennes, respirant son haleine fraîche et saine.

C’était la première fois qu’on l’embrassait sur la bouche et, comme elle me l’a dit par la suite, la sensation secoua tout son corps comme un puissant courant électrique.

Je vis, en effet, qu’elle avait la tête qui tournait et ses yeux se noyaient sous l’effet de l’émotion que mes baisers produisaient sur sa constitution nerveuse.

Lorsque j’ai voulu pousser ma langue dans sa bouche, sa pudeur de jeune fille s’est révoltée ; elle résista et ne le voulait pas. Il lui semblait, disait-elle, qu’on lui avait enfoncé un morceau de fer brûlant dans la bouche, et elle avait l’impression de commettre un crime des plus odieux.

« Non, non », s’écria-t-elle, « vous m’étouffez. Vous me tuez, laissez-moi, je ne peux plus respirer, laissez-moi ou j’appelle à l’aide. »

Mais j’ai persisté et bientôt ma langue, jusqu’à sa racine, était dans sa bouche. Je la soulevais alors dans mes bras, car elle était aussi légère qu’une plume, et je l’étendis sur le lit. Là, l’oiseau voltigeant n’était plus une colombe sans défense, mais un faucon aux griffes et au bec acéré, se débattant avec force et vigueur, griffant et mordant mes mains, menaçant de m’arracher les yeux, me frappant de toutes ses forces.

Rien n’incite plus au plaisir qu’une bagarre. Une courte bagarre avec quelques claques retentissantes et quelques soufflets enflammera n’importe quel homme, tandis qu’une flagellation sonore réveillera le sang du vieillard le plus apathique, mieux que n’importe quel aphrodisiaque.

La lutte l’excitait autant que moi, et pourtant, à peine l’avais-je allongée, qu’elle réussit aussitôt à se rouler en boule sur le plancher ; mais je n’étais pas dupe de ses ruses et la dominait. Elle réussit pourtant à se glisser comme une anguille sous moi et, d’un bond, comme un jeune chevreau, se dirigea vers la porte. Mais je l’avais fermée à clé.

Une nouvelle bagarre s’ensuivit, j’étais maintenant déterminé à l’avoir. Si elle avait cédé docilement, je lui aurais ordonné de quitter la pièce, mais sa résistance la rendait désirable.

Je la serrais dans mes bras, elle se tordit et soupira, et toutes les parties de nos corps furent en contact étroit. Puis j’ai glissé ma jambe entre les siennes, nos bras se sont entrelacés et ses seins palpitaient contre ma poitrine. Pendant tout ce temps, elle me rouait de coups, et chacun d’eux, en tombant, semblait mettre le feu à son sang et au mien.

J’avais jeté mon manteau. Les boutons de mon gilet et de mon pantalon cédaient tous, le col de ma chemise avait été arraché, ma chemise fut bientôt en haillons, mes bras saignaient en plusieurs endroits. Ses yeux luisaient comme ceux d’un lynx, ses lèvres étaient agitées par le désir, elle semblait maintenant lutter non pas pour défendre sa condition de jeune fille, mais plutôt pour le plaisir que lui procurait le combat.

En pressant ma bouche sur la sienne, j’ai senti tout son corps frémir de plaisir, et une fois, et une seule, j’ai senti le bout de sa langue s’enfoncer légèrement dans ma bouche, puis elle a semblé folle de plaisir. Elle était en fait comme une jeune Ménade lors de sa première initiation.

Je commençais à la désirer, et pourtant je regrettais de la sacrifier sur l’autel de l’amour, car ce petit jeu valait la peine d’être répété plus d’une fois.

Je la soulevais à nouveau dans mes bras et je la posais sur le lit.

Comme elle était belle alors que je la maintenais dessus. Ses cheveux bouclés et ondulés, ébouriffés par le combat, étaient éparpillés en mèches sur les oreillers. Ses yeux sombres et vifs, aux cils courts mais épais, brillaient d’un feu presque phosphorescent, son visage tout illuminé était barbouillé de mon sang, ses lèvres ouvertes et haletantes auraient fait bondir d’une vie renouvelée le phallus mou d’un vieux monsignore épuisé.

Je la plaquais, pendant un moment, je me tins au-dessus d’elle, l’admirant. Mes regard semblaient l’irriter et elle se débattit à nouveau pour se libérer.

Les crochets et les œillets de sa robe avaient cédé, de sorte que l’on pouvait juste apercevoir une peau claire, dorée par le soleil des jours de moisson, et deux seins protubérants ; et vous savez combien ce coup d’œil est plus excitant que l’exposition de toute la chair exhibée dans les bals, les théâtres et les bordels.

J’arrachai tous les obstacles. J’enfonçai une main dans son sein, et j’essayai de glisser l’autre sous sa robe ; mais ses jupes étaient si étroitement entortillées entre ses jambes, et celles-ci étaient si fermement serrées, qu’il n’y avait pas moyen de les séparer.

Après de nombreux cris étouffés, qui ressemblaient plus aux gazouillis d’un oiseau blessé, après avoir beaucoup tiré et déchiré de mon côté, griffé et mordu du sien, ma main atteignit enfin ses genoux nus ; puis elle remonta jusqu’aux cuisses. Elle n’était pas corpulente, mais aussi ferme et musclée qu’une acrobate. Ma main atteignit la jointure des deux jambes ; enfin, je sentis le léger duvet qui recouvre le mont de Vénus.

Il était inutile de tenter d’enfoncer mon index entre les lèvres. Je la frottait un peu. Elle cria pitié. Les lèvres s’écartèrent légèrement. J’essayai d’y introduire mon doigt.

« Vous me faites mal, vous me griffez », s’écria-t-elle.

Enfin, ses jambes se détendirent, sa robe fut relevée et elle éclata en sanglots, des sanglots de peur, de honte et de vexation !

Mon doigt s’arrêta alors et, en le retirant, je sentis qu’il était également mouillé de larmes… des larmes qui n’étaient pas du tout saumâtres.

« Allons, n’aies pas peur ! » dis-je en prenant sa tête entre mes mains et en l’embrassant à plusieurs reprises. « Je ne faisais que plaisanter. Je ne veux pas vous faire de mal. Voilà, vous pouvez vous lever ! Vous pouvez partir, si vous voulez. Je ne vous retiendrai pas contre votre gré. »

Sur ce, j’ai introduis ma main entre ses seins et j’ai commencé à pincer le petit téton, qui n’était pas plus gros qu’une succulente fraise des bois, et dont il semblait avoir tout le parfum. Elle tremblait d’excitation et de plaisir comme je le faisais.

« Non », dit-elle sans chercher à se lever, « je suis en votre pouvoir. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. Je ne peux plus m’en empêcher. Rappelez-vous seulement que si vous me déshonorez, je me tuerai. »

Il y avait une telle sincérité dans ses yeux quand elle disait cela que j’en tremblais et que je l’ai laissée partir. Pourrais-je jamais me pardonner si j’étais la cause de son suicide ?

Et pourtant, la pauvre fille me regardait avec des yeux si aimants et si désireux qu’il était évident qu’elle était incapable de supporter le feu cinglant qui la consumait. N’était-il pas de mon devoir, alors, de lui faire ressentir cette extase apaisante de la félicité qu’elle désirait manifestement goûter ?

« Je te jure », lui dis-je, « que je ne te ferai aucun mal ; n’aie donc pas peur, reste tranquille. »

J’ai relevé sa chemise de lin épais, et j’ai aperçu la plus petite fente qui se puisse voir, avec deux lèvres d’une teinte coralline, ombragées d’un duvet noir, doux et soyeux. Elles avaient la couleur, le lustre, la fraîcheur de ces coquillages roses si courants sur les rivages de l’orient.

Les charmes de Léda, qui transforma Jupiter en cygne, ou ceux de Danaé, qui ouvrit ses cuisses pour recevoir dans son ventre la brûlante pluie d’or, ne pouvaient être plus tentants que les lèvres de cette jeune fille.

Elles s’écartèrent involontairement, dévoilant, ce faisant, une minuscule baie, fraîche et saine, une goutte de rosée incarnate dans les pétales cramoisis d’une rose naissante.

Ma langue la pressa pendant une seconde, et la jeune fille fut prise de convulsions folles dues au plaisir brûlant qu’elle n’avait jamais imaginé auparavant. Un instant plus tard, nous étions de nouveau dans les bras l’un de l’autre.

« Oh, Camille », dit-elle, « vous ne savez pas comme je vous aime ! »

Elle attendait une réponse. J’ai fermé sa bouche avec un baiser.

« Mais dites-moi. M’aimez-vous ? Pouvez-vous m’aimer seulement un peu ? »

« Oui », dis-je, faiblement, car même dans un tel moment, je ne pouvais me résoudre à mentir.

Elle me regarda pendant une seconde.

« Non, vous ne m’aimez pas. »

« Pourquoi non ? »

« Je ne sais pas. J’ai l’impression que vous ne vous souciez pas le moins du monde de moi. Dites-moi, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, si tu le penses, comment puis-je te convaincre du contraire ? »

« Je ne vous demande pas de m’épouser. Je ne veux pas être la maîtresse attitrée d’un homme, mais si vous m’aimez vraiment… »

Elle ne termina pas sa phrase.

« Eh bien ! »

« Vous ne comprenez pas ? » dit-elle en cachant son visage derrière mon oreille et en se blottissant plus près de moi.

« Non. »

« Si vous m’aimez, je suis à vous. »

Que pouvais-je faire ?

Je répugnais à avoir une fille qui s’offrait si inconditionnellement, et pourtant n’aurait-il pas été plus que stupide de la laisser partir sans satisfaire son désir et le mien ?

— Et puis vous savez que pour ce qui est de se suicider, c’est un non-sens.

— Pas autant que vous le pensez.

— Eh bien, eh bien, qu’avez-vous fait ?

— Moi ? Eh bien, j’ai fait la moitié du chemin.

En l’embrassant, je l’ai couchée sur le côté, j’ai ouvert ses petites lèvres, j’ai enfoncé le bout de mon phallus entre elles. Elles se sont écartées, et petit à petit, la moitié du gland, puis le gland entier, sont entrés.

J’ai poussé doucement, mais il semblait saisi de chaque côté, et surtout devant, il trouva un obstacle presque insurmontable. De même qu’en plantant un clou dans un mur, la pointe rencontre une pierre, et qu’en martelant, la pointe s’émousse, puis tourne sur elle-même, de même, en appuyant plus fort, la pointe de mon outil s’écrasait et s’étranglait. Je me suis tortillé pour trouver un moyen de sortir de cette impasse.

Elle gémit, mais plus de douleur que de plaisir. Je tâtonnai dans l’obscurité et donnai une nouvelle poussée, mais mon bélier ne fit qu’écraser davantage sa tête contre la forteresse. Je me demandais si je ne ferais pas mieux de la mettre sur le dos et de forcer mon entrée dans un véritable champ de bataille, mais en me retirant, je sentis que j’étais presque vaincu, non, pas presque, mais tout à fait, car je l’aspergeai de mon fluide de vie crémeux sur tout le corps. Elle, la pauvre, ne sentit rien, ou si peu, tandis que moi, troublé comme je l’étais jusqu’alors, et épuisé par mes promenades nocturnes, je tombais presque insensible à ses côtés. Elle me regarda un instant, puis se leva comme un chat, attrapa la clé qui était tombée de ma poche et, d’un bond, sortit par la porte.

Trop las pour la suivre, je m’endormis quelques instants plus tard ; c’était mon premier repos profond depuis longtemps.

Pendant quelques jours, j’ai été un peu tranquille, j’ai même renoncé à fréquenter les concerts et les lieux où je pouvais voir René ; j’ai presque commencé à penser qu’avec le temps, je pourrais devenir indifférent et l’oublier.

J’étais trop pressé, je m’efforçais tellement de l’effacer immédiatement de mon esprit, que mon anxiété même m’empêchait d’y parvenir ; j’avais tellement peur de ne pas pouvoir l’oublier, que cette peur elle-même ramenait toujours son image à mon esprit.

— Et votre fille ?

— Si je ne me trompe pas, elle ressentait pour moi ce que je ressentais pour Teleny. Elle estima qu’il était de son devoir de m’éviter, elle essaya même de me mépriser, de me haïr, mais elle n’y parvint pas.

— Mais pourquoi vous détester ?

— Elle semblait comprendre que si elle était encore vierge, c’était simplement parce que je me souciais peu d’elle ; j’avais éprouvé du plaisir avec elle, et cela me suffisait amplement.

L’aurai-je aimée et déflorée, elle m’aurait seulement aimé plus tendrement pour la blessure que je lui aurais infligée.

Lorsque je lui ai demandé si elle ne m’était pas reconnaissante d’avoir respecté sa virginité, elle me répondit simplement : « Non », et c’était un non très décidé. « D’ailleurs », ajouta-t-elle, « vous n’avez rien fait, tout simplement parce que vous ne pouviez rien faire. »

« Je n’ai pas pu ? »

« Non. »

Une nouvelle bagarre s’ensuivit. Elle était de nouveau enserrée dans mes bras et nous luttions comme deux combattants de haut niveau, avec autant d’ardeur mais sûrement moins d’habileté. C’était une petite diablesse musclée, loin d’être faible ; de plus, elle avait commencé à comprendre le piquant que le combat donne à la victoire.

C’était un vrai plaisir de sentir son corps palpiter contre le mien ; et bien qu’elle désirât céder, ce n’est qu’après bien des hésitations que j’ai pu approcher ma bouche de la sienne.

C’est sans grande difficulté que je l’ai mise sur mon lit et que j’ai réussi à passer ma tête sous ses jupes.

Les femmes sont des créatures stupides, pleines de préjugés absurdes, et cette paysanne rustaude considérait l’hommage que j’allais faire à son organe sexuel comme une sorte de sodomie.

Elle me traita de sale bête, de porc, et d’autres épithètes aussi plaisants. Elle commença par se tortiller, se trémousser et essayer de s’éloigner de moi, mais elle ne fit qu’accroître le plaisir que je lui procurais.

Enfin, elle coinça ma tête entre ses cuisses et pressa ma nuque de ses deux mains, de sorte que même si j’avais voulu retirer ma langue de ses lèvres brûlantes, je n’aurais pu le faire qu’au prix d’un effort.

Mais je restais là, à darder, lécher, gratter le petit clitoris, jusqu’à ce qu’il crie grâce et que ses larmes la convainquent que c’était un plaisir à ne pas dédaigner, car j’ai découvert que c’est le seul argument qui puisse convaincre une femme.

Quand toutes les parties internes furent bien lubrifiées par ma langue et humectées par les débordements apaisants d’un plaisir insupportable, quand elle eut goûté à cette joie extatique qu’une vierge peut donner à une autre sans lui infliger la moindre douleur ni briser le sceau de son innocence, alors la vue de son ravissement fit chanter mon propre coq à tue-tête. Je le fis donc sortir de son cachot obscur pour le conduire dans l’antre des ténèbres.

Mon gland s’enfonça joyeusement, puis il fut arrêté dans sa carrière. Une autre poussée puissante me donna plus de douleur que de plaisir, car la résistance était si grande que ma verge semblait se tordre dans l’action ; les parois étroites et fermes du vagin se dilatèrent, et mon piston s’enfonça comme dans un gant serré, et pourtant le tissu virginal ne fut pas déchiré.

Je me suis demandé pourquoi la nature insensée a ainsi barré la route du plaisir. Est-ce pour faire croire à l’époux vaniteux qu’il est le pionnier des régions inexplorées, mais ne sait-il pas que les sages-femmes réparent toujours avec art les serrures que des clés adultérines ont ouvertes ? Est-ce pour en faire une cérémonie religieuse, et pour confier la cueillette de ce bourgeon à quelque père confesseur, ce qui est depuis longtemps un des nombreux avantages de la prêtrise ?

La pauvre fille eut l’impression qu’on lui enfonçait un couteau dans le corps, mais elle ne cria pas, ne gémit pas, bien que ses yeux soient remplis de larmes.

Une autre poussée, un autre effort, et le voile du temple se déchirera en deux.

Mais je m’arrêtai à temps.

« Puis-je, oui ou non, t’avoir ? »

« Vous m’avez déjà déshonorée », répondit-elle tranquillement.

« Je ne l’ai pas fait ; tu es encore vierge, simplement parce que je ne suis pas un vaurien. Dis-moi seulement si je peux t’avoir ou non. »

« Si vous m’aimez, vous pouvez m’avoir, mais si vous ne le faites que pour le plaisir d’un instant… faites quand même ce que vous voulez, mais je vous jure que je me tuerai après, si vous vous fichez de moi. »

« Ce sont des choses que l’on dit et que l’on ne fait pas. »

« Vous verrez. »

J’ai sorti mon phallus de l’antre, mais avant de la laisser se relever, je l’ai chatouillée doucement avec le bout, lui faisant ressentir une grande satisfaction pour la douleur que je lui avais infligée.

« Aurais-je pu t’avoir, oui ou non ? » dit-je.

« Imbécile », siffla-t-elle comme un serpent, alors qu’elle glissait hors de mes bras et se trouvait hors de ma portée.

« Attends la prochaine fois, et tu verras qui est l’imbécile », dis-je, mais déjà elle n’entendait plus rien.

— Je dois admettre que vous étiez un peu un blanc-bec ; je suppose, cependant, que vous avez eu votre revanche, la prochaine fois.

— Ma vengeance, si l’on peut l’appeler ainsi, fut redoutable.

Notre cocher, un jeune homme robuste, aux épaules larges et musclées, dont l’affection s’était jusqu’alors portée sur ses chevaux, s’était épris de cette fille menue, qui semblait aussi sèche qu’un brin de houx.

Il essaya de la courtiser honorablement par tous les moyens possibles. Sa continence passée et sa passion naissante avaient adouci tout ce qu’il y avait de rustre en lui, il l’inonda de fleurs, de rubans et de colifichets, mais elle refusait avec mépris tous ses cadeaux.

Il lui proposa de l’épouser sur-le-champ ; il alla jusqu’à lui faire cadeau d’une maison de campagne et d’un lopin de terre qu’il possédait dans son pays.

Elle l’exaspérait en le traitant presque avec dédain, considérant son amour comme une insulte. Un désir irrésistible se lisait dans les yeux de l’homme, tandis que les siens reflétaient un regard vide[ws 23].

Poussé à la folie par son indifférence, il tenta par la force ce qu’il ne pouvait obtenir par l’amour, et comprit que le beau sexe n’est pas toujours le plus faible.

Après sa tentative et son échec, elle le titillait encore plus. Chaque fois qu’elle le rencontrait, elle mettait l’ongle de son pouce sur ses dents supérieures et émettait un léger son.

La cuisinière, qui avait un penchant latent pour ce jeune homme fort et musclé, et qui devait se douter qu’il s’était passé quelque chose entre cette fille et moi, l’informa évidemment du fait, ce qui suscita chez lui une crise de jalousie incontrôlable.

Piqué au vif, ne sachant plus s’il aimait ou haïssait cette fille, il se souciait peu de ce qu’il adviendrait de lui, pourvu qu’il puisse satisfaire son désir pour elle. Toute la douceur que l’amour avait éveillée céda la place à l’énergie sexuelle du mâle.

Sans se faire remarquer, ou probablement introduit par la cuisinière, il se cacha furtivement dans sa chambre et s’installa derrière un vieux paravent qui, avec d’autre bric-à-brac, avait été rangé à cet endroit.

Il avait l’intention de rester caché jusqu’à ce qu’elle soit bien endormie, puis d’entrer dans son lit et, nolens volens, de passer la nuit avec elle.

Après avoir attendu un certain temps dans une anxiété mortelle, chaque minute était une heure pour lui, il la vit enfin entrer.

Ce faisant, elle ferma et verrouilla la porte derrière elle. Tout son corps tremblait de joie à ce petit geste. D’abord, elle n’attendait manifestement personne, et puis elle était en sa possession.

Deux trous qu’il avait faits dans le papier du paravent lui permettaient de tout voir parfaitement. Petit à petit, elle se prépara pour la nuit. Elle défit ses cheveux, puis les recoiffa en un nœud lâche. Ensuite, elle enleva sa robe, son corset, ses jupes et tous ses sous-vêtements. Enfin, elle se retrouva en chemise.

Puis, avec un profond soupir, elle prit un rosaire et se mit à prier. Lui-même était un homme religieux, et il aurait bien voulu répéter ses prières après elle, mais il essaya vainement de marmonner quelques mots. Toutes ses pensées étaient tournées vers elle.

La lune était maintenant dans son plein et inondait la pièce de sa douce lumière, tombant sur ses bras nus, sur ses épaules arrondies et ses petits seins saillants, répandant sur eux toutes sortes de teintes opalines, leur donnant le lustre délicat du satin et l’éclat de l’ambre, tandis que la chemise de linon tombait en plis sur ses parties intimes avec la douceur de la flanelle.

Il resta là, immobile, presque effrayé, les yeux fixés sur elle, retenant son souffle épais et fiévreux, jubilant d’elle avec cette impatience fixe du chat observant la souris, ou du chasseur le gibier. Toutes les forces de son corps semblaient concentrées dans l’organe de la vision.

Enfin, elle termina ses prières, se signa et se leva. Elle leva le pied droit pour s’installer dans son lit assez haut, montrant au cocher ses jambes fines mais bien formées, ses fesses petites mais arrondies et, lorsqu’elle se pencha en avant, la partie inférieure des deux lèvres s’entrouvrit, car un genou était déjà posé sur le lit.

Le cocher n’eut cependant pas le temps de s’en apercevoir car, d’un bond félin, il était déjà sur elle.

Elle poussa le plus faible des cris, mais il l’avait déjà enserrée dans ses bras.

« Laisse-moi ! Laisse-moi ! ou j’appelle à l’aide. »

« Appelle autant que tu veux, ma chérie ; mais personne ne pourra ni ne voudra venir à ton aide avant que je ne t’aie eue, car je jure par la Vierge Marie que je ne quitterai pas cette pièce avant d’avoir joui de toi. Si ce bougre[trad 1] peut se servir de toi pour son plaisir, je le ferai aussi. S’il ne le peut pas, eh bien, après tout, il vaut mieux être la femme d’un pauvre que la putain d’un riche ; et tu sais si j’ai voulu t’épouser ou non. »

En disant ces mots, la tenant d’une main comme dans un étau, le dos contre lui, il essaya avec l’autre de lui tourner la tête pour atteindre ses lèvres ; mais, voyant qu’il n’y parvenait pas, il la plaqua sur le lit. La tenant par la nuque, il passa son autre main entre ses jambes et lui saisit la l’entrejambe dans sa paume musclée.

S’étant préparé à l’avance, il se glissa entre les jambes écartées et commença à presser son instrument contre la partie inférieure des lèvres entrouvertes.

Gonflées et sèches comme elles l’étaient restées après ma tentative, son phallus turgescent de bonne taille glissa, et la pointe se logea dans le coin supérieur. Puis, comme une étamine lourdement chargée qui, lorsqu’elle est embrassée par le vent dépuceleur, répand son pollen sur les ovaires ouverts qui l’entourent, à peine le phallus turgescent et débordant avait-il touché le minuscule clitoris qu’il fit jaillir sa semence gorgée non seulement sur lui, mais aussi sur toutes les parties environnantes. Lorsqu’elle sentit son ventre et ses cuisses baignés par le liquide chaud, il lui sembla qu’elle était brûlée par un poison brûlant et corrosif, et elle se tordit comme si elle souffrait.

Mais plus elle se débattait, plus le plaisir qu’il ressentait était grand, et ses gémissements et les gargouillis qui semblaient monter de ses parties intimes jusqu’à sa gorge, témoignaient du ravissement dans lequel il se trouvait. Il se reposa un instant, mais son organe n’avait rien perdu de sa force ni de sa rigidité, et les contorsions de la jeune fille ne faisaient que l’exciter davantage. Passant son énorme main entre ses jambes, il la souleva sur le lit, plus haut qu’elle n’était, et la maintenant brutalement, il pressa l’extrémité charnue de son gland contre elle, et les lèvres baignant dans le liquide visqueux se séparèrent facilement.

Il n’était plus question pour lui de plaisir donné ou reçu, mais de l’ardeur sauvage et écrasante que le mâle brutal manifeste dans la possession de la femelle, car vous auriez pu le tuer, mais il n’aurait pas relâché son emprise. Il s’élança vers elle avec toute la puissance et la lourdeur d’un taureau ; après un nouvel effort, le gland se logea entre les lèvres ; un autre encore, la moitié de la colonne était déjà entrée, lorsqu’elle fut arrêtée par la membrane virginale, non encore perforée, mais fortement dilatée. Se sentant ainsi arrêté à l’orifice extérieur du vagin, il eut un moment d’exaltation.

Il lui embrassa la tête avec ravissement.

« Tu es à moi », s’écria-t-il avec joie, « à moi pour la vie et la mort, à moi pour les siècles des siècles. »

Elle devait évidemment comparer son plaisir sauvage à ma froide indifférence, et pourtant elle essaya de crier, mais sa main lui bloqua la bouche. Elle la mordit, mais il n’y prêta pas attention.

Puis, sans se soucier de la douleur qu’il causait, sans se soucier de la tension qu’il faisait subir à la prisonnière logée dans son étroite cage, il la serra de toutes ses forces et, d’une dernière poussée puissante, la vulve fut non seulement atteinte mais transpercée ; la membrane, si forte chez la pauvre fille, fut fendue, son priape se logea profondément dans le vagin, et il glissa jusqu’au col de l’utérus.

Elle poussa un cri de douleur et d’angoisse, fort, strident, perçant, et ce cri, vibrant dans le calme de la nuit, fut entendu dans toute la maison. Sans se soucier des conséquences des bruits déjà entendus en réponse au cri, sans se soucier du sang qui jaillissait, il plongea et replongea avec délice sa lance dans la blessure qu’il avait faite, et ses gémissements de plaisir se mêlèrent au cri plaintif de la jeune fille.

Enfin, il retira son arme souple de son corps ; elle était libre, mais inconsciente et évanouie.

J’étais à peine sur les marches quand j’entendis le cri. Bien que je ne pensasse pas à la pauvre fille, il me sembla tout de suite reconnaître sa voix, je montais les marches en courant, je me précipitais dans la maison, et je trouvais la cuisinière pâle et tremblante dans le vestibule.

« Où est Catherine ? »

« Dans sa chambre, je crois. »

« Alors, qui a crié ? »

« Mais je ne sais pas. Peut-être que c’est elle. »

« Et pourquoi n’allez-vous pas l’aider ? »

« La porte est fermée à clé », dit-elle, l’air effaré.

Je me précipitai sur la porte. Je la secouai de toutes mes forces.

« Catherine, ouvre ! Qu’est-ce qu’il y a ? »

Au son de ma voix, la pauvre fille est revint à la vie.

D’une nouvelle secousse, j’ai fait sauter la serrure. La porte s’ouvrit.

J’eus juste le temps d’apercevoir la fille dans sa chemise tachée de sang.

Ses cheveux lâchés étaient ébouriffés. Ses yeux brillaient d’un feu sauvage. Son visage était déformé par la douleur, la honte et la folie. Elle ressemblait à Cassandre après avoir été violée par les soldats d’Ajax.

Comme elle se tenait non loin de la fenêtre, ses regards allaient du cocher vers moi avec dégoût et mépris.

Elle savait maintenant ce qu’était l’amour des hommes. Elle se précipita vers la croisée. Je bondis vers elle, mais elle sauta avant que le cocher ou moi-même ne puissions l’en empêcher ; et bien que j’aie attrapé le bout de son vêtement, son poids le déchira, et je me retrouvais avec un chiffon dans la main.

Nous avons entendu un bruit sourd, un cri, quelques gémissements, puis le silence.

La jeune fille avait tenu parole.

Fin du volume I

CHAPITRE VI

Ce suicide horrible de notre femme de chambre absorba toutes mes pensées pendant quelques jours, et me donna beaucoup de soucis et d’inquiétudes pendant un certain temps par la suite.

D’ailleurs, n’étant pas un casuiste, je me demandais si je n’avais pas eu quelque part [de responsabilité] à la pousser à commettre un acte aussi irréfléchi ; j’ai donc essayé de me racheter auprès du cocher, au moins en l’aidant autant que je le pouvais à se tirer d’affaire. D’ailleurs, si je n’avais pas été amoureux de la jeune fille, j’avais vraiment essayé de l’aimer, de sorte que sa mort m’avait réellement affecté.

Mon chargé d’affaires, qui était bien plus mon maître que je n’étais le sien, voyant mes nerfs à vif, me persuada d’entreprendre un court voyage d’affaires qu’autrement il aurait dû faire lui-même.

Toutes ces circonstances m’obligèrent à éloigner mes pensées de Teleny, qui les avait si entièrement accaparées ces derniers temps. J’essayais donc d’arriver à la conclusion que je l’avais tout à fait oublié ; et je me félicitais déjà d’avoir maîtrisé une passion qui m’avait rendu méprisable à mes propres yeux.

De retour à la maison, non seulement je le fuyais, mais j’évitais même de lire son nom dans les journaux, et chaque fois que je le voyais sur les billets dans la rue, je détournais la tête, malgré tout l’attrait qu’il exerçait sur moi, tant j’avais peur de retomber sous son charme magique. Et pourtant, m’était-il possible de continuer à l’éviter ? Le moindre accident ne nous réunirait-il pas à nouveau ? Et puis…

J’ai essayé de croire que le pouvoir qu’il avait sur moi avait disparu et qu’il n’était pas possible qu’il l’acquière à nouveau. Puis, pour m’en assurer doublement, j’ai résolu de le tuer dès notre première rencontre. De plus, j’espérais qu’il quitterait la ville, au moins pour quelque temps, sinon pour toujours.

Peu de temps après mon retour, j’étais avec ma mère dans une loge au théâtre, quand tout à coup la porte s’ouvrit et Teleny apparut dans l’embrasure.

En le voyant, je me sentis pâlir, puis rougir, mes genoux semblèrent fléchir, mon cœur se mit à battre avec des coups si violents que ma poitrine était prête à éclater. Pendant un instant, je sentis toutes mes bonnes résolutions s’effondrer ; puis, me détestant d’être si faible, j’arrachai mon chapeau et, m’inclinant à peine devant le jeune homme, je me précipitai hors de la loge comme un fou, laissant à ma mère le soin de s’excuser de mon étrange conduite. À peine étais-je sorti que je me sentis attiré en arrière, et je revins presque pour lui demander pardon. Seule la honte m’en empêcha.

Lorsque je rentrais dans la loge, ma mère, vexée et étonnée, me demanda ce qui m’avait poussé à agir de façon aussi grossière avec le musicien, que tout le monde accueillait et appréciait.

« Il y a deux mois, si je me souviens bien », dit-elle, « il n’y avait guère d’autre pianiste comme lui ; et maintenant, parce que la presse s’est retournée contre lui, il n’est plus digne d’être salué. »

« La presse est contre lui ? » dis-je, les sourcils levés.

« Quoi ! N’avez-vous pas lu les critiques acerbes dont il a fait l’objet ces derniers temps ? »

« Non. J’ai eu d’autres chats à fouetter que les pianistes. »

« Eh bien, ces derniers temps, il semble ne pas être dans son assiette. Son nom est apparu plusieurs fois sur les affiches, mais il n’a pas joué ; tandis qu’aux derniers concerts, il exécuta ses morceaux d’une manière des plus monotone et dépourvue de vie, si différente de son exécution brillante d’autrefois. »

J’avais l’impression qu’une main enserrait mon cœur dans ma poitrine, mais j’essayais de garder mes traits aussi impassibles que possible.

« Je suis désolé pour lui », dit-je, sans enthousiasme ; « mais j’ose espérer que les dames le consoleront des railleries de la presse et émousseront ainsi les pointes de leurs flèches. »

Ma mère haussa les épaules et abaissa les coins de ses lèvres dédaigneusement. Elle ne devinait guère mes pensées, ni combien je regrettais amèrement la façon dont j’avais agi envers le jeune homme que… eh bien, il était inutile de mâcher les mots plus longtemps, ou de me mentir à moi-même… j’aimais encore. Oui, je l’aimais plus que jamais, j’aimais à la folie.

Le lendemain, je cherchai tous les journaux où son nom était mentionné, et je découvris, c’est peut-être de la vanité de ma part de le penser, que depuis le jour même où j’avais cessé d’assister à ses concerts, il avait joué misérablement, jusqu’à ce qu’enfin ses critiques, autrefois si indulgents, se soient tous ligués contre lui, s’efforçant de l’amener à un meilleur sentiment du devoir qu’il avait envers son art, envers le public, et envers lui-même.

Environ une semaine plus tard, je retournai l’écouter jouer.

Lorsqu’il entra, je fus surpris de voir le changement qui s’était opéré en lui en si peu de temps ; il était non seulement fatigué et abattu, mais aussi pâle, maigre et maladif. Il semblait, en fait, avoir vieilli de dix ans en quelques jours. Il y avait en lui cette altération que ma mère avait remarquée chez moi à son retour d’Italie ; mais elle l’avait évidemment attribuée au choc que mes nerfs venaient de subir.

Alors qu’il s’avançait, quelques personnes tentèrent de l’encourager en tapant dans leurs mains, mais un faible murmure de désapprobation, suivi d’un léger sifflement, mit immédiatement fin à ces faibles tentatives. Il parut dédaigneusement indifférent à ces deux bruits. Il s’assit mollement, comme une personne épuisée par la fièvre, mais, comme l’a déclaré l’un des journalistes musicaux, le feu de l’art commença tout de suite à briller dans ses yeux. Il jeta un regard en coin sur le public, un regard interrogateur plein d’amour et de reconnaissance.

Il se mit alors à jouer, non pas comme s’il s’agissait d’une tâche épuisante, mais comme s’il déversait son âme lourdement chargée ; et la musique ressemblait au gazouillis d’un oiseau qui, dans sa tentative de captiver sa compagne, étale ses flots de séduction, résolu soit à vaincre, soit à mourir, en de profonds traits d’un art spontané.

Il est inutile de dire que j’étais complètement bouleversé, tandis que toute la foule était enthousiasmée par la douce tristesse de sa musique.

Le morceau terminé, je me hâtai de sortir, franchement, dans l’espoir de le rencontrer. Pendant qu’il jouait, une lutte acharnée s’engagea en moi-même, entre mon cœur et mon cerveau, et les sens en éveil demandaient à la froide raison : à quoi bon lutter contre une passion ingouvernable ? J’étais, en effet, prêt à lui pardonner tout ce que j’avais souffert, car, après tout, avais-je le droit de lui en vouloir ?

Lorsque j’entrai dans la pièce, il fut la première, voire la seule personne que je vis. Un sentiment de joie indescriptible emplit tout mon être, et mon cœur sembla s’élancer vers lui. Mais d’un seul coup, mon ravissement disparut, mon sang se figea dans mes veines, et l’amour fit place à la colère et à la haine. Il était bras dessus bras dessous avec Briancourt, qui, le félicitant ouvertement de son succès, s’attachait évidemment à lui comme le lierre au chêne. Les yeux de Briancourt et les miens se rencontrèrent ; dans les siens il y avait un regard d’exultation ; dans les miens, un mépris foudroyant.

Dès que Teleny m’aperçut, il se dégagea des griffes de Briancourt et s’approcha de moi. La jalousie me rendit fou, je lui fis le salut le plus raide et le plus distant, et passais outre, sans tenir compte de ses mains tendues.

J’entendis un léger murmure parmi les spectateurs, et en m’éloignant je vis du coin de l’œil son regard blessé, son teint qui s’altérait, et son expression d’orgueil blessé. Bien qu’impulsif, il s’inclina avec résignation, comme pour dire : « Qu’il en soit ainsi », et il retourna vers Briancourt, dont le visage rayonnait de satisfaction.

Briancourt dit : « Il a toujours été un goujat, un commerçant, un parvenu[trad 1] orgueilleux ! » juste assez fort pour que les mots parviennent à mon oreille. « Ne vous occupez pas de lui. »

« Non », ajouta Teleny d’un air songeur, « c’est moi qui suis à blâmer, pas lui. »

Il était loin de se douter que c'était avec un cœur meurtri que je quittais la pièce, désirant à chaque pas revenir en arrière, jeter mes bras autour de son cou devant tout le monde et implorer son pardon.

J’hésitai un instant à aller lui tendre la main ou non. Hélas ! cédons-nous souvent aux chaudes impulsions du cœur ? Ne sommes-nous pas, au contraire, toujours guidés par les conseils du cerveau calculateur, troublé par la conscience, et froid comme de l’argile ?

Il était tôt, mais j’attendis un certain temps dans la rue, guettant la sortie de Teleny. J’avais décidé que s’il était seul, j’irais lui demander pardon pour mon impolitesse.

Peu de temps après, je le vis apparaître à la porte avec Briancourt.

Ma jalousie se raviva aussitôt, je tournai les talons et partis. Je ne voulais plus le revoir. Le lendemain, je prendrais le premier train et je partirais, n’importe où, hors du monde si je le pouvais.

Cet état d’esprit ne dura pas longtemps, et ma rage étant un peu calmée, l’amour et la curiosité m’incitèrent à nouveau à m’arrêter. C’est ce que je fis. Je regardais autour de moi ; ils n’étaient nulle part ; je continuais à marcher vers la maison de Teleny.

Je revins sur mes pas. Je jetai un coup d’œil dans les rues avoisinantes, ils avaient disparu.

Maintenant qu’ils étaient perdu de vue, mon impatience de les retrouver augmentait. Ils étaient peut-être allés chez Briancourt. Je me précipitai dans la direction de sa maison.

Tout d’un coup, je crus apercevoir au loin deux silhouettes qui leur ressemblaient. Je me hâtais comme un fou. Je relevais le col de mon manteau, je mis mon chapeau de feutre sur mes oreilles, pour ne pas être reconnu, et je les suivis sur le trottoir d’en face.

Je ne m’étais pas trompé. Puis ils bifurquèrent, et je les suivis. Où allaient-ils dans ces parages solitaires ?

Pour ne pas attirer leur attention, je m’arrêtai devant une réclame. Je ralentis, puis accélérai le pas. Plusieurs fois je vis leurs têtes se frôler, puis le bras de Briancourt entoura la taille de Teleny.

Tout cela était pour moi bien pire que du fiel et de l’absinthe[ws 24], les rois ont eu leurs mignons[trad 1]. Pourtant, dans ma misère, j’eus une consolation : ce fut de voir que, apparemment, Teleny cédait aux attentions de Briancourt au lieu de les rechercher.

Enfin, ils atteignirent le quai de ***, si animé le jour, si désolé la nuit. Là, ils semblèrent chercher quelqu’un, car ils se retournaient, scrutaient les personnes qu’ils rencontraient, ou fixaient les hommes assis sur les bancs qui bordent le quai. Je continuais de les suivre.

Comme j’étais entièrement absorbé par mes pensées, il s’écoula un certain temps avant que je ne remarque qu’un homme, qui avait surgi de nulle part, marchait à mes côtés. Je devins nerveux, car j’avais l’impression qu’il essayait non seulement de me suivre, mais aussi d’attirer mon attention, car il fredonnait et sifflait des bribes de chansons, toussait, se raclait la gorge et grattait des pieds.

Tous ces bruits entraient dans mes oreilles rêveuses, mais ne parvenaient pas à éveiller mon attention. Tous mes sens étaient fixés sur les deux silhouettes qui se trouvaient devant moi. Il avança donc, puis fit demi-tour et me regarda fixement. Mes yeux ont voyaient tout cela sans y prêter attention le moins du monde.

Il s’est encore attardé, me laissa passer, continua à marcher d’un pas plus vif et se retrouva de nouveau à mes côtés. Enfin, je le regardais. Bien qu’il fasse froid, il n’était que légèrement vêtu. Il portait une courte veste de velours noir et un pantalon gris clair, très ajusté, qui marquait la forme des cuisses et des fesses comme un collant.

Tandis que je le regardais, il me fixa à nouveau, puis sourit avec cette contraction faciale vide, fade et idiote d’une raccrocheuse[trad 1]. Puis, me regardant toujours avec un regard lubrique, il dirigea ses pas vers une Vespasienne[trad 1] voisine.

« Qu’ai-je que j’ai de si particulier », me dis-je, « pour que ce type me reluque de la sorte ? »

Mais sans me retourner, sans en tenir compter davantage, j’ai continué à marcher, les yeux fixés sur Teleny.

Comme je passais près d’un autre banc, quelqu’un a de nouveau raclé ses pieds et s’est raclé la gorge, manifestement dans le but de me faire tourner la tête. C’est ce que je fis. Il n’y avait rien de plus remarquable chez lui que chez le premier quidam que l’on rencontre. Voyant que je le regardais, il déboutonna ou reboutonna son pantalon.

Au bout d’un moment, j’entendis à nouveau des pas venant de derrière ; la personne était tout près de moi. Je sentis une forte odeur, si l’on peut appeler odeur le parfum toxique du musc ou du patchouli.

La personne m’effleura légèrement en passant. Il me demanda pardon, c’était l’homme à la veste de velours, ou son Dromio. Je le regardai, il me regarda à nouveau et sourit. Ses yeux étaient peints au khôl, ses joues badigeonnées de rouge. Il était tout à fait imberbe. Un instant, j’ai douté qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, mais lorsqu’il s’est de nouveau arrêté devant la colonne, j’ai été pleinement convaincu de son sexe.

Quelqu’un d’autre s’approcha à pas feutrés, en remuant les fesses, de derrière un de ces pissoirs[trad 1]. C’était un vieil homme râblé, minaudant, aussi ratatiné qu’une pomme de terre rongée par le gel. Ses joues étaient très creuses, et ses pommettes saillantes très rouges ; son visage était rasé et tondu, et il portait une perruque avec de longues mèches de lin clair.

Il marchait dans la posture de la Vénus de Médicis, c’est-à-dire avec une main sur son entre-jambes et l’autre sur sa poitrine. Son allure était non seulement très pudique, mais il y avait chez le vieillard une candeur de jeune fille qui lui donnait l’apparence d’un proxénète vierge.

Il ne me regarda pas fixement, mais me jeta un coup d’œil de côté en passant. Il fut rejoint par un ouvrier, un homme fort et robuste, boucher ou forgeron de métier. Le vieil homme aurait évidemment voulu s’éclipser sans se faire remarquer, mais l’ouvrier l’arrêta. Je n’entendis pas ce qu’ils disaient, car bien qu’ils fussent à quelques pas l’un de l’autre, ils parlaient sur ce ton feutré propre aux amoureux ; mais je semblais être l’objet de leur conversation, car l’ouvrier se tourna vers moi et me regarda fixement quand je passais. Ils se séparèrent.

L’ouvrier fit vingt pas, puis il tourna le talon et est revint exactement dans le même sens que moi, semblant vouloir me rencontrer face à face.

Je le regardai. C’était un homme costaud, aux traits massifs ; manifestement, un beau spécimen de mâle. En passant devant moi, il serra son poing puissant, plia son bras musclé au niveau du coude, puis le déplaça verticalement de droite à gauche à plusieurs reprises, comme une bielle de piston en action, qui entre et sort du cylindre.

Certains signes sont si évidemment clairs et pleins de sens qu’il n’est pas nécessaire d’être initié pour les comprendre. Le signe de l’ouvrier est l’un d’entre eux.

Maintenant, je savais qui étaient tous ces promeneurs nocturnes. Pourquoi ils me fixaient avec tant d’insistance, et la signification de tous leurs petits tours pour attirer mon attention. Est-ce que je rêvais ? Je regardais autour de moi. L’ouvrier s’était arrêté, et il répétait sa demande d’une manière différente. Il ferma son poing gauche, puis introduisit l’index de sa main droite dans le trou fait par la paume et les doigts, et le fit entrer et sortir. Il fut carrément explicite. Je ne m’étais pas trompé. Je me hâtai de continuer, me demandant si les villes de la plaine avaient été détruites par le feu et le soufre.

Comme je l’ai appris plus tard dans la vie, chaque grande ville a ses repaires particuliers, sa place, son jardin pour ce genre de récréation. Et la police ? Eh bien, elle ne s’en préoccupe pas, jusqu’à ce qu’un délit flagrant soit commis, car il n’est pas prudent de boucher le cratère d’un volcan. Les bordels d’hommes prostitués n’étant pas autorisés, de tels lieux de rencontre doivent être tolérés, sinon toute la ville devient une Sodome ou une Gomorrhe moderne.

— Quoi ! il y a de telles villes de nos jours ?

— En effet, Jéhovah a acquis de l’expérience avec l’âge ; il a donc appris à comprendre ses enfants un peu mieux qu’autrefois, car il est parvenu à un sens plus juste de la tolérance ou, comme Pilate, il s’est lavé les mains et les a complètement abandonnés.

J’éprouvai d’abord un profond sentiment de dégoût en voyant le vieux catamite repasser devant moi et lever, avec la plus grande modestie, son bras de sa poitrine, enfoncer son doigt osseux entre ses lèvres et le remuer de la même façon que l’ouvrier avait remué son bras, mais en s’efforçant de donner à tous ses mouvements une coquetterie de vierge effarouchée. Il était, comme je l’ai appris plus tard, un pompeur de dard[trad 1], ou comme je pourrais l’appeler, un suceur de sperme ; c’était sa spécialité. Il faisait ce travail par amour de la chose, et une expérience de plusieurs années l’avait rendu maître de son métier. Il semble qu’il vivait à tous les autres égards comme un ermite, et qu’il ne s’adonnait qu’à une seule chose : les mouchoirs en linon, avec de la dentelle ou de la broderie, pour essuyer l’instrument de l’amateur lorsqu’il en avait fini avec lui.

Le vieil homme descendit vers le bord de la rivière, m’invitant apparemment à une promenade de minuit dans la brume, sous les arches du pont, ou dans quelque recoin isolé.

Un autre homme sortit de là ; celui-ci ajustait sa robe et se grattait le postérieur comme un singe. Nonobstant la sensation de crainte que ces hommes me donnaient, la scène était si entièrement nouvelle que je dois dire qu’elle m’intéressa plutôt.

— Et Teleny ?

— J’étais tellement absorbé par tous ces vagabonds de minuit que je l’avais perdu de vue, ainsi que Briancourt, quand tout à coup je les vis réapparaître.

Avec eux, il y avait un jeune sous-lieutenant de Zouaves, un homme élégant et fringant, et un jeune homme mince et basané, apparemment un Arabe.

La rencontre ne semblait pas avoir été charnelle. Quoi qu’il en soit, le soldat divertissait ses amis par sa conversation animée, et aux quelques mots que mon oreille capta, je compris que le sujet était intéressant. De plus, en passant devant chaque banc, les couples qui y étaient assis se donnaient des coups de coude comme s’ils les connaissaient.

En passant devant eux, je haussai les épaules et j’enfouis ma tête dans mon col. Je portai même mon mouchoir à mon visage. Malgré toutes mes précautions, Teleny semblait m’avoir reconnu, bien que je continuais à marcher sans faire attention à lui.

J’entendis leurs rires joyeux sur mon passage ; l’écho de paroles répugnantes résonnait encore à mes oreilles ; des visages écœurants d’hommes efféminés et féminins traversaient la rue, essayant de me séduire par tout ce qui est nauséabond.

Je me précipitais, le cœur malade, déçu, me haïssant moi-même et mes semblables, me demandant si je valais mieux que tous ces adorateurs de Priape endurcis par le vice. Je me languissais de l’amour d’un homme qui ne se souciait pas plus de moi que de n’importe lequel de ces sodomites.

Il était tard dans la nuit, et je marchais sans savoir exactement où mes pas me conduisaient. Je ne devais pas traverser l’eau pour rentrer chez moi, qu’est-ce qui me poussa à le faire ? Quoi qu’il en soit, je me retrouvai soudain au beau milieu du pont, le regard perdu dans l’espace ouvert devant moi.

La rivière, comme une artère argentée, séparait la ville en deux. De part et d’autre, d’immenses maisons obscures émergeaient de la brume ; des dômes flous, des tours sombres, des flèches vaporeuses et gigantesques s’élevaient, frémissantes, jusqu’aux nuages, et s’évanouissaient dans le brouillard.

En dessous, je pouvais percevoir l’éclat de la rivière froide, morne et querelleuse, qui coulait de plus en plus vite, comme si elle était fâchée de ne pas pouvoir se surpasser dans sa propre vitesse, se heurtant aux arches qui l’arrêtaient, s’enroulant en petites vagues et tourbillonnant dans des remous furieux, tandis que les piliers sombres jetaient des taches d’ombre noire comme de l’encre sur le cours d’eau scintillant et frémissant.

En regardant ces ombres dansantes et agitées, je vis une myriade de lutins fougueux, semblables à des serpents, qui allaient et venaient à travers elles, me faisant des clins d’œil et m’appelant tandis qu’ils tournoyaient et roulaient, m’attirant vers le bas pour que je me repose dans ces eaux de Lethéé.

Ils avaient raison. Le repos devait se trouver sous ces arches sombres, sur le sable doux et visqueux de cette rivière tourbillonnante.

Comme ces eaux semblaient profondes et insondables ! Voilées par la brume, elles avaient tout l’attrait de l’abîme. Pourquoi ne chercherais-je pas là ce baume de l’oubli qui seul pourrait soulager ma tête douloureuse, calmer ma poitrine brûlante ?

Pourquoi ?

Était-ce parce que le Tout-Puissant avait fixé Son canon contre la destruction de soi-même ?

Comment, quand et où ?

Avec son doigt de feu, lorsqu’il a fait ce coup de théâtre[trad 1] sur le mont Sinaï ?

Si c’est le cas, pourquoi m’a-t-il tenté au-delà de mes forces ?

Un père pousserait-il son enfant bien-aimé à lui désobéir, simplement pour avoir le plaisir de le châtier ensuite ? Un homme déflorerait-il sa propre fille, non par désir, mais pour se moquer de son incontinence ? Si un tel homme a vécu, c’est qu’il était à l’image de Jéhovah.

Non, la vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle est agréable. Pour moi, à ce moment-là, c’était un fardeau. La passion que j’avais tenté d’étouffer, et qui ne faisait que couver, avait éclaté avec une force renouvelée, me subjuguant totalement. Ce crime ne pouvait donc être surmonté que par un autre. Dans mon cas, le suicide était non seulement permis, mais louable, voire héroïque.

Que dit l’Évangile ? « Si votre œil… » et ainsi de suite.

Toutes ces pensées tourbillonnaient dans mon esprit comme de petits serpents de feu. Devant moi, dans la brume, Teleny, tel un ange de lumière vaporeux, semblait me regarder tranquillement de ses yeux profonds, tristes et pensifs ; en bas, les eaux tumultueuses avaient pour moi la voix douce et attirante d’une sirène.

Je sentis mon cerveau vaciller. Je perdais la raison. Je maudissais ce beau monde qui est le nôtre, ce paradis que l’homme transforma en enfer. Je maudissais notre société bornée, qui ne se nourrit que d’hypocrisie. Je maudissais notre religion néfaste, qui met son veto sur tous les plaisirs des sens.

J’étais déjà en train d’escalader le parapet, décidé à chercher l’oubli dans ces eaux stygiennes, quand deux bras puissants m’étreignirent et me retinrent.

— C’était Teleny ?

— C’était le cas.

« Camille, mon amour, mon âme, êtes-vous fou ?  dit-il d’une voix étouffée et haletante.

Rêvais-je, était-ce lui ? Teleny ? Était-il mon ange gardien ou un démon tentateur ? Étais-je devenu fou ?

Toutes ces pensées se chassaient l’une l’autre et me laissaient perplexe. Pourtant, au bout d’un moment, je compris que je n’étais ni fou ni en train de rêver. C’était Teleny en chair et en os, car je le sentais contre moi alors que nous étions étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre. Je m’étais réveillé d’un horrible cauchemar.

La tension que mes nerfs avaient subie et le complet l’étourdissement qui s’ensuivit, associés à sa puissante étreinte, me donnèrent l’impression que nos deux corps étroitement serrés l’un contre l’autre s’étaient amalgamés ou fondus en un seul.

Une sensation très particulière m’envahit à ce moment-là. Tandis que mes mains vagabondaient sur sa tête, son cou, ses épaules, ses bras, je ne sentais rien du tout ; en fait, il me semblait que je touchais mon propre corps. Nos fronts brûlants étaient pressés l’un contre l’autre, et ses veines gonflées et palpitantes semblaient être mes propres pulsations.

Instinctivement, et sans se chercher, nos bouches se sont unies d’un commun accord. Nous ne nous sommes pas embrassés, mais notre souffle donna vie à nos deux êtres.

Je restais vaguement inconscient pendant un certain temps, sentant mes forces décliner lentement, ne laissant qu’assez de vitalité pour savoir que j’étais encore vivant.

Tout d’un coup, je ressentis une secousse puissante de la tête aux pieds ; il y eut un reflux du cœur au cerveau. Chaque nerf de mon corps était parcouru de picotements ; toute ma peau semblait piquée de pointes d’aiguilles acérées. Nos bouches qui s’étaient retirées s’accrochaient à nouveau l’une à l’autre avec un désir nouvellement réveillé. Nos lèvres, cherchaient clairement à se coller ensemble, pressées et frottées avec une telle force passionnée que le sang commença à suinter d’elles, non, il semblait que ce fluide, jaillissant de nos deux cœurs, était déterminé à se mêler pour célébrer en ce moment propice les vieux rites hyménéaux des nations : le mariage de deux corps, non par la communion du vin symbolique, mais du sang lui-même.

Nous restâmes ainsi quelque temps dans un état de délire accablant, ressentant à chaque instant un plaisir plus vif et plus fou dans les baisers de l’autre, qui nous poussaient à la folie en augmentant cette chaleur qu’ils ne pouvaient apaiser, et en stimulant cette faim qu’ils ne pouvaient calmer.

La quintessence même de l’amour était dans ces baisers. Tout ce qu’il y avait d’excellent en nous, l’essentiel de nos êtres, montait et s’évaporait à partir de nos lèvres comme les vapeurs d’un fluide éthéré, enivrant, ambrosien.

La nature, feutrée et silencieuse, semblait retenir son souffle pour nous regarder, car une telle extase de félicité avait rarement, voire jamais, été ressentie ici-bas. J’étais subjugué, prostré, brisé. La terre tournait autour de moi, s’enfonçait sous mes pieds. Je n’avais plus la force de me tenir debout. Je me sentais malade et prêt de défaillir. Étais-je en train de mourir ? Si c’était le cas, la mort devait être le moment le plus heureux de notre vie, car une joie aussi intense ne pourrait plus jamais être ressentie.

Combien de temps suis-je resté sans connaissance ? Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c’est que je me réveillai au milieu d’un tourbillon, en entendant le bruit des eaux autour de moi. Peu à peu, je repris conscience. J’essayai de me libérer de son emprise.

« Laisse-moi ! Laisse-moi tranquille ! Pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ? Ce monde m’est odieux, pourquoi devrais-je m’éterniser dans une vie que j’abhorre ? »

« Pourquoi ? Pour mon bien. » Il murmura alors doucement, dans sa langue inconnue, quelques mots magiques qui semblèrent s’enfoncer dans mon âme. Puis il ajouta : « La nature nous a formés l’un pour l’autre ; pourquoi lui résister ? Je ne puis trouver le bonheur que dans ton amour, et dans le tien seulement ; ce n’est pas seulement mon cœur, mais mon âme qui aspire à la tienne. »

Dans un effort de tout mon être, je le repoussai et reculai en titubant.

« Non, non », m’écriai-je, « ne me tente pas au-delà de mes forces, laisse-moi plutôt mourir. »

« Que ta volonté soit faite, mais nous mourrons ensemble, afin qu’au moins dans la mort nous ne soyons pas séparés. Il y a une vie après la mort, nous pourrons alors, au moins, nous attacher l’un à l’autre comme la Francesca de Dante et son amant Paulo. Tiens », dit-il en déroulant une écharpe de soie qu’il portait autour de la taille, « lions-nous étroitement et sautons dans les flots. »

Je le regardai et je tremblai. Si jeune, si beau, et je devais l’assassiner ! La vision d’Antinoüs telle que je l’avais vue la première fois qu’il avait joué m’apparut.

Il noua l’écharpe autour de sa taille et s’apprêtait à la passer autour de moi.

« Viens. »

Le sort en était jeté. Je n’avais pas le droit d’accepter un tel sacrifice de sa part.

« Non », dis-je, « vivons. »

« Vivre », ajouta-t-il, « et après ? »

Il ne parla pas pendant quelques instants, comme s’il attendait une réponse à cette question qui n’avait pas été formulée avec des mots. En réponse à son appel muet, je tendis les mains vers lui. Lui, comme s’il avait peur que je lui échappe, me serra fort avec toute la force d’un désir irrépressible.

« Je t’aime », murmura-t-il, « je t’aime à la folie, Je ne peux plus vivre sans toi. »

« Moi non plus », dis-je faiblement, « j’ai lutté en vain contre ma passion, et maintenant je lui cède, non pas avec douceur, mais avec ardeur, avec joie. Je suis à toi, Teleny ! Heureux d’être à toi, à toi pour toujours et à toi seul ! »

Pour toute réponse, il y eut un cri rauque étouffé provenant du plus profond de sa poitrine ; ses yeux s’illuminèrent d’un éclair de feu ; son désir s’éleva jusqu’à la rage ; c’était celui de la bête sauvage saisissant sa proie ; celui du mâle solitaire trouvant enfin une compagne. Mais son désir intense était plus que cela ; c’était aussi une âme qui s’élançait à la rencontre d’une autre âme. C’était un désir des sens et une folle ivresse du cerveau.

Ce feu brûlant et inextinguible qui consumait nos corps pouvait-il être qualifié de luxure ? Nous nous accrochions l’un à l’autre avec autant d’avidité que le fait un animal affamé lorsqu’il s’accroche à la nourriture qu’il dévore ; et tandis que nous nous embrassions avec une avidité toujours croissante, mes doigts palpaient ses cheveux bouclés ou caressaient la peau douce de son cou. Nos jambes étant serrées l’une contre l’autre, son phallus, en forte érection, se frottait contre le mien, non moins rigide et dur. Cependant, nous changions constamment de position, de manière à ce que chaque partie de nos corps soit en contact aussi étroit que possible ; et ainsi, en nous sentant, en nous serrant, en nous étreignant, en nous embrassant et en nous mordant l’un l’autre, nous devions ressembler, sur ce pont au milieu du brouillard qui s’épaississait, à deux âmes damnées souffrant d’un tourment éternel.

La main du temps s’était arrêtée, et je crois que nous aurions continué à nous provoquer mutuellement dans notre désir fou jusqu’à ce que nous ayons perdu la raison, nous étions tous les deux au bord de la folie, si nous n’avions pas été arrêtés par un incident insignifiant.

Un cab tardif, fatigué par le labeur de la journée, se dirigeait lentement vers la maison. Le conducteur dormait sur sa caisse ; la pauvre haridelle épuisée, la tête tombant presque entre ses genoux, somnolait elle aussi, rêvant peut-être d’un repos ininterrompu, de foin fraîchement fauché, des pâturages frais et fleuris de sa jeunesse ; même le lent grondement des roues avait un son somnolent, ronronnant, ronflant dans son ennuyeuse uniformité.

« Viens à la maison avec moi », dit Teleny d’une voix basse, nerveuse et tremblante ; « viens dormir avec moi », ajouta-t-il sur le ton doux, feutré et suppliant de l’amant qui voudrait bien se faire comprendre sans paroles.

Je pressai ses mains pour obtenir une réponse.

« Veux-tu venir ? »

« Oui, ai-je murmuré, presque inaudible. »

Ce son grave, à peine articulé, était le souffle chaud d’un désir véhément ; ce monosyllabe zozotant était le consentement volontaire à son désir le plus ardent.

Il héla alors le cab qui passait, mais il fallut attendre quelques instants avant de pouvoir réveiller le chauffeur et lui faire comprendre ce que nous attendions de lui.

En montant dans le véhicule, ma première pensée fut que dans quelques minutes, Teleny m’appartiendrait. Cette pensée agit sur mes nerfs comme un courant électrique, me faisant frissonner de la tête aux pieds.

Il fallut que mes lèvres articulent les mots “Teleny sera à moi” pour que j’y croie. Il sembla entendre le mouvement silencieux de mes lèvres, car il prit ma tête entre ses mains et m’embrassa encore et encore.

Puis, comme s’il ressentait un remords, il demanda : « Tu ne te repent pas, n’est-ce pas ? »

« Comment pourrais-je ? »

« Et tu seras à moi, à moi tout seul ? »

« Je n’ai jamais été la propriété d’un autre homme et je ne le serai jamais. »

« Tu m’aimeras pour toujours ? »

« Et toujours. »

« Ce sera notre serment et notre acte de possession », ajouta-t-il.

Il m’a alors entouré de ses bras et me serra contre sa poitrine. Je l’entourai de mes bras. À la lueur des lampes du cab, je vis ses yeux s’enflammer du feu de la folie. Ses lèvres, brûlées par la soif d’un désir longtemps réprimé, par le besoin refoulé de possession, s’approchaient des miennes avec une expression douloureuse de souffrance sourde. Nous étions de nouveau en train d’aspirer l’être de l’autre dans un baiser, un baiser plus intense, si possible, que le précédent. Quel baiser !

La chair, le sang, le cerveau et cette partie subtile et indéfinie de notre être semblaient se fondre dans une étreinte ineffable.

Un baiser est bien plus que le premier contact sensuel de deux corps, c’est le souffle de deux âmes éprises.

Mais un baiser criminel longtemps supporté et combattu, et donc longtemps désiré, est au-delà de cela ; il est aussi succulent qu’un fruit défendu ; c’est un charbon rougi posé sur les lèvres ; une marque ardente qui brûle profondément et change le sang en plomb fondu ou en vif-argent brûlant.

Le baiser de Teleny était vraiment galvanisant, car je pouvais en goûter la saveur sur mon palais. Avions-nous besoin d’un serment, alors que nous nous étions donnés l’un à l’autre par un tel baiser ? Un serment est une promesse faite du bout des lèvres qui peut être, et est, souvent oubliée. Un tel baiser vous suit dans la tombe.

Pendant que nos lèvres se collaient l’une à l’autre, sa main déboutonnait lentement, imperceptiblement, mon pantalon et se glissait furtivement à l’intérieur de l’ouverture, écartant instinctivement tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin, puis elle s’emparait de mon phallus dur, raide et douloureux, qui brillait comme un charbon ardent.

Cette prise était aussi douce que celle d’un enfant, aussi experte que celle d’une putain, aussi forte que celle d’un bretteur. Il m’avait à peine touché que je me suis souvenu des paroles de la comtesse.

Certaines personnes, nous le savons tous, sont plus magnétiques que d’autres. De plus, si certaines attirent, d’autres nous repoussent. Teleny avait, pour moi du moins, un fluide souple, hypnotique, qui donnait du plaisir à ses doigts. Non, le simple contact de sa peau me faisait frissonner de plaisir.

Ma propre main suivit avec hésitation l’exemple qu’il avait donné, et je dois avouer que le plaisir que je ressentais à le tripoter était vraiment délicieux.

Nos doigts touchèrent à peine la peau du pénis, mais nos nerfs étaient si tendus, notre excitation avait atteint un tel niveau et les canaux séminaux étaient si remplis que nous les avons sentis déborder. Il y eut, pendant un moment, une douleur intense, quelque part autour de la racine du pénis, ou plutôt, au cœur même et au centre des reins, après quoi la sève de vie commença à se déplacer lentement, lentement, de l’intérieur des glandes séminales ; elle monta le long du bulbe de l’urètre, et de l’étroite colonne, un peu comme le mercure dans le tube d’un thermomètre, ou plutôt, comme la lave brûlante et cinglante dans le cratère d’un volcan.

Il atteignit finalement le sommet, puis la fente s’ouvrit, les lèvres minuscules s’écartèrent et le liquide visqueux, nacré et crémeux suinta, non pas d’un seul coup en un jet jaillissant, mais par intervalles, et en larmes énormes et brûlantes.

À chaque goutte qui s’échappait du corps, une sensation glaçante, presque insupportable, partait du bout des doigts, de l’extrémité des orteils, et surtout des cellules les plus profondes du cerveau ; la moelle de la colonne vertébrale et de tous les os semblait se fondre ; et lorsque les différents courants, soit ceux du sang, soit ceux qui remontent rapidement les fibres nerveuses, se rencontrent dans le phallus (ce petit instrument fait de muscles et de vaisseaux sanguins), il se produit un choc formidable, une convulsion qui anéantit l’esprit et la matière, une jouissance frémissante que tout le monde a ressentie, à un degré plus ou moins grand, souvent un frisson presque trop intense pour être plaisant.

Pressés l’un contre l’autre, tout ce que nous pouvions faire était d’essayer d’étouffer nos gémissements alors que les gouttes ardentes se succédaient lentement.

La prostration qui suivait la tension excessive des nerfs s’était installée, lorsque le fiacre s’arrêta devant la porte de la maison de Teleny, cette porte à laquelle j’avais frappé follement du poing peu de temps auparavant.

Nous nous traînâmes péniblement hors du fiacre, mais à peine le portail s’était-il refermé sur nous que nous nous embrassions et nous caressions à nouveau avec une énergie renouvelée.

Au bout de quelques instants, sentant que notre désir était trop puissant pour qu’on puisse le réfréner plus longtemps, il dit : « Allons, pourquoi devrions-nous nous attarder plus longtemps et perdre un temps précieux ici, dans l’obscurité et le froid ? »

« Est-ce la nuit et fait-il froid ? » fut ma réponse.

Il m’embrassa tendrement.

« Dans l’obscurité, tu es ma lumière ; dans le froid, tu es mon feu ; les terres gelées du pôle seraient un jardin d’Éden pour moi, si tu étais là », poursuivis-je.

Nous montâmes ensuite à tâtons dans l’obscurité, car je ne lui permis pas d’allumer une allumette de cire. J’avançais donc en trébuchant contre lui, non pas parce que je ne voyais rien, mais parce que j’étais enivré d’un désir fou comme un homme ivre l’est de vin.

Nous fûmes bientôt dans son appartement. Lorsque nous nous sommes retrouvés dans la petite antichambre faiblement éclairée, il ouvrit les bras et les tendit vers moi.

« Bienvenue ! » dit-il. « Que cette maison soit toujours la tienne. » Puis il ajouta, à voix basse, dans cette langue inconnue et musicale : « Mon corps a faim de toi, âme de mon âme, vie de ma vie. »

Il avait à peine terminé ces mots que nous nous caressions amoureusement.

Après s’être ainsi caressés pendant quelques instants, « Sais-tu », dit-il, que je t’attendais aujourd’hui ? »

« Tu m’attendais ? »

« Oui, je savais que tôt ou tard tu serais à moi. De plus, j’ai senti que tu viendrais aujourd’hui. »

« Comment cela ? »

« J’ai eu un pressentiment. »

« Et si je n’étais pas venu ? »

« J’aurais dû faire ce que tu allais faire quand je t’ai rencontré, car la vie sans toi aurait été insupportable. »

« Quoi ? te noyer ? »

« Non, pas exactement : la rivière est trop froide et morne, je suis trop Sybarite pour cela. Non, j’aurais simplement dû m’endormir, le sommeil éternel de la mort, en rêvant de toi, dans cette chambre préparée pour te recevoir, et où aucun homme n’a jamais mis les pieds. »

En disant ces mots, il ouvrit la porte d’une petite chambre et m’y fit entrer.

Une forte odeur d’héliotrope blanc m’a d’abord frappé les narines.

C’était une pièce des plus singulières, dont les murs étaient recouverts d’une étoffe chaude, blanche, moelleuse, piquée partout de boutons d’argent dépoli ; le plancher était couvert de la toison blanche et bouclée de jeunes agneaux ; au milieu de l’appartement se dressait un vaste sopha, sur lequel était jetée la peau d’un énorme ours polaire. Sur cet unique meuble, une vieille lampe d’argent, provenant sans doute de quelque église byzantine ou de quelque synagogue orientale, jetait une pâle lueur, suffisante cependant pour éclairer la blancheur éblouissante de ce temple de Priape dont nous étions les fidèles.

« Je sais », dit-il en m’entraînant à l’intérieur, « je sais que le blanc est ta couleur préférée, qu’il convient à ton teint foncé, c’est pourquoi il a été aménagé pour toi et toi seul. Aucun autre mortel n’y mettra jamais les pieds. »

En prononçant ces mots, il me dépouilla en un clin d’œil de tous mes vêtements, car j’étais entre ses mains comme un enfant endormi ou un homme en transe.

En un instant, j’étais non seulement complètement nu, mais étendu sur la peau d’ours, tandis que lui, debout devant moi, me regardait avec des yeux affamés.

Je sentis ses regards tomber partout avec avidité ; ils s’enfoncèrent dans mon cerveau, et ma tête se mit à vaguer ; ils transpercèrent mon cœur, fouettant mon sang, le faisant couler plus vite et plus chaud dans toutes les artères ; ils s’enfoncèrent dans mes veines, et Priape se décalotta de son capuchon et souleva violemment sa tête, de sorte que tout l’enchevêtrement des veines de son corps semblait prêt à éclater.

Il me palpa ensuite avec ses mains partout, puis il commença à presser ses lèvres sur chaque partie de mon corps, couvrant de baisers mes seins, mes bras, mes jambes, mes cuisses, puis, lorsqu’il atteint mes parties intimes, il pressa son visage avec ravissement sur les poils épais et bouclés qui y poussent si abondamment.

Il frissonna de plaisir en sentant les mèches drues sur sa joue et son cou ; puis, saisissant mon phallus, il y appuya ses lèvres. Cela sembla l’électriser, puis le bout et ensuite le gland tout entier disparurent dans sa bouche.

Alors qu’il le faisait, j’avais du mal à me taire. Je serrais dans mes mains sa tête bouclée et parfumée ; un frisson parcourut tout mon corps ; tous mes nerfs étaient à fleur de peau ; la sensation était si vive qu’elle me rendit presque fou.

Puis toute la colonne fut dans sa bouche, la pointe touchait son palais ; sa langue, aplatie ou épaissie, me chatouillait partout. Maintenant j’étais sucé avec avidité, puis mordillé ou mordu. Je criais, je lui demandais d’arrêter. Je ne pouvais plus supporter une telle intensité, cela me tuait. Si cela avait duré un peu plus longtemps, j’aurais perdu la raison. Il était sourd et impitoyable à mes supplications. Des éclairs semblaient passer devant mes yeux, un torrent de feu traversait mon corps.

« Assez, arrête, assez ! » gémis-je.

Mes nerfs se tendirent, un frisson m’envahit, la plante de mes pieds me sembla percée de part en part. Je me tordis, me convulsais.

Une de ses mains qui caressait mes testicules se glissa sous mes fesses, un doigt fut glissé dans le trou. J’avais l’impression d’être un homme par-devant, une femme par-derrière, pour le plaisir que je ressentais dans des deux côtés.

Mon inquiétude avait atteint son paroxysme. Mon cerveau chancelait, mon corps fondait, le lait brûlant de la vie montait à nouveau, comme une sève de feu, mon sang bouillonnant montait jusqu’à mon cerveau, me rendant fou. J’étais épuisé, je m’évanouissais de plaisir : je tombais sur lui, masse inerte !

En quelques minutes, j’étais de nouveau moi-même, impatient de prendre sa place et de lui rendre les caresses que je venais de recevoir.

J’arrachai les vêtements de son corps, de sorte qu’il se retrouva rapidement aussi nu que moi. Quel plaisir de sentir sa peau contre la mienne de la tête aux pieds ! De plus, le plaisir que je venais de ressentir n’avait fait qu’augmenter mon empressement, si bien qu’après nous être serrés l’un contre l’autre et avoir lutté ensemble pendant quelques instants, nous nous roulâmes sur le sol, nous tordant, et frottant, et rampant et nous tortillant, comme deux chats échauffés s’excitant mutuellement dans un paroxysme de rage.

Mais mes lèvres étaient impatientes de goûter son phallus, un organe qui aurait pu servir de modèle à l’énorme idole du temple de Priape, ou au fronton des portes des bordels de Pompéi, si ce n’est qu’à la vue de ce dieu sans ailes, la plupart des hommes auraient, comme beaucoup l’ont fait, écarté les femmes pour l’amour de leurs congénères. Il était gros sans avoir les proportions d’un âne ; il était épais et arrondi, bien que légèrement effilé ; le gland, un fruit de chair et de sang, comme un petit abricot, avait l’air pulpeux, rond et appétissant.

Je l’ai regardé avec appétit, je l’ai manipulé, je l’ai embrassé, j’ai senti sa peau douce et brillante sur ma lèvre, elle s’est déplacée d’elle-même vers l’intérieur pendant que je le faisais. Ma langue a alors habilement chatouillé l’extrémité, essayant de se glisser entre ces petites lèvres roses qui, gonflées d’amour, s’ouvraient et faisaient jaillir une petite goutte de rosée étincelante. J’ai léché le prépuce, puis je l’ai sucé en entier, le pompant avec avidité. Il le déplaça verticalement pendant que j’essayais de le serrer avec mes lèvres ; il le poussa plus loin à chaque fois et toucha mon palais ; il a presque atteint ma gorge et je l’ai senti frémir d’une vie propre ; j’ai bougé plus vite, plus vite, plus vite. Il me serra la tête furieusement, tous ses nerfs palpitaient.

« Ta bouche est brûlante, tu aspires mon cerveau ! Arrête, arrête ! Tout mon corps est en feu ! Je ne peux plus ! Je ne peux pas, c’est trop ! »

Il me saisit fortement la tête pour me faire arrêter, mais je pressais fortement son phallus avec mes lèvres, mes joues, ma langue ; mes mouvements étaient de plus en plus rapides, si bien qu’après quelques coups, je le sentis trembler des pieds à la tête, comme s’il était pris d’un accès de vertige. Il soupirait, il gémissait, il criait. Un jet de liquide chaud, savonneux et âcre me remplit la bouche. Il avait la tête qui tournait ; le plaisir qu’il ressentait était si vif qu’il frôlait la douleur.

« Arrête, arrête ! » gémit-il faiblement, fermant les yeux et haletant.

Moi, par contre, j’étais fou à l’idée qu’il était maintenant vraiment à moi, que je buvais la sève ardente et écumante de son corps, le véritable élixir de vie.

Ses bras me serrèrent convulsivement pendant un instant. Une rigidité s’est alors emparée de lui ; il était brisé par un tel excès de libertinage.

Je ressentais presque autant que lui, car dans ma fureur, je le suçais avidement, goulûment, provoquant ainsi une éjaculation abondante ; et en même temps, de petites gouttes du même fluide que j’absorbais, s’écoulaient lentement, douloureusement, hors de mon corps. À ce moment-là, nos nerfs se détendirent et nous tombâmes épuisés l’un sur l’autre.

Un court moment de repos, je ne saurais dire de quelle durée, l’intensité n’étant pas mesurée par le rythme calme du Temps, et puis j’ai senti son pénis sans nerfs sortir de son sommeil et se presser contre mon visage ; il essayait manifestement de trouver ma bouche, tout comme un bébé avide mais gavé, même dans son sommeil, tient fermement le mamelon de sa mère simplement pour le plaisir de l’avoir dans sa bouche.

J’ai appuyé ma bouche sur lui et, comme un jeune coq réveillé à l’aube tend son cou et chante avec ardeur, il dressa sa tête vers mes lèvres chaudes et pulpeuses.

Dès que je l’eus dans la bouche, Teleny se retourna et se plaça dans la même position que moi vis-à-vis de lui, c’est-à-dire que sa bouche était à la hauteur de mon ventre, à la différence près que j’étais sur le dos et qu’il était au-dessus de moi.

Il commença à embrasser ma verge, il joua avec les poils touffus qui l’entouraient, il tapota mes fesses et, surtout, il caressa mes testicules avec un tour de main qui lui était propre et qui me remplissait d’un plaisir inexprimable.

Ses mains augmentaient tellement le plaisir que sa bouche et son propre phallus me donnaient que je fus bientôt hors de moi d’excitation.

Nos deux corps n’étaient qu’une masse de sensualité frémissante ; et bien que nous ayons tous deux accéléré la rapidité de nos mouvements, nous étions si fous de désir que, dans cette tension des nerfs, les glandes séminales refusaient de faire leur travail.

Nous travaillâmes en vain. D’un seul coup, ma raison me quitta ; le sang desséché qui m’habitait essayait vainement de s’écouler, et il semblait tourbillonner dans mes yeux injectés ; il picotait dans mes oreilles. J’étais dans un paroxysme de rage érotique, dans un paroxysme de délire fou.

Mon cerveau semblait trépané, ma colonne vertébrale sciée en deux. Néanmoins, je suçais son phallus de plus en plus vite, je le tirais comme une tétine, j’essayais de le vider, et je le sentais palpiter, frémir, trembler. Tout à coup, les portes du sperme s’ouvrirent, et des feux de l’enfer nous fûmes soulevés, au milieu d’une pluie d’étincelles brûlantes, dans un Olympe délicieusement calme et ambrosien.

Après quelques instants de repos, je me redressai sur mon coude et pour admirer la beauté fascinante de mon amant. Il était un modèle de beauté charnelle ; sa poitrine était large et forte, ses bras arrondis ; en fait, je n’ai jamais vu une charpente aussi vigoureuse et en même temps aussi agile ; car non seulement il n’y avait pas la moindre graisse, mais il n’y avait même pas la moindre chair superflue sur lui. Il était tout en nerfs, en muscles et en nerfs. Ce sont ses articulations bien soudées et souples qui lui donnaient ce mouvement libre, aisé et gracieux si caractéristique des Félidés, dont il avait aussi la souplesse, car lorsqu’il s’attachait à vous, il semblait s’enrouler autour de vous comme un serpent. De plus, sa peau était d’une blancheur nacrée, presque irisée, tandis que les poils des différentes parties de son corps, à l’exception de la tête, étaient tout à fait noirs.

Teleny ouvrit les yeux, tendit les bras vers moi, me prit la main, m’embrassa, puis me mordit la nuque ; ensuite il me couvrit de baisers tout le long du dos, qui, se succédant rapidement, ressemblaient à une pluie de feuilles de roses tombant d’une fleur épanouie.

Puis il atteignit les deux lobes charnus qu’il pressa avec ses mains et introduisit sa langue dans le trou où, peu de temps auparavant, il avait enfoncé son doigt. Ce fut également pour moi une sensation nouvelle et excitante.

Cela fait, il se leva et tendit la main pour me soulever.

« Maintenant », dit-il, « passons dans la pièce voisine, et voyons si nous pouvons trouver quelque chose à manger ; car je pense que nous avons vraiment besoin de nourriture, bien que, peut-être, un bain ne serait pas mauvais avant que nous nous asseyions pour souper. Aimerais-tu en prendre un ? »

« Cela pourrait te gêner. »

Pour toute réponse, il me conduisit dans une sorte de serre de fortune, toute remplie de fougères et de palmiers plumeux, qui, comme il me l’expliqua, recevait pendant la journée les rayons du soleil d’une lucarne située au-dessus de sa tête.

Il s’agit d’une sorte d’abri de fortune pour une serre et une salle de bain, que toute demeure habitable devrait avoir. Je suis trop pauvre pour avoir l’un ou l’autre, mais ce trou est assez grand pour mes ablutions, et mes plantes semblent bien se développer dans cette atmosphère chaude et humide.

« Mais c’est une salle de bain princière ! »

« Non, non ! » dit-il « en souriant, c’est une salle de bain d’artiste. »

Nous avons immédiatement plongé dans l’eau chaude, parfumée à l’essence d’héliotrope, et il était si agréable de se reposer là, enfermés dans les bras l’un de l’autre, après nos derniers excès.

« Je pourrais rester ici toute la nuit, » pensait-il, « c’est si agréable de te toucher dans cette eau chaude. Mais tu dois être affamé, alors nous ferions mieux d’aller chercher quelque chose pour satisfaire nos envies de nourriture.

Nous sommes sortis et nous sommes enveloppés un moment dans de chauds peignoirs[trad 1] de tissu éponge turc.

« Viens », dit-il, « laisse-moi te conduire à la salle à manger. »

J’hésitai, regardant d’abord ma nudité, puis la sienne. Il sourit et m’embrassa.

« Tu n’as pas froid, n’est-ce pas ? »

« Non, mais… »

« Eh bien, n’aie pas peur, il n’y a personne dans la maison. Tout le monde dort dans les autres appartements et, en plus, toutes les fenêtres sont bien fermées et tous les rideaux sont baissés. »

Il m’entraîna avec lui dans une pièce voisine toute couverte de tapis épais, moelleux et soyeux, dont le ton dominant était d’un terne rouge turc.

Au centre de cet appartement pendait une lampe curieusement ouvragée, en forme d’étoile, que les croyants, même aujourd’hui, allument la veille du vendredi.

Nous nous assîmes sur un sopha aux coussins moelleux, devant l’une de ces tables arabes en ébène incrusté d’ivoire coloré et de nacre irisée.

« Je ne peux pas t’offrir un banquet, bien que tu étais attendu ; cependant, il y a de quoi satisfaire ta faim, j’espère. »

Il y avait de succulentes huîtres de Cancale, peu nombreuses, mais d’une taille immense, une bouteille poussiéreuse de Sauternes, puis un pâté de foie gras[trad 1] très parfumé aux truffes du Périgord, une perdrix au paprika ou curry hongrois, et une salade à base d’une énorme truffe du Piémont, coupée en tranches aussi fines que des copeaux, et une bouteille de xérès sec exquis.

Tous ces délices étaient servis dans de la vaisselle bleue de Delft et de Savone, car il avait déjà entendu parler de ma passion pour les vieilles faïences.

Puis vint un plat d’oranges de Séville, de bananes et d’ananas, aromatisé au Marasquin et recouvert de sucre tamisé. C’était un mélange salé, savoureux, acidulé et sucré, alliant la saveur et le parfum de tous ces fruits délicieux.

Après l’avoir arrosé d’une bouteille de champagne pétillant, nous avons bu de minuscules tasses de café Moka parfumé et brûlant ; puis il alluma un narghileh, ou pipe à eau turque, et nous avons tiré par intervalles sur l’odorant Latakiah, en l’inhalant avec nos baisers toujours avides de la bouche de l’autre.

Les vapeurs de la fumée et celles du vin nous montaient à la tête et, dans notre sensualité retrouvée, nous eûmes bientôt entre les lèvres un embout bien plus charnu que celui, ambré, de la pipe turque.

Nos têtes se perdirent à nouveau entre les cuisses de chacun. Nous n’avions plus qu’un seul corps entre nous, jonglant l’un avec l’autre, cherchant sans cesse de nouvelles caresses, de nouvelles sensations, une sorte de lubricité plus aiguë et plus enivrante, dans notre souci non seulement de jouir nous-mêmes, mais aussi de le faire ressentir à l’autre. Nous fûmes donc très vite la proie d’une luxure foudroyante, et seuls quelques sons inarticulés exprimèrent le paroxysme de notre volupté, jusqu’à ce que, plus morts que vivants, nous tombâmes l’un sur l’autre, en une masse mêlée de chair frissonnante.

Après une demi-heure de repos et un bol de punch à l’arak, au curaçao et au whisky, aromatisé de nombreuses épices chaudes et revigorantes, nos bouches se pressèrent à nouveau l’une contre l’autre.

Ses lèvres humides effleurèrent les miennes si légèrement que je les sentis à peine ; elles ne firent qu’éveiller en moi le désir avide de sentir leur contact plus étroitement, tandis que le bout de sa langue ne cessait d’aguicher la mienne, s’insinuant dans ma bouche pendant une seconde pour en ressortir rapidement. Pendant ce temps, ses mains passaient sur les parties les plus délicates de mon corps aussi légèrement qu’une douce brise d’été passe sur la surface lisse des eaux, et je sentais ma peau frissonner de plaisir.

J’étais allongé sur quelques coussins du sopha, ce qui me mettait à la hauteur de Teleny ; il mit rapidement mes jambes sur ses épaules, puis, baissant la tête, il commença à embrasser, puis à introduire sa langue pointue dans le trou de mon derrière, me faisant frissonner d’un plaisir ineffable. Puis, après avoir habilement préparé le trou en le lubrifiant bien autour, il essaya d’y enfoncer le bout de son phallus, mais il eut beau appuyer fort, il n’y parvint pas.

« Laisse-moi l’humidifier un peu, il s’insérera plus facilement. »

Je l’ai repris dans ma bouche. Ma langue roula habilement tout autour. Je l’aspirai presque jusqu’à la racine, le sentant prêt à tous les coups, car il était raide, dur et fringant.

« Maintenant », dis-je, « jouissons ensemble de ce plaisir que les dieux eux-mêmes n’ont pas dédaigné de nous enseigner. »

Les extrémités de mes doigts étirèrent alors au maximum les bords de ma petite fosse inexplorée.

Elle était béante pour recevoir l’énorme instrument qui se présentait à l’orifice.

Il appuya de nouveau sur le gland ; les petites lèvres minuscules s’insinuèrent dans la fente ; la pointe se fraya un chemin à l’intérieur, mais la chair pulpeuse sortit tout autour, et la verge fut ainsi arrêtée dans sa carrière.

« J’ai peur de te blesser ? » demanda-t-il, « ne devrions-nous pas remettre cela à plus tard ? »

« Oh, non ! C’est un tel bonheur de sentir ton corps entrer dans le mien. »

Il poussa doucement mais fermement ; les muscles puissants de l’anus se détendirent ; le gland était bien logé ; la peau s’étirait à tel point que de minuscules perles de sang rubis perlaient tout autour de l’orifice qui se fendait ; cependant, malgré la façon dont j’étais déchiré, le plaisir que j’éprouvais était bien plus grand que la douleur.

Il était lui-même tellement serré qu’il ne pouvait ni retirer ni enfoncer son instrument, car lorsqu’il essayait de l’enfoncer, il avait l’impression d’être circoncis. Il s’arrêta un instant, puis, après avoir demandé s’il ne me faisait pas trop mal et reçu une réponse négative, il l’enfonça de toutes ses forces.

Le Rubicon était franchi ; la colonne commença à glisser doucement à l’intérieur ; il pouvait commencer son travail agréable. Bientôt, tout le pénis se glissa à l’intérieur ; la douleur qui me torturait s’éteignit ; le plaisir s’accrut encore. Je sentais le petit dieu bouger en moi ; il semblait chatouiller le cœur même de mon être ; il l’avait enfoncé tout entier en moi, jusqu’à la racine ; je sentais ses cheveux écrasés contre les miens, ses testicules se frotter doucement contre moi.

Je vis alors ses beaux yeux se plonger dans les miens. Quels yeux insondables ! Comme le ciel ou l’océan, ils semblaient refléter l’infini. Jamais plus je ne verrai des yeux aussi pleins d’un amour brûlant, d’une langueur aussi ardente. Ses regards m’envoûtaient, ils me privaient de ma raison, ils faisaient plus encore, ils transformaient la douleur aiguë en délice.

J’étais dans un état de joie extatique, tous mes nerfs se contractaient et tressaillaient. Lorsqu’il se sentit ainsi saisi et agrippé, il frissonna, grinça des dents, incapable de supporter un choc aussi violent ; ses bras tendus s’accrochèrent à mes épaules, il enfonça ses ongles dans ma chair ; il essaya de bouger, mais il était si étroitement calé et serré qu’il lui était impossible de s’enfoncer plus avant. De plus, ses forces commençaient à l’abandonner et il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.

Comme il essayait de donner une autre secousse, j’ai moi-même, à ce moment précis, serré sa verge avec toute la force de mes muscles, et un jet très violent, comme un geyser chaud, s’échappa de lui et coula en moi comme un poison brûlant et corrosif ; il semblait mettre le feu à mon sang et le transmuter en une sorte d’alcool chaud et enivrant. Son souffle était épais et convulsif ; ses sanglots l’étouffaient ; il était complètement épuisé.

« Je meurs ! » dit-il, la poitrine soulevée par l’émotion ; « c’est trop. Et il tomba sans connaissance dans mes bras. »

Après une demi-heure de repos, il se réveilla et commença immédiatement à m’embrasser avec ravissement, tandis que ses yeux aimants rayonnaient de reconnaissance.

« Tu m’as fait ressentir ce que je n’avais jamais ressenti auparavant. »

« Moi non plus, dis-je en souriant. »

« Je ne savais vraiment pas si j’étais au paradis ou en enfer. J’avais perdu la raison. »

Il s’arrêta un instant pour me regarder, et puis : « Comme je t’aime, mon Camille ! » continua-t-il en me couvrant de baisers ; « je t’ai aimé jusqu’à l’égarement dès que je t’ai vu. »

Puis je commençai à lui raconter combien j’avais souffert en essayant de surmonter mon amour pour lui, combien j’étais hanté par sa présence jour et nuit, combien j’étais enfin heureux.

« Et maintenant, tu dois prendre ma place. Tu dois me faire ressentir ce que tu as ressenti. Tu seras maintenant actif et moi passif ; mais nous devons essayer une autre position, car il est vraiment pénible de rester debout après toutes les fatigues que nous avons endurées. »

« Et que dois-je faire, car tu sais que je suis tout à fait novice ? »

« Assieds-toi là », répondit-il en désignant un tabouret construit à cet effet, « je monterais sur toi pendant que tu m’empalera comme si j’étais une femme. C’est un mode de locomotion dont les dames sont si friandes qu’elles le mettent en pratique dès qu’elles en ont l’occasion. Ma mère chevaucha vraiment un gentleman sous mes yeux. J’étais dans le salon lorsqu’un ami est entré par hasard, et si l’on m’avait fait sortir, on aurait pu éveiller des soupçons. On m’a donc fait croire que j’étais un très vilain petit garçon, et on m’a mis dans au coin, le visage contre le mur. En outre, elle m’a dit que si je pleurais ou me retournais, elle me mettrait au lit, mais que si j’étais sage, elle me donnerait un gâteau. J’ai obéi pendant une ou deux minutes, mais ensuite, en entendant un bruissement inhabituel, une forte respiration et un halètement, j’ai vu ce que je ne pouvais pas comprendre sur le moment, mais qui m’est apparu clairement bien des années plus tard. »

Il soupira, haussa les épaules, puis sourit et ajouta : « Eh bien, assieds-toi là. »

Je fis ce qu’on me demandait. Il s’agenouilla d’abord pour réciter ses prières à Priape, qui était, après tout, un morceau plus délicat à embrasser que l’orteil goutteux du vieux pape, et après avoir baigné et chatouillé le petit dieu avec sa langue, il se mit à califourchon sur moi. Comme il avait déjà perdu sa virginité depuis longtemps, ma verge est entrée en lui bien plus facilement que la sienne ne l’avait fait en moi, et je ne lui ai pas donné la douleur que j’avais ressentie, bien que mon outil soit d’une taille non négligeable.

Il étira son trou, le bout entra, il bougea un peu, la moitié du phallus était enfoncée ; il appuya, se souleva, puis redescendit ; après un ou deux coups, toute la colonne turgescente était logée à l’intérieur de son corps. Lorsqu’il fut bien empalé, il passa ses bras autour de mon cou, me serra dans ses bras et m’embrassa.

« Regrettes-tu de t’être donné à moi ? » demanda-t-il en me pressant convulsivement comme s’il avait peur de me perdre.

Mon pénis, qui semblait vouloir donner sa propre réponse, se tortillait dans son corps. Je l’ai regardé dans les yeux.

« Penses-tu qu’il aurait été plus agréable d’être maintenant allongé dans la vase de la rivière ? »

Il frissonna et m’embrassa, puis avec empressement : « Comment peux-tu penser à des choses aussi horribles en ce moment, c’est un véritable blasphème pour le dieu Mysien. »

Il se mit alors à chevaucher une course priapique avec une habileté magistrale ; de l’amble, il passa au trot, puis au galop, se soulevant sur la pointe des pieds et redescendant de plus en plus vite. À chaque mouvement, il se tordait et se tortillait, si bien que je me sentais à la fois tiré, agrippé, pompé et sucé.

Une tension nerveuse très forte s’installa. Mon cœur battait si fort que je pouvais à peine respirer. Toutes mes artères semblaient prêtes à éclater. Ma peau était desséchée par une chaleur incandescente ; un feu subtil parcourait mes veines à la place du sang.

Mais il continua de plus en plus vite. Je me tordais dans une délicieuse torture. Je fondais, mais il ne s’arrêta pas avant de m’avoir vidé de la dernière goutte de fluide de vie qu’il y avait en moi. Mes yeux vaguaient dans leurs orbites. Je sentais mes lourdes paupières se refermer à demi ; une volupté insupportable de douleur et de plaisir mêlés brisait mon corps et faisait exploser mon âme ; puis tout s’éteignit en moi. Il me serra dans ses bras et je m’évanouis tandis qu’il embrassait mes lèvres froides et languissantes.

CHAPITRE VII

Le lendemain, les événements de la nuit précédente semblaient être un rêve merveilleux.

— Pourtant, vous avez dû vous sentir épuisé, après les nombreux…

— Épuisé ? Non, pas du tout. J’ai ressenti la “joie claire et vive” de l’alouette qui aime, mais “je n’ai jamais connu la triste satiété de l’amour”. Jusqu’à présent, le plaisir que les femmes m’avaient donné avait toujours heurté mes nerfs. C’était en fait “une chose où l’on sent qu’il y a un besoin caché”. La luxure était maintenant le débordement du cœur et de l’esprit, l’harmonie agréable de tous les sens.

Le monde qui m’avait semblé jusqu’alors si morne, si froid, si désolé, était maintenant un paradis parfait ; l’air, bien que le baromètre ait considérablement baissé, était vif, léger et doux ; le soleil, un disque de cuivre rond et fourbi, qui ressemblait plus au derrière d’un peau-rouge qu’au visage radieux du bel Apollon, brillait glorieusement pour moi ; le fog trouble lui-même, qui apportait la nuit noire à trois heures de l’après-midi, n’était qu’un brouillard brumeux qui voilait tout ce qui était disgracieux, et rendait la Nature fantastique, et la maison si douillette et confortable. Tel est le pouvoir de l’imagination.

Vous riez ! Hélas ! Don Quichotte n’était pas le seul à prendre des moulins à vent pour des géants, ou des serveuses pour des princesses. Si votre marchand de quatre saisons à l’esprit paresseux et à la tête épaisse ne tombe jamais en transe au point de prendre des pommes pour des pommes de terre, si votre épicier ne transforme jamais l’enfer en paradis, ni le paradis en enfer, eh bien, ce sont des gens sains d’esprit qui pèsent tout dans la balance bien réglée de la raison. Essayez de les enfermer dans des coquilles de noix, et vous verrez s’ils se considèrent comme les monarques du monde. Contrairement à Hamlet, ils voient toujours les choses telles qu’elles sont. Je n’ai jamais vu les choses telles qu’elles sont. Mais vous savez, mon père est mort fou.

Quoi qu’il en soit, cette lassitude accablante, ce dégoût de la vie, avait maintenant complètement disparu. J’étais joyeux, gai, heureux. Teleny était mon amant, j’étais le sien.

Loin d’avoir honte de mon crime, j’ai senti que je voulais le proclamer au monde. Pour la première fois de ma vie, je comprenais que les amoureux puissent être assez bêtes pour entrelacer leurs initiales. J’avais envie de graver son nom sur l’écorce des arbres, pour que les oiseaux, en le voyant, le gazouillent du matin au soir, pour que la brise le murmure aux feuilles bruissantes de la forêt. Je voulais l’écrire sur les galets de la plage, pour que l’océan lui-même connaisse mon amour pour lui et le murmure éternellement. »

— J’aurais pourtant pensé que le lendemain, l’ivresse passée, vous auriez frémi à l’idée d’avoir un homme pour amant ?

— Pourquoi ? Ai-je commis un crime contre la nature alors que ma propre nature y trouvait la paix et le bonheur ? Si j’étais ainsi, c’était certainement la faute de mon sang, et non la mienne. Qui a planté des orties dans mon jardin ? Pas moi. Elles avaient poussé là secrètement, dès mon enfance. J’ai commencé à sentir leurs piqûres dans ma chair bien avant de comprendre quelle conclusion elles importaient. Lorsque j’ai essayé de brider mon désir, était-ce ma faute si la balance de la raison était bien trop légère pour équilibrer celle de la sensualité ? Était-ce ma faute si je n’arrivais pas à réfréner mon élan furieux ? Le destin, à la manière de Iago, m’avait clairement montré que si je voulais me damner, je pouvais le faire d’une manière plus délicate que la noyade. J’ai cédé à mon destin, et j’ai retrouvé ma joie.

Toutefois, je n’ai jamais dit avec Iago : ”Ta vertu pour une figue[ws 25] !” Non, la vertu a la douce saveur de la pêche : le vice, la petite gouttelette d’acide prussique, sa délicieuse saveur. La vie, sans l’une ou l’autre, serait sans sève.

— Pourtant, n’ayant pas, comme la plupart d’entre nous, été habitué à la sodomie depuis l’école, j’aurai pensé que vous auriez répugné à céder votre corps au plaisir d’un autre homme.

— Répugner ? Demandez à la vierge si elle regrette d’avoir abandonné sa virginité à l’amant qu’elle adore et qui lui rend pleinement son amour. Elle a perdu un trésor que toute la richesse de Golconde ne peut racheter ; elle n’est plus ce que le monde appelle un lys pur, sans tache, immaculé, et n’ayant en elle la ruse du serpent, la société, les chastes lys, la marqueront d’un nom infâme ; les débauchés la reluqueront, les purs s’en détourneront avec mépris. Pourtant, la jeune fille regrette-t-elle d’avoir cédé son corps à l’amour, la seule chose qui vaille la peine d’être vécue ? Que les “têtes froides et les cœurs tièdes”[ws 26] m’accablent de leur colère s’ils le veulent.

Le lendemain, lorsque nous nous retrouvâmes, toute trace de fatigue avait disparu. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre et nous nous étouffâmes de baisers, car rien n’incite plus à l’amour qu’une courte séparation. Qu’est-ce qui rend les liens du mariage insupportables ? La trop grande intimité, les soucis sordides, les futilités de la vie quotidienne. La jeune mariée doit vraiment aimer si elle ne ressent aucune déception lorsqu’elle voit son compagnon à peine réveillé d’une crise de ronflement pénible, minable, mal rasé, avec un appareil dentaire et des pantoufles, et qu’elle l’entend se racler la gorge et cracher, car les hommes crachent vraiment, même s’ils ne se permettent pas d’autres bruits malsonnants.

L’époux, lui aussi, doit vraiment aimer pour ne pas ressentir un naufrage intérieur lorsque, quelques jours après les noces, il trouve les parties intimes de son épouse étroitement enveloppées dans des chiffons sales et sanglants. Pourquoi la nature ne nous a-t-elle pas créés comme des oiseaux, ou plutôt comme des moucherons, pour ne vivre qu’un seul jour d’été, un long jour d’amour ?

La nuit du lendemain, Teleny se surpassa au piano, et lorsque les dames eurent fini d’agiter leurs petits mouchoirs et de lui jeter des fleurs, il s’éloigna de la foule d’admirateurs qui le félicitaient, et vint me rejoindre dans ma voiture, qui l’attendait à la porte du théâtre, puis nous nous dirigeâmes vers sa maison. Je passais cette nuit avec lui, une nuit non pas de sommeil ininterrompu, mais de bonheur enivrant.

En véritables notaires du dieu grec, nous versâmes sept libations copieuses à Priape, car sept est un nombre mystique, cabalistique et propice, et au matin nous nous arrachâmes des bras l’un de l’autre, nous jurant un amour et une fidélité éternels ; mais, hélas ! qu’y a-t-il d’immuable dans un monde en perpétuel changement, si ce n’est, peut-être, le sommeil éternel dans la nuit éternelle.

— Et votre mère ?

— Elle s’aperçut qu’un grand changement était advenu en moi. Désormais, loin d’être grincheux et déprimé, comme une vieille fille qui ne peut trouver le repos nulle part, j’étais placide et de bonne humeur. Elle attribua cependant ce changement aux toniques que je prenais, sans se douter de leur véritable nature. Plus tard, elle pensa que je devais avoir une liaison[trad 1] quelconque, mais elle ne se mêla pas de mes affaires intimes ; elle savait que le moment était venu de jeter ma gourme[ws 27], et elle me laissa une totale liberté d’action.

— Eh bien, vous avez eu de la chance.

— Oui, mais le bonheur parfait ne peut durer longtemps. L’enfer s’ouvre au seuil du paradis, et un pas nous fait passer de la lumière éthérée aux ténèbres de l’Érèbe. C’est ce qui s’est passé pour moi au cours de cette vie en dents de scie. Quinze jours après cette nuit mémorable d’anxiété insupportable et de plaisir exaltant, je me réveillai en pleine félicité pour me retrouver dans la misère la plus totale.

Un matin, alors que j’allais prendre mon petit-déjeuner, je trouvais sur la table un courrier que le facteur avait apporté la veille au soir. Je ne recevais jamais de lettres à la maison, n’ayant pratiquement pas de correspondance, à l’exception d’une correspondance d’affaires qui arrivait toujours au bureau. L’écriture m’était inconnue. Ce doit être un commerçant, pensai-je en beurrant tranquillement mon pain. Enfin, je déchirais l’enveloppe. C’était une carte de deux lignes sans adresse ni signature.

— Et… ?

— N’avez-vous jamais placé par hasard votre main sur une puissante batterie électrique, et reçu à travers vos doigts un choc qui vous prive pendant un instant de votre raison ? Si c’est le cas, vous ne pouvez avoir qu’une faible idée de ce que ce bout de papier produisit sur mes nerfs. J’en fus abasourdi. Après avoir lu ces quelques mots, je ne vis plus rien, car la pièce se mit à tourner autour de moi.

— Eh bien, mais qu’y avait-il pour vous terrifier de la sorte ?

— Seulement ces quelques mots durs et grinçants qui sont restés gravés de manière indélébile dans mon esprit.

— Si vous ne renoncez pas à votre amant T*** vous serez catalogué comme enculé[trad 1].

Cette menace horrible, infâme et anonyme, dans toute sa grossièreté, arriva de manière si inattendue qu’elle fut, comme le disent les italiens, comme un coup de tonnerre dans une journée ensoleillée.

Sans me douter de son contenu, je l’avais ouvert négligemment en présence de ma mère ; mais à peine l’avais-je lu qu’un état de prostration totale m’envahit, de sorte que je n’eus même plus la force de tenir ce tout petit bout de papier.

Mes mains tremblaient comme des feuilles de tremble, et même tout mon corps frémissait, tant j’étais abattu par la peur et atterré par la honte.

Tout mon sang quitta mes joues, mes lèvres devinrent froides et moites, une sueur froide perla sur mon front, je me sentis pâlir et je savais que mes joues devaient être d’une teinte cendrée et livide.

Néanmoins, j’ai essayé de maîtriser mon émotion. Je portais une cuillerée de café à ma bouche ; mais, avant qu’elle n’eût atteint mes lèvres, j’eus un haut-le-cœur et j’étais prêt de vomir. Le tangage et le roulis d’un bateau sur la mer la plus agitée n’aurait pas pu provoquer un état de malaise aussi profond que celui dans lequel mon corps était alors convulsé. Macbeth, en voyant le fantôme assassiné de Banquo, n’airait pas pu être plus terrifié que moi.

Que devais-je faire ? Être proclamé sodomite à la face du monde, ou renoncer à l’homme qui m’était plus cher que ma vie elle-même ? Non, la mort était préférable à l’un et à l’autre.

— Et pourtant, vous avez dit tout à l’heure que vous auriez aimé que le monde entier connaisse votre amour pour le pianiste.

— Je l’admets, et je ne le nie pas ; mais avez-vous jamais compris les contradictions du cœur humain ?

— En outre, vous ne considériez pas la sodomie comme un crime ?

— Non ; est-ce que j’ai fait du mal à la société ?

— Alors pourquoi étiez-vous si terrifié ?

Un jour, lors de sa réception, une dame demanda à son petit garçon, un enfant de trois ans qui zozotait, où était son papa.

« Dans sa chambre », dit-il.

« Qu’est-ce qu’il fait ? » dit la mère imprudente.

« Il fait des prouts », répondit innocemment le garnement, d’un ton aigu suffisamment puissant pour être entendu de tous le monde dans la pièce.

Pouvez-vous imaginer les sentiments de la mère, ou ceux de la femme, lorsque, quelques instants plus tard, son mari est entré dans la pièce ? Le pauvre homme m’a dit qu’il se considérait presque comme un homme marqué au fer, quand sa femme rougissante lui raconta l’indiscrétion de son enfant. Mais avait-il commis un crime ?

Qui est l’homme qui, au moins une fois dans sa vie, n’a pas éprouvé une parfaite satisfaction à faire un vent, ou, comme l’enfant l’exprima par onomatopée, à faire un “prout” ? Qu’y a-t-il donc de honteux, qui ne soit pas un crime contre la nature ?

Le fait est que de nos jours nous tournons autour du pot, nous sommes si corsetés, que Madame Eglantine[ws 28], qui “mangeait de la viande à pleines dents”, serait considérée, malgré ses bonnes manières, comme quelque chose de pire qu’une servante de chenil. Nous sommes devenus si pudibonds et guindés que chaque membre du Parlement devra bientôt se munir d’un certificat de moralité délivré par un ecclésiastique ou un professeur de l’école du sabbat, avant de pouvoir occuper son siège. Il faut à tout prix sauver les apparences, car les rédacteurs en chef sont des dieux jaloux, et leur colère est implacable, car elle paie bien, les bonnes gens aimant savoir ce que font les vilains.

— Et qui est la personne qui vous a écrit ces lignes ?

— Qui ? Je me suis creusé la tête et j’ai évoqué un certain nombre de spectres, tous aussi impalpables et effrayants que la mort de Milton ; tous menaçaient de me lancer une flèche mortelle. J’ai même cru un instant que c’était Teleny, pour voir l’étendue de mon amour pour lui.

— C’était la comtesse, n’est-ce pas ?

— Je le pensais aussi. Teleny n’était pas un homme à aimer à moitié, et une femme follement amoureuse est capable de tout. Pourtant, il me semblait peu probable qu’une dame se serve d’une telle arme, et de plus, elle était absente. Non, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être la comtesse. Mais qui était-ce ? Tout le monde et personne.

Pendant quelques jours, je fus torturé de manière si incessante que j’avais parfois l’impression de devenir fou. Ma nervosité était telle que j’avais peur de sortir de chez moi de crainte de rencontrer l’auteur de ce billet détestable.

Comme Caïn, j’avais l’impression de porter mon crime écrit sur mon front. Je voyais un rictus sur le visage de chaque homme qui me regardait. Un doigt était sans cesse pointé sur moi ; une voix, suffisamment forte pour que tout le monde l’entende, murmurait : “Le sodomite !”.

En me rendant à mon bureau, j’entendis un homme marcher derrière moi. J’accélérai ; il hâta le pas. Je commençais presque à courir. Tout à coup, une main se posa sur mon épaule. J’étais sur le point de m’évanouir de terreur. À ce moment-là, je m’attendais presque à entendre les mots terribles : “Au nom de la loi, je vous arrête, sodomite”[ws 29].

Le grincement d’une porte me fait frissonner, la vue d’une lettre m’épouvante.

Étais-je en proie à une crise de conscience ? Non, c’était simplement de la peur, une peur abjecte, pas un remords. D’ailleurs, un sodomite n’est-il pas passible d’une condamnation à l’emprisonnement perpétuel ?

Vous devez me considérer comme un lâche, mais après tout, même l’homme le plus courageux ne peut faire face qu’à un adversaire identifié. La pensée que la main occulte d’un ennemi inconnu est toujours levée contre vous, et prête à vous porter un coup mortel, est insupportable. Aujourd’hui, vous êtes un homme à la réputation irréprochable ; demain, un seul mot prononcé contre vous dans la rue par un voyou à gages, un paragraphe dans un journal à ragots par l’un des modernes bravi de la presse, et votre beau nom est déconsidéré à jamais.

— Et votre mère ?

— Son attention était ailleurs lorsque j’ai ouvert ma lettre. Elle ne remarqua ma pâleur que quelques instants plus tard. Je lui ai donc dit que je ne me sentais pas bien et, me voyant vomir, elle me crut ; en fait, elle eut peur que je n’aie attrapé une maladie.

— Et Teleny, qu’a-t-il dit ?

— Je ne suis pas allé le voir ce jour-là, je lui ai seulement fait savoir que je le verrais le lendemain.

Quelle nuit j’ai passée ! D’abord, j’ai veillé aussi longtemps que j’ai pu, car je redoutais d’aller me coucher. Enfin, las et épuisé, je me déshabillais et me couchais ; mais mon lit semblait électrifié, car tous mes nerfs se mirent à tressaillir et un sentiment de terreur s’empara de moi.

Je me sentais distrait. Je m’agitai pendant un certain temps, puis, effrayé par la crainte de devenir fou, je me levais, et allais furtivement dans la salle à manger, je pris une bouteille de cognac et retournai dans ma chambre à coucher. J’en bus environ la moitié d’un verre, puis me recouchais.

Peu habitué à des boissons aussi fortes, je m’endormis ; mais était-ce le sommeil ?

Je me réveillai au milieu de la nuit, rêvant que Catherine, notre bonne, m’avait accusé de l’avoir assassinée et que j’étais sur le point d’être jugé.

Je me levai, me servit un autre verre de spiritueux et retrouvai l’oubli, sinon le repos.

Le lendemain, je fit de nouveau savoir à Teleny que je ne pouvais pas le voir, bien que je le souhaitasse ardemment ; mais le jour suivant, voyant que je ne venais pas le voir comme d’habitude, il m’appela.

Surpris par le changement physique et moral qui s’était opéré en moi, il commença par penser qu’un ami commun l’avait calomnié, et pour le rassurer, je sortis. Après avoir beaucoup insisté et posé de nombreuses questions, je pris cette lettre détestable que je redoutais autant de toucher que si c’était une vipère, et je la lui donnai.

Bien que plus habitué que moi à ce genre de choses, son front s’assombrit, il devint pensif et même pâlit. Cependant, après avoir réfléchi pendant un moment, il commença à examiner le papier sur lequel ces mots horribles étaient écrits, puis il porta la carte et l’enveloppe à son nez et les sentit toutes les deux. Une expression joyeuse s’empara aussitôt de son visage. « Je l’ai, je l’ai, n’aie pas peur ! Elles sentent “l’attar de roses”[ws 30] », s’écria-t-il, « je sais qui c’est. »

« Qui ? »

« Pourquoi ! Vous ne devinez pas ? »

« La Comtesse ? »

Teleny fronça les sourcils.

« Comment savez-vous pour elle ? »

Je lui racontais tout. Quand j’ai eu fini, il me serra dans ses bras et m’embrassa encore et encore.

« J’ai essayé par tous les moyens de t’oublier, Camille, tu vois si j’ai réussi. La Comtesse est maintenant à des kilomètres et nous ne nous reverrons plus. »

En disant ces mots, mes yeux se posèrent sur une très belle bague en diamant jaune, une pierre de lune, qu’il portait au petit doigt.

« C’est une bague de femme », dis-je, « c’est elle qui te l’a donnée ? »

Il ne répondit pas.

« Veux-tu porter celle-ci à sa place ? »

La bague que je lui offrais était un camée antique d’une facture exquise, entouré de brillants, mais son principal mérite était de représenter la tête d’Antinoüs.

« Mais », dit-il, « c’est un bijou inestimable », et il le regarda de plus près. Puis, prenant ma tête entre ses mains et couvrant mon visage de baisers, il me dit : « Pour moi, c’est un bijou d’une valeur inestimable, car il te ressemble. »

J’éclatai de rire.

« Pourquoi ris-tu ? » dit-il, étonné.

« Parce que », répondis-je, « ses caractéristiques sont tout à fait les tiennes. »

« Peut-être alors », dit-il, « que nous nous ressemblons par l’apparence et par les goûts. Qui sait, tu es peut-être mon doppel-gänger[ws 31] ? Alors, malheur à l’un de nous deux ! »

« Pourquoi ? »

« Dans notre pays, on dit qu’un homme ne doit jamais rencontrer son alter ego, cela porte malheur à l’un ou à l’autre ; » et il frissonna en disant cela. Puis, avec un sourire, il ajouta : « Je suis superstitieux, tu sais. »

« Quoi qu’il en soit », ajoutai-je, « si un malheur nous sépare, que cette bague, comme celle de la reine vierge, soit ton messager. Envoie-la-moi et je te jure que rien ne m’éloignera de toi. »

La bague était à son doigt et il était dans mes bras. Notre engagement fut scellé par un baiser.

Il commença alors à murmurer des mots d’amour sur un ton bas, doux, feutré et cadencé qui semblait être l’écho lointain de sons entendus dans un rêve extatique dont je me souvenais à moitié. Ils atteignirent mon cerveau comme les bulles d’un philtre d’amour effervescent et enivrant. Je les entends encore aujourd’hui résonner à mon oreille. Non, en me les rappelant, je sens un frisson de sensualité parcourir tout mon corps, et ce désir insatiable qu’il a toujours excité en moi m’enflamme le sang.

Il était assis à mes côtés, aussi près de moi que je le suis maintenant de vous ; son épaule s’appuyait sur la mienne, exactement comme la votre.

D’abord il posa sa main sur la mienne, mais si doucement que je la sentis à peine ; puis, lentement, ses doigts commencèrent à s’entrelacer avec les miens, comme ceci, car il semblait se réjouir de prendre possession de moi, centimètre par centimètre.

Après cela, un de ses bras entoura ma taille, puis il passa l’autre autour de mon cou, et le bout de ses doigts tripota et caressa ma gorge, me faisant frissonner de plaisir.

Ce faisant, nos joues se frôlèrent légèrement, et ce contact, peut-être parce qu’il était si imperceptible, vibra dans tout mon corps, donnant à tous mes nerfs autour des reins un élancement qui n’était pas désagréable. Nos bouches étaient maintenant en contact étroit, mais il ne m’embrassait toujours pas ; ses lèvres titillaient simplement les miennes, comme pour me faire prendre davantage conscience de l’affinité de nos nature.

L’état nerveux dans lequel je me trouvais ces derniers jours me rendait d’autant plus excitable. Je désirais donc ardemment ressentir ce plaisir qui rafraîchit le sang et calme le cerveau, mais il semblait disposé à prolonger mon impatience et à me faire atteindre ce degré de désir enivrant qui frise la folie.

Enfin, lorsque nous n’avons plus pu supporter notre excitation, nous déchirâmes nos vêtements, puis nous roulâmes nus, l’un sur l’autre, comme deux serpents, en essayant de nous sentir le plus possible l’un l’autre. J’avais l’impression que tous les pores de ma peau étaient de petites bouches qui s’ouvraient pour l’embrasser.

« Étreins-moi, agrippe-moi, enlace-moi encore plus fort ! pour que je puisse jouir de ton corps. »

Ma verge, aussi dure qu’une barre de fer, se glissa entre ses jambes et, se sentant titillée, se mit à suinter, et quelques gouttes minuscules et visqueuses s’écoulèrent.

Voyant à quel point j’étais au supplice, il eut enfin pitié de moi. Il pencha sa tête sur mon phallus et commença à le baiser.

Cependant, je ne voulais pas goûter ce plaisir à moitié, ni jouir seul de ce ravissement excitant. Nous changeâmes donc de position et, en un clin d’œil, j’avais dans la bouche la chose qu’il tripotait si délicieusement.

Bientôt, ce lait âcre, semblable à la sève du figuier ou de l’euphorbe, qui semble couler du cerveau et de la moelle, jaillit, et à sa place un jet de feu caustique courait dans chaque veine et artère, et tous mes nerfs vibraient comme s’ils étaient mis en mouvement par un puissant courant électrique.

Enfin, lorsque la dernière goutte de fluide spermatique fut sucée, le paroxysme de plaisir qui est le délire de la sensualité commença à s’atténuer, et je me retrouvai écrasé et anéanti ; puis un agréable état de torpeur suivit, et mes yeux se fermèrent pendant quelques secondes dans un heureux oubli.

Ayant repris mes esprits, mes yeux se posèrent à nouveau sur le répugnant billet anonyme ; je frissonnais et me blottis contre Teleny comme pour me protéger, tant la vérité me répugnait, même à ce moment-là.

« Mais tu ne m’as pas encore dit qui a écrit ces mots horribles. »

« Qui ? Pourquoi, le fils du général, bien sûr. »

« Quoi ! Briancourt ? »

« Qui d’autre cela peut-il être ? Personne d’autre que lui ne peut se douter de notre amour ; Briancourt, j’en suis sûr, nous a observés. D’ailleurs, regarde, ajouta-t-il en ramassant le morceau de papier, ne voulant pas écrire sur un papier portant ses armoiries ou ses initiales, et n’en ayant probablement pas d’autre, il a écrit sur une carte habilement découpée dans un morceau de papier à dessin. Qui d’autre qu’un peintre aurait pu faire une telle chose ? En prenant trop de précautions, on se compromet parfois. D’ailleurs, sens-le. Il est tellement saturé d’attar de roses que tout ce qu’il touche en est imprégné. »

« Oui, tu as raison », dis-je d’un air pensif.

« En plus de tout cela, il en est capable, non pas qu’il ait un mauvais fond… »

« Tu l’aimes ! » dis-je avec une pointe de jalousie en lui saisissant le bras.

« Non, il est simplement fou. »

« Fou ? Eh bien, peut-être un peu plus que les autres hommes », dit mon ami en souriant.

« Quoi ! Tu penses que tous les hommes sont fous ? »

« Je ne connais qu’un seul homme sain d’esprit, mon cordonnier. Il n’est fou qu’une fois par semaine, le lundi, lorsqu’il est complètement ivre. »

« Eh bien, ne parlons plus de folie. Mon père est mort fou, et je suppose que, tôt ou tard… »

« Tu dois savoir », me dit Teleny en m’interrompant, « que Briancourt est amoureux de toi depuis longtemps. »

« De moi ? »

« Oui, mais il pense que tu ne l’aimes pas. »

« Je n’ai jamais été très attaché à lui. »

« Maintenant que j’y pense, je crois qu’il aimerait nous avoir tous les deux ensemble, pour que nous formions une sorte de trinité d’amour et de bonheur. »

« Et tu penses qu’il a essayé de le faire de cette façon. »

« En amour comme à la guerre, tous les stratagèmes sont bons ; et peut-être qu’avec lui, comme avec les Jésuites, “la fin justifie les moyens”. Quoi qu’il en soit, oublie complètement ce billet, qu’il soit comme un rêve d’une nuit d’hiver. »

Puis, prenant l’odieux morceau de papier, il le plaça sur les braises incandescentes ; d’abord il se tordit et crépita, puis une flamme soudaine jaillit et le consuma. Un instant après, ce n’était plus qu’une petite chose noire et froissée, sur laquelle de minuscules serpents enflammés se poursuivaient en hâte et s’avalaient les uns les autres en se rencontrant.

Puis il y eut un souffle provenant des bûches crépitantes, et il monta et disparut dans la cheminée comme un petit diable noir.

Nus sur le sopha bas devant la cheminée, nous nous serrâmes l’un contre l’autre et nous étreignîmes affectueusement.

« Il semblait nous menacer avant de disparaître, n’est-ce pas ? J’espère que Briancourt ne se mettra jamais entre nous. »

« Nous allons le défier », dit mon ami en souriant, et saisissant mon phallus et le sien, il les brandit tous les deux. « Ceci », dit-il, « est l’exorcisme le plus efficace d’Italie contre le mauvais œil. D’ailleurs, il nous a sans doute oubliés, toi et moi, à l’heure qu’il est, et même l’idée d’avoir écrit cette note. »

« Pourquoi ? »

« Parce qu’il s’est trouvé un nouvel amant. »

« Qui, l’officier spahi ? »

« Non, un jeune Arabe. De toute façon, nous saurons de qui il s’agit par le sujet du tableau qu’il va peindre. Il y a quelque temps, il ne rêvait que d’un pendant aux trois Grâces, qui représentaient pour lui la trinité mystique du tribadisme. »

Quelques jours plus tard, nous avons rencontré Briancourt dans la salle verte de l’Opéra[ws 32]. Lorsqu’il nous vis, il détourna le regard et tenta de nous éviter. J’aurais fait de même.

« Non », dit Teleny, « allons lui parler et tirer les choses au clair. Dans ce genre de choses, il ne faut jamais montrer la moindre crainte. Si vous affrontez hardiment l’ennemi, vous l’avez déjà à moitié vaincu. » Puis, s’approchant de lui et m’entraînant avec lui : « Eh bien », dit-il en lui tendant la main, « que devenez-vous ? Il y a quelque temps que nous ne nous sommes pas vus. »

« Bien sûr », répondit-il, « les nouveaux amis nous font oublier les anciens. »

« Comme de nouvelles tableaux, les anciens. Au fait, quelle esquisse avez-vous commencée ? »

« Oh, quelque chose de glorieux, un tableau qui fera date, s’il y en a un. »

« Mais qu’est-ce que c’est ? »

« Jésus-Christ. »

« Jésus-Christ ? »

« Oui, depuis que j’ai rencontré Achmet, j’ai pu comprendre le Sauveur. Vous l’aimeriez aussi, ajouta-t-il, si vous pouviez voir ces yeux sombres et envoûtants, avec leur longue frange de jais. »

« Aimer qui », dit Teleny, « Achmet ou le Christ ? »

« Le Christ, bien sûr ! » dit Briancourt en haussant les épaules. « Vous seriez capable de comprendre l’influence qu’il a dû avoir sur la foule. Mon Syrien n’a pas besoin de vous parler, il lève les yeux sur vous et vous saisissez le sens de sa pensée. De même, le Christ n’a jamais gaspillé son souffle à débiter des paroles à la foule. Il écrivait sur le sable et pouvait ainsi “regarder le monde en face”. Comme je le disais, je peindrais Achmet comme le Sauveur, et vous », ajouta-t-il à Teleny », comme Jean, le disciple qu’il aimait, car la Bible dit clairement et répète continuellement qu’il aimait ce disciple préféré. »

« Et comment allez-vous le peindre ? »

« Le Christ debout, serrant Jean qui l’étreint et qui appuie sa tête sur le sein de son ami. Bien sûr, il doit y avoir quelque chose d’aimablement doux et féminin dans le regard et l’attitude du disciple ; il doit avoir vos yeux violets visionnaires et votre bouche voluptueuse. Accroupie à leurs pieds, il y aura l’une des nombreuses Marie adultères, mais le Christ et l’autre, comme Jean se qualifie lui-même modestement, comme s’il était la maîtresse de son Maître, la regardent avec une expression rêveuse, mi-méprisante, mi-apitoyée. »

« Et le peuple comprendra-t-il ce que vous voulez dire ? »

« Toute personne sensée le fera. D’ailleurs, pour rendre mon idée plus claire, je vais lui peindre un pendant : “Socrate, le Christ grec, avec Alcibiade, son disciple préféré”. La femme sera Xantippe. » Puis, se tournant vers moi, il ajouta : « Mais vous devez me promettre de venir vous asseoir à la place d’Alcibiade. »

« Oui », dit Teleny, « mais à une condition. »

« Dites-la. »

« Pourquoi avez-vous écrit ce billet à Camille ? »

« Quel billet ? »

« Allez, pas de sornettes ! »

« Comment savez-vous que je l’ai écrit ? »

« Comme Zadig, j’ai vu les traces des oreilles du chien[ws 33]. »

« Eh bien, comme vous savez que c’est moi, je vais vous dire franchement que c’est parce que j’étais jaloux. »

« De qui ? »

« De vous deux. Oui, vous pouvez sourire, mais c’est vrai. »

Puis, se tournant vers moi : « Je vous connais depuis que nous n’étions tous deux que des bébés en bas âge, et je n’ai jamais eu cela de vous », et il fit claquer l’ongle de son pouce sur ses dents supérieures, « tandis que lui », désignant Teleny, « vient, voit et conquiert. Quoi qu’il en soit, ce sera pour plus tard. En attendant, je ne vous en veux pas, pas plus que vous pour ma stupide menace, j’en suis sûr. »

« Vous ne savez pas quels jours misérables et quelles nuits sans sommeil vous m’avez fait passer. »

« Ah oui ? J’en suis désolé, pardonnez-moi. Vous savez que je suis fou, tout le monde le dit », s’exclama-t-il en saisissant mes mains, et maintenant que nous sommes amis, il faut que vous veniez à mon prochain symposium.

« Quand aura-t-il lieu ? » demanda Teleny.

« Mardi de la semaine prochaine. »

Puis, se tournant vers moi : « Je vais vous présenter à un grand nombre de personnes agréables qui seront ravies de faire votre connaissance et dont beaucoup s’étonnent depuis longtemps que vous ne soyez pas l’un d’entre nous. »

La semaine passa rapidement. La joie me fit vite oublier la terrible angoisse causée par la carte de Briancourt.

Quelques jours avant la nuit fixée pour la fête, « Comment nous habillerons-nous pour le symposium ? » demanda Teleny ?

« Comment ? S’agit-il d’un bal masqué ? »

« Nous avons tous nos petites passions. Certains hommes aiment les soldats, d’autres les marins ; certains aiment les funambules, d’autres les dandys. Il y a des hommes qui, bien qu’amoureux de leur propre sexe, ne s’intéressent à eux que dans des vêtements de femme. L’habit ne fait pas le moine[trad 1] n’est pas toujours un proverbe véridique, car on voit que, même chez les oiseaux, les mâles arborent leur plumage le plus gai pour captiver leurs compagnes.

« Et quelle tenue voulez-vous que je porte, puisque vous êtes le seul être à qui je souhaite plaire ? » dis-je.

« Aucune. »

« Oh ! mais… »

« Seriez-vous gêné d’être vu nu ? »

« Bien sûr. »

« Alors, un maillot de cycliste bien ajusté, c’est ce qui met le mieux en valeur la silhouette. »

« Très bien ; et vous ? »

« Je m’habillerai toujours exactement comme vous. »

Le soir en question, nous nous rendîmes en voiture à l’atelier du peintre, dont l’extérieur était, sinon tout à fait sombre, du moins très faiblement éclairé. Teleny frappa trois fois, et au bout d’un moment, Briancourt lui-même vint ouvrir.

Quels que soient les défauts du fils du général, ses manières étaient celles de la noblesse française, donc parfaites ; sa démarche majestueuse aurait même pu agrémenter la cour du Grand Monarque[trad 1] ; sa politesse était inégalée, en fait, il possédait toutes ces “petites et douces courtoisies de la vie” qui, comme le dit Sterne, “engendrent des inclinations à l’amour à première vue”. Il s’apprêtait à nous faire entrer, lorsque Teleny l’arrêta.

« Attendez un peu », dit-il, « Camille ne pourrait-il pas d’abord jeter un coup d’œil à votre harem ? vous savez qu’il n’est qu’un néophyte dans la religion de Priape. Je suis son premier amant. »

« Oui, je sais », interrompit Briancourt en soupirant, « et je ne saurais dire sincèrement : puissiez-vous être le dernier. »

« Et n’étant pas habitué à la vue de telles réjouissances, il sera incité à s’enfuir comme Joseph avec Mme Putiphar. »

« Très bien, cela vous dérangerait-il de vous donner la peine de venir par ici ? »

Sur ces mots, il nous fit traverser un passage faiblement éclairé et monter un escalier en colimaçon jusqu’à une sorte de balcon fait de vieux moucharabieh arabes que son père lui avait rapportés de Tunis ou d’Alger.

« D’ici, on peut tout voir sans être vu, alors patientez un moment, mais pas longtemps, car le dîner sera bientôt servi. »

En entrant dans cette sorte de loggia et en regardant en bas dans la pièce, je fus, pendant un moment, sinon ébloui, du moins parfaitement déconcerté. J’avais l’impression d’être transporté de notre monde quotidien dans les royaumes magiques du pays des fées. Un millier de lampes de formes diverses emplissaient la pièce d’une lumière forte mais vaporeuse. Il y avait des bougies de cire soutenues par des lanternes japonaises, ou brillant dans des chandeliers massifs en bronze ou en argent, butin des autels espagnols ; des lampes en forme d’étoile ou octogonales provenant de mosquées maures ou de synagogues orientales ; des craissets en fer curieusement ouvragés, aux motifs torturés et fantastiques ; des lustres en verre trouble et irisé se reflétant dans des dorures hollandaises, ou des appliques en majolique de Castel-Durante.

Bien que la pièce fut très grande, les murs étaient tous couverts de tableaux du genre le plus lascif, car le fils du général, qui était fort riche, peignait surtout pour son propre plaisir. Beaucoup n’étaient que des esquisses à moitié terminées, car son imagination ardente mais versatile ne pouvait s’attarder longtemps sur le même sujet, ni son talent d’inventeur se satisfaire longtemps de la même manière de peindre.

Dans certaines de ses imitations des fresques libidineuses de Pompéi, il avait tenté de percer les secrets d’un art révolu. Certains tableaux étaient exécutés avec le soin minutieux et mordant des peintures de Léonard de Vinci, tandis que d’autres ressemblaient davantage aux pastels de Greuze ou aux nuances délicates de Watteau. Certaines teintes de chair avaient la brume dorée de l’école vénitienne, tandis que…

— S’il vous plaît, finissez cette digression sur les peintures de Briancourt, et dites-moi quelque chose de la scène la plus évocatrice.

— Eh bien, sur de vieux sophas de damas défraîchis, sur d’énormes oreillers faits d’étoles de prêtres, travaillées par des doigts dévots en argent et en or, sur de moelleux divans persans et syriens, sur des tapis de lions et de panthères, sur des matelas recouverts de peaux de chats sauvages, des hommes, jeunes et beaux, presque tous nus, s’y prélassaient par deux ou trois, groupés dans des attitudes de la plus grande obscénité, telles que l’imagination ne pourrait jamais se les représenter, et telles qu’on ne les voit que dans les bordels d’hommes de l’Espagne lubrique, ou dans ceux de l’Orient licencieux.

— Ce devait être un spectacle rare, vu de la loge dans laquelle vous étiez enfermés ; et je suppose que vos queues pavoisaient si fort que les hommes nus en dessous devaient être en grand danger de recevoir une douche de votre eau bénite, car vous deviez vous arroser les uns les autres avec frénésie là-haut.

— Le cadre valait bien la peinture, car, comme je le disais tout à l’heure, le studio était un musée d’art obscène digne de Sodome ou de Babylone. Peintures, statues, bronzes, moulages en plâtre, chefs-d’œuvre de l’art papou ou de la création priapéenne, émergeaient au milieu de soies aux teintes profondes et d’une douceur veloutée, au milieu de cristaux étincelants, d’émaux semblables à des pierres précieuses, de porcelaines dorées ou de majoliques opalines, assorties de yataghans et de sabres turcs, avec des poignées et des fourreaux en filigrane d’or et d’argent, le tout constellé de corail et de turquoise, ou d’autres pierres précieuses plus étincelantes encore.

D’immenses jarres chinoises jaillissaient de coûteuses fougères, de délicats palmiers indiens, des plantes grimpantes et parasites, avec, dans des vases de Sèvres, des fleurs vénéneuses des forêts américaines et des herbes plumeuses du Nil ; tandis que d’en haut, à tout moment, une pluie de roses rouges et roses épanouies tombait, mêlant leur parfum enivrant à celui de l’attar qui montait en nuages blancs des encensoirs et des chauffe-plats d’argent.

Le parfum de cette atmosphère surchauffée, le bruit des soupirs étouffés, les gémissements de plaisir, le claquement des baisers avides exprimant le désir jamais rassasié de la jeunesse, me faisaient tourner la tête, tandis que mon sang se desséchait à la vue de ces attitudes lascives toujours changeantes, exprimant le paroxysme le plus exaspérant de la débauche, qui tentait de s’apaiser ou d’inventer une sensualité plus palpitante et plus intense, ou qui se rendait malade et s’évanouissait sous l’excès de leurs sensations, tandis que du sperme laiteux et des gouttes de sang rubis pommelaient leurs cuisses nues.

— Cela devait être un spectacle fascinant.

— Oui, mais à ce moment-là, j’avais l’impression d’être dans une jungle où tout ce qui est beau entraîne une mort instantanée, où de magnifiques serpents venimeux se regroupent et ressemblent à des bouquets de fleurs bigarrées, où les douces fleurs sont des puits de poison ardent qui tombent sans cesse.

Ici, de même, tout plaisait à l’œil et glaçait le sang ; ici les stries argentées sur le satin vert foncé, là les tracés argentés sur les feuilles lisses et pruineuses des nénuphars n’étaient que la trace visqueuse, ici de la puissance créatrice de l’homme, là d’un reptile répugnant.

« Mais regardez là », dis-je à Teleny, « il y a aussi des femmes. »

« Non », répondit-il, « les femmes ne sont jamais admises à nos fêtes. »

« Mais regardez ce couple-là. Voyez cet homme nu avec sa main sous les jupes de la jeune fille serrée contre lui. »

« Les deux sont des hommes. »

« Quoi ! aussi celle qui a les cheveux roux et le teint brillant ? N’est-ce pas la maîtresse du vicomte de Pontgrimaud ? »

« Oui, la Vénus d’Ille, comme on l’appelle généralement ; et le vicomte est là, dans un coin, mais la Vénus d’Ille est un homme ! »

Je restais bouche bée. Ce que j’avais pris pour une femme ressemblait, en effet, à une belle figure de bronze, aussi lisse et polie qu’un moulage japonais à cire perdue[trad 1], avec une tête de cocotte parisienne émaillée.

Quel que soit le sexe de cet être étrange, il portait une robe moulante de couleur changeante, or dans la lumière, vert foncé dans l’ombre, des gants et des bas de soie de la même teinte que le satin de la robe, épousant si bien les bras arrondis et les jambes de la plus belle forme que ces membres paraissaient aussi réguliers et aussi durs que ceux d’une statue de bronze.

« Et l’autre, là, avec des boucles noires, des accroche-cœurs[trad 1], dans une robe de thé en velours bleu foncé, avec les bras et les épaules nus, cette belle femme est-elle un homme, elle aussi ? »

« Oui, c’est un Italien et un marquis, comme vous pouvez le voir à l’écusson de son éventail. Il appartient d’ailleurs à l’une des plus anciennes familles de Rome. Mais regardez donc. Briancourt nous a fait signe à plusieurs reprises de descendre. Allons-y. »

« Non, non », dis-je en m’accrochant à Teleny, « partons plutôt. »

Pourtant, ce spectacle m’avait tellement échauffé les sangs que, comme la femme de Lot, je restais là, à jubiler.

« Je ferais ce que vous voudrez, mais je pense que si nous partons maintenant, vous le regretterez après. D’ailleurs, qu’est-ce que vous craignez ? Ne suis-je pas avec vous ? Personne ne peut nous séparer. Nous resterons toute la soirée ensemble, car ici ce n’est pas comme dans les bals habituels, où les hommes amènent leurs femmes pour qu’elles soient embrassées par le premier venu qui veut bien valser avec elles. De plus, la vue de tous ces excès ne fera que donner du piquant à notre propre plaisir. »

« Eh bien, allons-y », dis-je en me levant, « mais arrêtez-vous. Cet homme en robe orientale gris perle doit être le Syrien ; il a de beaux yeux en amande. »

« Oui, c’est Achmet effendi. »

« Avec qui parle-t-il ? N’est-ce pas le père de Briancourt ? »

« Oui, le général est parfois un invité passif aux petites fêtes de son fils. Venez, on y va ? »

« Encore un instant. Dites-moi qui est cet homme aux yeux de feu ? Il semble, en effet, être la luxure incarnée, et il est manifestement passé maître dans l’art de la débauche. Son visage m’est familier, et pourtant je ne me souviens pas où je l’ai vu. »

« C’est un jeune homme qui, après avoir dépensé sa fortune dans la débauche la plus effrénée sans que sa constitution en souffre, s’est engagé dans les Spahis pour voir quels nouveaux plaisirs Alger pouvait lui offrir. Cet homme est bien un volcan. Mais voici Briancourt. »

« Eh bien », dit-il, « allez-vous rester ici dans l’obscurité toute la soirée ? »

« Camille est embarrassé », dit Teleny en souriant.

« Alors entrez masqués », dit le peintre en nous entraînant et en nous donnant à chacun un demi-masque de velours noir avant de nous faire entrer.

L’annonce que le dîner attendait dans la pièce voisine avait presque immobilisé la fête.

Lorsque nous entrâmes dans le studio, la vue de nos costumes sombres et de nos masques sembla jeter un froid sur tout le monde. Nous fûmes cependant rapidement entourés par un certain nombre de jeunes hommes qui vinrent nous accueillir et nous caresser, certains d’entre eux étant de vieilles connaissances.

Après quelques questions, Teleny se fit connaître et son masque fut aussitôt arraché ; mais personne, pendant longtemps, ne put savoir qui j’étais. Pendant ce temps, je ne cessais de reluquer l’entre-jambes des hommes nus qui m’entouraient, dont les poils épais et frisés couvraient parfois le ventre et les cuisses. Ce spectacle inhabituel m’excitait à tel point que je ne pouvais m’empêcher de toucher ces organes tentants, et sans l’amour que je portais à Teleny, j’aurais fait plus que les effleurer.

Un phallus en particulier, celui du vicomte, suscita mon admiration. Il était d’une taille telle que si une dame romaine l’avait possédé, elle n’aurait jamais demandé un âne. En fait, toutes les prostituées en étaient effrayées, et l’on disait qu’une fois, à l’étranger, une femme avait été déchirée par ce phallus, qui avait enfoncé son énorme instrument dans sa matrice et fendu la cloison entre le trou du devant et celui du derrière, de sorte que la pauvre malheureuse était morte des suites de la blessure qu’elle avait reçue.

Son amant, cependant, se déchaînait dessus, car il était non seulement artificiellement mais aussi naturellement Son amant, cependant, se déchaînait dessus, car il était non seulement artificiellement mais aussi naturellement accueillant. Comme ce jeune homme vit que je semblais douter du sexe auquel il appartenait, il releva les jupes qu’il portait et me montra un pénis délicat, rose et blanc, entouré d’une masse de poils sombres et dorés.

Au moment où tout le monde me suppliait d’enlever mon masque et où j’allais m’exécuter, le Dr. Charles, habituellement appelé Charlemagne, qui s’était frotté à moi comme un chat en chaleur, me prit soudain dans ses bras et m’embrassa fougueusement.

« Eh bien, Briancourt », dit-il, « je vous félicite de votre nouvelle acquisition. La présence de personne n’aurait pu me faire plus de plaisir que celle de Des Grieux. »

À peine ces mots prononcés, une main agile m’arracha mon masque.

Dix bouches au moins étaient prêtes à m’embrasser, une vingtaine de mains me caressaient ; mais Briancourt se mit entre elles et moi.

« Pour ce soir », dit-il, « Camille est comme un fruit confit sur un gâteau, quelque chose à regarder sans toucher. René et lui sont encore en lune de miel, et cette fête est donnée en leur honneur, et en celui de mon nouvel amant Achmet effendi. » Et, se retournant, il nous présenta le jeune homme qu’il allait dépeindre comme Jésus-Christ. « Et maintenant », dit-il, « entrons pour le dîner. »

La salle dans laquelle nous fûmes conduits était meublée comme un triclinium, avec des lits ou des sophas à la place des chaises.

« Mes amis », dit le fils du général, « le dîner est maigre, les plats ne sont ni nombreux ni abondants, le repas est plutôt destiné à revigorer qu’à rassasier. J’espère cependant que les vins généreux et les boissons stimulantes nous permettront à tous de reprendre nos plaisirs avec une ardeur renouvelée. »

— Pourtant, je suppose que c’était un dîner digne de Lucullus ?

— Je m’en souviens à peine aujourd’hui. Je me souviens seulement que c’était la première fois que je goûtais à la bouillabaisse[trad 1] et à un riz sucré et épicé préparé selon la recette indienne, et que je les trouvais tous deux délicieux.

J’avais Teleny sur mon sopha à côté de moi, et le docteur Charles était mon voisin. C’était un homme beau, grand, bien bâti, large d’épaules, avec une barbe abondante, ce qui lui avait valu, outre son nom et sa taille, le surnom de Charlemagne. Je fus surpris de le voir porter au cou une fine chaîne d’or vénitienne, à laquelle était accrochée, comme je le crus d’abord, un médaillon, mais qui, en y regardant de plus près, se révéla être une couronne de laurier en or constellée de brillants. Je lui ai demandé s’il s’agissait d’un talisman ou d’une relique ?

Il se leva alors, et dit : « Mes amis, Des Grieux, dont je voudrais être l’amant, me demande quel est ce bijou ; et comme la plupart d’entre vous m’ont déjà posé la même question, je vais vous satisfaire tous maintenant, et je me tairai à jamais à ce sujet.

« Cette couronne de laurier », dit-il en la tenant entre ses doigts, « est la récompense du mérite, ou plutôt, devrais-je dire, de la chasteté : c’est ma couronne de rosière[trad 1]. Après avoir terminé mes études de médecine et parcouru les hôpitaux, je suis devenu médecin ; mais ce que je n’ai jamais pu trouver, c’est un seul malade qui me donnât non pas vingt, mais un seul franc pour tous les remèdes que je lui administrais. Un jour, le docteur N***n, voyant mes bras musclés », et de fait il avait des bras d’Hercule, « me recommanda à une vieille dame, dont je ne dirai pas le nom, pour un massage. Effectivement, je suis allé chez cette vieille dame, dont le nom n’est pas Putiphar, et qui, tandis que j’enlevais mon manteau et remontais mes manches, jeta un long regard sur mes muscles, puis sembla perdue dans sa méditation ; par la suite, j’en ai conclu qu’elle calculait la règle des proportions.

« Le Dr. N***n m’avait dit que la faiblesse des nerfs dans ses membres inférieurs allait des genoux vers le bas. Elle, cependant, semblait penser que c’était des genoux vers le haut. J’étais ingénument perplexe et, pour ne pas faire d’erreur, j’ai frotté du pied vers le haut ; mais j’ai vite remarqué que plus je montais, plus elle ronronnait doucement.

» Au bout d’une dizaine de minutes, “je crains de vous fatiguer”, dis-je, “c’est peut-être suffisant pour la première fois.”

» ”Oh,” répondit-elle, avec les yeux languissants d’un vieux poisson, “je pourrais me faire masser par vous toute la journée. J’en ressens déjà les bienfaits. Vous avez la main d’un homme pour la force, celle d’une femme pour la douceur. Mais vous devez être fatigué, mon pauvre ami ! Qu’est-ce que vous allez prendre, du Madère ou du Xérès sec ?”

» ”Rien, merci.”

» ”Une coupe de champagne et un biscuit ?”

» “Non, merci.“

» “Vous devez prendre quelque chose. Oh, je sais, un petit verre d’Alkermes de la Chartreuse de Florence. Oui, je pense que je vais en boire un avec vous. Je me sens déjà beaucoup mieux grâce au frottement.” Et elle me pressa tendrement la main. “Auriez-vous la gentillesse de sonner ?”

» C’est ce que je fis. Nous avons tous deux bu un verre d’Alkermes, qu’un domestique apporta peu après, puis j’ai pris congé. Elle ne m’a cependant laissé partir qu’après m’avoir assuré que je ne manquerais pas d’appeler le lendemain.

» Le lendemain, j’étais là à l’heure prévue. Elle me fit d’abord asseoir au chevet du lit, pour me reposer un peu. Elle pressa ma main et la tapota tendrement, cette main, disait-elle, qui lui avait fait tant de bien et qui devait opérer bientôt des guérisons merveilleuses. “Seulement, docteur,” ajouta-t-elle en simulant, ”la douleur est remontée plus haut.”

» J’avais du mal à m’empêcher de sourire et je commençais à me demander quelle était la nature de cette douleur.

» Je me mis à frotter. De la cheville large, ma main monta jusqu’au genou, puis plus haut, et toujours plus haut, à sa satisfaction évidente. Quand enfin elle atteignit le haut de ses jambes…, “Voilà, voilà, docteur ! Vous avez trouvé”, dit-elle d’une voix douce et ronronnante ; “Comme vous êtes habile à trouver le bon endroit. Frottez doucement tout autour. Oui, comme ça, ni plus haut, ni plus bas, un peu plus large, peut-être, un peu[ws 34] plus au milieu, docteur ! Oh, comme cela me fait du bien d’être frottée comme ça ! Je me sens tout autre, plus jeune, plus fringante même. Frottez, docteur, frottez ! ” Et elle se roula dans le lit, ravie, à la manière d’un vieux chat-tigré.

» Puis, d’un seul coup : ”Mais je crois que vous m’envoûtez, docteur ! Oh, quels beaux yeux bleus vous avez ! Je me vois dans vos pupilles lumineuses comme dans un miroir.” Alors, passant un bras autour de mon cou, elle commença à m’attirer sur elle et à m’embrasser avec ardeur, ou plutôt à me sucer avec deux lèvres épaisses qui se posaient sur les miennes comme d’énormes sangsues.

» Voyant que je ne pouvais pas continuer mon massage, et comprenant enfin quel genre de friction elle demandait, j’écartai les touffes de poils grossiers, drus et épais, j’introduisis le bout de mon doigt entre les lèvres bombées, et je chatouillais, frottais et irritais le gros et fringant clitoris de telle manière que je le fis bientôt pisser abondamment : ceci, cependant, loin de l’apaiser et de la satisfaire, ne fit que l’émoustiller et l’exciter ; de sorte qu’après cela, il n’y eut plus moyen d’échapper à ses griffes. Elle me tenait d’ailleurs par la bonne poignée, et je ne pouvais pas me permettre, comme Joseph, de m’enfuir et de la laisser en plan.

» Pour la calmer, il ne me restait donc plus qu’à me mettre sur elle et à lui administrer un autre type de massage, ce que je fis avec autant de bonne grâce que possible, bien que, comme vous le savez tous, je ne me sois jamais soucié des femmes, et surtout des vieilles femmes. Pourtant, pour une femme et une vieille femme, elle n’était pas si mal, après tout. Ses lèvres étaient épaisses, charnues et bombées ; le sphincter ne s’était pas relâché avec l’âge, le tissu érectile n’avait rien perdu de sa force musculaire, sa contraction était puissante et le plaisir qu’elle procurait n’était pas à dédaigner. J’ai donc versé deux libations en elle avant de m’éloigner, et pendant ce temps, après avoir ronronné, elle s’est mise à miauler, puis à hululer comme un hibou, tant le plaisir qu’elle éprouvait était grand.

« Que ce fut vrai ou non, elle dit qu’elle n’avait jamais ressenti un tel plaisir de toute sa vie. Quoi qu’il en soit, la guérison que je lui ai apportée fut merveilleuse, car peu de temps après, elle retrouva l’usage de ses jambes. Même N***n était fier de moi. C’est à elle et à mes bras que je dois ma position de masseur. »

« Eh bien, et ce bijou ? » dis-je.

« Oui, j’étais en train de l’oublier. L’été arriva, elle dut quitter la ville et se rendre dans un lieu de cure thermale, où je n’avais aucune envie de la suivre ; elle me fit donc jurer que je ne fréquenterais pas une seule femme pendant son absence. Je l’ai fait, bien sûr, la conscience tranquille et le cœur léger.

» Quand elle revint, elle me fit prêter serment à nouveau, après quoi elle déboutonna mon pantalon, sortit Sir Priapus et le couronna en bonne et due forme en tant que Rosière[trad 1].

« Je peux dire, cependant, qu’il n’était pas du tout raide de la nuque et hargneux ; en fait, il semblait tellement vaincu, peut-être pensait-il qu’il ne méritait pas cet honneur, qu’il baissa la tête très docilement. J’avais l’habitude de porter ce bijou à ma chaîne, mais tout le monde me demandait ce que c’était. Je lui en ai parlé et elle m’a offert cette chaîne et me l’a fait porter autour du cou. »

Les agapes terminées, les plats aphrodisiaques épicés, les boissons fortes, les conversations joyeuses, réveillèrent à nouveau nos désirs endormis. Peu à peu, les positions sur chaque sopha devinrent plus provocantes, les plaisanteries plus obscènes, les chansons plus lascives ; l’hilarité était plus grande, les cerveaux étaient tous en ébullition, la chair picotait d’un désir nouvellement éveillé. Presque tous les hommes étaient nus, chaque phallus était rigide et dur ; c’était un véritable pandémonium de débauche.

L’un des invités nous montra comment faire une fontaine de Priape, ou la bonne façon de siroter des liqueurs. Il demanda à un jeune Ganymède de verser un filet continu de Chartreuse d’une aiguière d’argent à long bec sur la poitrine de Briancourt. Le liquide coula le long du ventre, à travers les petites boucles des poils noir de jais parfumés de rose, tout le long du phallus, et dans la bouche de l’homme agenouillé devant lui. Les trois hommes étaient si beaux, le groupe si classique, qu’il fut photographié sous les feux de la rampe.

« C’est très joli », dit le spahi, « mais je pense que je peux vous montrer quelque chose de mieux encore. »

« Et qu’est-ce que c’est ? » demanda Briancourt.

« La façon dont on mange les dattes confites farcies de pistaches à Alger ; et comme il se trouve que vous en avez sur la table, nous pouvons l’essayer. »

Le vieux général gloussa, appréciant manifestement la plaisanterie.

Le spahi fit alors mettre son compagnon de lit à quatre pattes, la tête en bas et le derrière en l’air, puis il glissa les dattes dans le trou de l’anus, où il les mordilla pendant que son ami les poussait dehors, après quoi il lécha soigneusement tout le sirop qui suintait et coulait sur les fesses.

Tout le monde applaudit et les deux hommes étaient manifestement excités, car leurs béliers se relevèrent en hochant la tête de manière significative.

« Attendez, ne vous levez pas encore », dit le spahi, « je n’ai pas encore tout à fait fini ; laissez-moi seulement y mettre le fruit de l’arbre de la connaissance. » Il monta donc sur lui, et, prenant son instrument à la main, il l’enfonça dans le trou où se trouvaient les dattes ; et, si glissante que fût la fente, il disparut entièrement au bout d’une ou deux poussées. L’officier ne le retira pas, mais continua à se frotter contre les fesses de l’autre homme. Pendant ce temps, la queue de l’homme sodomisé était si agitée qu’elle commença à battre le ventre de son propriétaire.

« Passons maintenant aux plaisirs passifs qui sont réservés à l’âge et à l’expérience », dit le général. Et il commença à taquiner le gland avec sa langue, à le sucer et à tripoter la colonne avec ses doigts de la manière la plus habile.

Le plaisir exprimé par le sodomisé semblait indescriptible. Il haletait, il frissonnait, ses paupières s’abaissaient, ses lèvres étaient languissantes, les nerfs de son visage tressaillaient ; il semblait, à chaque instant, prêt à s’évanouir sous l’effet d’un trop plein de sensations. Pourtant, il semblait résister au paroxysme avec force et vigueur, sachant que les Spahis avaient acquis à l’étranger l’art de rester en action pendant un certain temps. De temps à autre, sa tête tombait, comme si toutes ses forces l’abandonnaient, mais il la relevait encore, et, ouvrant les lèvres, il dit : « Quelqu’un dans ma bouche. »

Le marquis italien, qui avait ôté sa toge et ne portait qu’un collier de diamants et une paire de bas de soie noire, monta sur deux tabourets au-dessus du vieux général et s’apprêta à le satisfaire.

À la vue de ce tableau vivant[trad 1] de la concupiscence infernale, notre sang ne fit qu’un tour. Tout le monde semblait vouloir jouir de ce que ces quatre hommes ressentaient. Chaque phallus ignoré était non seulement plein de sang, mais aussi raide comme une barre de fer et douloureux dans son érection. Tous se tordaient comme s’ils étaient tourmentés par une convulsion intérieure. Moi-même, qui n’étais pas habitué à de tels spectacles, je gémissais de plaisir, excité par les baisers excitants de Teleny et par le docteur qui pressait ses lèvres sur la plante de mes pieds.

Enfin, aux poussées lascives du Spahi, à l’ardeur avec laquelle le général suçait et le marquis se faisait sucer, nous avons compris que le dernier moment était venu. Ce fut comme un choc électrique entre nous tous.

« Ils jouissent, ils jouissent ! » fut le cri qui s’éleva de toutes les lèvres.

Tous les couples s’unirent, s’embrassèrent, frottèrent leurs corps nus l’un contre l’autre, essayant les nouveaux excès que leur lubricité pouvait inventer.

Quand enfin le spahi retira son organe mou du derrière de son ami, le sodomisé tomba sans connaissance sur le sopha, tout couvert de transpiration, de sirop de dattes, de sperme et de crachats.

« Ah ! » dit le Spahi en allumant tranquillement une cigarette, « quels plaisirs peuvent être comparés à ceux des Cités de la Plaine ? Les Arabes ont raison. Ils sont nos maîtres dans cet art ; car là, si tout homme n’est pas passif dans son âge viril, il l’est toujours dans sa première jeunesse et dans sa vieillesse, quand il ne peut plus être actif. Ils savent, contrairement à nous, par une longue pratique, prolonger ce plaisir pour un temps éternel. Leurs instruments ne sont pas énormes, mais ils se gonflent dans de bonnes proportions. Ils sont habiles à accroître leur propre plaisir par la satisfaction qu’ils procurent aux autres. Ils ne vous inondent pas de sperme aqueux, ils vous aspergent de quelques gouttes épaisses qui vous brûlent comme du feu. Comme est lisse et brillante leur peau ! Quelle lave bouillonne dans leurs veines ! Ce ne sont pas des hommes, ce sont des lions, et ils rugissent avec ardeur.

« Vous avez dû en essayer beaucoup, je suppose ? »

« Beaucoup ; je me suis enrôlé pour cela, et je dois dire que je me suis bien amusé. D’ailleurs, Vicomte, votre instrument me chatouillerait agréablement, si seulement vous pouviez le garder raide assez longtemps. »

Puis, montrant une large fiole qui se trouvait sur la table, il dit : « Cette bouteille pourrait, je crois, être facilement introduite en moi, et ne me procurer que du plaisir ».

« Essaieriez-vous ? » dirent plusieurs voix.

« Pourquoi pas ? »

« Non, vous feriez mieux de ne pas le faire », dit le Dr. Charles, qui s’était glissé à mes côtés.

« Pourquoi avoir peur ? »

« C’est un crime contre la nature », dit le médecin en souriant.

« En fait, ce serait pire que la bougrerie, ce serait de la bouteillerie », dit Briancourt.

Pour toute réponse, le Spahi se jeta face contre terre sur le rebord du sopha, avec les fesses levées vers nous. Deux hommes allèrent s’asseoir de chaque côté pour qu’il puisse poser ses jambes sur leurs épaules, puis il saisit ses fesses, qui étaient aussi volumineuses que celles d’une vieille prostituée bien grasse, et les ouvrit de ses deux mains. Ce faisant, nous pûmes voir non seulement la raie de séparation sombre, l’auréole brune et les poils, mais aussi les mille rides, crêtes, ou appendices semblables à des branchies, et gonflements tout autour du trou, et à en juger par eux et par la dilatation excessive de l’anus et le relâchement du sphincter, nous pûmes comprendre que ce qu’il avait dit n’était pas de la vantardise.

« Qui aura la bonté d’humidifier et de lubrifier un peu les bords ? »

Beaucoup semblaient désireux de s’offrir ce plaisir, mais il fut attribué à un homme qui s’était modestement présenté comme un maître de langues[trad 1], « bien qu’avec ma compétence », ajouta-t-il, « je pourrais bien me qualifier de professeur dans le noble art. » C’était en effet un homme qui portait le poids d’un grand nom, non seulement de vieille lignée, jamais souillée par un sang plébéien, mais aussi célèbre à la guerre, dans l’art de la rhétorique, la littérature et la science. Il se mit à genoux devant cette masse de chair que l’on appelle généralement un cul, pointa sa langue comme une tête de lance et l’enfonça dans le trou aussi loin que possible, puis, l’aplatissant comme une spatule, il commença à répandre la salive tout autour avec la plus grande dextérité.

« Maintenant », dit-il, avec la fierté d’un artiste qui vient d’achever son œuvre, « ma tâche est accomplie. »

Une autre personne prit la bouteille et la frotta avec la graisse d’un pâté de foie gras[trad 1], puis elle commença à l’enfoncer. Au début, la bouteille ne semblait pas pouvoir entrer, mais le spahi étira les bords avec ses doigts et l’opérateur tourna et manipula la bouteille et l’a poussa lentement et régulièrement, et finalement elle commença à glisser à l’intérieur.

« Aie, aie ! » dit le Spahi en se mordant les lèvres ; « c’est serré, mais c’est enfin rentré. »

« Est-ce que je vous fais mal ? »

« Ça m’a fait un peu mal, mais maintenant c’est fini » et il se mit à gémir de plaisir.

Toutes les rides et les gonflements avaient disparu, et la chair des bords enserrait maintenant fermement la bouteille.

Le visage du spahi exprimait un mélange de douleur aiguë et de lubricité intense ; tous les nerfs de son corps semblaient tendus et frémissants, comme sous l’action d’une forte batterie ; ses yeux étaient à demi fermés, et les pupilles avaient presque disparu, ses dents serrées grinçaient, tandis que la bouteille était, petit à petit, enfoncée un peu plus loin. Son phallus, qui avait été mou et inerte quand il n’avait ressenti que de la douleur, prenait de nouveau ses pleines proportions ; alors toutes ses veines commencèrent à se gonfler, les nerfs à se raidir à l’extrême.

« Voulez-vous être embrassé ? » demanda quelqu’un, voyant que la verge tremblait.

« Merci », dit-il, je me sens assez bien comme ça.

« Comment est-ce ? »

« Une irritation aiguë et pourtant agréable de mes fesses jusqu’à mon cerveau. »

En fait, tout son corps était pris de convulsions, tandis que la bouteille entrait et sortait lentement, le déchirant et l’écartelant presque. D’un seul coup, le pénis fut fortement secoué, puis il devint turgescent et rigide, le méat s’ouvrit, une goutte étincelante de liquide incolore apparut sur les bords.

« Plus vite, plus profond, laissez-moi ressentir, laissez-moi ressentir ! »

Il se mit alors à pleurer, à rire de façon hystérique, puis à hennir comme un étalon à la vue d’une jument. Le phallus gicla quelques gouttes de sperme épais, blanc et visqueux.

« Enfoncez-la, enfoncez-la ! » gémit-il d’une voix mourante.

La main du manipulateur était convulsée. Il secoua fortement le flacon.

Nous étions tous à bout souffle d’excitation, voyant le plaisir intense qu’éprouvait le spahi, quand tout à coup, au milieu du silence parfait qui suivait chacun des gémissements du soldat, un léger frémissement se fit entendre, auquel succéda aussitôt un grand cri de douleur et de terreur de la part de l’homme prostré, d’horreur de la part de l’autre homme. La bouteille s’était brisée ; le goulot et des éclats en étaient sortis, lacérant toutes les chairs au passage, l’autre partie resta engloutie dans l’anus.

CHAPITRE VIII

Le temps a passé…

— Bien sûr, le temps ne s’arrête jamais, il est donc inutile de dire qu’il est passé. Dites-moi plutôt ce qu’est devenu le pauvre Spahi ?

— Il est mort, le pauvre ! Il y eut d’abord un sauve qui peut[trad 1] général chez Briancourt. Le docteur Charles envoya chercher ses instruments pour extraire les morceaux de verre, et l’on me dit que le pauvre jeune homme souffrit les douleurs les plus atroces avec stoïcisme, sans pousser un cri ni un gémissement ; son courage était vraiment digne d’une meilleure cause. L’opération terminée, le docteur Charles dit au malade qu’il fallait le transporter à l’hôpital, car il craignait qu’une inflammation ne se produisît dans les parties percées de l’intestin.

« Quoi ! » dit-il, « aller à l’hôpital et m’exposer aux ricanements de toutes les infirmières et de tous les médecins, jamais ! »

« Mais », dit son ami, « si l’inflammation s’installe… »

« C’en serait fini de moi ? »

« J’en ai bien peur. »

« Est-il probable que l’inflammation se manifeste ? »

« Hélas, c’est plus que probable. »

« Et si c’est le cas…? »

Le Dr Charles prit un air grave, mais ne répondit pas.

« Cela pourrait être fatal ? »

« Oui. »

« Eh bien, je vais y réfléchir. De toute façon, il faut que je rentre chez moi, c’est-à-dire dans mon logement, pour mettre de l’ordre dans mes affaires. »

En fait, il fut raccompagné chez lui, et là, il demanda à être laissé seul pendant une demi-heure.

Dès qu’il se retrouva seul, il ferma la porte de la chambre, prit un revolver et se tira une balle. La cause de ce suicide est restée un mystère pour tout le monde, sauf pour nous.

Cette affaire et une autre qui s’est produite peu après ont jeté un froid sur nous tous et ont mis fin, pour un certain temps, aux symposiums de Briancourt.

— Et quelle était cette autre affaire ?

— Un événement que vous avez probablement lu, car il a été publié dans tous les journaux à l’époque où cela s’est produit. Un vieux monsieur, dont j’ai oublié le nom, fut assez stupide pour être pris en flagrant délit de sodomie d’un soldat, une jeune recrue robuste récemment arrivée de la campagne. L’affaire fit grand bruit, car ce monsieur occupait une place importante dans la société et était, de plus, non seulement une personne à la réputation irréprochable, mais aussi un homme très religieux.

— Quoi ! Pensez-vous qu’il soit possible pour un homme vraiment religieux de s’adonner à un tel vice ?

— Bien sûr que oui. Le vice nous rend superstitieux, et qu’est-ce que la superstition si ce n’est une forme de culte obsolète et rejetée. C’est le pécheur et non le saint qui a besoin d’un sauveur, d’un intercesseur et d’un prêtre ; si vous n’avez rien à expier, à quoi vous sert la religion ? La religion n’est pas un frein à une passion qui, bien que qualifiée de contre nature, est si profondément enracinée dans notre nature que la raison ne peut ni la refroidir ni la masquer. Les Jésuites sont donc les seuls vrais prêtres. Loin de vous damner, comme le font les vociférations des sectaires, ils ont au moins mille palliatifs pour toutes les maladies qu’ils ne peuvent guérir, un baume pour toutes les consciences lourdes.

Mais revenons à notre histoire. Lorsque le juge demanda au jeune soldat comment il avait pu ainsi se dégrader et souiller l’uniforme qu’il portait, “M. le Juge”, dit-il ingénument, “le monsieur a été très gentil avec moi. De plus, étant une personne très influente, il m’a promis un avancement dans le corps[ws 35] !”

Le temps passa et je vécus heureux avec Teleny… qui n’aurait pas été heureux avec lui, beau, bon et intelligent comme il l’était ? Son jeu était maintenant si génial, si exubérant de vie, si rayonnant de bonheur sensuel, qu’il devenait chaque jour plus célèbre, et toutes les dames étaient plus que jamais amoureuses de lui ; mais qu’en avais-je à faire, n’était-il pas entièrement à moi ?

— Quoi ! vous n’étiez pas jaloux ?

Comment pouvais-je être jaloux, alors qu’il ne m’en a jamais donné le moindre motif. J’avais la clé de sa maison et je pouvais m’y rendre à tout moment du jour ou de la nuit. S’il quittait la ville, je l’accompagnais invariablement. Non, j’étais sûr de son amour, et donc de sa fidélité, car lui aussi avait une foi parfaite en moi.

Il avait cependant un grand défaut : c’était un artiste, et il avait la prodigalité d’un artiste dans la composition de son personnage. Bien qu’il gagnât maintenant de quoi vivre confortablement, ses concerts ne lui permettaient pas encore de vivre comme il le faisait. Je le sermonnais souvent à ce sujet ; il me promettais invariablement de ne pas gaspiller son argent, mais, hélas ! il y avait dans la toile de sa nature un peu du fil dont la maîtresse de mon homonyme, Manon Lescaut, était faite.

Sachant qu’il avait des dettes et qu’il était souvent inquiété par les créanciers, je le suppliai à plusieurs reprises de me confier ses comptes, afin que je puisse régler toutes ses factures et lui permettre de recommencer sa vie. Il ne voulut même pas que je parle d’une telle chose.

« Je me connais, » dit-il « mieux que vous, si j’accepte une fois, je le ferai encore, et quel sera le résultat ? Je finirais par être entretenu par vous. »

« Et où est le mal ? » fut ma réponse. « Croyez-vous que je vous aimerais moins pour cela ? »

« Oh ! non ; vous m’aimeriez peut-être encore plus à cause de l’argent que je vous aurai coûté, car on aime souvent un ami selon ce qu’on fait pour lui, mais je pourrais être amené à vous aimer moins ; la gratitude est un fardeau si insupportable à la nature humaine. Je suis votre amant, c’est vrai, mais ne me laissez pas tomber plus bas que cela, Camille », dit-il avec une impatience pleine de désirs.

« Vous voyez, depuis que je vous connais, n’ai-je pas essayé de joindre les deux bouts ? Un jour ou l’autre, j’arriverai peut-être même à rembourser mes vieilles dettes, alors ne me tentez plus. »

Puis, me prenant dans ses bras, il me couvrit de baisers.

Comme il était beau à l’époque ! Je crois que je le vois s’appuyer sur un coussin de satin bleu foncé, les bras sous la tête, comme vous vous appuyez maintenant, car vous avez beaucoup de ses manières félines et gracieuses.

Nous étions devenus inséparables, car notre amour semblait se renforcer de jour en jour, et chez nous “le feu n’a jamais chassé le feu”, mais au contraire, il s’est développé sur ce qu’il a nourri ; aussi ai-je vécu beaucoup plus avec lui que chez moi.

Mon travail ne me prenait pas beaucoup de temps et je n’y restais que le temps de m’occuper de mes affaires et de lui laisser quelques moments pour répéter. Le reste de la journée, nous étions ensemble.

Au théâtre, nous occupions la même loge, seuls ou avec ma mère. Aucun de nous deux n’acceptait, comme on le sut bientôt, d’invitation à quelque divertissement que ce soit où l’autre n’était pas également invité. Lors des promenades publiques, nous marchions, montions ou conduisions ensemble. En fait, si notre union avait été bénie par l’Église, elle n’aurait pas pu être plus proche. Que le moraliste m’explique ensuite le mal que nous avons fait, ou le juriste qui nous appliquerait la peine infligée au pire des criminels, le mal que nous avons fait à la société.

Bien que nous ne nous habillions pas de la même façon, étant presque de la même taille, du même âge et ayant des goûts identiques, les gens qui nous voyaient toujours bras dessus, bras dessous, finissaient par ne plus pouvoir penser à l’un en dehors de l’autre.

Notre amitié était presque devenue proverbiale, et “Pas de René sans Camille” était devenu une sorte de mot d’ordre.

— Mais vous, qui avez été tellement terrorisé par le billet anonyme, n’avez-vous pas craint que les gens commencent à soupçonner la nature réelle de votre attachement ?

— Cette peur s’était envolée. La honte d’un tribunal de divorce empêche-t-elle la femme adultère de rencontrer son amant ? Les terreurs imminentes de la loi empêchent-elles le voleur de voler ? Ma conscience avait été bercée par le bonheur dans un calme repos ; de plus, le savoir que j’avais acquis aux réunions de Briancourt, que je n’étais pas le seul membre de notre société cancéreuse à aimer à la manière socratique, et que des hommes de la plus haute intelligence, du cœur le plus aimable, et des sentiments esthétiques les plus purs, étaient, comme moi, des sodomistes, m’apaisait. Ce ne sont pas les souffrances de l’enfer que nous redoutons, mais plutôt la basse société que nous pourrions y rencontrer.

Les dames avaient commencé, je crois, à soupçonner que notre amitié excessive était d’une nature trop amoureuse ; et comme je l’ai entendu depuis, nous avions été surnommés les anges de Sodome, ce qui laissait entendre que ces messagers célestes n’avaient pas échappé à leur destin. Mais que m’importait si certaines tribades nous soupçonnaient de partager leurs propres faiblesses.

— Et votre mère ?

— On la soupçonnait d’être la maîtresse de René. Cela m’amusait, l’idée était tellement absurde.

— Mais n’avait-elle pas la moindre idée de votre amour pour votre ami ?

— Vous savez que le mari est toujours le dernier à soupçonner l’infidélité de sa femme. Elle fut surprise de voir le changement qui s’était opéré en moi. Elle me demanda même comment il se faisait que j’avais appris à aimer l’homme que j’avais snobé et traité avec tant de dédain ; et puis elle ajouta,

« Vous voyez qu’il ne faut jamais avoir de préjugés et juger les gens sans les connaître. »

Cependant, une circonstance survenue à ce moment-là détourna l’attention de ma mère de Teleny.

Une jeune danseuse de ballet, dont j’avais apparemment attiré l’attention lors d’un bal masqué, soit qu’elle ait éprouvé un certain penchant pour moi, soit qu’elle m’ait considéré comme une proie facile, m’écrivit une épître des plus affectueuses et m’invita à lui rendre visite.

Ne sachant comment refuser l’honneur qu’elle me faisait, et n’aimant pas non plus traiter une femme avec mépris, je lui envoyais un énorme panier de fleurs et un livre expliquant leur signification.

Elle comprit que mon amour était ailleurs, mais en échange de mon cadeau, je reçus une belle et grande photo d’elle. Je l’appelais alors pour la remercier, et c’est ainsi que nous sommes rapidement devenus de très bons amis, mais seulement des amis et rien de plus.

Comme j’avais laissé la lettre et le portrait dans ma chambre, ma mère, qui a certainement vu l’un, a dû aussi voir l’autre. C’est pourquoi elle ne s’est jamais préoccupée de ma liaison[trad 1] avec le musicien.

Dans sa conversation, il y avait, de temps en temps, soit de légères insinuations, soit de larges allusions à la folie des hommes qui se ruinent pour le corps de ballet[trad 1], ou au mauvais goût de ceux qui épousent leurs propres maîtresses et celles des autres, mais c’était tout.

Elle savait que j’étais mon propre maître, c’est pourquoi elle ne se mêla pas de ma vie intime, mais me laissa faire exactement ce que je voulais. Si j’avais un faux ménage[trad 1] quelque part, tant mieux ou tant pis pour moi. Elle était heureuse que j’aie le bon goût de respecter les convenances[trad 1] et de ne pas en faire une affaire publique. Seul un homme de quarante-cinq ans qui décide de ne pas se marier peut braver l’opinion publique et entretenir une maîtresse de façon ostentatoire.

De plus, il m’est apparu que, comme elle ne souhaitait pas que je regarde de trop près le but de ses fréquents petits voyages, elle m’a laissé toute liberté d’agir à ma guise.

— Elle était encore une jeune femme à l’époque, n’est-ce pas ?

— Cela dépend entièrement de ce que vous appelez une jeune femme. Elle avait environ trente-sept ou trente-huit ans et faisait extrêmement jeune pour son âge. On a toujours parlé d’elle comme d’une femme très belle et très désirable.

Elle était très belle. Grande, avec des bras et des épaules splendides, une tête bien posée et droite, on ne pouvait s’empêcher de la remarquer où qu’elle aille. Ses yeux étaient grands et d’un calme invariable et impassible que rien ne semblait jamais pouvoir troubler ; ses sourcils, qui se rejoignaient presque, étaient plats et épais ; ses cheveux, sombres, naturellement ondulés et en mèches massives ; son front, bas et large ; son nez, droit et petit. Tout cela donnait à l’ensemble de son visage quelque chose de classiquement grave et sculptural.

Sa bouche, cependant, était sa plus belle particularité ; non seulement elle était parfaite dans son contour, mais ses lèvres presque boudeuses étaient si semblables à des cerises, pleines de sève et si pulpeuses que l’on avait envie de les goûter. Une telle bouche devait tenter les hommes aux désirs puissants qui la contemplaient, voire agir comme un philtre d’amour, éveillant le feu ardent de la luxure même dans les cœurs les plus assoupis. En fait, rares étaient les pantalons qui ne se gonflaient pas en présence de ma mère, malgré tous les efforts de leur propriétaire pour dissimuler le roulement de tambour qui battait en eux ; et ceci, je pense, est le plus beau compliment que l’on puisse faire à la beauté d’une femme, car il vient de la nature et non des sentiments.

Ses manières, cependant, avaient cette tranquillité, et sa démarche ce calme, qui non seulement marque la classe de Vere de Vere[ws 36], mais qui caractérise un paysan italien et une grande dame[trad 1] française, bien qu’on ne les rencontre jamais dans l’aristocratie allemande. Elle semblait née pour régner en reine des salons, et acceptait donc comme son dû, et sans la moindre manifestation de plaisir, non seulement tous les articles flatteurs des journaux à la mode, mais aussi l’hommage respectueux d’une foule d’admirateurs éloignés, dont aucun n’aurait osé tenter un flirt avec elle. Pour tous, elle était comme Junon, une femme irréprochable qui aurait pu être un volcan ou un iceberg.

— Et puis-je demander ce qu’elle était ?

— Une dame qui recevait et rendait d’innombrables visites, et qui semblait toujours présider partout, aux dîners qu’elle donnait, et aussi à ceux qu’elle acceptait, donc le parangon d’une dame patronnesse. Un commerçant fit remarquer un jour : “C’est un jour à marquer d’une pierre blanche lorsque Madame Des Grieux s’arrête devant nos vitrines, car elle attire non seulement l’attention des messieurs, mais aussi celle des dames, qui achètent souvent ce qui capte son regard d’artiste.”

Elle avait, en outre, cette qualité excellente chez la femme :

Calme et basse ;”Sa voix était toujours douce,
Calme et basse[ws 37] ;”

car je pense que je pourrais m’habituer à une femme ordinaire, mais pas à une femme dont la voix est stridente, criarde et perçante.

— On dit que vous lui ressemblez beaucoup.

— Est-ce le cas ? Quoi qu’il en soit, j’espère que vous ne souhaitez pas que je fasse l’éloge de ma mère comme l’a fait Lamartine, et que j’ajoute modestement : “je suis à son image”.

— Mais comment se fait-il qu’étant devenue veuve si jeune, elle ne se soit pas remariée ? Riche et belle comme elle était, elle a dû avoir autant de prétendants que Pénélope elle-même.

— Un jour ou l’autre, je vous raconterai sa vie, et vous comprendrez alors pourquoi elle a préféré sa liberté aux liens du mariage.

— Elle vous adorait, n’est-ce pas ?

— Oui, tout à fait, et moi aussi je l’adorais. D’ailleurs, si je n’avais pas eu ces penchants que je n’osais lui avouer et que seules les tribades peuvent comprendre, si j’avais mené, comme les autres hommes de mon âge, une joyeuse vie de fornication avec des putains, des maîtresses et des grisettes[trad 1], j’aurais souvent dû faire d’elle la confidente de mes exploits érotiques, car au moment de la félicité, nos sentiments prodigues sont souvent émoussés par le trop grand excès, tandis que le souvenir évoqué à notre volonté est un réel double plaisir des sens et de l’esprit.

Teleny, cependant, était devenu à la fin une sorte de barrière entre nous, et je pense qu’elle devint plutôt jalouse de lui, car son nom semblait lui être aussi désagréable qu’il l’avait été pour moi auparavant.

— Commençait-elle à soupçonner votre liaison[trad 1] ?

— Je ne savais pas si elle s’en doutait ou si elle commençait à être jalouse de l’affection que je lui portais.

Les choses, cependant, allaient vers une crise et présageaient la terrible façon dont elles se sont terminées.

Un jour, un grand concert devait être donné à ***, et ***, qui devait jouer, étant tombé malade, on demanda à Teleny de le remplacer. C’était un honneur qu’il ne pouvait pas refuser.

« Je n’aime pas vous quitter », dit-il, « même pour un jour ou deux, mais je sais que vous êtes tellement occupé que vous ne pouvez pas vous absenter, d’autant plus que votre directeur est malade. »

« Oui », dis-je, « c’est plutôt embarrassant, mais je pourrais quand même… »

« Non, non, ce serait stupide ; je ne vous le permettrai pas. »

« Mais vous savez qu’il y a si longtemps que vous n’avez pas joué à un concert en mon absence. »

« Vous serez présent dans votre esprit, mais pas dans votre corps. Je vous verrai assis à votre place habituelle, et je jouerais pour vous et pour vous seul. D’ailleurs, nous n’avons jamais été séparés depuis un certain temps, non, pas un seul jour depuis la lettre de Briancourt. Essayons de voir si nous pouvons vivre séparés pendant deux jours. Qui sait ? Peut-être qu’un jour ou l’autre… »

« Que vous voulez-vous dire ? »

« Rien, seulement vous pourriez vous lasser de cette vie. Vous pourriez, comme d’autres hommes, vous marier juste pour avoir une famille. »

« Une famille ! J’éclatai de rire. Cette charge est-elle si nécessaire au bonheur d’un homme ? »

« Mon amour pourrait vous excéder. »

« René, ne parlez pas ainsi ! Pourrais-je vivre sans vous ? »

Il sourit avec incrédulité.

« Quoi ! vous doutez de mon amour ? »

« Puis-je douter que les étoiles soient de feu ? mais », poursuivit-il, lentement, en me regardant, « doutez-vous du mien ? »

Il me sembla qu’il était devenu pâle en me posant cette question.

« Non. M’avez-vous jamais donné la moindre raison d’en douter ? »

« Et si j’étais infidèle ? »

« Teleny », dis-je en me sentant défaillir, « vous avez un autre amant. » Et je le vis dans les bras d’un autre, goûtant à ce bonheur qui était le mien et le mien seul.

« Non », répondit-il, « je ne l’ai pas été ; mais si je l’avais été ? »

« Vous l’aimeriez lui ou elle, et alors ma vie serait gâchée pour toujours. »

« Non, pas pour toujours ; seulement pour un temps, peut-être. Mais ne pourriez-vous pas me pardonner ? »

« Oui, si vous m’aimiez encore. »

L’idée de le perdre me donna un coup au cœur, qui sembla agir comme une flagellation sonore, mes yeux se remplirent de larmes et mon sang brûla. Je le pris donc dans mes bras et je l’étreignit, sollicitant tous mes muscles dans mon étreinte ; mes lèvres cherchèrent avidement les siennes, ma langue glissa dans sa bouche. Plus je l’embrassais, plus j’étais triste, et plus mon désir était ardent. Je m’arrêtai un instant pour le regarder. Comme il était beau ce jour-là ! Sa beauté était presque éthérée.

Je peux le voir maintenant avec cette auréole de cheveux si doux et soyeux, de la couleur d’un rayon de soleil doré jouant à travers un gobelet de cristal de vin couleur topaze, avec sa bouche humide entrouverte, orientale dans sa volupté, avec ses lèvres rouge sang qui n’étaient pas flétries par la maladie comme celles des courtisanes peintes et parfumées au musc qui vendent pour de l’or quelques instants de bonheur charnel, ni décolorées comme celles des vierges anémiques à la taille de guêpe, dont les menstruations ont disparu, ne laissant dans leurs veines qu’un fluide incolore au lieu du sang rubis.

Et ces yeux lumineux, dans lesquels un feu inné et sombre semblait tempérer la luxure de la bouche charnelle, tout comme ses joues, presque enfantines dans leur rondeur innocente de pêche, contrastaient avec la gorge massive si pleine de vigueur virile,

Où chaque dieu sembleet une forme, vraiment.
Où chaque dieu semblait avoir mis son sceau
Pour donner au monde le type de l’homme.[ws 38]

Que l’esthète léthargique, au parfum d’iris, amoureux d’une ombre, me fustige après cela pour la passion brûlante et exaspérante que sa beauté virile excita dans mon sein. Eh bien oui, je suis comme les hommes de sang ardant nés sur le sol volcanique de Naples, ou sous le soleil rayonnant de l’Orient ; et, après tout, j’aimerais mieux être comme Brunette Latun[ws 39], un homme qui aimait ses semblables, que comme Dante, qui les envoyait tous en enfer, tandis qu’il allait lui-même dans ce lieu effacé appelé ciel, avec une vision languissante de sa propre création.

Teleny me rendit mes baisers avec l’ardeur passionnée du désespoir. Ses lèvres étaient en feu, son amour semblait s’être transformé en une fièvre furieuse. Je ne sais pas ce qui me pris, mais je sentis que le plaisir pouvait tuer, mais pas me calmer. Ma tête était toute embrasée !

Il y a deux sortes de sensations lascifs, aussi fortes et puissantes l’une que l’autre : l’une est le désir ardent et charnel des sens, qui se déclenche dans les organes génitaux et monte jusqu’au cerveau, faisant de l’être humain

Nageant dans la joie ; ils s’imaginent sentir en eux
La divinité qui leur fait naître des ailes
Avec lesquelles ils dédaigneront la terre[ws 40].

L’autre est la froide sensualité de la fantaisie, l’irradiation aiguë et bilieuse du cerveau qui dessèche le sang sain.

La première, la forte concupiscence de la jeunesse lascive…

comme enivrés d’un vin nouveau.[ws 41]

naturelle de la chair, est satisfaite dès que les hommes prennent largement

d’amour et de jeux d’amour.[ws 42]

et l’anthère lourdement chargée a solidement secoué la graine qui l’encombrait ; ils se sentent alors comme nos premiers parents, lorsque le sommeil rosé

Les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.[ws 43]

Le corps, alors si délicieusement léger, semble reposer sur “les genoux les plus frais et les plus doux” au monde, et l’esprit paresseux, encore à moitié éveillé, couve son enveloppe endormie.

Le second, enflammé dans la tête,

engendré de malignes fumées.[ws 44]

est la lubricité de la sénilité, un besoin morbide, comme la faim d’une gloutonnerie excessive. Les sens, comme Messaline,

lassata sed non satiata[ws 45].

toujours en éveil, toujours en quête de l’impossible. Les éjaculations spermatiques, loin de calmer le corps, ne font que l’irriter, car l’influence excitante d’une fantaisie salace se poursuit après que l’anthère a donné toute sa semence. Même si du sang âcre vient remplacer le liquide doux et crémeux, il n’apporte rien d’autre qu’une irritation douloureuse. Si, contrairement à ce qui se passe dans la styriase, il n’y a pas d’érection et que le phallus reste mou

et sans vie, le système nerveux n’en est pas moins convulsé par le désir impuissant et la lubricité, mirage d’un cerveau surchauffé, non moins bouleversant parce qu’il est affaibli.

Ces deux sensations combinées ensemble sont proches de ce que je vécus lorsque, tenant Teleny serré contre mon sein palpitant, je sentis en moi la contagion de son désir avide et de sa tristesse accablante.

J’avais enlevé le col de la chemise et la cravate de mon ami pour voir et toucher son beau cou nu, puis petit à petit je le dépouillai de tous ses vêtements, jusqu’à ce qu’enfin il reste nu dans mon étreinte.

Quel modèle de volupté il était, avec ses épaules fortes et musclées, sa poitrine large et bombée, sa peau d’une blancheur nacrée, aussi douce et fraîche que les pétales d’un nénuphar, ses membres arrondis comme ceux de Léotard, dont toutes les femmes étaient amoureuses. Ses cuisses, ses jambes et ses pieds, dans leur grâce exquise, étaient des modèles parfaits.

Plus je le regardais, plus je l’aimais. Mais la vue n’était pas suffisante. Il fallait que j’intensifie le plaisir visuel par le sens du toucher, que je sente les muscles durs et pourtant élastiques du bras dans la paume de ma main, que je caresse sa poitrine massive et tendue, que je tapote son dos. De là, mes mains descendirent jusqu’aux globes ronds de la croupe, et je l’agrippais par les fesses. Puis, enlevant mes vêtements, je pressais tout son corps contre le mien et me frottai à lui en me tortillant comme un ver. Allongé sur lui comme je l’étais, ma langue était dans sa bouche, cherchant la sienne, qui se retirait, puis rentrait quand la mienne se retirait, car elles semblaient jouer ensemble à un jeu de cache-cache dévergondé et chamailleur, un jeu qui faisait frémir tout nos corps de plaisir.

Puis nos doigts tordirent les poils drus et bouclés qui poussaient tout autour de nos parties intimes, ou manipulaient les testicules, si doucement et si délicatement qu’ils étaient à peine sensibles au toucher, et pourtant ils frissonnaient d’une manière qui faisait presque s’écouler prématurément le fluide qu’ils contenaient.

La plus habile des prostituées ne pourrait jamais donner des sensations aussi fortes que celles que je ressentaient avec mon amant, car son habileté ne vient, après tout, que des plaisirs qu’elle a elle-même éprouvés, tandis que les émotions plus vives, qui ne sont pas celles de son sexe, lui sont inconnues et ne peuvent être imaginées par elle.

De même, aucun homme n’est capable d’exciter une femme avec autant de sensualité qu’une autre tribade, car elle seule sait comment la chatouiller au bon endroit juste au bon moment. La quintessence du bonheur ne peut donc être atteinte que par des êtres du même sexe.

Nos deux corps étaient maintenant en contact aussi étroit que le gant l’est avec la main qu’il enveloppe, nos pieds se chatouillaient mutuellement, nos genoux étaient pressés l’un contre l’autre, la peau de nos cuisses semblait fusionner pour ne former qu’une seule chair.

Bien que je répugnasse à me lever, sentant son phallus raide et gonflé palpiter contre mon corps, j’allais m’arracher à lui, prendre dans ma bouche son instrument de plaisir palpitant et le vider, lorsqu’il sentit que le mien était maintenant non seulement turgescent, mais humide et plein à craquer ; il me saisit avec ses bras et me maintint au sol.

Ouvrant ses cuisses, il prit mes jambes entre les siennes et les enlaça de telle sorte que ses talons s’appuyèrent sur les côtés de mes mollets. Pendant un instant, je fus maintenu comme dans un étau, pouvant à peine bouger.

Puis, desserrant les bras, il se souleva, plaça un oreiller sous ses fesses, qui étaient ainsi bien écartées, ses jambes étant toujours largement ouvertes.

Ce faisant, il saisit ma verge et la pressa contre son anus béant. La pointe du phallus fringant trouva bientôt son entrée dans le trou hospitalier qui s’efforçait de l’accueillir. J’appuyai un peu, le gland fut entièrement englouti. Le sphincter l’enserra bientôt de telle sorte qu’il ne pouvait sortir sans effort. Je l’enfonçai lentement pour prolonger le plus possible la sensation ineffable qui parcourait tous nos membres, pour calmer les nerfs frémissants et pour apaiser la chaleur du sang. Une autre poussée, et la moitié du phallus était dans son corps. Je le retirai d’un demi-pouce, bien qu’il m’ait semblé mesurer un mètre à cause du plaisir prolongé que j’éprouvais. J’appuyai de nouveau, et le phallus tout entier, jusqu’à la racine, fut englouti. Ainsi coincé, vainement, je m’efforçais de l’enfoncer plus haut, ce qui était impossible, et, serré comme je l’étais, je le sentis se tortiller dans sa gaîne comme un bébé dans le ventre de sa mère, nous procurant, à lui et à moi, une titillation indicible et délicieuse.

La félicité qui m’envahit était si forte que je me demandais si un fluide éthéré et vivifiant n’était pas versé sur ma tête et ne ruisselait pas lentement sur ma chair frémissante.

Les fleurs éveillées par la pluie doivent certainement être conscientes d’une telle sensation lors d’une averse, après avoir été desséchées par les rayons brûlants d’un soleil estival.

Teleny m’entoura à nouveau de son bras et me serra fort. Je me regardai dans ses yeux, il se vit dans les miens. Pendant cette sensation voluptueuse, nous nous caressâmes doucement le corps, nos lèvres se collèrent l’une à l’autre et ma langue se glissa de nouveau dans sa bouche. Nous poursuivîmes ce coït presque sans bouger, car je sentais que le moindre mouvement provoquerait une éjaculation abondante, et cette sensation était trop exquise pour qu’on la laisse s’évanouir si vite. Pourtant, nous ne pouvions pas nous empêcher de nous tordre, et nous nous sommes presque pâmés de plaisir. Nous frissonnions tous deux de luxure, de la racine des cheveux à la pointe des orteils ; toute la chair de nos corps se chamaillait luxurieusement, comme le font à midi les eaux placides de la mer quand elles sont embrassées par la brise parfumée et impudique qui vient de déflorer la rose vierge.

Une telle intensité de plaisir ne pouvait cependant pas durer très longtemps ; quelques contractions presque involontaires du sphincter brandillèrent le phallus, puis le premier choc passé ; je m’enfonçais avec force et vigueur, je me vautrais sur lui ; mon souffle était épais ; je haletais, je soupirais, je gémissais. Le liquide épais et brûlant jaillit lentement et à longs intervalles.

Alors que je me frottais contre lui, il subissait toutes les sensations que j’éprouvais, car je m’étais à peine vidé de la dernière goutte que je fus également baigné de son propre sperme bouillonnant. Nous ne nous sommes embrassâmes plus, nos lèvres languissantes, entrouvertes, sans vie, n’aspiraient plus que le souffle de l’autre. Nos yeux aveugles ne se virent plus, car nous tombâmes dans cette prostration divine qui suit l’extase bouleversant.

L’oubli n’a pas suivi, mais sommes restâmes dans un état de torpeur, sans voix, oubliant tout sauf l’amour que nous nous portions l’un à l’autre, inconscients de tout sauf du plaisir de sentir nos corps respectifs, qui semblaient pourtant avoir perdu leur propre individualité, mélangés et confondus comme ils l’étaient ensemble. Apparemment, nous n’avions plus qu’une tête et qu’un cœur, car ils battaient à l’unisson, et les mêmes pensées vagues flottaient dans nos deux cerveaux.

Pourquoi Jéhovah ne nous a-t-il pas frappés à mort à ce moment-là ? Ne l’avions-nous pas assez provoqué ? Comment se fait-il que le Dieu jaloux n’ait pas été envieux de notre bonheur ? Pourquoi n’a-t-il pas lancé sur nous l’une de ses foudres vengeresses et ne nous a-t-il pas anéantis ?

— Quoi ! et vous auriez été précipités tous deux en Enfer ?

— Bien, et alors ? L’Enfer, bien sûr, n’est pas l’excelsior, ni un lieu de fausses aspirations après un idéal inaccessible, d’espoirs fallacieux et de déceptions amères. Ne prétendant jamais être ce que nous ne sommes pas, nous y trouverons le vrai contentement de l’esprit, et nos corps pourront développer les facultés dont la nature les a dotés. N’étant ni hypocrites ni dissimulateurs, la crainte d’être vus tels que nous sommes ne pourra jamais nous tourmenter.

Si nous sommes extrêmement mauvais, nous le serons au moins sincèrement. Il y aura chez nous cette honnêteté qui, ici-bas, n’existe que chez les voleurs ; et, de plus, nous aurons cette géniale camaraderie de compagnons selon notre propre cœur.

L’enfer est-il donc un lieu à redouter ? Ainsi, même en admettant une vie après la mort dans l’abîme, ce que je ne crois pas, l’enfer ne serait que le paradis de ceux que la nature a créés aptes à y vivre. Les animaux se repentent-ils de n’avoir pas été créés hommes ? Non, je ne le pense pas. Pourquoi donc nous rendrions-nous malheureux de n’être pas nés anges ?

À ce moment-là, nous avions l’impression de flotter quelque part entre le ciel et la terre, sans penser que tout ce qui a un début a également une fin.

Les sens étaient émoussés, de sorte que la couche duveteuse sur laquelle nous nous reposions ressemblait à un lit de nuages. Un silence de mort régnait autour de nous. Le bruit et le bourdonnement de la grande ville semblaient s’être arrêtés, ou, du moins, nous ne les entendions pas. Le monde se serait-il arrêté dans sa rotation, et la main du Temps se serait-elle arrêtée dans sa marche lugubre ?

Je me souviens avoir langoureusement souhaité que ma vie s’écoule dans cet état placidement morne et rêveur, si semblable à une transe hypnotique, lorsque le corps engourdi est plongé dans une torpeur semblable à la mort et que l’esprit,

Comme une braise parmi des cendres tombées,

est juste assez éveillé pour ressentir la conscience de l’aisance et du repos paisible.

Tout à coup, nous fûmes tirés de notre agréable somnolence par le bruit discordant d’une cloche électrique.

Teleny se leva d’un bond, se hâta de s’envelopper dans une robe de chambre et d’aller répondre à l’appel. Quelques instants plus tard, il revint, un télégramme à la main.

« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je.

« Un message de *** », répondit-il, en me regardant avec nostalgie et avec une certaine inquiétude dans la voix.

« Et vous devez partir ? »

« Je suppose que je dois le faire », dit-il, avec une tristesse affligeante dans les yeux.

« Est-ce si désagréable pour vous ? »

« Déplaisant n’est pas le mot ; c’est insupportable. C’est notre première séparation, et… »

« Oui, mais seulement pour un jour ou deux. »

« Un jour ou deux », ajouta-t-il d’un air sombre, « c’est l’espace qui sépare la vie de la mort. »

“C’est la fente légère au luth harmonieux,
Qui lentement éteint les sonores échos,
Et, toujours grandissant rend tout silencieux.”[ws 46]

« Teleny, vous avez depuis quelques jours un poids sur l’esprit, quelque chose que je ne peux pas comprendre. Ne voulez-vous pas dire à votre ami de quoi il s’agit ? »

Il ouvrit grand les yeux, comme s’il regardait dans les profondeurs de l’espace infini, tandis qu’une expression douloureuse se lisait sur ses lèvres ; puis il ajouta lentement,

« Mon destin. Avez-vous oublié la vision prophétique que vous avez eu le soir du concert de charité ? »

« Quoi ! Hadrien pleurant le défunt Antinoüs ? »

« Oui. »

« Une fantaisie née dans mon cerveau surchauffé par les qualités contradictoires de votre musique hongroise, si sensuelle et en même temps si magnifiquement mélancolique. »

Il secoua la tête tristement.

« Non, c’était plus qu’une simple fantaisie. »

« Un changement s’est opéré en vous, Teleny. Peut-être est-ce l’élément religieux ou spirituel de votre nature qui prédomine en ce moment sur l’élément sensuel, mais vous n’êtes plus ce que vous étiez. »

« Je sens que j’ai été trop heureux, mais que notre bonheur est construit sur du sable, un lien comme le nôtre… »

« Non béni par l’Église, répugnant aux bons sentiments de la plupart des hommes. »

« Eh bien oui, dans un tel amour il y a toujours

Une petite tache piquée dans un fruit engrangé.
Cela, en pourrissant vers l’intérieur, moisit lentement tout.

Pourquoi nous sommes-nous rencontrés, ou plutôt, pourquoi l’un de nous n’est-il pas né femme ? Si vous n’aviez été qu’une pauvre fille… »

« Venez, laissez de côté vos fantasmes morbides, et dites-moi franchement si vous m’auriez aimé plus que vous ne le faites. »

Il me regarda tristement, mais ne put se résoudre à dire un mensonge. Pourtant, au bout d’un moment, il ajouta, en soupirant :

“Il y a un amour qui doit durer,
Quand les jours chauds de la jeunesse seront passés[ws 47].”

Dites-moi, Camille, un tel amour est-il le nôtre ? »

« Pourquoi pas ? Ne pouvez-vous pas toujours m’aimer autant que je vous aime, ou ne m’intéresserai-je à vous que pour les plaisirs sensuels que vous me procurez ? Vous savez que mon cœur vous désire ardemment lorsque les sens sont rassasiés et que le désir est émoussé. »

« Pourtant, si je n’avais pas été là, vous auriez pu aimer une femme que vous auriez pu épouser… »

« Et j’aurais découvris, mais trop tard, que j’étais né avec d’autres envies. Non, tôt ou tard, j’aurais dû suivre mon destin. »

« Maintenant, cela pourrait être tout à fait différent ; rassasié de mon amour, vous pourriez, peut-être, vous marier et m’oublier. »

« Jamais. Mais enfin, vous êtes-vous confessé ? Allez-vous devenir calviniste ou, comme la “Dame aux Camélias” ou Antinoüs, pensez-vous qu’il faille vous sacrifier sur l’autel de l’amour pour l’amour de moi ? »

« S’il vous plaît, ne plaisantez pas. »

« Non, je vais vous dire ce que nous allons faire. Quittons la France. Allons en Espagne, en Italie du Sud, oui, quittons l’Europe, et allons en Orient, où j’ai sûrement vécu dans une vie antérieure, et que j’ai envie de voir, comme si la terre

“Là où les fleurs s’épanouissent, les rayons toujours brillent[ws 48],”

avait été la maison de ma jeunesse ; là, inconnus de tous, oubliés par le monde… »

« Oui, mais est-ce que je peux quitter cette ville ? » dit-il, d’un air songeur, plus à lui-même qu’à moi.

Je savais que, ces derniers temps, Teleny s’était beaucoup endetté et que sa vie avait souvent été rendue désagréable par les usuriers.

Je me souciais donc peu de ce que l’on pouvait penser de moi, d’ailleurs, qui n’a pas une bonne opinion de l’homme qui paie ? j’avais convoqué tous ses créanciers et, à son insu, j’avais réglé toutes ses dettes. J’allais le lui dire et le soulager du poids qui l’oppressait, quand le Destin, aveugle, inexorable, écrasant, me ferma la bouche.

On sonna à nouveau très fort à la porte. Si cette cloche avait sonné quelques secondes plus tard, comme sa vie et la mienne auraient été différentes ! Mais c’était le Kismet, comme disent les Turcs.

C’était le fiacre venu le chercher pour l’emmener à la gare. Pendant qu’il se préparait, je l’aidai à emballer son costume et quelques autres petites choses dont il pourrait avoir besoin. Je pris, par hasard, une petite boîte d’allumettes contenant des capotes anglaises[ws 49] et, en souriant, je lui dis :

« Tiens, je vais les mettre dans votre malle, ça peut servir. »

Il frissonna et devint d’une pâleur mortelle.

« Qui sait ? » ai-je dit ; « une belle dame patronnesse… »

« S’il vous plaît, ne plaisantez pas », rétorqua-t-il, presque en colère.

« Oh ! maintenant je peux me le permettre, mais autrefois, savez-vous que j’étais même jaloux de ma mère ? »

À ce moment-là, Teleny laissa tomber le miroir qu’il tenait et qui, en tombant, se brisa en mille morceaux.

Nous restâmes un moment bouche bée. N’était-ce pas un terrible présage ?

Juste après, l’horloge de la cheminée sonna l’heure. Teleny haussa les épaules.

« Venez », dit-il, « il n’y a pas de temps à perdre. »

Il prit son portemanteau et nous nous précipitâmes en bas.

Je l’accompagnai jusqu’au terminus, et avant de le quitter lorsqu’il descendit du fiacre, mes bras se refermèrent sur lui, et nos lèvres se rencontrèrent dans un dernier et long baiser. Ils se cramponnèrent tendrement l’un à l’autre, non pas dans la fièvre du désor, mais dans un amour tout empreint de tendresse, et dans un chagrin qui étreignait les muscles du cœur.

Son baiser était comme la dernière émanation d’une fleur qui se fane, ou comme le doux parfum répandu à la marée du soir par l’une de ces délicates fleurs blanches de cactus qui ouvrent leurs pétales à l’aube, suivent le soleil dans sa marche diurne, puis s’affaissent et s’évanouissent avec les derniers rayons du soleil.

En me séparant de lui, j’eus l’impression d’être privé de mon âme elle-même. Mon amour était comme une tunique de Nessus, la séparation était aussi douloureuse que si l’on m’arrachait la chair par morceaux. C’était comme si toute joie de vivre m’avait été extirpée.

Je l’ai regardé s’éloigner d’un pas vif et avec une grâce féline. Arrivé au portail, il se retourna. Il était d’une pâleur mortelle et, dans son désespoir, il ressemblait à un homme sur le point de se suicider. Il me fit un dernier signe d’adieu et disparut rapidement.

Le soleil s’est couché sur moi. La nuit était tombée sur le monde. Je me sentais

En enfer et au“comme une âme en retard ;
En enfer et au paradis, sans être mariés[ws 50] ;

et, frissonnant, je me demandais quel matin sortirait de toute cette obscurité ?

La souffrance visible sur son visage me plongea dans une profonde terreur ; je pensais alors que nous étions tous deux stupides de nous infliger une telle douleur inutile, et je me précipitais hors du fiacre à sa suite.

Tout d’un coup, un gros paysan se précipita sur moi et me serra dans ses bras.

« Oh, *** ! » Je n’ai pas saisi le nom qu’il prononça, « quel plaisir inattendu ! Depuis combien de temps êtes-vous ici ? »

« Laissez-moi partir, laissez-moi partir ! Vous vous trompez ! » Ai-je crié, mais il me tint fermement.

Alors que je luttais avec l’homme, j’entendis sonner la cloche du départ. D’un coup sec, je le repoussai et je courus dans la gare. J’atteignis le quai quelques secondes trop tard, le train était en marche, Teleny avait disparu.

Il ne me restait plus qu’à envoyer une lettre à cet ami pour le prier de me pardonner d’avoir fait ce qu’il m’avait souvent défendu de faire, c’est-à-dire d’avoir donné l’ordre à mon avocat de recouvrer tous ses comptes en souffrance et de payer toutes les dettes qui pesaient sur lui depuis si longtemps. Il n’a jamais reçu cette lettre.

J’ai sauté dans le cab et je fus emporté par un tourbillon jusqu’à mon bureau à travers les rues bondées de la ville.

Quel remue-ménage partout ! Comme ce monde paraissait sordide et vide de sens !

Une femme à la tenue voyante et au sourire narquois jetait des regards lubriques sur un garçon et l’incitait à la suivre. Un satyre borgne reluquait une très jeune fille, une simple enfant. Je crus le reconnaître. Oui, c’était mon détestable camarade de classe, Biou, mais il avait encore plus l’air d’un maquereau que son père. Un gros homme à la tête lisse portait un melon cantaloup[trad 1], et sa bouche semblait saliver à l’idée du plaisir qu’il aurait à le manger après la soupe, avec sa femme et ses enfants. Je me demandais si un homme ou une femme aurait pu embrasser cette bouche baveuse sans se sentir malade[ws 51].

Au cours des trois derniers jours, j’avais négligé mon bureau et mon directeur était malade. Je sentis donc qu’il était de mon devoir de me mettre au travail et de faire ce qui devait être fait. Malgré le chagrin qui me rongeait le cœur, je commençais à répondre aux lettres et aux télégrammes, ou à donner les instructions nécessaires pour qu’on y réponde. Je travaillais fébrilement, plus comme une machine que comme un homme. Pendant quelques heures, je fus complètement absorbé par des transactions commerciales compliquées, et tout en travaillant et comptant correctement, le visage de mon ami, avec ses yeux endeuillés, sa bouche voluptueuse avec son sourire amer, était toujours devant moi, tandis qu’un arrière-goût de son baiser restait encore sur mes lèvres.

L’heure de la fermeture du bureau arriva, et pourtant je n’avais pas encore accompli la moitié de ma tâche. Je voyais, comme dans un rêve, les visages tristes de mes commis retenus par leurs dîners ou leurs plaisirs. Ils avaient tous un endroit où aller. J’étais seul, même ma mère était absente. Je les ai donc fait partir en leur disant que je restais avec le chef comptable. Ils ne se le firent pas dire deux fois ; en un clin d’œil, les bureaux furent vides.

Quant au comptable, c’était un fossile commercial, une sorte de machine à calculer vivante ; il avait tellement vieilli dans le bureau que tous ses membres grinçaient comme des charnières rouillées chaque fois qu’il bougeait, si bien qu’il ne bougeait presque jamais. Personne ne l’avait jamais vu ailleurs que sur son haut tabouret ; il était toujours à sa place avant qu’un des jeunes employés n’arrive, et il y était encore quand ils partaient. Pour lui, la vie n’avait qu’un seul but, celui de faire des additions à n’en plus finir.

Me sentant un peu malade, j’envoyais le garçon de bureau chercher une bouteille de sherry sec et une boîte de gaufres à la vanille. Quand le garçon fut revenu, je lui dit qu’il pouvait partir.

Je versais un verre de vin à l’agent comptable et lui tendis la boîte de biscuits. Le vieil homme prit le verre de sa main parcheminée et le tint à la lumière comme s’il calculait ses propriétés chimiques ou son poids spécifique. Puis il le but lentement, avec un enthousiasme évident.

Quant à la galette, il l’examina attentivement, comme s’il s’agissait d’un projet qu’il allait enregistrer.

Puis nous nous remîmes tous les deux au travail et vers dix heures, toutes les lettres et dépêches ayant reçu une réponse, je poussais un profond soupir de soulagement.

« Si mon directeur vient demain, comme il l’a dit, il sera satisfait de moi. »

Je souriais en pensant à cette idée qui me traversait l’esprit. Pour quoi travaillais-je ? Pour le lucre, pour faire plaisir à mon commis, ou pour le travail lui-même ? Je suis sûr que je ne le savais pas. Je pense que je travaillais pour l’excitation fiévreuse que me procurait le travail, tout comme les hommes jouent aux échecs pour garder leur cerveau actif avec d’autres pensées que celles qui les oppressent ; ou, peut-être, parce que je suis né avec des propensions au travail comme les abeilles ou les fourmis.

Ne voulant pas retenir plus longtemps le pauvre comptable sur son tabouret, je lui avouais qu’il était temps de fermer le bureau. Il se leva lentement, avec un bruit de crépitement, enleva ses lunettes comme un automate, les essuya tranquillement, les remit dans leur étui, en sortit tranquillement une autre paire, car il avait des lunettes pour toutes les occasions, les mit sur son nez, puis me regarda.

« Vous avez accompli un travail considérable. Si votre grand-père et votre père avaient pu vous voir, ils auraient sûrement été satisfaits de vous. »

Je versai à nouveau deux verres de vin, dont je lui tendis l’un. Il but le vin, satisfait, non pas du vin lui-même, mais de la gentillesse que j’avais eue de le lui offrir. Je lui serrai la main et nous nous séparâmes.

Où devais-je aller maintenant, à la maison ?

J’aurais voulu que ma mère revienne. L’après-midi même, j’avais reçu une lettre d’elle, dans laquelle elle disait qu’au lieu de revenir dans un jour ou deux, comme elle en avait l’intention, elle pourrait peut-être partir pour l’Italie pendant une courte période. Elle souffrait d’une légère bronchite et redoutait les brouillards et l’humidité de notre ville.

Pauvre mère ! Je pensais maintenant que, depuis mon intimité avec Teleny, il y avait eu un léger éloignement entre nous ; non pas que je l’aimais moins, mais parce que Teleny absorbait toutes mes facultés mentales et corporelles. Pourtant, maintenant qu’il était parti, je me sentais presque malade de manque de ma mère[ws 52], et je décidais de lui écrire une longue et affectueuse lettre dès mon retour à la maison.

Pendant ce temps, je continuais à marcher au hasard. Après avoir erré pendant une heure, je me retrouvais à l’improviste devant la maison de Teleny. J’avais marché de long en large, sans savoir où j’allais. Je regardais les fenêtres de Teleny avec des yeux pleins de nostalgie. Comme j’aimais cette maison. J’aurais pu embrasser les pierres sur lesquelles il avait marché.

La nuit était sombre mais claire, la rue, très calme, n’était pas des mieux éclairées et, pour une raison ou une autre, la lampe à gaz la plus proche était éteinte.

Comme je continuais à regarder les fenêtres, il me semblait voir une faible lumière scintiller à travers les fentes des stores fermés. « Bien sûr, » pensai-je, « ce n’est que mon imagination. »

J’écarquillai les yeux. « Non, je ne me trompe pas », me dis-je, en me parlant à moi-même, « il y a bien une lumière. »

« Teleny était-il revenu ? »

Peut-être avait-il été saisi par le même état d’abattement qui m’avait envahi lorsque nous nous étions quittés. L’angoisse visible sur mon effroyable visage avait dû le paralyser, et dans l’état où il se trouvait, il ne pouvait pas jouer, alors il était revenu. Peut-être aussi que le concert avait été reporté.

Peut-être s’agissait-il de voleurs ?

Mais si Teleny… ?

Non, l’idée même était absurde. Comment pourrais-je soupçonner l’homme que j’aime d’infidélité ? Je reculais devant une telle supposition comme devant quelque chose d’odieux, une sorte de pollution morale. Non, il devait s’agir d’autre chose que de cela. La clef de la porte d’en bas était dans ma main, j’étais déjà dans la maison.

Je me glissais furtivement à l’étage, dans l’obscurité, en pensant à la première nuit où j’avais accompagné mon ami, en pensant à la façon dont nous nous étions arrêtés pour nous embrasser et nous serrer dans nos bras à chaque marche.

Mais maintenant, sans mon ami, les ténèbres pesaient sur moi, m’accablaient, m’écrasaient. J’étais enfin sur le palier de l’entresol[trad 1] où vivait mon ami ; toute la maison était parfaitement calme.

Avant d’introduire la clé, je regardais par le trou. Teleny, ou son domestique, avait-il laissé le gaz allumé dans l’antichambre et dans une des chambres ?

Puis le souvenir du miroir brisé m’est revenu à l’esprit ; toutes sortes de pensées horribles ont traversé mon cerveau. Puis, malgré moi, la terrible appréhension d’avoir été supplanté par quelqu’un d’autre dans l’affection de Teleny s’imposa à moi.

Non, c’était trop ridicule. Qui pourrait être ce rival ?

Comme un voleur, j’introduisis la clé dans la serrure ; les gonds étaient bien huilés, la porte céda sans bruit et s’ouvrit. Je la refermai soigneusement, sans qu’elle émette le moindre son. Je me glissais à l’intérieur sur la pointe des pieds.

Il y avait partout des tapis épais qui étouffaient mes pas. Je me rendis dans la chambre où, quelques heures auparavant, j’avais connu un tel bonheur.

Elle était éclairé.

J’entendais des bruits étouffés à l’intérieur.

Je savais trop bien ce que ces sons signifiaient. Pour la première fois, je ressentis les affres de la jalousie. Il me semblait qu’un poignard empoisonné s’était enfoncé d’un seul coup dans mon cœur, qu’une énorme hydre avait pris mon corps entre ses mâchoires et avait enfoncé ses énormes crocs dans la chair de ma poitrine.

Pourquoi suis-je venu ici ? Qu’allais-je faire maintenant ? Où devais-je aller ?

J’eus l’impression de m’évanouir.

J’avais déjà la main sur la porte, mais avant de l’ouvrir, je fis ce que la plupart des gens auraient fait. Tremblant de la tête aux pieds, le cœur malade, je me penchais et pour regarder par le trou de la serrure.

Rêvais-je… était-ce un affreux cauchemar ?

J’enfonçais profondément mes ongles dans ma chair pour me convaincre de mon embarras.

Et pourtant, je n’étais pas certain d’être vivant et éveillé.

La vie perd parfois le sens des réalités, elle nous apparaît comme une étrange illusion d’optique, une bulle fantasmagorique qui disparaît au moindre souffle.

Je retins mon souffle et je regardais.

Ce n’était donc pas une illusion, ni une vision de ma fantaisie surchauffée.

Là, sur cette chaise, encore chaude de nos étreintes, deux êtres étaient assis.

Mais qui étaient-ils ?

Peut-être Teleny avait-il cédé son appartement à un ami pour cette nuit. Peut-être avait-il oublié de m’en parler, ou bien n’avait-il pas jugé utile de le faire.

Oui, certainement, il devait en être ainsi. Teleny n’a pas pu me tromper.

Je regardais à nouveau. La lumière à l’intérieur de la pièce étant beaucoup plus forte que celle du hall, je pouvais tout percevoir clairement.

Un homme dont je ne voyais pas la silhouette était assis sur cette chaise conçue par l’esprit ingénieux de Teleny pour accroître la félicité sensuelle. Une femme aux cheveux noirs et ébouriffés, vêtue d’une robe de satin blanc, était assise à califourchon sur lui. Elle tournait ainsi le dos à la porte.

Je m’efforçais de saisir chaque détail et je vis qu’elle n’était pas vraiment assise, mais qu’elle se tenait sur la pointe des pieds, de sorte que, bien qu’assez dodue, elle sautait légèrement sur les genoux de l’homme.

Bien que je ne puisse pas voir, je compris qu’à chaque fois qu’elle retombait, elle enfonçait dans son trou le pivot de bonne taille sur lequel elle semblait si bien calée. De plus, le plaisir qu’elle en retirait était si excitant qu’il la faisait rebondir comme une balle élastique, mais seulement pour retomber et engloutir ainsi entre ses lèvres pulpeuses, spongieuses, et bien humectées, toute cette verge frémissante de plaisir jusqu’à sa racine poilue. Qui qu’elle soit, grande dame ou putain, ce n’était pas une débutante, mais une femme de grande expérience, pour pouvoir chevaucher cette course cythéréenne avec une habileté aussi consommée.

En regardant, je vis que sa jouissance devenait de plus en plus forte : elle atteignait son paroxysme. De l’amble, elle était passée tranquillement au trot, puis au galop ; puis, tout en chevauchant, elle étreignait, avec une passion toujours croissante, la tête de l’homme sur les genoux duquel elle était à califourchon. Il était évident que le contact des lèvres de son amant, le gonflement et le frétillement de son outil en elle, la faisaient frémir d’une rage érotique, aussi partit-elle au galop, ainsi…

“Sautant plus haut, plus haut, plus haut,
Avec un désir désespéré”[ws 53]

pour atteindre le but délicieux de son voyage.

Pendant ce temps, le mâle, quel qu’il soit, après avoir passé ses mains sur les lobes massifs de son derrière, se mit à tapoter, presser et pétrir ses seins, ajoutant ainsi à son plaisir mille petites caresses qui l’exaspéraient presque.

Je me souviens maintenant d’un fait très curieux, qui montre le fonctionnement de notre cerveau et la façon dont notre esprit est attiré par de légers objets extérieurs, même lorsqu’il est absorbé par les pensées les plus tristes. Je me souviens d’avoir ressenti un certain plaisir artistique devant l’effet changeant de lumière et d’ombre projeté sur les différentes parties de la riche robe de satin de la dame, alors qu’elle scintillait sous les rayons de la lampe suspendue au-dessus de sa tête. Je me souviens avoir admiré ses teintes nacrées, soyeuses et métalliques, tantôt brillantes, tantôt scintillantes, tantôt s’estompant dans un éclat terne.

Mais à ce moment-là, la traîne de sa robe s’emmêla quelque part autour du pied de la chaise et, comme cet incident l’empêchait de faire des mouvements rythmés et de plus en plus rapides pour enserrer le cou de son amant, elle réussit à se débarrasser habilement de sa robe et resta ainsi complètement nue dans l’étreinte de l’homme.

Quel corps splendide elle avait ! Celui de Junon, dans toute sa majesté, n’aurait pu être plus parfait. Mais je n’eus guère le temps d’admirer sa beauté luxuriante, sa grâce, sa force, la splendide symétrie de ses courbes, son agilité ou son adresse, car la course touchait à sa fin.

Ils tremblaient tous deux sous l’emprise de ce titillement qui précède de peu le débordement des canaux spermatiques. De toute évidence, la tête de l’outil de l’homme était aspirée par la bouche du vagin, une contraction de tous les nerfs s’était ensuivie, la gaîne dans laquelle toute la colonne était enfermée s’était resserrée, et leurs deux corps se tordaient convulsivement.

Il est certain qu’après de tels spasmes, un prolapsus et une inflammation de la matrice devraient s’ensuivre, mais alors quel ravissement cela devait donner.

Puis j’entendis des soupirs et des halètements mêlés, des roucoulements bas, des gargouillis de désir, mourant dans des baisers étouffés donnés par des lèvres qui s’attachaient encore langoureusement l’une à l’autre ; puis, tandis qu’elles frémissaient des dernières affres du plaisir, j’ai frémi d’angoisse, car j’étais presque sûr que cet homme devait être mon amant.

« Mais qui peut bien être cette femme détestable ? » me suis-je demandé.

Pourtant, la vue de ces deux corps nus enlacés dans une étreinte si excitante, ces deux lobes de chair massives, aussi blancs que la neige fraîchement tombée, le son étouffé de leur bonheur extatique, surmontèrent pendant un moment ma jalousie atroce, et j’étais excité à un point tel que j’eus du mal à m’empêcher de me précipiter dans cette pièce. Mon oiseau voltigeur, mon rossignol, comme on l’appelle en Italie, à l’instar de l’étourneau de Sterne, essayait de s’échapper de sa cage ; et non seulement cela, mais il levait la tête de telle sorte qu’il semblait vouloir atteindre le trou de la serrure.

Mes doigts étaient déjà sur la poignée de la porte. Pourquoi ne pas la forcer et prendre part au festin, bien que de façon plus humble, et comme un mendiant entrer par l’entrée de derrière ?

Pourquoi pas, en effet !

À ce moment-là, la dame dont les bras étaient toujours serrés autour du cou de l’homme, dit :

« Bon Dieu[trad 1] ! comme c’est bon ! Il y a longtemps que je n’ai pas ressenti une telle intensité d’extase. »

Pendant un instant, j’ai été sidéré. Mes doigts lâchèrent la poignée de la porte, mon bras tomba, même mon oiseau s’affaissa sans vie.

Quelle voix !

« Mais je connais cette voix », me suis-je dit. « Son son m’est très familier. Seul le sang qui me monte à la tête et me picote les oreilles m’empêche de reconnaître à qui appartient cette voix. »

Tandis que, stupéfait, je levais la tête, elle s’était levée et s’était retournée. Debout, comme elle était maintenant, et plus près de la porte, mes yeux ne pouvaient atteindre son visage, mais je pouvais voir son corps nu, des épaules jusqu’en bas. C’était une silhouette merveilleuse, la plus belle que j’aie jamais vue. Un torse de femme à l’apogée de sa beauté.

Sa peau était d’une blancheur éblouissante et pouvait rivaliser en douceur et en éclat nacré avec le satin de la robe qu’elle avait jetée. Ses seins, peut-être un peu trop gros pour être esthétiquement beaux, semblaient appartenir à l’une de ces voluptueuses courtisanes vénitiennes peintes par le Titien ; ils ressortaient dodus et durs comme s’ils étaient gonflés de lait ; les mamelons saillants, comme deux délicats bourgeons roses, étaient entourés d’une auréole brunâtre qui ressemblait à la frange soyeuse de la fleur de la passion.

La ligne puissante des hanches mettait en valeur la beauté des jambes. Son ventre, si parfaitement rond et lisse, était à moitié recouvert d’une magnifique fourrure, aussi noire et brillante que celle d’un castor, et pourtant je voyais bien qu’elle avait été mère, car elle était moirée[trad 1] comme de la soie mouillée. Des lèvres humides et béantes s’écoulaient lentement des gouttes nacrées.

Même si elle n’était plus tout à fait jeune, elle n’en était pas moins désirable pour autant. Sa beauté avait toute la splendeur d’une rose épanouie, et le plaisir qu’elle pouvait manifestement procurer était celui de la fleur incarnée dans sa floraison parfumée, cette félicité qui fait que l’abeille qui suce son miel se pâme de plaisir en son sein. Ce corps aphrodisiaque, comme je pouvais le voir, était fait pour plus d’un homme et lui avait sûrement procuré du plaisir, dans la mesure où elle avait manifestement été formée par la nature pour être l’une des prêtresses de Vénus.

Après avoir ainsi exhibé sa merveilleuse beauté à mes yeux ébahis, elle s’est écartée et j’ai pu voir le partenaire de son aventure. Bien que son visage soit couvert par ses mains, il s’agissait bien de Teleny. Il n’y avait pas d’erreur.

D’abord sa silhouette de dieu, puis son phallus que je connaissais si bien, puis, je faillis m’évanouir lorsque mes yeux se posèrent dessus, sur ses doigts brillait la bague que je lui avais offerte.

Elle reprit la parole.

Il retira ses mains de son visage.

C’était lui ! C’était Teleny, mon ami, mon amant, ma vie !

Comment décrire ce que je ressentais ? Il me semblait que je respirais du feu, qu’une pluie de cendres incandescentes se déversait sur moi.

La porte était fermée à clé. J’en saisis la poignée et la secouai comme un puissant tourbillon secoue les voiles d’une grande frégate, puis les met en lambeaux. Je la fis éclater.

Je chancelais sur le seuil. Le sol semblait se dérober sous mes pieds ; tout tournait autour de moi ; j’étais au milieu d’un puissant tourbillon. Je me rattrapais aux montants de la porte pour ne pas tomber, car là, à ma grande horreur, je me trouvais face à face avec ma propre mère !

Il y eut un triple cri de honte, de terreur, de désespoir, un cri perçant et strident qui résonna dans l’air calme de la nuit, réveillant tous les habitants de cette maison paisible de leur sommeil paisible.

— Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne sais vraiment pas. J’ai dû dire quelque chose, j’ai dû faire quelque chose, mais je n’ai pas le moindre souvenir de ce que c’était. Puis j’ai trébuché en bas dans l’obscurité. C’était comme descendre, descendre dans un puits profond. Je me souviens seulement d’avoir couru dans les rues lugubres, couru comme un fou, je ne sais où.

Je me sentais maudit comme Caïn, ou comme l’Éternel Vagabond, alors j’ai couru au hasard.

J’ai fui devant eux, aurais-je pu me fuir moi-même…

D’un seul coup, au coin de la rue, je me heurtais à quelqu’un. Nous reculâmes tous deux l’un devant l’autre. Moi, effaré et terrorisé ; lui, simplement stupéfait.

— Et qui avez-vous rencontré ?

— Ma propre image. Un homme exactement comme moi, mon Döppelgänger, en fait. Il m’a regardé un instant, puis il est parti. Moi, au contraire, j’ai couru avec ce qui me restait de force.

Ma tête tournait, mes forces m’abandonnaient, je trébuchais plusieurs fois, mais je continuais à courir.

Étais-je fou ?

Tout à coup, haletant, essoufflé, meurtri dans mon corps et dans mon esprit, je me suis retrouvé sur le pont, c’est-à-dire à l’endroit même où je m’étais trouvé quelques mois auparavant.

J’ai émis un rire brutal qui m’a fait peur. On en était donc arrivé là, après tout.

J’ai jeté un coup d’œil pressé autour de moi. Une ombre sombre se profilait au loin. Était-ce mon autre moi ?

Tremblant, frissonnant, fou de rage, sans réfléchir, je suis monté sur le parapet et j’ai plongé la tête la première dans le flot écumant.

J’étais de nouveau au milieu d’un tourbillon, j’entendais à mes oreilles le bruit d’une eau impétueuse, l’obscurité m’entourait de près, un monde de pensées traversait mon cerveau avec une rapidité étonnante, puis, pendant un certain temps, plus rien.

Je me souviens vaguement d’avoir ouvert les yeux et d’avoir vu, comme dans un miroir, mon effroyable visage qui me fixait.

Un vide s’est à nouveau emparé de moi. Lorsque j’ai enfin repris mes esprits, je me suis retrouvé à la Morgue[trad 1], cet affreux charnier, la Morgue ! Ils m’avaient cru mort et m’avaient transporté là.

Je regardais autour de moi, je ne vis que des visages inconnus. Mon autre moi n’était nulle part.

— Mais existait-il vraiment ?

— C’est le cas.

— Et qui était-ce ?

— Un homme de mon âge, et me ressemblant si exactement qu’on aurait pu nous prendre pour des frères jumeaux.

— Et il vous a sauvé la vie ?

— Oui, il semble qu’en me rencontrant, il ait été frappé non seulement par la forte ressemblance qui existait entre nous, mais aussi par la sauvagerie de mon apparence, ce qui l’incita à me suivre. M’ayant vu me jeter à l’eau, il courut après moi et réussit à me sortir de là.

— Et vous l’avez revu ?

— Je l’ai fait, mon pauvre ami ! Mais c’est un autre incident étrange de ma vie trop mouvementée. Je vous le raconterai peut-être une autre fois.

— Et après la Morgue[trad 1] ?

— J’ai demandé à être transporté dans un hôpital voisin, où je pourrais avoir une chambre privée pour moi seul, où je ne verrais personne, où personne ne me verrait, car je me sentais mal, très mal.

Au moment où j’allais monter dans le fiacre et quitter le charnier, on apporta un cadavre enveloppé d’un linceul. Ils dirent que c’était un jeune homme qui venait de se suicider.

Je tremblais de peur, un terrible soupçon me traversa l’esprit. Je suppliais le médecin qui m’accompagnait d’ordonner au cocher de s’arrêter. Il faut que je voie ce cadavre. Ce doit être Teleny. Le médecin ne m’écouta pas et le cab continua sa route.

En arrivant à l’hôpital, mon accompagnateur, voyant mon état d’esprit, demanda qui était le mort. Le nom qu’ils mentionnèrent m’était inconnu.

Trois jours se sont écoulés. Quand je dis trois jours, je veux dire un espace de temps épuisant et interminable. Les opiacés que le médecin m’avait donnés m’avaient endormi et avaient même arrêté l’horrible tremblement de mes nerfs. Mais quel opiacé peut guérir un cœur anéanti ?

Au bout de ces trois jours, mon directeur m’a trouvé et est venu me voir. Il semblait terrifié par mon apparence.

Pauvre homme, il ne savait pas quoi dire. Il évitait tout ce qui pouvait me porter sur les nerfs et parlait donc d’affaires. Je l’écoutai un moment, bien que ses paroles n’eussent aucun sens pour moi, puis je parvins à apprendre de lui que ma mère avait quitté la ville et qu’elle lui avait déjà écrit de Genève, où elle séjournait actuellement. Il n’a pas mentionné le nom de Teleny et je n’ai pas osé le prononcer.

Il m’a offert une chambre dans sa maison, mais j’ai refusé et je l’ai raccompagné chez lui. Maintenant que ma mère était partie, j’étais obligé d’y aller, au moins pour quelques jours.

Personne n’a téléphoné pendant mon absence, aucune lettre ou message ne fut laissé à mon intention, de sorte que j’ai pu dire, moi aussi, que…

« Mes proches ont échoué, et mes amis familiers m’ont oublié. »

« Ceux qui habitent ma maison et mes domestiques me considèrent comme un étranger ; je suis un extraterrestre à leurs yeux. »

Comme Job, j’ai senti que…

« Tous mes amis intimes m’ont pris en horreur, et ceux que j’aimais se sont retournés contre moi. »

« Oui, les jeunes enfants m’ont méprisé. »

J’étais pourtant impatient de savoir quelque chose sur Teleny, car des terreurs m’assaillaient de toutes parts. Était-il parti avec ma mère sans laisser le moindre message à mon intention ?

Pourtant, que pouvait-il écrire ?

S’il était resté en ville, si je ne lui avais pas dit que, quelle que soit sa faute, je lui pardonnerais toujours s’il me renvoyait la bague.

— Et s’il l’avait renvoyée, auriez-vous pu lui pardonner ?

— Je l’aimais.

Je ne pouvais plus entendre cet état de fait. La vérité, même douloureuse, était préférable à cet affreuse inquiétude.

J’appelai Briancourt. Je trouvai son studio fermé. J’allai chez lui. Il n’était pas rentré depuis deux jours. Les domestiques ne savaient pas où il était. Ils pensaient qu’il était peut-être parti chez son père en Italie.

Découragé, j’errai dans les rues et me retrouvai bientôt devant la maison de Teleny. La porte du rez-de-chaussée était encore ouverte. Je me faufilais par la loge du portier, craignant qu’on ne m’arrête et qu’on ne me dise que mon ami n’était pas chez lui. Personne, cependant, ne me remarqua. Je me glissais à l’étage, frissonnant, sans force, malade. Je mis la clef dans la serrure, la porte céda sans bruit comme elle l’avait fait quelques nuits auparavant. J’entrai.

Je me demandais alors que faire ensuite, et j’ai failli tourner les talons et m’enfuir.

Alors que je restais là, hésitant, j’ai cru entendre un faible gémissement.

J’écoutai. Tout était calme.

Non, il y eut un gémissement, une plainte basse et mourante.

Elle semblait provenir de la pièce blanche.

Je frémis d’horreur.

Je me précipitai.

Le souvenir de ce que je vis me glace la moelle des os.

« Quand il me souvient de mon état, je suis éperdu, et un tremblement saisit ma chair[ws 54]. »

Je vis une mare de sang coagulé sur le tapis de fourrure d’un blanc éclatant, et Teleny, à moitié étendu, à moitié tombé, sur le sopha recouvert de peau d’ours. Un petit poignard était enfoncé dans sa poitrine, et le sang continuait à s’écouler de la blessure.

Je me jetai sur lui ; il n’était pas tout à fait mort ; il gémis ; il ouvrit les yeux.

Submergé par le chagrin, distrait par la terreur, je perdis toute présence d’esprit. Je lâchai sa tête et je serrai mes tempes palpitantes entre mes paumes, essayant de rassembler mes pensées et de me dominer pour aider mon ami.

Devais-je retirer le couteau de la plaie ? Non, cela pourrait être fatal.

Oh, si j’avais eus quelques notions de chirurgie ! Mais n’en ayant aucune, la seule chose que je pouvais faire était d’appeler à l’aide.

Je courus sur le palier, je criai de toutes mes forces,

« À l’aide, à l’aide ! Au feu, au feu ! Au secours ! »

Dans les escaliers, ma voix résonnait comme le tonnerre.

Le portier sortit de sa loge en un instant.

J’entendis des portes et des fenêtres s’ouvrir. J’ai de nouveau crié « Au secours ! », puis j’ai pris une bouteille de cognac sur le buffet de la salle à manger et je me suis précipité vers mon ami.

J’ai humecté ses lèvres, j’ai versé quelques cuillères de cognac, goutte à goutte, dans sa bouche.

Teleny ouvrit encore ses yeux. Ils étaient voilés et presque morts ; seulement ce regard triste qu’il avait toujours eu avait augmenté à une telle intensité que ses pupilles étaient aussi lugubres qu’une tombe béante ; elles me faisaient vibrer d’une angoisse inexprimable. J’avais peine à supporter ce regard pitoyable et glacial ; je sentais mes nerfs se raidir ; ma respiration s’arrêtait ; j’éclatai en sanglots convulsifs.

« Oh, Teleny ! Pourquoi t’es-tu suicidé ? » gémis-je. « Pouvais-tu douter de mon pardon, mon amour ? »

Il m’entendit, évidemment et essaya de parler, mais je ne pus saisir le moindre son.

« Non, tu ne dois pas mourir, je ne peux pas me séparer de toi, tu es ma vie. »

Je sentis mes doigts légèrement pressés, imperceptiblement.

Le portier fit son apparition, mais il s’arrêta sur le seuil, effrayé, terrifié.

« Un médecin, pour l’amour de Dieu, un médecin ! Prenez un fiacre ! » dis-je, implorant.

D’autres personnes commencèrent à entrer. Je leur fis signe de reculer.

« Fermez la porte. Que personne d’autre n’entre, mais pour l’amour de Dieu, allez chercher un médecin avant qu’il ne soit trop tard ! »

Les gens, stupéfaits, se tenaient à distance, regardant fixement ce spectacle effrayant.

Teleny, de nouveau remua les lèvres.

« Chut ! silence ! » murmurai-je, sévère. « Il parle ! »

Je me sentais bouleversé de ne pas pouvoir comprendre un seul mot de ce qu’il voulait dire. Après plusieurs tentatives infructueuses, je réussis à comprendre :

« Pardon ! »

« Si je te pardonne, mon ange ? Mais non seulement je te pardonne, mais je donnerais ma vie pour toi ! »

L’expression lasse de ses yeux s’accentua mais, malgré sa gravité, un regard plus heureux apparut. Peu à peu, la tristesse sincère se teintait d’une ineffable douceur. Je ne pus plus supporter ses regards, ils me torturaient. Leur feu brûlant s’enfonçait profondément dans mon âme.

Puis il prononça de nouveau une phrase entière, dont les deux seuls mots que j’ai devinés plutôt qu’entendus étaient…

« Briancourt, lettre. »

Après cela, ses forces déclinantes commencèrent à l’abandonner complètement.

En le regardant, je vis que ses yeux s’embrouillaient, qu’une légère pellicule les recouvrait, qu’il ne semblait plus me voir. Oui, ils devinrent de plus en plus glacés et vitreux.

Il n’essaya plus de parler, ses lèvres étaient serrées. Pourtant, au bout de quelques instants, il ouvrit la bouche de façon spasmodique, il haleta. Il a émis un son bas, étouffé, rauque.

C’était son dernier souffle. Le terrible râle de la mort.

La chambre était calme.

J’ai vu les gens se croiser. Des femmes s’agenouillèrent et commencèrent à marmonner des prières.

Un éclair horrible me traversa.

Quoi ! Il est mort, alors ?

Sa tête tomba sans vie sur ma poitrine.

Je poussai un cri strident. J’appelai à l’aide.

Un médecin arriva enfin.

« On ne peut plus l’aider », dit le médecin, « il est mort. »

« Quoi ! Mon Teleny est mort ? »

Je regardai les gens autour de moi. Atterrés, ils semblaient s’éloigner de moi. La pièce s’est mise à tourner sur elle-même. Je n’en sus pas plus. Je m’évanouis.

Je ne retrouvais mes esprits qu’au bout de quelques semaines. Une certaine lassitude s’était emparée de moi, et la

La Terre semblait être un désert j’étais tenu de le traverser[ws 55].

Pourtant, l’idée de me suicider ne m’est jamais revenue à l’esprit. La mort ne semblait pas vouloir de moi.

Entre-temps, mon histoire, en termes voilés, avait été publiée dans tous les journaux. C’était un ragot trop savoureux pour ne pas se répandre immédiatement comme une traînée de poudre.

Même la lettre que Teleny m’avait écrite avant son suicide, dans laquelle il affirmait que ses dettes, payées par ma mère, étaient la cause de son infidélité, était devenue un bien public.

Alors, le Ciel ayant révélé mon iniquité, la terre s’éleva contre moi ; car si la Société ne vous demande pas d’être intrinsèquement bon, elle vous demande de faire bonne figure en matière de moralité, et surtout d’éviter les scandales. Aussi un célèbre ecclésiastique, un saint homme, prêcha-t-il en ce temps-là un sermon édifiant, qui commençait par le texte suivant :

« Son souvenir disparaîtra de la terre, et son nom ne sera pas prononcé en public. »

Et il termina en disant :

« Il sera chassé de la lumière dans les ténèbres, il sera chassé du monde. »

Sur quoi tous les amis de Teleny, les Zophars, les Eliphazes et les Bildads poussèrent alors un grand Amen.

— Et Briancourt et votre mère ?

— Oh, j’ai promis de vous raconter ses aventures ! Je le ferai peut-être une autre fois. Elles valent la peine d’être entendues.

Fin du volume II
  1. a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, v, w, x, y, z, aa, ab, ac, ad, ae, af, ag, ah, ai, aj, ak, al, am, an, ao, ap, aq, ar, as, at, au, av, aw, ax, ay, az, ba, bb, bc, bd, be, bf, bg, bh, bi, bj, bk, bl, bm, bn, bo, bp, bq, br, bs, bt, bu, bv, bw, bx, by, bz, ca, cb, cc, cd, ce, cf, cg et ch Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource : cf. Rossini, L’Occasion fait le larron, 1812, scène IV, dernier vers.
  2. Note de Wikisource : foyer ou salle de repos des artistes.
  3. Note de Wikisource. Amis de cœur.
  4. Note de Wikisource. Traduction de l’expression "dog in the manger", cf. wordreference.com.
  5. Note de Wikisource. Cf. Bible éd. Second, 1910, 1er livre de Samuel, ch. 18, verset 1.
  6. Note de Wikisource : (d’une femme).
  7. Note de Wikisource : pardessus épais à double boutonnage avec une ceinture ou une demi-ceinture à l’arrière, appelé ainsi car il était fabriqué en Ulster. Cf. dictionnaire en ligne Collins.
  8. Note de Wikisource : L’action du récit se déroule en France.
  9. Note de Wikisource : le cas du colonel Baker a fait grand bruit à l’époque. Assis dans un compartiment où la seule autre passagère est une jeune femme, ce “parfait gentleman” est accusé par celle-ci d’avoir tenté de la violer. Il fut condamné malgré ses dénégations et l’absence de preuves. Note du traducteur de l’édition française de 1934 (Ganymede Club à Paris).
  10. Note de Wikisource. En italien dans le texte.
  11. Note de Wikisource. Les mots en italiques sont français dans le texte, la phrase originale est : « Gaason, demandez that monseer not to parler cochonneries at table. »
  12. Note de Wikisource. Littéralement : “les eaux calmes sont profondes” sentence latine popularisée par Shakespeare dans Henri VI, 2e partie, acte III, scène 1, cf. still waters run deep pour la version anglaise et il n’y a pire eau que l’eau qui dort pour l’équivalent en français. On trouve également cette citation dans The Sins of the Cities of the Plain, 1881 T. 1, p. 59, le premier ouvrage anglais érotique ouvertement homosexuel.
  13. Note de Wikisource. Cf. correspondance de l’Arétin, Lettere scritte dai piu rari autori, 1544, p. 36, lettre à M. Francesco Sansovine et note 1 dans Lettere Scelte, éd. 1902 disponible sur Internet archive : « Menarsi la rilla Se tripoter, mot obscène, le même que se tripoter, pour Ne rien faire, Être un fainéant ».
  14. Note de Wikisource : yclept, terme archaïque pouvant être remplacé par called, named, cf. wiktionnaire.
  15. Note de Wikisource : Mrs Grundy est un nom figuré désignant une personne extrêmement conventionnelle ou prude, une personnification de la tyrannie de la bienséance conventionnelle. Une tendance à craindre excessivement ce que les autres pourraient penser est parfois qualifiée de grundyisme. Cf. [wikipedia.]
  16. Note de Wikisource. "French-letter" dans le texte original.
  17. Note de Wikisource. “Drawers” dans le texte original. En 1893, le pantalon fendu fait partie de la garde-robe féminine.
  18. Note de Wikisource. Dans ce contexte ainsi qu’à d’autres endroits dans le texte "tiny lips" désigne le méat urinaire de l’homme.
  19. Note de Wikisource. Les lèvres de Camille Des Grieux.
  20. Note de Wikisource. Le texte original indique "on her back", mais c’est difficilement compatible avec le contexte.
  21. Note de Wikisource. Dans le texte original, il y a confusion entre utérus et vagin ("…/…the utmost recesses of the womb that it gave her a pleasurable pain as it touched the neck of the vagina.").
  22. Note de Wikisource : Bible, Deutéronome, 29, 18, éd. King James (anglais) : « Lest there should be among you man, or woman, or family, or tribe, whose heart turneth away this day from the LORD our God, to go and serve the gods of these nations ; lest there should be among you a root that beareth gall and wormwood ; » et français éd. D. Martin (français) : « [Prenez garde] qu’il n’y ait parmi vous ni homme, ni femme, ni famille, ni Tribu qui détourne aujourd’hui son cœur de l’Éternel notre Dieu, pour aller servir les dieux de ces nations, [et] qu’il n’y ait parmi vous quelque racine qui produise du fiel et de l’absinthe. »
  23. Note de Wikisource. Dans une traduction textuelle de l’original (“An irresistible longing was in his eyes, in her’s a vacant stare”), on peut confondre l’homme et la femme : « Un désir irrésistible se lisait dans ses yeux, dans les siens un regard vide ». Il est par conséquent nécessaire de modifier la phrase pour éviter les confusions.
  24. Note de Wikisource : Bible, Deutéronome, 29, 18, éd. King James (anglais) : « Lest there should be among you man, or woman, or family, or tribe, whose heart turneth away this day from the LORD our God, to go and serve the gods of these nations ; lest there should be among you a root that beareth gall and wormwood ; » et français éd. D. Martin (français) : « [Prenez garde] qu’il n’y ait parmi vous ni homme, ni femme, ni famille, ni Tribu qui détourne aujourd’hui son cœur de l’Éternel notre Dieu, pour aller servir les dieux de ces nations, [et] qu’il n’y ait parmi vous quelque racine qui produise du fiel et de l’absinthe. »
  25. Note de Wikisource, Othello, acte II, scène VI, trad. Alfred de Vigny, éd. Le Vavasseur 1868. Vigny traduit par : “Vertu ? fausse monnaie”.
  26. Note de Wikisource, cf. Laurence Sterne, A sentimental journey through France and Italy, vol I, éd. London, 1769. Trad. Voyage sentimental, éd. Bastien, 1803 p. 154 Voyage sentimental.
  27. Note de Wikisource. Pour la traduction de “sowing my wild oats” cf. expressio.fr.
  28. Note de Wikisource. Personnage des contes de Canterbury de Geoffreoy Chaucer, prologue.
  29. Note de Wikisource. Certaines éditions ultérieures insèrent un paragraphe après celui-ci : « But it was only a friend, making some trivial request. », en français : « Mais c’était seulement un ami qui me fit une demande triviale. » (cf éd. Gay sunshin press, 1984 (IA, p. 123).
  30. Note de Wikisource. Huile essentielle de rose.
  31. Note de Wikisource. En allemand dans le texte : « double ».
  32. Note de Wikisource. Salle de repos, foyer des artistes.
  33. Note de Wikisource. Cf. Œuvres complètes de Voltaire, éd. Garnier, 1877 Zadig, p. 39. sur wikisource
  34. Note de Wikisource. “leetle” en italique dans le texte original, variante vulgaire ou humoristique de “little”.
  35. Note de Wikisource. En français dans le texte. Dans l’édition anglaise originale, l’expression est indiquée en italique en français et en anglais : « un avancement dans le corps (an advancement in the body) ! ».
  36. Note de Wikisource. Cf. Article Wikipedia Lady Clara Vere de Vere.
  37. Note de Wikisource. Cf. Shakespeare, Le Roi Lear, Acte V, scène 3. trad. François-Victor Hugo, p. 380.
  38. Note de Wikisource. Cf. Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 3. trad. François-Victor Hugo, p. 304.
  39. Note de Wikisource. Il s’agit de Brunetto Latini nommé dans le Chant XV de l’Enfer de Dante Alighieri Enfer, chant XV.
  40. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 208.
  41. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 208.
  42. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  43. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  44. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  45. Note de Wikisource. “Lassitude mais pas satiété”. Cf. Juvénal, Satires 6, 115, 131. Liste de locutions latines commençant par L.
  46. Note de Wikisource. Poèmes divers d’Alfred Tennyson ; traduits en vers par Léon Morel, éd. Hachette, 1899 ; Poèmes au Roi : Chanson de Vivianne, p. 98 Hathi Trust.
  47. Note de Wikisource. Walter Savage Landor, The work, in two volume (vol. II) p. 621.
  48. Note de Wikisource. Lord Byron, The Bride Of Abydos, Acte I.
  49. Note de Wikisource. En anglais “French letters”
  50. Note de Wikisource. Cf. A. C. Swinburne, Poems and Ballads, Le The Garden of Proserpine
  51. Note de Wikisource. Fin du chapitre sur édition anglaise de 1984 le texte se poursuit dans un chapitre 9.
  52. Note de Wikisource. En anglais “mother-sick” jeu de mot sur “mal de mer/mal de mère”, intraduisible.
  53. Note de Wikisource. Cf. E.-A. Poe, Poésie complète, Mercure de France, 1910, Trad. E Mourey, Les Cloches, III, p. 25 Internet Archive.
  54. Note de Wikisource. Cf. The Holy Bible, trad. Webster, 1833, Livre de Job XXI-6, Job XXI-6 et en français Bible éd. Osterwald, 1867 Job XXI-6.
  55. Note de Wikisource. Cf. Charles Lamb, Selections from His Essays, Letters and Verses, éd. Doubleday, Page & co, p. 155, The old familiar faces. Internet Archive.