Taterley/Texte entier

Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. -752).
Taterley


CHAPITRE PREMIER

à propos d’un bizarre retour au logis, d’une étrange ressemblance et de quelques rêves.


Caleb Fry revenait de la Cité. Non pas comme les autres hommes reviennent chez eux en secouant de leurs pieds la poussière des rues ; avec la vision des sourires et des voix de leurs enfants qui leur souhaitent la bienvenue, avec l’espérance bénie du repos qu’ils goûteront avant de reprendre leur labeur.

Caleb Fry n’était pas de ceux-là ; il revenait de la Cité chez lui parce qu’il fallait absolument clore de temps en temps le sombre bureau, pour cette raison que personne n’y viendrait et n’y pouvait conclure la moindre affaire. Mais, comme le vieillard du conte de fée, son fardeau ne le quittait jamais ; et, pendant qu’il allait, courbé sous son poids, les sourcils froncés, il cherchait par quels moyens il pourrait l’augmenter encore.

Caleb Fry rentrait toujours pédestrement chez lui. Il revenait ainsi depuis si longtemps qu’il ne se souciait pas de compter le nombre des années, n’étant, d’ailleurs, plus d’âge à changer ses habitudes. À six heures et demie ponctuellement, il refermait la petite pièce qui lui servait de bureau et, ponctuellement aussi, à sept heures passées de quelques minutes, de retour dans une maison située dans un des recoins sombres de Bloomsbury, il grimpait, toujours absorbé, à l’étage supérieur. C’était là son home. À sept heures un quart, son dîner lui était monté par sa propriétaire qui le posait sur une petite table devant le feu.

Trait caractéristique dans sa manière de vivre : à peine sa propriétaire l’avait-elle vu au cours des longues années qu’il avait vécu là. Elle se contentait de préparer ses repas, ceux du domestique, et de les passer à celui-ci lorsque l’heure convenue avait sonné.

Caleb Fry était par goût un homme solitaire qui, hors de la Cité, ne parlait qu’à son domestique et encore par de brefs monosyllabes et s’en remettait à ce domestique pour les relations qu’il conservait encore avec quelques rares parents.

Dans son genre, le domestique était aussi bizarre que le maître : silencieux et sec comme celui-ci et, à son exemple, ne se servant que des mots indispensables à son service intérieur et extérieur.

Caleb Fry n’avait pas d’amis et aucune connaissance en dehors de la Cité, mais on disait tout bas que le maître et le serviteur avaient toujours vécu ensemble, qu’ils avaient partagé le même pupitre à l’école, avant l’époque très éloignée où la Cité avait absorbé le maître.

La rumeur publique ajoutait même que les hasards de la fortune qui avaient favorisé Caleb Fry avaient, au contraire, accablé son camarade et que Caleb Fry l’avait recueilli, l’avait remis sur pied et se l’était attaché par les liens de la plus servile reconnaissance. Taterley, c’était son nom, se montrait aussi muet que son maître sur le sujet de leur rencontre mutuelle.

Cependant, un observateur qui aurait pu surveiller de près l’intimité de ces deux hommes aurait saisi parfois, dans les yeux du valet considérant son maître, les éclairs d’une flamme intérieure, émotion du passé, surgi soudain devant lui, ou bien attendrissement de gratitude incapable de s’exprimer par des mots. Il n’était d’ailleurs pour tous que Taterley, sans aucun qualificatif d’aucune sorte. Il faisait l’effet d’un individu dont la personnalité a disparu devant celle de celui qu’il sert et sans lequel il n’est rien.

Il portait les vieux habits de Caleb Fry, ses épaules étaient courbées de la même façon, ses manières et jusqu’à sa voix étaient les manières et la voix de Caleb Fry, un peu plus effacée pourtant. Peut-être son caractère faible, incolore, avait-il besoin de se modeler sur quelqu’un, peut-être aussi, après un long contact avec Caleb Fry, avait-il pris toutes ses façons, par une contagion d’autant plus forte, qu’à part son maître, il ne frayait avec qui que ce fût…

Le visage de Caleb Fry n’avait rien de particulièrement remarquable, sa seule caractéristique était une expression de robuste entêtement. Et il se produisit ceci que les traits de Taterley, peu différents de ceux de son maître originairement, devinrent de plus en plus semblables au fur et à mesure que s’écoulaient les années.

Les habits qu’ils portaient étaient les mêmes et les petits tics et manières ajoutèrent à leur ressemblance.

Personne ne s’en apercevait, car on ne les voyait jamais ensemble.

Un seul détail aurait pu servir à les distinguer entre eux si cela eût été nécessaire : Taterley avait, dans sa prime jeunesse, perdu un œil par un accident, et il portait, sur cet œil borgne, un morceau de taffetas noir attaché par un élastique autour de sa tête, ce qui achevait d’imprimer à son visage une expression étrangement sinistre que, peut-être, il n’aurait pas eue sans cela.

Caleb Fry, ce soir-là, installé au milieu de son lugubre appartement, se trouvait en proie à d’étranges préoccupations. Il rapprochait ses mains de la flamme avec des gestes brusques pour y chercher une chaleur intérieure que le feu ne lui donnait pas et les coins de sa bouche se contractaient dans un rictus plein d’amertume. Il se leva, enfin, et se mit à marcher de long en large d’un pas inégal et sautillant qu’il arrêtait de temps à autre comme pour écouter, tout en tâtonnant les meubles. Puis il vint vers la porte pour appeler d’un ton raide et impatient :

— Taterley ! Taterley !

On entendit le bruit d’une chaise poussée, des pas, et Taterley entra lentement.

Tous deux (le maître avec sa tête penchée et ses yeux furtifs, le domestique regardant son maître d’un air effrayé) étaient semblables, sauf cette marque sur l’œil.

— Taterley, je ne suis pas bien, pas du tout bien ce soir. Je suis nerveux, il me semble entendre des bruits de fantômes dans cette maison. Je… je ne les ai entendus qu’une fois, une seule fois, Taterley. Vous souvenez-vous ? Je vous l’ai raconté.

Ils ne bougèrent plus et se lancèrent des regards furtifs.

— Vous me l’avez raconté, dit Taterley d’une voix qui semblait être l’écho de celle de son maître.

— C’est quand elle est morte, la nuit de sa mort, Taterley. Il y a dix ou douze ans, hein ?

— Oui, douze ans, dit Taterley du même ton.

— Ah ! n’en parlons pas, n’y pensons pas, il y a longtemps, longtemps. C’est fini. Je ne suis pas bien du tout ce soir, Taterley, pas bien du tout.

Il s’avança vers le foyer, où il s’assit en avançant ses mains devant la maigre flamme.

— Vous souvenez-vous de ce qu’elle m’a écrit, Taterley ? continua-t-il comme s’il se parlait à lui-même pour se rappeler et n’attendant pas de réponse. Vous souvenez-vous qu’elle griffonna quelques mots de ses doigts tremblants et dit de m’envoyer chercher ? Et elle est morte dans mes bras, elle ne voulait personne que moi auprès d’elle. Si elle avait vécu, Taterley, si elle avait vécu, je…

Il s’arrêta soudain, regardant autour de lui et il vit Taterley toujours dans la même posture, l’œil tourné vers son maître.

— Là, là ; ne faites pas attention, Taterley, je rêvais, je crois. Allez vous coucher, Taterley, allez vous coucher.

Jusqu’au moment où les pas hésitants se furent évanouis, Caleb Fry demeura immobile, puis il se leva et traversa la pièce pour aller vers un cabinet placé entre les deux fenêtres. Il l’ouvrit, en sortit un paquet de papier brun, s’approcha du feu et s’assit, recouvrant de ses mains le paquet sur ses genoux.

— Douze ans ! balbutia-t-il. Quel long espace de temps vraiment !

Il dénoua les nœuds de la ficelle et développa le paquet. Ce n’était que de vieilles lettres et un couple de portraits à demi effacés et, cependant, le visage de Caleb Fry s’était adouci en les contemplant. Son âme s’en était allée bien loin des mesquineries des hommes et de la sordide étroitesse de la vie.

En regardant la pièce autour de lui, il sembla revenir brusquement au côté implacable de l’existence et, esquissant un mouvement d’impatience, il fut sur le point de jeter le paquet dans la cheminée. Pourtant, après l’avoir soigneusement réintégré dans son enveloppe, il se remit devant le feu à rêver.

— Je me souviens lui avoir dit, il y a bien des années, que je serais riche. Je me souviens qu’elle a soupiré et secoué la tête et dit quelque chose… quelque chose en parlant de son bonheur. Le bonheur ! Bah ! Ça n’existe pas. Il y a le pouvoir, ce qui vaut mieux, ce qui est tout en somme.

Il se pencha, se balançant sur le feu, les lèvres serrées et dures, ses mains nerveuses cramponnées à son paquet ; puis il le regarda encore, son visage s’adoucit, ses yeux firent le tour de la pièce et il balbutia :

— Que disait-elle le soir où elle est morte dans mes bras ? « Non, pas la richesse, pas le pouvoir, pas la crainte que les hommes auront de vous dans leur cœur. Caleb, jamais cela ! Il y a de meilleures, de plus gaies, de plus douces choses que cela, Caleb, quelque chose que nous apprenons dans l’amertume et dans la douleur, quelque chose qui nous vient peut-être au dernier moment, quand nos yeux se ferment, quand nos mains lasses relâchent tout ce que nous avons cru saisir. Sa mémoire sera avec nous comme une étoile, même si nous n’y avons jamais pensé avant. »

— Oui, elle a dit cela, je me souviens de ses moindres paroles, de toutes ses paroles. Mais elle se trompait, pauvre petite sœur ! Elle se trompait toujours. Je demande si elle a trouvé là-haut les douces choses qu’elle y attendait !…

La mémoire de la sœur qui était morte dans ses bras douze années auparavant pesait lourdement ce soir-là sur le sombre vieillard. Il avait été fier d’elle, fier de sa beauté. Elle était l’étoile de sa vie, la pureté et le seul côté brillant de son existence. Et l’étoile brillante s’était éteinte, le laissant dans les ténèbres.

Enfin, tout cela était fini depuis longtemps et Caleb se demandait pourquoi il y repensait ce soir. Dans son esprit, cette impression confuse s’élevait que, si elle avait vécu, sa vie à lui aurait pu être différente… mais tout était fini,

Et puis, il y avait cet enfant qu’elle avait laissé derrière elle, il allait déjà à l’école lorsque sa mère était morte : maintenant c’était un jeune homme, il devait avoir vingt-deux ans au moins. Et Caleb, son tuteur, était seul gardien de la petite fortune que sa mère lui avait laissée.

Caleb se leva en proie à ses pensées. Il remit le paquet dans le meuble qu’il referma et revint devant le feu.

— Je me suis occupé du garçon, dit-il, il n’a jamais manqué de rien, jamais. Quelle somme était-ce ? J’oublie… j’oublie… Elle avait tout placé entre mes mains et il fallait que je paie ceci, cela. Fallait-il que je le lui donne ?… Bah ! j’ai fait un meilleur usage de cet argent, je sais toujours en faire un meilleur usage que n’importe qui. Ce jeune animal l’aurait gaspillé, dépensé en sottises. Je le lui donnerai un jour tout d’un coup et il m’en sera reconnaissant. Je l’ai tenu serré, après tout, ça ne lui aura pas fait de mal. Il m’en remerciera un jour. D’ailleurs, qui le saura ? Il n’y avait rien d’écrit, rien entre nous que des désirs de femme chuchotés à mon oreille.

Il eut encore un sursaut et regarda inquiet autour de lui.

— Je… je suis nerveux ce soir. Cette chambre est pleine de fantômes. Bah allons dormir.


CHAPITRE II

où il est question d’une fée radieuse et d’un thé interrompu.


Dans un des petits Inns du Temple, au fond d’une petite cour écartée et enfermée dans une pièce qui prenait l’air par une haute fenêtre, presque une tabatière, M. Donald Brett était sensé se livrer à un travail acharné. De nombreux dessins, en des états d’achèvement variés, étaient suspendus au mur et d’autres recouvraient une table placée au milieu de la chambre. Cependant, M. Donald Brett ne travaillait pas. Irrésolu, il s’arrêtait de temps en temps devant son chevalet. Mais sa principale préoccupation semblait plutôt de regarder l’heure à sa montre, en la comparant avec celle d’une petite horloge qui faisait entendre son tic-tac sur la cheminée, puis d’ouvrir la porte de sa chambre et de se pencher le cou en avant sur la rampe de son escalier.

C’était un jeune Anglais bien bâti, la tête remplie de rêves qu’il ne définissait pas encore, doué de sentiments chevaleresques et d’une puissance d’admiration qui risquait de lui causer des désagréments dans ses affaires d’argent et de cœur, mais qui lui donnait la plus séduisante allure.

On entendit, enfin, dans l’escalier un pas rapide et le bruissement d’une jupe. Il ouvrit la porte toute grande et rentra dans la pièce en se redressant d’un air assez raide, les yeux fixés droit devant lui, ce qu’il faisait quand il se sentait troublé.

Une rapide rougeur de sa face annonça l’arrivée de sa visiteuse, plus encore que le petit coup hésitant qu’elle frappa sur le panneau de la porte ouverte.

— Puis-je entrer ? Êtes-vous très occupé ? Je vous en prie, renvoyez-moi si je vous dérange, je sais que vous devez travailler dur.

Elle était dans la chambre et, le visage couvert de rougeur, il lui tenait la main et il la regardait dans les yeux. Il avait naturellement arrangé d’avance ce qu’il lui dirait sur son retard, sur le temps et autres choses également divertissantes. Il avait même répété la façon dont il lui prendrait la main, l’amènerait sur le sofa, s’assoirait auprès d’elle et lui parlerait avec aisance et naturel ; il y avait même d’avance disposé les coussins de la manière la plus heureuse et du plus artistique effet.

Mais il était incapable de rien exécuter de ce plan, fût-ce au prix de sa vie. Elle était si jolie, si fragile et ses yeux brillaient d’une lueur si merveilleuse quand il la regardait. Elle portait tant de jolis rubans et de délicates dentelles.

Tout cela lui causait une telle émotion qu’il ne put que lui tenir la main, jusqu’au moment où elle la lui retira doucement, et ne sut que lui dire, d’une voix troublée et saccadée, combien elle était bonne d’être venue et combien il était heureux de la voir. Puis il se souvint que la porte était restée ouverte et il se leva pour la refermer. Tout à coup, elle était venue prendre le thé et il avait caché une foule de choses excellentes au fond de la caisse qui lui servait de sofa, des choses qu’il avait achetées exprès pour cette occasion. Il lui était horriblement pénible d’avoir à la déranger et, cependant, il le fallait absolument. Pour arriver à ce résultat, il mit en œuvre ses facultés diplomatiques et, se dirigeant d’un air négligent vers son chevalet, de la manière la plus naturelle du monde, il fit mine d’examiner sa toile.

— Avez-vous vu cela, miss Tarraut ?

Elle se leva aussitôt et, tout naturellement, elle vint à son côté pour examiner la toile. Elle se tenait si près de lui, qu’il sentait l’étoffe de son corsage lui caresser le bras et ce ne fut que poussé par l’extrême nécessité d’ouvrir la caisse-sofa qu’il se décida à esquisser un mouvement pour aller vers celui-ci.

Il avait levé le couvercle de sa caisse et en extrayait divers comestibles. quand il l’entendit qui lui disait :

— Oh ! monsieur Brett, c’est splendide ! Vous n’avez jamais rien fait de mieux et quelle belle…

Mais, en se retournant, elle avait jeté un regard vers lui et, s’interrompant, elle s’élança du côté du sofa auprès duquel il était toujours agenouillé, ce qui lui fit brusquement refermer le couvercle de la caisse, pendant qu’il rougissait, toujours à genoux en face d’elle.

— Oh ! je ne croyais pas que ça s’ouvrait, monsieur Brett ! Comme c’est bien imaginé. Et c’est là-dedans que vous rangez les objets de votre petit ménage de garçon ? Laissez-moi regarder, je vous en prie, laissez-moi vous aider.

Avant qu’il n’eût eu le temps de l’en empêcher, elle était aussi à genoux auprès de lui. Ils levèrent ensemble le couvercle, sous lequel ils penchèrent leurs deux têtes côte à côte.

— Voyez-vous, il n’y a pas beaucoup de placards dans ces chambres, de sorte que…

— Mais, c’est bien plus gentil. Tout le monde peut avoir des placards, les gens les plus ordinaires, vous savez. Est-ce vraiment vous qui avez pensé à cela ? — Elle se pencha un peu plus pour bien regarder tout au fond de la caisse.

— Une bouilloire ! nous en aurons besoin et…

— Oh ! vraiment, miss Tarraut, vous allez vous salir les mains, non, vos gants, veux-je dire. Vous savez, c’est très sale, ajouta-t-il en la voyant se mettre en demeure de prendre l’objet en question.

Il sortit la bouilloire et la posa sur le tapis.

— Laissez-moi retirer mes gants, je veux vous aider. Je le puis, n’est-ce pas ?

— Certainement, si vous le désirez, commença-t-il.

Mais elle l’interrompit vivement.

— Oui, oui, ce sera bien plus gentil, si je ne vous contrarie sûrement pas, monsieur Brett. Je ne veux pas rester tranquille pendant que vous me serviriez ; ce sera bien plus amusant si nous nous y mettons tous les deux.

La voir s’agiter doucement, au milieu de ce pauvre atelier retentissant de sa voix argentine, était un délicieux spectacle.

— Mon Dieu, que c’est gentil à vous d’être venue me voir comme ça ! commença-t-il, lorsqu’ils furent assis en face l’un de l’autre à sa petite table étroite. Jusqu’ici je trouvais mon appartement horriblement triste, désormais j’en aurai une tout autre impression.

Rougissante, elle lança un regard rapide vers le beau jeune homme à la physionomie ouverte, assis en face d’elle, puis elle baissa les yeux sur sa tasse de thé.

— C’est très aimable à vous de parler ainsi ; moi, je ne trouve pas cet appartement si sombre.

Elle le regarda et sourit.

— Je veux dire que je me rappellerai toujours comment vous êtes venue ici, où vous vous êtes assise, ce que vous avez dit et cela me donnera bon courage pour travailler, oui, vraiment.

— Vraiment ?

— Oh oui, c’est sûr, je ne puis pas exactement expliquer comment ça se fait, mais c’est la vérité. Vous ne pouvez savoir combien vous m’avez réconforté. Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?

— À la pension ? Oui, je pleurais, je crois ?

Il fit un geste et toucha presque la petite main à travers la table, pour la consoler.

— Il y avait de quoi pleurer, dit-il avec conviction. Ce vieux professeur Paley est un vieux grincheux, vous savez.

— Oh ! vous êtes bien bon de le dire, mais mon dessin était affreux. Je me sentais si stupide ce jour-là !

Il fit un geste de violente dénégation, mais elle hocha la tête et se mit à rire.

— Non, c’est la vérité, je vous assure. Et alors vous êtes venu, vous avez été très bon, vous m’avez aidée. Oh ! vous ne savez pas combien je vous en ai été reconnaissante !…

— Tout le monde en eût fait autant à ma place !

— Oh ! non, pas tout le monde : d’ailleurs, personne ne l’a fait. Et puis, voyons, alors, qu’est-il arrivé après ?

Elle leva les yeux vers lui de la façon la plus innocente, elle fronçait les sourcils et avait posé un doigt sur sa bouche.

— Certainement ! s’écria-t-elle et, alors, nous nous sommes aperçus que nous avions beaucoup d’idées en commun… que nous aimions les mêmes gens… C’était vraiment curieux… Voulez-vous ?… Soyons des amis tout à fait sincères l’un pour l’autre. Je suis si seule !… Vous ne savez pas comme il m’est agréable de venir chez vous, bien que ce soit pour la première fois, et vous êtes si bon pour moi, monsieur Brett !

— Oh ! non, fit-il en rougissant, ne dites pas ça. Qui donc pourrait ne pas être bon pour vous ? C’est si naturel et… et je veux vous aider. Je le voudrais, si je le pouvais.

— Vous m’avez aidée plus que vous ne le pensez. Vous êtes le seul ami sincère que j’aie, dit-elle doucement. Quand mon père est mort, j’ai été laissée toute seule. Je n’ai qu’une tante avec laquelle je vis. Elle n’est pas bonne pour moi, mais quand mon pauvre papa est mort, seule au monde et sans le sou, il a fallu que j’aille chez elle et… c’est elle qui s’est occupée de moi depuis. Daddy était riche dans le temps, mais il a tout perdu et cela lui a brisé le cœur.

— Et maintenant ? demanda-t-il doucement.

— Oh ! maintenant, nous nous arrangeons n’importe comment. Je peins des menus, des petits dessins et je paie une pension à ma tante. Papa voulait que j’aille habiter chez elle. Tante a eu assez d’argent pour vivre seule.

Elle soupira et sourit en le regardant.

— C’est tout, je crois, dit-elle.

— Et il vous faut vivre avec cette horrible vieille tante et travailler pour gagner votre vie ? dit-il d’une voix sombre. C’est bien dur.

— Je ne gagne pas absolument ma vie, reprit-elle, et n’ai pas à me plaindre. Il y a des jours sombres et où je sens ma solitude, mais il y a aussi des jours pleins de soleil et qui me rendent joyeuse. J’ai été très heureuse aujourd’hui ajouta-t-elle, pleine de reconnaissance.

— Vous êtes bien bonne de le dire, s’écria-t-il en se levant. Et, plongeant ses mains dans ses poches, il ajouta : « Ça ne vous contrarierait pas que je fume ? »

— Mais pas du tout, je serai très heureuse de vous voir fumer. Laissez-moi, bourrer votre pipe, voulez-vous ?

Il rougit encore et plaça devant elle sa boite à tabac et sa pipe et la contempla avec admiration pendant qu’elle la bourrait de ses jolis petits doigts. Comme elle lui tendait la pipe, ses deux mains brunes se refermèrent impulsivement sur les petits doigts qui la tenaient. Puis, elle prit la pipe, fit flamber une allumette et la lui tint pendant qu’il aspirait vigoureusement la fumée :

— Ça va-t-il bien ? Ai-je été adroite ? demanda-t-elle.

— Admirable ! s’écria-t-il en tirant une bouffée de tabac. C’est tout à fait comme ça qu’on bourre une pipe.

À ce moment on entendit un coup violent frappé sur le panneau de la porte et la silhouette d’un homme apparut sur le seuil. C’était un vieil homme aux yeux perçants et à la figure ridée, les épaules voûtées et les bras croisés derrière le dos. Il fit un léger signe de tête à Donald Brett en guise de salut, en prenant une expression de satisfaction ironique.

— Ne me laissez pas vous déranger, dit-il avec un rire qui ressemblait plutôt à un aboiement. Vous ne me voyez pas souvent, Donald Brett, vous ne m’avez vu que deux fois dans votre vie. Votre mémoire est-elle fidèle ?

— Vous… vous êtes mon oncle, Caleb Fry, je crois, dit Donald tranquillement.

— Ah ! vous avez une bonne mémoire !… Caleb Fry, à votre service. Et il s’avança au milieu de la pièce, le verbe haut, l’allure autoritaire.


CHAPITRE III

Paroles vives. Motifs mesquins. Un philosophe.


Donald Brett et sa jeune visiteuse avaient reculé ensemble et regardaient le vieillard comme fascinés. Il était accoutumé à produire cette impression.

Il regarda autour de lui tout à loisir, il alla même jusqu’à la table à thé, la regarda curieusement avec un sourire ironique sur les lèvres.

— Du thé, de la paresse, des femmes ! s’écria-t-il en les regardant, les lèvres serrées et dures. Vous êtes vraiment le fils de votre père. C’est bien ce que j’attendais, je ne me trompe pas en ces matières.

Ella Tarraut, le visage angoissé, se retournait pour s’en aller, mais Caleb leva la main, fronça le sourcil et l’arrêta :

— Ne partez pas, dit-il, ma visite sera courte, elle est presque terminée. Il y avait longtemps que je n’avais vu mon neveu et je ne le reverrai pas de longtemps.

— Que voulez-vous, monsieur ? Je ne m’attendais pas à vous voir ici et…

— C’est évident, répondit sèchement Caleb Fry. Je suis sensé être votre tuteur, c’est une simple formalité, naturellement, mais je…

— La charge de cette tutelle n’a pas lourdement pesé sur vous, répondit le jeune homme en l’interrompant. J’ai dû me débrouiller tout seul et le peu d’aide que j’ai reçu ne venait pas de votre part.

— Je ne tiens pas à gagner de l’argent pour le voir gaspiller par d’autres dit Caleb durement. Je puis en trouver un meilleur emploi. Vous pensiez vivre entièrement à mes dépens. Ne me répondez pas, monsieur. Qui vous a élevé pendant vos longues années d’école ? Qui vous a procuré un emploi convenable, après la mort de votre père, jusqu’au moment où vous avez refusé de continuer à gagner votre vie d’une manière décente ? Dites-le, monsieur, dites-le !

Donald Brett se redressa ; une légère rougeur teintait ses joues, ses paupières s’agitaient rapidement.

— J’étais incapable de rien faire, ma mère m’avait laissé à vos soins. Quant à cet emploi, je vous ai supplié de me laisser faire ce qui me plaisait. J’avais horreur des affaires.

— Naturellement, dit Caleb d’une voix rauque, en se tournant vers lui d’un air furieux. Comme vous avez horreur de tout ce qui est honnête ! Ceci est tout différent, dit-il, en enveloppant d’un regard méprisant l’atelier. Vous flânez ici avec votre thé et vos femmes… et vous espérez…

— Arrêtez, monsieur, s’écria Donald d’une voix irritée. Cette jeune fille est mon amie, mon invitée, c’est la personne la plus pure, la meilleure qu’on puisse trouver sous le ciel.

Caleb se tourna pour dévisager Ella Tarraut, les lèvres pincées dans un sourire ironique.

— Vraiment, une jeune fille ? Eh ! présentez-moi donc !

La présentation fut faite d’une façon très sèche. Le vieux Caleb répéta plusieurs fois le nom d’Ella Tarraut, comme s’il lui rappelait quelque souvenir et regardait fixement la jeune fille.

— Ah ! oui ! il me semble me rappeler ce nom, dit-il enfin tout ironique. Et, s’il vous plaît, mademoiselle, comment vos parents vous permettent-ils de rendre visite de cette façon à un jeune homme, chez lui ?

La jeune fille lança à Donald un regard désolé, celui-ci frémissait et se promenait de long en large, allant d’elle à Caleb et de Caleb vers elle.

Ella, s’armant du courage de l’innocence, répondit avec une touchante simplicité, qui aurait ému un autre cœur que celui de Caleb.

M. Brett est le meilleur ami que j’aie et je voudrais aussi être son amie. Mon père est mort.

— Très joli ! très convenable ! dit Caleb d’un ton sarcastique.

Il la considéra de plus près.

— Votre père était-il Martin Tarraut, de Gresham Street ?

— Oui, répondit-elle en le regardant d’un air curieux.

— Alors, vous êtes la fille de Martin Tarraut ? Eh ! l’avez-vous jamais entendu parler de moi ? Caleb Fry ?

Elle jeta les yeux sur lui et son visage revêtit une expression aussi sérieuse que ses traits enfantins le lui permettaient.

Donald Brett les regardait l’un et l’autre, surpris par cette nouvelle péripétie.

— Il a souvent parlé de vous et avec beaucoup d’amertume, dit lentement la jeune fille.

— Bien entendu, bien entendu, dit Caleb sèchement en s’asseyant, en examinant la jeune fille et en fronçant les sourcils. Et c’est tout ?

— Il m’a dit, sur son lit de mort, ajouta-t-elle en se détournant et en couvrant les yeux de ses mains, que vous l’aviez volé et ruiné !

— Ah ! les hommes à leur lit de mort excusent généralement leurs folies par de pareils termes, murmura Caleb.

Il se penchait rageusement en avant et tapait du poing la petite table qui tremblait sous ses coups.

La jeune fille ne répondait pas, mais se rapprochait de Donald Brett… Caleb continua avec un rire sec :

— Eh bien, oui, tous les hommes disent cela, fit-il avec un rire sec. Prenezle comme vous voudrez, votre père, mort ou vivant, ne m’est rien. C’était un sot ! Un sot ! Je vous le dis.

Et son poing retomba encore sur la table.

— Quand il disait que je le volais, il mentait. C’étaient des affaires, de simples affaires. Je ne m’en cache pas, un homme me refait, ou c’est moi qui le refais. Tarraut a essayé de me rouler, mais j’ai été le plus fort. C’est la loi du monde.

— Peut-être la loi de votre monde à vous, monsieur, dit Brett en s’approchant de la jeune fille, mais il n’y a pas que celui-là. Ce serait un triste monde, vraiment, si tous ici-bas envisageaient ainsi l’existence.

Caleb se leva et lui fit face.

— Ce sera un plus pauvre monde pour vous dans l’avenir, mon jeune ami si vous continuez la vie de cette manière. Maintenant, écoutez-moi, je vous ai accordé un certain revenu de quarante livres par an. Je suppose que vous gagnez quelque chose avec ces bêtises-là. — Il jeta de nouveau un regard autour de lui. — Vous auriez gagné davantage si vous étiez resté honnêtement dans les affaires. Maintenant, je ne suis pas disposé à vous fournir cette somme le reste de vos jours, pendant que vous perdrez votre temps… Il faut faire deux choses d’abord : retourner aux affaires pour commencer.

— Non, pas ça, dit Donald avec fermeté. J’ai choisi ma manière de vivre et je ne suis pas disposé à adopter celle qui convient à des hommes tels que vous.

— Petit insolent ! s’écria le vieillard en fronçant les sourcils. Écoutez ce que je vous dis, renvoyez cette donzelle d’où elle vient.

— Cette demoiselle est mon amie, et elle continuera à l’être tant qu’elle le voudra bien, dit Brett en rougissant. Avez-vous encore quelque chose à dire ?

— Oui, ceci encore : c’est que je ne tolérerai pas votre impertinence et votre manière de vivre. À l’avenir, vous pouvez passer votre chemin, j’en ai fini avec vous.

— Très bien, dit Donald en tournant les talons et en claquant ses doigts.

— J’espère que vous trouverez toujours tout très bien, répliqua Caleb, railleur. Et je vous dirai quelque chose encore pour que vous sachiez ce que vous avez perdu. Il y a chez moi un testament dans lequel je vous laissais tout ce que je possède. Je le brûlerai ce soir. Au milieu de mes misérables parents, je vous comptais comme le meilleur, je m’aperçois que je me suis trompé ; allez de votre côté, peignez vos croûtes et crevez de faim, pauvre imbécile !

Et, en proie à une vive colère, Caleb s’élança vers la porte et tomba presque dans les bras d’un homme qui l’ouvrait à ce moment là. Il recula et dévisagea le nouveau venu, qui lui tendit la main en souriant.

— Mon cher Caleb, c’est vraiment un plaisir de vous rencontrer. Je vois que vous ne vous confinez pas absolument dans les limites de la Cité. Heureux de vous trouver pendant un moment entre les murs de la Bohême.

Après avoir jeté un coup d’œil sur les assistants, le survenant continua :

— Il me semble que j’arrive dans un moment de crise, votre jeune parent est fort agité et je m’aperçois que cette jolie personne est toute tremblante. Puis-je demander à quel sujet ?

Le nouveau venu était un homme ni vieux ni jeune. De curieuses petites rides striaient le tour de ses yeux et les coins de sa bouche. Son visage était rasé de frais, sauf sa moustache, qui était d’un noir étincelant. Sa mise, d’une négligence étudiée, lui donnait une singulière apparence de jeunesse et ses lèvres semblaient s’entr’ouvrir dans un perpétuel sourire.

Donald Brett l’accueillit par un salut très sec. Caleb lui lança un regard soupçonneux, sans prendre sa main tendue.

— Puisque vous voilà, dit enfin Caleb, vous pouvez entendre ce que je viens de dire à ce jeune garçon.

Le nouveau venu s’inclina et prit la physionomie intéressée et l’attitude impartiale d’un juge dans de graves circonstances.

Le vieux Caleb reprit :

— Je viens de dire à ce jeune homme que c’est la dernière visite que je lui fais ici, car, à partir d’à présent, j’en ai fini avec lui. Vous ne saviez peut-être pas que j’avais la sotte intention de lui laisser ce que je possède. Mon testament sera détruit aujourd’hui et, maintenant, cousin Hector Krudar, que dites-vous de ça ?

Le cousin Hector Krudar n’avait rien à dire. Il prit l’expression d’une profonde tristesse et, ayant soupiré, il écouta de l’air le plus tranquille l’explication qui lui était donnée.

— Ce crétin, dit Caleb en montrant Donald d’un geste méprisant, a osé dire qu’il suivait sa carrière, il a osé m’insulter, moi, auquel il doit tout ou presque tout. Il a choisi pour amis mes pires ennemis. Eh bien, qu’il fasse ses volontés et qu’il crève de faim ! Il choisira ses amis et leur demandera de l’aider : j’ai assez de lui !

Le cousin Hector Krudar fit un signe de tête encourageant à Donald.

— Voyons, voyons, mon jeune ami, regardez en face votre situation, je vous en prie.

Il s’était assis sur le bras d’une chaise et tendait la main à Donald de la façon la plus persuasive.

— Laissez-moi vous exposer clairement la situation où vous vous êtes mis.

— Ce n’est pas nécessaire, merci, dit Donald impatiemment, je ne veux pas de son argent, j’en ai assez entendu.

— Pardonnez-moi, dit l’autre avec une lenteur pleine d’apitoiement, si je me hasarde, en homme du monde, à vous reprendre. Vous avez besoin, ou vous aurez besoin de son argent. Je suis fort honnête moi-même et je ne rougis pas d’avouer que je l’accepterais fort bien. J’ai toujours besoin d’argent. Avec de l’argent, un homme achète tout ce qu’il désire en ce monde et j’ai beaucoup de désirs.

Caleb hocha la tête à plusieurs reprises et sourit presque en disant :

— Voilà une honnête opinion, honnêtement exprimée.

— Donc, continua Krudar avec une éloquence croissante, laissez-moi vous supplier de ne pas dire que vous ne voulez pas de son argent. Je parle d’une façon toute désintéressée quand je vous supplie de faire la paix et de vous assurer tout ce dont vous aurez besoin pour votre bien-être dans l’avenir. Quant à votre charmante amie, ici présente, que je n’ai pas l’honneur de connaître, j’ose prédire, si je sais quelque chose du cœur des femmes, qu’elle ne vous verra pas du même œil favorable dans des circonstances différentes. Songez-y, mon garçon, songez-y.

Il se redressa en disant cette phrase pour sourire doucement au plafond.

Donald marcha sur lui d’un air menaçant.

— Dites donc, Krudar, fit-il les sourcils froncés, ayez la bonté de garder vos conseils pour d’autres et de sortir.

— Vraiment, les jeunes sont colossalement ingrats ! murmura M. Krudar les yeux toujours fixés au plafond. Mais leur inexpérience est bien amusante pour un vieux routier tel que moi ! dit-il avec un soupir.

— Eh bien ! cousin Hector Krudar, vous voyez à quelle espèce d’individu j’ai à faire, dit Caleb. C’est perdre sa salive que de lui parler. Il devrait vous être reconnaissant, Dieu sait ! Allons, je m’en vais ! Tout est fini entre nous deux. Il se dirigeait vers la porte quand le cousin Hector se leva vivement.

— Oui, c’est un effort bien vain, un effort tout à fait vain, dit-il en regardant Donald de côté.

Il s’arrêta a la porte un moment, en souriant doucement, puis passa derrière Caleb, le corps plus douloureusement penché que jamais ; et la porte se referma sur eux.

Un silence suivit leur départ. Donald Brett resta debout regardant le feu tristement en frappant les chenêts de ses pieds. Ella Tarraut, après l’avoir interrogé des yeux, vint à lui.

Donald se retourna vivement, un sourire éclaira son visage ; il lui prit la main qu’il retint dans les siennes.

— Il ne faut pas vous laisser frapper par toutes les horreurs qu’ils vous ont dites, ça ne vaut pas la peine d’y penser.

— Oh ! je suis si fâchée, dit-elle, si fâchée si je vous ai fait du tort, monsieur Brett. Mais, papa m’a dit un jour que Caleb avait été son pire ennemi.

— Alors, il est le mien.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant innocemment.

— Oh ! je suis sûr que vous le savez, fit-il en rougissant. Celui qui vous fait du mal m’en fait. J’espère que vous me comprenez, ajouta-t-il avec un peu d’embarras.

— Vous êtes bien bon de le dire, répondit-elle. Et vous ne pensez pas que je changerai et que je serai moins votre amie parce que vous êtes pauvre, monsieur Brett ?

Il la regarda, grave et ému.

— Oh ! vous savez bien que je ne le pense pas. Nous serons toujours bons amis tous deux.

— Toujours bons amis, dit-elle joyeusement.

Et, comme ils se tendaient les mains, toute la chaleur de leur jeune âme courageuse étincelait dans la pureté de leurs regards.


CHAPITRE IV

Un regard sur Taterley et une tragédie.


Caleb Fry, accompagné de son parent qui marchait à côté de lui, toujours incliné avec une déférence pleine de sympathie, traversa les limites du Temple pour pénétrer dans le fracas de la Cité. Là, Caleb s’arrêta sur le bord du trottoir et, faisant face à son compagnon :

— Je me suis détourné de mon chemin, cousin Hector Krudar, dit-il, pour venir ici cet après-midi. J’ai négligé mes affaires, j’en ai été mal récompensé. Ce petit idiot m’a vu pour la dernière fois. Je rentre chez moi, j’ai quelque chose à faire avant de me coucher.— Il se contint et regarda le cousin d’un air soupçonneux.

— Voilà où nous nous quittons, dit-il brusquement, les mains dans ses poches comme pour empêcher une possibilité d’effusion.

— Je regrette bien ce qui s’est passé aujourd’hui, fit le cousin Hector d’un air pensif, la tête penchée de côté. Je suis toujours fâché de voir un jeune homme ne pas comprendre le côté pratique de la vie et gâcher ce qu’elle a de mieux. Je suis moi-même pratique : j’ai toujours essayé de tirer les prunes du gâteau de la vie. Si je n’y arrive pas, ce n’est pas ma faute, sans doute, je laisse trop voir mon jeu.

— Sans doute, répondit Caleb durement.

Il lui fit un salut sec et traversa la rue, le cousin toujours à ses côtés.

Caleb Fry était d’une humeur étrange. Dans sa vie, habituellement réglée comme du papier à musique, consacrant un nombre d’heures fixes à de certaines occupations, Caleb ne se donnait pas souvent le luxe d’une colère.

Ce-jour-là, il était sorti de ses habitudes, venant se mêler, soudainement, bien que pour un bref laps de temps et d’une manière rude, à ces parents qui le connaissaient bien.

Il venait de faire une nouvelle expérience ; même cet homme qui marchait à ses côtés était pour lui comme un étranger. Il ne l’avait pas vu depuis des années et ne le reverrait pas de longtemps probablement.

Dédaigneux, et pris d’une espèce d’indifférence inusitée, peu lui importait que le cousin Hector continuât à marcher et à parler à côté de lui.

Le fait est que le cousin Hector n’était pas pressé de quitter son parent, il tenait une occasion rare : Caleb, le solitaire, se montrait enfin, après une longue retraite et il était opportun de rester en contact avec lui le plus longtemps possible.

— Je voudrais bien vous persuader, dit le cousin Hector, de pardonner la conduite de notre jeune ami. La jeunesse est assurément ingrate. Je ne connais pas toutes les circonstances, mais il me semble…

— Vous m’obligerez en changeant de sujet, dit Caleb d’une voix brève. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je n’ai pas l’habitude de changer d’avis quand une fois j’ai pris un parti. J’en ai fini avec ce garçon, que cela vous suffise. Ne me parlez plus de lui.

— Comme il vous plaira, reprit l’autre d’un ton détaché. Mais voulez-vous me permettre de dire que vous jugez vos parents d’une façon un peu sévère ? Caleb lui jeta un regard.

— N’oubliez pas que vous êtes de ces parents, cousin Hector, dit-il avec un vague sourire.

Hector Krudar se mit à rire en haussant les épaules et s’écria :

— Oh ! qu’à cela ne tienne, je ne me mets pas un seul instant sur les rangs parmi vos héritiers. Quelques-uns d’entre eux s’égorgeront et se disputeront la moindre chose. Pour ma part, je trouve que ça n’en vaut pas la peine. Si les dieux me font la grâce d’un avantage quelconque, j’en serai très heureux, sinon je ne me mettrai pas martel en tête et ma vie continuera paisible comme par le passé.

Il regardait le vieillard du coin de l’œil en parlant, pour noter l’effet de ses paroles.

Caleb hocha la tête plusieurs fois et se mordit les lèvres.

— Vous êtes tout à fait dans la note, dit-il. Donc, d’une manière ou de l’autre, cette affaire ne vous intéresse pas beaucoup.

— Hum ! fit Hector lentement, je ne m’avance pas jusque-là, l’argent n’est pas à mépriser.

— Et peut aider à faire le bien, n’est-ce pas ? demanda Caleb.

— Charité bien ordonnée commence par soi-même, rectifia Hector.

— Et je suppose que vous dépenseriez l’argent que vous auriez en dissipation et en extravagances ? lui demanda Caleb.

Hector Krudar s’attendait évidemment à cette question, il répondit :

— Je ne le crois pas !

Caleb le considérait avec un intérêt croissant.

À la porte de sa maison de Bloomsbury, il hésita pendant un moment pendant que le cousin Hector lui tendait la main en souriant.

— Vous désirez peut-être entrer ? dit-il d’un ton rude. Je n’ai rien à vous offrir et je ne reçois presque jamais personne. Jamais en somme. Vous pouvez entrer, si vous voulez.

Il se tourna vers la porte et mit la clef dans la serrure. Le cousin Hector Krudar s’inclina pour exprimer la gratitude que lui inspira l’immense honneur qu’on lui faisait et suivit doucement Caleb dans l’escalier sombre.

Caleb était une demi-heure en avance sur son heure de rentrée habituelle et Taterley, entendant son pas et sa voix en même temps que celle d’un étranger, sortit tremblant et hésitant, la face un peu effarée, de sa lugubre retraite et le vit gravissant les dernières marches. À l’endroit où il se trouvait, la lumière d’une petite fenêtre tombait sur lui. Hector le regarda avec attention.

— Ce n’est que mon domestique, murmura Caleb, puis il ajouta à voix haute : « Eh bien, Taterley, qu’est-ce que vous avez ? Vous avez vu un fantôme, eh ? »

— Vous êtes en avance, dit Taterley en s’effaçant contre le mur pour les laisser passer.

— Oui, dit Caleb grognon, mais cela n’est pas votre affaire, je dînerai à la même heure. Ne restez pas à nous regarder comme des chiens de faïence.

Taterley disparut et Caleb emmena son visiteur.

— Mon dîner sera servi dans dix minutes et je dîne toujours seul. Le cousin Hector serra dans les siennes sa froide main et la secoua en disant :

— J’aime la franchise, dit-il, j’espère que nous nous reverrons.

— Je ne le crois pas, fit Caleb froidement. Je ne vois personne que pour affaires. Bonsoir.

— Bonsoir, dit Hector. Et adieu, à moins que nous ne nous rencontrions par hasard.

— Ce qui n’est guère probable, répondit Caleb.

Une fois dans la rue, le cousin Hector releva la tête, mit ses mains dans ses poches et se mit à rire silencieusement en se disant à lui-même, d’un air très satisfait :

— J’ai fait un bon travail cet après-midi. Il va refaire ce testament ce soir. Enfin, nous verrons.

Ce soir-là, Caleb Fry expédia son dîner et se fît desservir rapidement. Demeuré seul, il alla vers son secrétaire et l’ouvrit. Il en sortit un papier plié et des liasses de papiers. Revenu à la table, il jeta un coup d’œil au papier plié, le déchira en mille morceaux qu’il jeta au feu avec une exclamation de dégoût. Rageusement, il les fît disparaître dans le brasier et les regarda se consumer… Enfin, il s’assit et commença à écrire, sa vieille bouche serrée au-dessus de sa plume qui courait sur le papier, rapide et sans une hésitation.

Son travail fini, il le relut soigneusement, s’arrêtant encore et encore sur une phrase et y réfléchissant. Mais c’était bien clair et très simple, il révoquait ses anciens testaments et laissait tout ce qu’il possédait à son cousin Hector Krudar.

Il eut un rire bref, se leva, alla à la porte et l’ouvrit.

— Taterley, cria-t-il, venez ici.

Un bruit de pas et Taterley, ayant ouvert doucement la porte de la chambre, se mit sur le seuil.

— La propriétaire… j’oublie toujours son nom, commença Caleb.

— Mrs Gibson, dit Taterley.

— Gibson ? Est-elle en bas ? demanda Caleb.

— Oui, je le crois, répondit Taterley tout étonné.

— Dites-lui que je voudrais la voir, dit Caleb de son ton sec et autoritaire en se tournant du côté du feu.

Taterley hésita un moment puis, sans bruit, sortit de la pièce.

Quelques instants plus tard, il rentrait suivi d’une petite femme en noir, à la mise désordonnée, au visage effaré.

À peine avait-elle vu Caleb durant les longues années qu’il avait vécu là et il lui inspirait une mystérieuse terreur.

— M. Taterley a été assez bon pour me dire que vous désiriez me voir, monsieur, dit-elle d’une voix émue, en tripotant les plis de sa robe noire dans ses doigts tremblants.

Caleb la regarda fixement pendant un moment.

— Oui, dit-il, j’ai ici un document pour lequel il est nécessaire que deux personnes m’assistent pour pouvoir témoigner de ma signature. Je désire que vous et Taterley soyez témoins.

Taterley se préparait à quitter la pièce, mais en entendant son nom, il revint lentement vers la table.

— Vous m’excuserez, monsieur, je suis sûre, mais je ne suis qu’une pauvre et faible femme et ma famille dépend de moi, j’espère qu’il n’y a rien…

— Rien qui puisse vous causer de l’ennui, voulez-vous dire ? demanda Caleb d’un ton raide. Certainement non, ce papier est tout bonnement mon testament et il est nécessaire que vous soyiez témoins de sa signature. Vous ne saurez rien de ce qu’il contient, ce n’est qu’une simple formalité.

Et, tout en parlant, il s’était assis à la table où il écrivit rapidement, d’une main ferme, son nom au bas du papier, puis il leur désigna la place où ils devaient apposer leurs signatures et les regarda écrire, les sourcils froncés.

La femme déposa doucement la plume et s’en alla sans mot dire, heureuse de quitter cette pièce.

Mais Taterley demeura hésitant près de la table et ses yeux allaient de Caleb au papier.

— Eh bien ? dit Caleb en lui jetant un regard d’interrogation irrité.

Taterley posa une main tremblante sur le taffetas d’Angleterre noir, qui voilait son œil borgne, sans répondre.

— Que voulez-vous ? demanda Caleb, furieux.

— Vous… vous avez fait un nouveau testament ? dit Taterley.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? demanda Caleb. Vous attendiez-vous à un legs ?

— Non, non, Dieu m’en garde, dit Taterley vivement, mais pour le garçon ! Son garçon !

— En ce qui me concerne, il a cessé d’exister.

— Mais pensez que c’est son fils, son fils à elle, dit Taterley faiblement.

— Peu m’importe de qui il est le fils, dit Caleb, implacable. J’en ai fini avec lui, il peut crever de faim, je n’en ai aucune espèce de souci, mêlez-vous de vos affaires, Taterley et laissez-moi conduire les miennes à mon idée.

Mais Taterley s’approcha ; ses lèvres tremblaient.

— Caleb !

Ce nom semblait si étrange sortant de ces lèvres que Caleb se redressa en sursaut.

— Caleb, dans le vieux temps, il y a bien longtemps, quand nous étions encore, nous, d’heureux jeunes gens, quand elle était encore, elle, une fillette aux cheveux d’or, riant, le cœur léger, vous souvenez-vous de cela ? Je ne voulais jamais vous rappeler ces jours-là, mais il le faut, ce soir, je le dois.

— Continuez, fit Caleb, d’un ton glacial.

— Je… je l’aimais. Oui, je l’aimais profondément. Nous l’aimions tous, mais moi plus que tous. Elle est dans sa tombe à présent et elle n’a jamais fait attention à moi. J’aurais donné mon âme pour elle, Caleb. Elle est partie et son enfant unique reste tout seul. Et vous lui avez promis, Caleb, vous lui avez promis à son lit de mort, vous me l’avez dit, de vous occuper de lui.

— Et puis, après ? demanda la voix dure de Caleb.

Taterley était à genoux près de la table, ses mains crispées avaient enfin atteint le bras de son maître, l’émotion faisait tressaillir toutes les rides de son vieux visage.

— Caleb, voyez-vous, je suis à genoux, à genoux, Caleb. Brûlez ce testament, tenez votre promesse. Ne faites aucun mal à son fils, Caleb

— Levez-vous, vieil idiot, s’écria Caleb ; vous ai-je jamais demandé votre avis ? Levez-vous et retournez dans votre chambre.

Taterley se leva, frottant sa manche râpée sur son œil unique et la poitrine secouée de sanglots étouffés, pleurant comme il aurait pu pleurer aux jours de sa jeunesse, dont il venait d’évoquer le souvenir ; il sortit de la pièce. Caleb resta un moment pensif après son départ ; puis il replia le testament et le mit dans une enveloppe.

— Je ne le laisserai pas ici, dit-il. Si quelque chose m’arrivait, ce vieux radoteur aurait l’audace de le détruire. Non, je vais l’envoyer à Weston. C’est un homme de loi correct.

Caleb mit une adresse sur l’enveloppe, prit des timbres dans son portefeuille et les colla.

— Rien de mieux que de faire les choses immédiatement, murmura-t-il. Je vais jeter cela à la poste.

Et, prenant son chapeau, il descendit l’escalier sa lettre à la main. Lorsqu’il revint chez lui, il eut la surprise de retrouver Taterley assis sur une chaise à un bout de la table du salon, les bras étalés devant lui et la tête posée dans ses mains.

Caleb s’arrêta, stupéfait :

— Eh bien, c’est un peu fort, s’écria-t-il. Venir vous installer ici de la sorte ! Dites, Taterley, que diable faites-vous ici ?

Caleb s’avançant secoua Taterley vigoureusement par les épaules. Mais Taterley ne bougea pas. Alors Caleb posa la main sur la tête de son domestique et la tourna vers lui. Les joues parcheminées du vieil homme portaient encore la trace des humides sillons de ses larmes.

Avec une exclamation effrayée, Caleb se pencha pour regarder de plus près l’homme immobile dont il répéta encore le nom d’une voix irritée. Enfin, il le repoussa sur la chaise et, pâlissant, il s’éloigna du corps inerte. Taterley était mort.


CHAPITRE V

Où il est question d’une résolution, d’une affreuse affaire et d’un changement de cadavre.


Caleb Fry demeura longtemps debout, essayant de détacher ses yeux de cette forme silencieuse, avant d’avoir pu se rendre compte de l’événement grave et terrible qui venait de s’accomplir. Le mort avait été son compagnon. Il n’y avait aucun acte important de sa vie auquel ne se rattachât la mémoire de Taterley. Il le retrouvait dans ses promenades, aux heures de ses repas et de son coucher. Quelques instants auparavant, Caleb lui parlait et, maintenant… tout lui semblait changé, sa vie elle-même serait toute autre. Pourtant, il savait qu’il fallait agir, faire quelque chose du cadavre. Il alla jusqu’à la sonnette, comme pour appeler.

Puis il se dit tout bas :

— Qu’aurait fait Taterley ?

Cette pensée fit surgir en lui des pensées qu’il n’avait jamais eues et il restait à dans un coin, pinçant nerveusement ses lèvres.

— Qu’aurait fait Taterley, si j’étais là, mort, au lieu de lui ?

Lentement, Caleb revint à l’extrémité de la table et contempla la tête de Taterley courbée sur ses bras allongés et il l’appela encore avec un frisson.

— Taterley ! Taterley ! fit-il une seconde fois.

Sa voix s’éteignit dans un souffle et il murmura :

— Mort ! Et il est assis là comme s’il dormait. Pourquoi est-il parti ? Il avait l’air si fort et si bien portant ! Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi ?…

Il porta sa main tremblante à son front.

— Supposons que je sois mort, supposons que c’est moi qui suis mort et que Taterley est là à me veiller.

Il fit un tour dans la chambre, les yeux toujours rivés au cadavre.

— Si j’étais mort ! murmura-t-il encore. Ètre là étendu, seul et mort ! Personne ne s’intéresse à Taterley, personne ne le connaît que moi. Si j’étais à sa place, qui donc me pleurerait, qui donc me regretterait ? Taterley, peut-être, s’il m’avait survécu. Personne autre, personne !

Sa lèvre prit un pli amer.

— Comme les autres seraient accourus afin d’attraper ce qu’ils auraient pu et comme ils m’auraient maudit de ne rien leur avoir laissé ! Je me demande ce qu’ils auraient dit ?

S’arrêtant à cette pensée, il eut un hoquet rageur puis il prit la lampe et l’éleva au-dessus de la tête de Taterley et le regarda de plus près en murmurant :

— Est-il assez paisible ? Serai-je ainsi ? Je me demande ce qu’ils diront le jour où ils viendront pour me voir comme je le vois, lui. Je voudrais le savoir. Pauvre Taterley ! Depuis si longtemps, si, si longtemps ! On disait que nous nous ressemblions, quand nous étions à l’école.

Tant de pensées confuses s’agitaient dans son esprit bouleversé par cette tragédie soudaine qu’il lui semblait vivre depuis quelques instants dans l’irréel. Dominant tout, cette idée l’obsédait qu’il pouvait être là, immobile pour toujours, à la place de Taterley, si le sort l’avait voulu.

— Si cela était, dit-il lentement, le cousin Hector aurait tout ce que je possède. Que ferait-il de cet argent que j’ai eu tant de mal à mettre de côté ? Ma résolution est-elle sensée ? Ai-je sagement agi ? Qui donc me le dira ? Je me demande si un homme ou son fantôme peuvent revenir pour voir le résultat de leur action sur la terre, quel usage est fait de ce qu’ils ont laissé derrière eux. Taterley peut-il voir et savoir ?

Il errait à travers la chambre, se familiarisant peu à peu avec l’horreur de sa situation.

Des pensées plus douces surgissaient en lui :

— Il a parlé d’elle ce soir, ce pauvre Taterley ! Il m’a dit qu’il l’aimait. Si Taterley avait été riche et que j’eusse été pauvre, qu’aurait-il fait ? Qu’aurait il fait ? Il aurait, sans doute, donné son argent à… son fils à elle.

Les doigts de Caleb torturaient toujours ses lèvres, ses yeux revenaient sans cesse vers Taterley.

— Il me rappelait que je lui avais promis à son lit de mort… Je… je voudrais bien savoir ce qu’Hector Krudar fera de l’argent… quand… je serai mort. Et cela peut arriver dans une heure, peut-être cette nuit. J’ai entendu parler de deux hommes qui avaient été longtemps ensemble et qui moururent bien peu de temps l’un après l’autre, mais je suis fort et bien portant, je voudrais savoir ce qu’ils diront de moi quand je ne serai plus qu’un cadavre incapable de les entendre. Je voudrais pouvoir revenir et tout leur reprendre.

Il étendit un doigt vers le mort.

— Si cela était Caleb Fry et ceci Taterley.

Il se frappa la poitrine.

— Dans ce cas, Taterley saurait tout, lui. Mon Dieu !

Caleb se pencha encore vers l’inerte Taterley,

— Si c’était cela le cadavre de Caleb Fry et si lui, Caleb Fry, devenait Taterley ! Si Caleb Fry était mort pour tous et qu’ils vinssent alors, les autres, réclamer l’héritage et se le disputer… Pourquoi pas ? Je suis si peu connu, mes propres parents ne m’ont pas vu depuis bien longtemps. Si je changeais avec Taterley, pour leur laisser enlever Caleb Fry ? Je pourrais savoir tout ce qu’ils feraient et tout ce qu’ils diraient de moi, et puis je pourrais reparaître et me venger d’eux, sortir de ma tombe et venir leur reprendre l’argent.

Il traversa de nouveau la pièce pour venir examiner Taterley avec attention.

— On a toujours dit qu’il me ressemblait beaucoup, est-ce possible ? Est-ce qu’on soupçonnerait quelque chose ? Pourquoi ?

Alors, en proie à une terrible hâte qui le faisait haleter, il traversa la pièce et ferma la porte à clé. Revenant à la table, il hésita un moment.

— Et les affaires ? grogna-t-il tout bas, je n’y avais pas pensé. Eh bien, murmura-t-il en faisant claquer ses doigts, voyons ce que cela deviendra sans moi. Je vais prendre un congé, Je serai mort et vivant dans ma tombe et, pourtant, parmi eux. Essayons, essayons au moins.

Toute l’horreur macabre d’une pareille combinaison s’effaçait aux yeux de Caleb devant les affreux avantages que lui offrait ce tour de passe-passe diabolique.

Caleb prit le cadavre dans ses bras et, l’ayant à demi traîné à travers la pièce, il vint le reposer sur une chaise ; il se livra à un examen minutieux des moindres particularités des vêtements et de la personne de Taterley, dont le visage était empreint d’un grand calme, l’œil unique étant fermé.

Le premier soin de Caleb fut d’enlever le taffetas noir retenu par un élastique, qui voilait l’œil borgne de son domestique, de le poser sur son œil droit à lui. La paupière de cet œil chez Taterley était simplement close comme l’autre ; une fois le taffetas noir enlevé, le visage de Taterley changeait d’une façon surprenante.

Puis Caleb fit un léger changement dans sa maigre chevelure et modifia également la coiffure de Taterley.

Enfin, adroitement et vivement il commença à lui retirer les vêtements qu’il portait.

— Rien ne pourra leur donner de soupçon, dit-il, ils prendront la chose tout naturellement. Et Caleb Fry sortira de sa tombe en chair et en os, pour se moquer d’eux.

Au bout de dix minutes, il avait complètement changé de vêtements avec le mort, en prenant bien soin de ne rien laisser qui lui appartînt sur Taterley. Ceci fait, il remit le corps dans sa position première, le regardant avec un sourire ironique. L’œil libre de Caleb Fry brillait malicieusement. C’était Taterley lui-même.

S’étant reculé vivement pour se regarder dans le vieux miroir posé sur la cheminée :

— Mon Dieu, dit-il tout bas, c’est Taterley revenu à la vie !

La ressemblance était vraiment extraordinaire. Personne en entrant dans cette pièce n’aurait douté qu’il se trouvât en présence de Taterley vivant, bien portant et veillant sur son maître, Caleb en était certain.

— Il parlait comme moi, mais plus doucement, Maintenant Taterley, dit-il, avec un affreux sentiment du comique de cette situation, Taterley, qu’auriez-vous fait ?

Caleb Fry semblait bien avoir deviné la conduite de Taterley en pareille occurrence, car il alla à la cheminée où il agita la sonnette fortement et à plusieurs reprises et, ouvrant la porte très grande, il sortit sur le palier.

— Voyons la première impression, dit-il. Voyons ce que dira cette femme. Ah ! Gibson, oui. c’est son nom. Et, se penchant sur la rampe, il se mit à appeler Mrs Gibson, Mrs Gibson, venez ! Venez !…

On entendit des pas précipités gravissant les escaliers et il vit la femme toute haletante monter rapidement.

— Grand Dieu, monsieur Taterley, dit-elle en s’arrêtant pour respirer, en levant les yeux sur lui, vous m’avez tourné les sangs, pour sûr. J’ai cru qu’il était arrivé quelque chose, je n’avais pas entendu cette sonnette depuis bien des années.

— Il est arrivé quelque chose ! dit-il à voix basse, en la regardant de près. Mon maître, M. Fry, est malade, mort, je crois, je ne puis le réveiller. Elle recula contre le mur et mit sa main sur son cœur en s’écriant :

— Dieu nous bénisse, il était bien portant il n’y a pas une heure ! Où est-il ?

— Là, dit-il en montrant la porte ouverte.

Ils entrèrent ensemble dans la pièce et contemplèrent le cadavre du pseudo-Caleb Fry, celui-ci soupçonneux et méfiant en face d’elle à mille lieues de soupçonner la vérité.

— Je vais aller chercher un docteur, dit-il. Ça a été très soudain, il s’est assis et il est mort.

Il entra dans la pièce voisine et prit le vieux chapeau de Taterley. Il descendit dans la rue, en proie à une fièvre de surexcitation.

— Elle qui le voyait tous les jours ne se doute de rien, pensait-il tout en se hâtant. Le médecin était chez lui et ils revinrent ensemble.

La femme et les deux hommes pénétrèrent dans la pièce. Le docteur se livra à un rapide examen.

— Oui, il est bien mort, dit-il gravement. Combien y a-t-il de temps que vous vous en êtes aperçu ?

— Environ une demie-heure, dit-il, j’ai essayé de le ranimer.

— Ça ne pouvait pas servir à grand-chose, dit le docteur. Il a dû mourir sans souffrances, une attaque, sans doute.

Il jeta un regard circulaire.

— Vous l’avez vu mourir ?

— Oui, dit Caleb lentement après un moment d’hésitation. Je… je suis son domestique, Taterley.


CHAPITRE VI

Concernant certains parents, le franc-parler et une visite d’adieux.


L’enquête avait eu lieu, le verdict avait été rendu et, maintenant, Taterley — Taterley, la ruine — dont la vie sombre et monotone s’était achevée brusquement, était couché dans son cercueil. On bel écriteau d’argent attaché sur le couvercle affirmait mensongèrement que les restes mortels de Caleb reposaient là. Il avait toute sa vie été dominé par la plus forte personnalité de son maître, même dans la mort, il perdait la sienne et servait à ce maître par une macabre ironie pour la réalisation d’un projet plus macabre encore. Caleb avait été le témoin le plus important de l’enquête, très attentif à ses paroles, il avait narré son histoire sans se tromper et sans se troubler. L’affaire était des plus simples et il n’avait pas subi un bien troublant interrogatoire.

— Chose curieuse, dit l’avoué, j’ai reçu de M. Caleb une lettre en communication, envoyée le soir même de sa mort : son testament. En effet, étant données. les circonstances, on ne peut douter que ce ne soit ses toutes dernières volontés.

La porte s’était doucement ouverte pendant qu’il parlait et Caleb était entré, lentement et demeurait là dans la pénombre du seuil.

— Le testament a été signé par devant témoins, il est absolument en règle, c’est un document, j’ose le dire, parfaitement légal. Il est daté du jour de sa mort. Je n’ai pas ce document sur moi, mais en deux mots, je puis dire que toute la fortune de Caleb Fry passe à son cousin Hector Krudar. Mais vous, Taterley Vous avez été un des témoins du testament, dit-il à Caleb, qui s’avançait avec une certaine répugnance.

— Oui, dit Caleb, j’ai été témoin le soir de sa mort. J’ai mis le papier à la poste, c’est-à-dire, du moins, il l’a mis lui-même à la poste. Du moins, il est sorti avec la lettre et est rentré sans.

— Il est mort peu après. Mort presque immédiatement.

Caleb perdait son assurance, il craignait d’être découvert et il regardait l’avoué bien en face de son œil découvert ; il ressentait une satisfaction ironique à constater que cet homme de loi n’était pas bien perspicace et cela ajoutait à la joie de son déguisement.

Mais, à propos, Taterley, je ne sais pas quels sont vos projets. Vous avez vécu, je crois, de longues années avec M. Caleb Fry. Vous n’avez sans doute pas eu le temps, à cause de ces événements soudains, de penser à ce que vous allez faire à l’avenir. Cela ne me regarde évidemment pas. Vous avez peut-être de l’argent de côté, cela ne me regarde pas.

Il regardait le malheureux homme interrogativement. Le premier sentiment de honte que Caleb était destiné à éprouver souvent par la suite commençait à s’emparer de lui.

Il détourna les yeux.

— Je n’ai besoin de rien, dit-il sèchement, j’ai ce qu’il me faut. L’avoué haussa les épaules.

— Très bien, dit-il. Je regrette que votre nom n’ait pas été mentionné dans le testament de votre défunt maître. Il pensait peut-être pouvoir compter sur la générosité de M. Krudar, ajouta-t-il. Mais, hélas ! tous mes efforts ont été vains.

Caleb resta longtemps immobile, un sourire amer sur les lèvres. Pas de legs pour Taterley ! C’était bien tout à fait la manière de feu Caleb. Taterley m’a servi humblement et fidèlement comme un bon chien. Je lui donnais mes vieux habits, ceux que je ne pouvais absolument plus porter. Il n’avait d’argent que pour les dépenses de la maison et il devait m’en rendre un compte exact. Maintenant, quelle ironie des choses, le nouveau Taterley est laissé sans un sou ! Il ricana à cette pensée en considérant ses vieux habits.

— Pauvre Taterley ! Il a été oublié. Eh bien ! c’est comme cela que ça devait être.

Il se souvint que les habits dont il avait habillé Caleb après sa mort étaient restés dans l’autre chambre. Il alla les chercher et revint avec de l’argent dans sa main.

— C’est au moins cela, murmura-t-il tout bas en comptant quelques pièces de monnaie qu’il mit dans sa poche. Je suis surpris qu’il n’ait pas enlevé cela aussi. Ils vont sans doute prendre possession de l’appartement et des meubles. Le cousin Hector en voudra-t-il ? Ils peuvent les prendre, j’ai commencé la comédie, je veux en voir le dénouement.

Il éprouvait au milieu de tout cela une étrange surexcitation. Le commencement d’une nouvelle vie, cette attente des événements, l’impressionnaient singulièrement.

Durant les années écoulées, il avait vécu comme un ours, avec un poids sur les épaules. Même dans les plus heureux jours de réussite, avec le désir d’un événement qui vint l’enlever à la lugubre monotonie au milieu de laquelle il végétait. Et voilà qu’en satisfaisant un caprice, ce quelque chose de nouveau était survenu d’une façon étrange, il avait d’abord la tentation d’une curiosité : user de ruse et confondre ceux qui attendaient sa mort avec impatience. Au plus profond de son cœur, il ressentait la fatigue de gagner de l’argent sans raison définie, au delà du besoin de l’heure présente et, soudain, il avait senti l’occasion d’agir sans avoir l’argent pour mobile.

Quand l’appartement se trouva tout à fait dans les ténèbres, il remit son vieux chapeau et sortit sans but déterminé, mais dans une direction, celle de la Cité. Il alla dans les rues et les allées désertes jusqu’à son office, regardant autour de lui si personne ne le voyait. Puis, se servant de la clef qu’il avait prise, il entra dans la pièce silencieuse.

Un bec de gaz brillait à travers un vieux volet de fer et dessinait des lueurs sur le plancher. Les papiers et les registres étaient à leur place, recouverts seulement d’une mince couche de poussière. Il regarda autour de lui d’un air sombre.

— Je vais leur donner un congé, fit-il. Il le faut, mais ils n’en travailleront que mieux quand je reviendrai.

Il leur fit un bref salut d’adieu puis il sortit. Il s’arrêta dans la rue avant de se diriger vers le cimetière éloigné qu’il avait visité ce matin-là, traversant les rues, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.

La sépulture de Taterley s’étendait dans un coin tranquille, où les tombes se trouvaient espacées, à quelques mètres des hautes grilles qui séparaient le lieu de repos d’une jolie route.

Comme il s’arrêtait, une jeune fille passa, appuyée au bras de son amoureux, elle lui souriait gaiement. Caleb les regarda passer tout rêveur, puis il se retourna vers les grilles, à travers lesquelles il essaya de retrouver sa tombe.


CHAPITRE VII

À propos du Taterley nouveau, de quelques emplettes et de quelques larmes.


Une âme nouvelle semblait animer Caleb après cette nuit passée sous la clarté des étoiles. Il lui semblait qu’un voile s’était déchiré devant ses yeux et lui laissait voir, dans une clarté grandissante, les hommes et les femmes tels qu’ils étaient réellement et non tels que son imagination s’était plu à les défigurer : êtres paresseux, inutiles, ayant quelque chose à vendre ou à acheter.

Ce matin-là, après avoir été réveillé par le soleil, il se remit en marche, sans projet bien défini dans l’esprit, lorsqu’il vit, s’avançant vers lui, jeune et vive silhouette d’une femme. Une attitude déjà vue dans le port de tête de la survenante attira son attention et, quand elle passa près de lui, il lui lança un regard furtif. Ses sourcils se froncèrent, son âpreté d’antan vint durcir son regard.

— La fille de Martin Tarraut, grommela-t-il, cette donzelle qui était avec mon neveu, l’autre après-midi. Elle va le retrouver, je suppose, pensa-t-il.

Il la laissa passer, puis se détournant, il suivit la même direction qu’elle. Comme elle ralentissait sa marche, incertaine, semblait-il, de la route qu’elle devait prendre, Caleb put rester derrière elle. Arrivée dans le voisinage du temple, elle enfila les petites ruelles, jusqu’à ce qu’elle eût gagné celle où s’abritait le logis de Donald Brett.

Hésitant, il fit les cent pas devant la maison où la jeune fille venait d’entrer et, jetant un coup d’œil sur son costume, il passa la main sur l’emplâtre qui voilait son œil et murmura :

— Il ne m’a vu qu’une ou deux fois dans sa vie et seulement quelques minutes. Il ne soupçonnera pas, il ne me reconnaîtra pas. Si je tentais la chose…

Il se décida soudain, après quelques instants d’un piétinement indécis, il escalada l’escalier, frappa doucement et ouvrit la porte. Donald Brett était assis à la table, poussée près de la fenêtre, tandis que, les bras croisés derrière sa tête, la jeune fille se tenait sur le sofa qui servait de buffet dans les arrangements du mobilier,

Donald se retourna sur son siège pour faire face à l’intrus d’abord avec surprise, mais cette expression s’évanouit aussitôt. Ils demeurèrent quelques secondes en face l’un de l’autre, le cœur de Caleb battait d’une façon inusitée. La crainte d’être reconnu imprimait à sa voix un tremblement et une douceur qui eussent complété son déguisement, si la nécessité s’en était fait sentir.

— Taterley ! dit-il.

— Ah ! oui, je me souviens de vous, à présent ; vous êtes venu ici une ou deux fois, chargé des messages de mon oncle. Savez-vous bien que vous m’avez fait sursauter un moment ? J’ai cru que le pauvre vieux était revenu du royaume des ombres : vous lui ressemblez un peu.

— Il… il disait, en effet, que je lui ressemblais, fit Caleb vivement, en tournant son chapeau entre ses doigts.

— C’est vrai, dit le jeune homme. Entrez, entrez, que puis-je faire pour vous ? Je sais que mon oncle n’a rien prévu pour vous, bien que vous l’ayez servi si longtemps. Par Jupiter ! c’est bien lui ! Il ne m’a rien laissé, pas même un penny !

La manière de s’exprimer du jeune homme était si aimable et si franche, si dépourvue de hauteur, malgré son ton protecteur, que Caleb sentit se fondre son ressentiment.

— Oui, je sais, dit Caleb lentement.

La vision d’un malheureux vieillard à genoux devant lui et le suppliant vainement pour le jeune homme et le souvenir des traces de larmes sillonnant le visage du mort surgirent devant lui pour son humiliation.

— Mais je ne lui en veux pas, dit Donald en riant. J’ai été bien désolé d’apprendre sa fin subite, savez-vous, qu’il était venu ici quelques heures avant sa mort et qu’il nous a parlé, à miss Tarraut et à moi ? Il semblait très bien portant alors.

— Vous… vous étiez disputé avec lui ? demanda Caleb pour dire quelque chose.

— Oh ! ce n’est pas moi qui ai commencé, fit Donald. Il m’a dit qu’il n’aimait pas mes manières et je lui ai répondu que je n’aimais pas les siennes.

— Et alors, qu’est-il arrivé ?

Il se tourna vers Ella.

— Alors il a dit qu’il ne voulait plus jamais vous revoir et…

— Oh ! oui, je sais. Et alors il a commencé à dire des choses affreuses sur vous, dit Donald en fronçant les sourcils et en se levant. Je ne les lui aurais jamais pardonnées, eût-il vécu cent ans. D’ailleurs, songez à la misère qu’il a causée à vous et à votre père.

Il se mit à se promener de long en large devant la cheminée en proie à une grande agitation. Il y eut un silence.

— Mais vous n’y êtes pour rien, dit Donald enfin, en se tournant vers Caleb. J’ai appris cela par Krudar. Hector Krudar, vous savez, est venu ici hier soir et il m’a tout raconté. Il y tenait. Il paraît que c’est lui qui hérite de tout, jusqu’au dernier sou. Ça n’a pas pris long temps à mon oncle de se décider ce soir-là !

Il soupira en jetant les yeux vers la jeune fille qui le regardait et, s’approchant de Caleb, Donald revint à sa première question.

— Eh bien ! que puis-je faire pour vous, Taterley ?

— Rien. Rien, dit Caleb ne sachant que répondre. Je suis… tout à fait seul et je pensais que je pouvais… que vous excuseriez la liberté… que je prends de venir vous voir…

Caleb se souvenait de sa situation sociale et jouait son rôle à merveille.

— Certainement, dit Donald, c’est bien bon à vous. Ce n’est pas tout le monde qui se souviendrait d’un gaillard sans le sou comme moi. Après tant d’années, ajouta-t-il sympathiquement, vous devez vous sentir très seul. Vous l’aimiez, sans doute ?

— Oui, dit Caleb lentement, en secouant de la main les quelques shillings qu’il avait en poche. J’étais seul avec lui, mais il m’a oublié à la fin. Il a oublié Taterley !

Il s’arrêta un moment.

— Je le regrette, dit Donald vivement. Vous êtes un vieillard, vous ne pouvez pas lutter pour la vie. Dieu merci, je suis jeune et je puis travailler.

— Mais vous me disiez que vous aviez beaucoup à faire, interrompit la jeune fille, et il faut aussi que vous alliez dîner. Vous n’aurez pas le temps de faire tout cela.

— Le fait est, répondit-il, que je n’avais pas l’intention de sortir ce soir pour dîner. Par cette chaleur, vous savez, on n’a pas besoin de manger beaucoup.

En disant ces mots, son visage trahit son anxiété, la crainte qu’elle ne crût pas à cette histoire extraordinaire.

Caleb était là, silencieux, observant.

Mais Ella Tarraut était une petite femme de tête. Son parti fut vite pris. Elle dit :

— Je sais bien que vous êtes très occupé, mais vous ne pouvez pas vous passer de manger. Il faut que vous preniez quelque chose. Laissez-moi aller vous chercher à dîner, je vous en prie.

— Oh ! je ne puis pas vous le permettre, dit-il, ça ne serait pas convenable.

— Mais cela me ferait tant de plaisir, si je pouvais vous aider, reprit-elle sérieusement. Il faut que vous me laissiez agir comme je l’entends.

Il céda donc, mais avec des restrictions. Elle était si heureuse de sa victoire qu’elle ne fit pas attention à Caleb, qui observait la petite comédie d’un air sombre. Elle se tourna vers la porte et, arrivée sur le seuil, elle le regarda d’un air interrogateur, et lui dit :

— Ne voulez vous pas venir avec moi, vous porterez les paquets ?

Caleb eut un instant de stupeur puis, saisi par le comique de la situation, ses lèvres se desserrèrent dans un sourire et il répondit :

— Oui. Certainement, si vous voulez.

— Donnez-moi de l’argent, s’il vous plaît, dit-elle en se tournant vers Donald et en lui tendant sa petite main.

Il y mit deux shillings en grommelant encore un reproche, auquel elle répondit par un petit signe de tête avant de sortir de la pièce, en entraînant Taterley avec elle.

Le nouveau Taterley hésita un moment avant de la suivre, il hésita même hors de la porte, en proie à une irritation confuse. Il aurait voulu lui rappeler qui il était, les maudire tous les deux et en finir brusquement. Mais en apercevant le doux visage joyeux qu’elle tournait vers lui, il ne put que lui sourire doucement. Elle marchait à côté de lui dans la rue, réglant son pas sur le sien.

— Pensez-vous… pensez-vous que ça lui ferait plaisir si nous achetions un peu plus que pour lui seul et assez pour deux ? Pensez-vous que ce serait gentil de faire ça ?

La nouvelle vie de Caleb lui apprenait bien des choses. Il se contenta de sourire encore en faisant un signe de tête.

— En êtes-vous certain ? demanda-t-elle, le visage illuminé et battant des mains. Si j’achetais mon dîner avec le sien, je pourrais lui préparer son repas et ça lui ferait perdre moins de temps, n’est-ce pas ?

— Certainement, dit Caleb qui commençait à être gagné par la contagieuse gaieté d’Ella.

Elle saisit son bras vivement et le serra.

— Cher Taterley, dit-elle. Je puis vous appeler Taterley, ce n’est pas mal ? demanda-t-elle.

— Mais oui, ce n’est pas mal, répondit-il.

Sur ce, ils firent emplette de viandes froides assorties, de petits pains et d’une salade. Elle semblait savoir exactement ce qu’il fallait acheter et où l’acheter. Il resta même un peu d’argent sur les deux shillings.

Donald Brett s’était remis au travail lorsqu’ils rentrèrent. Ella ne lui permit pas de s’interrompre. Elle exigea de Caleb qu’il marchât sur la pointe des pieds pendant qu’elle mettait la nappe et préparait le couvert. Elle fit maintes excursions dans la chambre à coucher, pour chercher de l’eau afin de laver la salade. Elle trouvait tout ce qui lui était nécessaire. Bientôt, battant joyeusement des mains, elle appela Donald pour dîner, anxieuse d’obtenir son approbation.

Le jeune gentleman se promena autour de la table, en proie à une admiration qui lui coupait la parole.

— Et vous allez prendre quelque chose avec moi ! s’écria-t-il enfin. Ah ! comme c’est gentil. Ça vaut le meilleur restaurant de Londres et je défie n’importe quel établissement de montrer une plus belle salade.

— Vrai ! vous n’êtes pas fâché que j’aie pris assez pour mon dîner ? demanda-t-elle timidement. J’ai trouvé que ce serait plus gentil.

— Bien plus gentil, j’ai été une bête égoïste de n’y pas penser. Par Jupiter ! j’ai une faim !

Comme il examinait la table, Caleb s’apercevait qu’il y avait trois couverts. Au même moment, la jeune fille, en s’asseyant, le regarda.

— Venez, Taterley, dit-elle, nous avons tous faim.

— Oui, dépêchez-vous Taterley, s’écria Donald, sinon il ne restera plus rien. Caleb n’avait rien mangé depuis le matin où il était entré dans une auberge prendre un peu de pain, de fromage et un verre de bière. Pourtant, il se recula vivement de la table, car il sentait quelque chose qui le prenait à la gorge ; il ramassa son chapeau pour s’en aller.

— Non, non, dit-il à voix basse, je n’y puis songer… je n’ai pas faim du tout, merci.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard d’entente à travers la petite table, puis, comme mus par une soudaine impulsion, ils se levèrent et chacun d’eux prit un des bras du vieillard.

— Il le faut, Taterley, dit Ella en lui caressant le bras d’un air engageant.

— Nous ne toucherons à rien si vous ne nous tenez pas compagnie, dit Donald en lui pressant l’autre bras. Voyons, ne faites pas l’obstiné. Il y en a assez pour tout le monde.

— Non, non, dit Caleb d’une voix étranglée, je ne pourrais pas… je ne pourrais pas… Je n’ai pas faim.

Les paroles sortaient rauques de sa gorge, une profonde amertume l’étreignait.

Rien ne pouvait le persuader et ils durent se rasseoir. Enfin, Caleb leur souhaita bonsoir avec la sensation d’une humiliation profonde et sortit, les laissant rire et causer gaiement devant leur misérable repas.

— Revenez nous voir, Taterley, s’était écrié Donald Brett, comme il partait.

— Au revoir, Taterley ! lui avait dit la jeune fille.

— Au revoir, au revoir ! avait répondu Caleb en s’en allant à petits pas, le dos courbé.

Rentré chez lui, dans le sombre appartement de Bloomsbury, il dit à la propriétaire qu’il resterait là jusqu’à nouvel ordre et lui ordonna de continuer à lui préparer sa nourriture comme de coutume et que tout serait payé, lui assura-t-il, avec un mouvement de main.

L’appartement était plus sombre, plus rempli d’échos que jamais, mais il ne s’en apercevait guère. Des pensées l’envahissaient, effrayantes et accablantes. Il pensait à une jeune femme au visage délicat et lassé, morte il y avait longtemps ; il revoyait une silhouette à genoux, là, devant lui, le suppliant de se souvenir de la morte ; il songeait à cet homme couché à présent dans sa tombe fraîchement creusée et dans laquelle il portait tout le poids des péchés de Caleb Fry.

En face de ces lugubres images s’évoquait le tableau de ces deux visages jeunes et brillants d’espoir, se regardant à travers la table, des enfants, jetés au milieu de ce monde si dur qui allait les écraser.

— Ils ont voulu me faire manger avec eux et il y avait à peine de quoi satisfaire leurs jeunes appétits ! Et ils mourront peut-être de faim à cause de Caleb. S’ils passent une vie de misère, ce sera à cause de lui. Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.

Il restait là, absorbé, puis une douce pensée lui vint.

— Si le vrai Taterley avait été là, qu’aurait-il fait ?

Cette pensée réconfortante que Taterley aurait agi peut-être de la même façon que lui-même ce jour-là l’aida à se rasséréner. Mais il resta toute la soirée dans la sombre pièce, à peine éclairée par le bec de gaz de la rue, la tête dans ses mains ; des gouttes d’eau glissaient à travers ses doigts et il murmurait encore :

— Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.


CHAPITRE VIII

De certaines rues enchantées. — D’une histoire merveilleuse et d’une église.


Quoique Caleb Fry n’eût pas un rôle actif dans cette aventure d’amour dont les péripéties se déroulaient devant lui, nous pouvons affirmer qu’il l’observait de près et que, jetant au vent tout sentiment terre à terre, comme l’eût fait le véritable Taterley, il observait les amoureux avec la plus profonde sympathie et un espoir grandissant.

Ils étaient si jeunes et ils venaient l’un vers l’autre avec un élan si sincère et si candide !

Le monde dur et égoïste semblait être bien loin de leurs pensées et ils n’entendaient pas ses grondements hostiles.

Caleb les contemplait avec une sorte de vénération. Ce qu’il voyait ressemblait si peu à ce qu’il avait vu ou rêvé jusque-là, qu’il ne savait comment les juger ni quelle règle de vie leur appliquer.

Ils se rencontraient souvent avec ce sentiment toujours renaissant dans leur cœur qu’ils ne pourraient pas être séparés plus longtemps.

Un soir d’été, Donald attendait dans une rue voisine de l’école d’art que suivait toujours la jeune fille. Il se promenait de long en large, surveillant la porte qui s’ouvrait de temps à autre pour laisser passer des étudiants peu intéressants et permettait d’entrevoir l’intérieur. Il se demandait jalousement à qui elle pouvait bien parler et quel était l’être assez hardi pour oser jeter les yeux sur elle.

Elle apparut enfin, encadrée dans le seuil sombre et cherchant du regard dans la rue. Donald était sur le trottoir opposé, son cœur battait à tout rompre.

Elle ramassa quelques paquets qu’elle avait dans les bras et se mit en route, après avoir jeté un coup d’œil derrière elle. En une seconde, il était de l’autre côté de la rue, à côté d’elle. Elle se retourna et le regarda avec une expression si pudique et si joyeuse que, dans l’instant, toute parole semblait bien inutile. Elle venait de penser justement à l’ennui de rentrer seule chez elle et, soudain, l’être qui était tout pour elle venait de se montrer, embellissant tout par sa seule présence. L’univers chantait dans son cœur.

Elle tourna vers lui ses yeux innocents.

— Oui ! j’ai pensé à vous. Ah ! Ella, vous savez ce que je veux dire. Aucun des poètes de la terre entière ne pourrait vous dire tout ce que je veux vous dire ce soir, ce que j’ai envie de vous dire depuis que je vous ai rencontrée. Jamais un peintre n’a peint un visage pareil au vôtre. Aucune musique n’est comparable à celle de votre voix. Vous êtes le monde entier pour moi, mon monde à moi, du moins, ma chère. Quand je me réveille le matin, c’est avec votre pensée que je commence ma journée. Quand je m’endors le soir, je vous vois au moment où mes yeux se ferment. Je vous aime… je vous aime !

Elle ne se détourna pas de Donald avec une modestie affectée, mais, avec un geste charmant, elle passa sa main sous le bras de Donald et posa sa joue si douce contre sa manche, comme en une caresse naturelle.

— Sans doute, je crains bien que vous ne puissiez pas attacher grande importance à ma personne, je ne m’y attends pas, continua-t-il tout hésitant. Je ne suis que votre bon ami et je…

— En êtes-vous bien sûr, Donald ?

Il se tourna vers elle tout d’un coup, la regardant en plein dans les yeux, dans la rue devenue sombre, et il lui dit tout bas, en riant de joie :

— Ma chérie, non, je ne suis sûr de rien, je voudrais… je voudrais pouvoir penser que…

— Cher Donald, dit-elle d’une voix suppliante, vous ne vous moquez pas de moi ?

— Me moquer de vous ? Ma chérie… je…

— Eh bien ! écoutez-moi. Oh ! faut-il le dire, Donald ?

Elle fronçait son petit front, toute perplexe, et regardait Donald avec une flamme brillante au fond de ses yeux.

— Oui, je veux vous entendre, dit-il.

Ils se trouvaient dans une rue tranquille.

Donald s’approcha de la jeune fille, dont les petites mains serrées étaient perdues dans celles de son amoureux et lui ne voyait rien que les yeux de sa bien-aimée.

— Je vous aime, Donald, je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme. Ah ! Donald, jamais je ne serai lasse de vous aimer.

Et elle inclina son visage sur les mains de Donald qu’elle baisa en se cachant le visage, pendant qu’il se penchait sur ses cheveux.

Ils avaient tant de choses à se dire et de si nouvelles ! Et, quand enfin ils arrivèrent dans la rue où demeurait Ella et que Donald dut la quitter, il la prit dans ses bras au milieu de l’ombre amicale et la serra comme si jamais il n’eût voulu se séparer de son amie.

Alors, le besoin de narrer à un confident la surprenante aventure qui venait de lui arriver, saisit Donald, et il s’élança chez lui pour y retrouver Taterley. Caleb s’était endormi, accoudé sur la table, je menton dans ses mains, la tête vacillant à droite et à gauche, quand Donald fit irruption brusquement, les yeux fous.

— Taterley ! s’écria Donald en s’appuyant contre le chambranle, après avoir refermé la porte. Taterley ! je suis l’homme le plus heureux du monde.

Les idées de Caleb avaient été ouvertes par de récentes expériences. Il se leva donc et, faisant face à Donald, il affirma solennellement :

— Vous l’avez vue, alors ?

— Vue ? Comment ! Comment savez-vous ça ?…

— Oh ! je l’ai deviné, dit Caleb. Je ne sais pas comment, par exemple, mais je l’ai deviné.

— Eh bien oui, je l’ai vue, répondit Donald en faisant deux pas dans la pièce et, jetant son chapeau sur la table, il se mit à sourire à son couvre-chef. Il reprit : « Vous savez ce que je vous ai dit d’elle, Taterley ? Eh bien, voyez-vous, ce qui vient d’arriver de merveilleux : elle m’aime et elle me l’a dit ! Pensez donc ! » Donald se recula pour voir l’effet de ces extraordinaires révélations. Caleb fit encore un signe de tête et dit :

— Mais oui, c’est bien ça…

— Eh bien ! vous prenez cette nouvelle tranquillement, s’écria Donald en le dévisageant, on dirait que ça peut arriver tous les jours.

— Non, non, dit Caleb lentement, mais je le savais depuis quelque temps. J’ai tout deviné.

— Oh ! ce n’est pas possible, s’écria Donald, c’est tout à fait impossible ! Mais j’en perds la respiration. Pensez qu’elle… Oh ! ce n’est pas possible. Je crois que je rêve.

— Mais vous avez pourtant l’air assez éveillé, dit Caleb en souriant.

Donald s’avança et, posant ses mains sur les épaules du vieillard, il le secouait frénétiquement.

— Oui, ce n’est pas un rêve, dit-il. C’est une belle réalité. Elle m’a dit elle-même qu’elle m’aimait, Taterley ! Il n’y a pas sur la terre tout entière une autre jeune fille si pure et si jolie. Elle est divine, Taterley. Elle n’aurait jamais dû naître dans notre méprisable monde et, pourtant, sa présence en fait un lieu de délices. Vous ne pouvez pas comprendre, Taterley, vous n’avez jamais été amoureux !

Et il lâcha enfin les épaules du vieillard.

Le souvenir des paroles prononcées par le pauvre mort revint à ta mémoire de Caleb, en même temps que le sentiment confus de la justice qu’il devait rendre à la noblesse de ce cœur dévoué. Et il répondit :

— Vous pensez que Taterley n’aurait jamais pu aimer personne ? Je vous comprends bien, mais j’ai pourtant aimé quelqu’un tendrement jadis.

Donald se retourna sans rien dire et regarda Caleb d’un air surpris.

— Elle ne l’a jamais su et ça ne m’a servi à rien ; elle en a épousé un autre. Elle est morte il y a longtemps.

— J’en suis fâché, Taterley, fit-il doucement. Qui était-ce ?

— Votre mère !

Il trouvait juste, pensait-il, de montrer le meilleur et le plus humain côté du mort, de révéler ce roman caché et d’en nimber, comme d’une auréole, la vie manquée du pauvre Taterley.

Le jeune homme le regarda stupéfait, d’abord, puis avec une pitié sincère.

— Ma… ma mère, dit-il tout haletant, mais elle ne l’a jamais deviné ?

— Personne n’en a jamais rien su. À quoi bon ? Qu’était-ce que Taterley pour qu’il puisse être aimé ?

Il se détourna avec un sentiment de honte.

— Pauvre vieux ! lui dit doucement le jeune homme. Je ne pensais pas qu’on pût souffrir sans crier. Je comprends maintenant pourquoi vous avez été si bon pour moi.

Caleb se détourna vivement et s’assit. Le jeune homme alla à la fenêtre contempler la belle nuit d’été, en fredonnant gaiement.

Cette nouvelle existence rendit Caleb moins sensible aux choses pratiques de la vie.

Le bonheur du jeune homme, auquel il assistait, l’étrange situation dans laquelle il se trouvait sous le nom de Taterley, l’aveu d’un amour qui n’avait pas été sien, tout cela chassait ce qui pouvait lui rester de dureté dans le cœur. Il se leva doucement, traversa la chambre obscurcie et s’assit sur le sofa, près de Donald, absorbé dans ses rêves.

— Et qu’allez-vous faire ? lui dit-il enfin d’un ton posé.

— Je ne comprends pas, dit Donald en regardant autour de lui.

— À propos de cette aventure, à propos de miss Tarraut ?…

— Que puis-je faire ? Tous deux nous sommes misérables comme des rats d’église, Taterley. Je travaille en ce moment le plus possible, mais puis-je lui demander de partager le peu que j’ai, le puis-je ?

— Son sort est-il plus enviable ? Cette enfant vous dit qu’elle vous aime, qu’elle se fie à vous et vous me dites que vous ne savez pas quoi faire, quelle honte, monsieur !

Caleb se leva tout excité et se promena dans la pièce. Donald le dévisagea, tout étonné.

— Mais, Taterley, j’ai beau l’aimer de tout mon cœur, que puis-je faire ? Dites-le-moi ! Aidez-moi !

Caleb s’arrêta et regarda le jeune homme, à peine éclairé par la clarté de la fenêtre.

— Vous serez riche un jour, lui dit-il.

— Mais oui, ce n’est qu’une question de temps, affirma Donald. Eh bien ?

— Si vous étiez riche ce soir, que feriez-vous ?

— Je l’épouserais et je lui enlèverais soucis et chagrins pour toujours.

— Et vous croyez qu’elle vous aimerait davantage si vous étiez riche ? demanda Caleb.

— Vous savez bien que non, Taterley, comment suggérer une telle chose ?

— Si vous étiez malade ou malheureux, ou qu’il vous arrivât quelque chose, pensez-vous qu’elle hésiterait à venir à vous, même si tout le monde était entre vous, le pensez-vous ?

— Pourquoi me posez-vous de telles questions ? Vous savez bien que rien ne l’empêcherait de venir à moi. Vous l’avez vue vous-même, vous l’avez entendue parler. Y a-t-il une autre femme semblable à elle ?

— Et cependant vous la laissez se morfondre et se ronger le cœur ? dit Caleb avec indignation. Et, sachant tout cela, vous me demandez ce que vous devez faire.

Il se détourna avec un geste de mépris.

Le jeune homme demeura silencieux pendant un moment. Puis, il se tourna vers Caleb, le visage décidé.

— Par Jupiter ! Taterley, vous avez raison, toujours raison. Je ne la laisserai pas seule avec cette vieille tante un jour de plus, du moins pas plus longtemps qu’il est possible. Quoi ! nous aimant comme nous nous aimons, le sort doit nous favoriser. Rien ne peut être contre nous, n’est-ce pas, Taterley ? Il faut que nous réussissions, d’une manière ou d’une autre ; avec elle à côté de moi, la chérie, il n’est rien que je ne puisse accomplir, tout doit nous réussir. Vous êtes un être merveilleux, Taterley !

Ils parlèrent de cela toute la nuit, tout leur semblait aisé en paroles, à l’un d’eux du moins. Comme cet obstacle était facile à renverser, et comme il serait aisé de la franchir ! Donald parlait tout le temps. Caleb était un auditeur admirable, amené à tout espérer, grâce à la confiance débordante du jeune homme, le cœur tout bouleversé en songeant à la réalisation prochaine de son cher roman.

Et quand, vers le matin seulement, Donald alla se coucher et que Caleb s’étendit sur le lit improvisé qu’on lui avait installé sur le sofa de l’atelier, les deux jeunes mariés avaient déjà, en pensée, commencé un voyage triomphal à travers la vie âpre et pénible, mais qu’ils voyaient semée de plaisirs et de joie, en oubliant les plus pressantes nécessités du vivre et du couvert, auxquelles nul ne peut échapper, pas même les jeunes artistes.

C’est ainsi qu’un matin ensoleillé, Donald ne mangea pas de déjeuner, essaya toutes ses pipes, vit qu’elles ne voulaient pas s’allumer, mit ses gants, les ôta, les remit, siffla, se mit à rire et s’assombrit ; et que Caleb brossa ses pauvres vêtements, tâcha de se rendre aussi présentable que les circonstances le permettaient et essaya de regarder en arrière et d’apprécier les événements avec le calme d’un esprit judicieux, jusqu’au moment où, sentant qu’il était emporté dans un véritable tourbillon, il comprit qu’il ne pouvait que se laisser guider par le sort qui l’entraînait tout haletant.

Puis Ella, rougissante, radieuse et tremblante, entra. Les idées pratiques s’envolèrent complètement. Caleb s’occupait dans la chambre pendant que les deux jeunes gens se tenaient à la fenêtre en chuchotant.

Ella était auprès du jeune homme, avec une telle expression de sincérité et de confiance sur son visage, un abandon si doux et si modeste, que Caleb se sentait capable de chercher à évoquer ses vieux sentiments d’ironie.

La chance les avait favorisés, Donald avait vendu des aquarelles terminées depuis peu. Cela leur permettrait d’aller passer quelque temps dans un village modeste, au milieu des montagnes du Surrey. Pour le moment, on ne s’occuperait que de l’avenir rose.

Ils traversèrent les rues avec un sourire de pitié pour les malheureux qui allaient à leur travail et il leur semblait que toutes les cloches de la vieille cité, même celles qu’ils ne pouvaient pas entendre, carillonnaient en leur honneur.

L’église était très proche, une vieille église toute grise, située au milieu du mouvement et du tapage de la ville. Dans sa nef, où l’ombre flottait, de hautes stalles se dressaient et un orgue majestueux élevait son lourd buffet dont les sculptures restaurées dataient de la période des Stuarts. Quelques lumières brillaient çà et là et les rayons du soleil, tamisés à travers les hautes fenêtres, vinrent tomber sur ces deux enfants qui s’aimaient d’un amour si pur et si profond que les autres amours ne semblaient autour d’eux que des rêves fragiles.

Les jeunes gens marchaient, traversant l’ombre et les reflets ensoleillés de la chapelle, la main dans la main, regardant droit devant eux, suivis par Caleb. Un assistant de l’église vint à leur, rencontre, à mi-chemin, leur adressant quelques mots de bienvenue. À l’autel, Donald se retourna et regarda Caleb.

— Souvenez-vous, dit-il, que c’est vous qui servez de père à ma chérie. Écoutez.

Caleb écouta donc et répondit comme il convenait. Ella glissa sa main derrière elle à l’instant où il répondait et chercha la main de Caleb qu’elle serra doucement. Et le cœur désolé du vieillard, reconnaissant de ce geste, s’élança vers Ella en lui rendant sa douce pression.

Caleb n’avait pas pensé à la bague, mais à l’instant décisif, Donald en sortit une de sa poche en disant tout bas avec un sourire :

— C’était celle de ma mère, mon amour. Et il la passa au doigt d’Ella. Elle le regarda bien en face en levant la main, puis elle baisa le nom grave sur l’anneau.

Enfin, quand tout fut terminé, ils sortirent de l’église ensemble. Mais Ella s’arrêta sur le seuil, se retourna vers Caleb, mit ses bras autour du cou du vieil homme et, posant sa joue contre la sienne, elle l’embrassa.

— Cher, cher Taterley, dit-elle avec un petit rire ému, ne soyez pas trop triste jusqu’à notre retour. Embrassez-moi, Taterley. Dites-moi que je suis telle que vous pensez, dans votre ben cœur, et que vous souhaitez le bonheur à moi et à mon mari.

Caleb mit un baiser sur le joli visage brillant de joie qu’elle lui offrait et la prenant dans ses bras :

— Dieu vous bénisse, enfant, Dieu bénisse votre mari. Revenez-moi bien vite.

Ils sortirent rapidement. La porte s’ouvrit, la rumeur de la rue retentit de nouveau à leur oreille, le mouvement de la veille les reprenait dans son tourbillon. Ils montèrent en voiture au moment où Caleb sortait aussi de l’église.

En regardant par la portière, ils le virent qui retirait son vieux chapeau de sa tête, pour l’agiter en l’air jusqu’à ce que la voiture eût disparu dans la cohue des véhicules. Alors, Caleb remit sa coiffure et, à pas lents, reprit le chemin de l’appartement de Donald.


CHAPITRE IX

un peu de solitude. — un voyage et une vision de l’arcadie.


Caleb avait décidé, vu le nouvel arrangement des choses, de chercher un autre logis. Cette initiative vint de lui seul, car Donald n’avait aucune idée pratique dans le moment.

Le nouveau Taterley se mit donc, en conséquence, en quête d’une chambre et, après quelques recherches et beaucoup de pourparlers avec de vieilles dames, il loua un espèce de petit pied à terre bon marché et assez propre, dans le voisinage d’Holborn.

Le vieux Caleb Fry était désormais tellement aboli que la plus grande satisfaction du nouveau Taterley fut de se dire qu’il serait près du jeune homme et de la jeune femme qu’il avait réunis et qu’il pourrait les voir tous les jours.

Le jour du départ des deux jeunes gens, mélancolique et solitaire, il flâna dans l’atelier jusqu’à la nuit. Il se souvenait de tout ce qu’ils avaient dit et fait, il sentait encore les bras de la jeune fille autour de son cou dans la vieille église paisible et il entendait encore ses paroles. Un seul instant, un peu de l’impatience brutale de Caleb Fry lui retint au cœur, mais l’âme de Caleb Fry n’était plus la sienne. Le Taterley qu’Ella avait embrassé et vers qui elle avait tourné son jeune et joyeux visage plein de tendre gratitude vivait seul désormais en lui.

L’étrange petit logis dans lequel il devait se reposer ce soir-là ne devait que lui faire sentir davantage son isolement. Il connut de nouveau l’insomnie et le besoin de n’être point seul, qui l’avait hanté si souvent ces jours derniers. Il sortit pour errer dans les rues sans but. Voir la lutte, pensait-il, que ces enfants soutiennent contre la pauvreté et le sort inexorable et me trouver près d’eux sous l’apparence de Taterley qu’ils aiment, de leur meilleur ami, de celui qui compatit à leurs soucis ! Si la vérité leur était révélée, que diraient-ils, que feraient-ils ? Ah ! c’est alors que je serais vraiment mort.

L’aube se levait quand il se glissa dans son étroite chambrette pour s’endormir pendant quelques heures. Il rêva qu’il était mort et qu’on l’enterrait à la nuit dans un cimetière solitaire ; mais qu’il n’était qu’en léthargie et il se réveillait pour crier qu’il vivait. Mais on lui répondait par des rires, on lui criait sans pitié qu’il ne volerait plus personne désormais et on le rejetait dans son tombeau au milieu d’une lutte horrible et de ses cris de détresse.

Caleb se réveilla tremblant de tous ses membres et haletant de terreur.

La seconde nuit, il la passa dans l’atelier de Donald, jusqu’au moment où les rues furent tranquilles, alors il se glissa dehors avec une idée dans la tête Toute la nuit il marcha, pour ne s’arrêter que lorsque le soleil fut levé. Il avait laissé Londres bien loin derrière lui. Il se trouvait au milieu des constructions de briques uniformes d’un faubourg. Il s’assit à l’ombre d’un mur pour prendre quelques aliments qu’il avait apportés avec lui. Il commençait à se sentir moins triste et plus vaillant, soutenu par son projet.

Les ouvriers, les paysans, les marchands ambulants qui passaient près de lui, les yeux tournés vers ce Londres attirant auquel il tournait le dos, l’examinaient avec étonnement. Mais il continuait son chemin, sans s’occuper de personne. Il n’était pas très robuste et ses pas étaient lents.

À la fin du premier jour, il se faufila dans une grange où il dormit jusqu’au matin, pour reprendre sa route jusqu’au moment où il fit halte dans une auberge, pour manger un peu de pain et de fromage et boire de la bière.

Enfin, il arriva au terme de son voyage, dans un joli petit village serré entre deux collines. Mais là, le courage parut l’abandonner. Peut-être, après tout, ne seraient-ils pas heureux de le revoir. Peut-être l’avaient-ils oublié, tout à leur nouveau bonheur et tomberait-il alors entre eux comme un intrus. Tenaillé par la crainte si forte d’avoir perdu leur affection, il fut sur le point de repartir.

Mais la souffrance de son isolement fut plus pressante que tout, et il se remit en marche, les pas chancelants et les yeux interrogateurs, errant aux alentours des petits cottages, sans oser rentrer.

Des femmes, devant leur porte, avec des petits enfants aux joues rouges pendus à leurs jupes, abritaient, avec leurs mains, leurs yeux du soleil pour regarder cet étrange vieillard tout poussiéreux. Les hommes, courbés sur leur travail, dans leurs jardins, se redressaient et s’arrêtaient à sa vue.

Caleb ayant enfin adressé quelques questions, on lui indiqua le cottage qu’il cherchait.

La maisonnette était un peu plus grande que les autres et Caleb aperçut un petit salon au plafond bas, avec un buffet garni de cuivres brillants et une table ronde devant une fenêtre, sur laquelle on avait posé un grand vase de fleurs, un charmant vieux salon, rempli des souvenirs du passé.

Une forte commère souriante l’informa que M. et Mrs. Brett étaient sortis, mais qu’elle les attendait pour souper. Caleb dit avec hésitation qu’il les attendrait ; la femme jeta un regard sur ses habits poussiéreux, puis sur les parquets immaculés, mais Caleb alla s’asseoir à la porte du cottage, sur un petit banc adossé au mur, ce qui simplifia tout.

Taterley était calme et paisible, le parfum apaisant des fleurs planait autour de lui, il entendait au loin les voix des paysans qui revenaient des champs. Il éprouvait la sensation d’un homme qui se réveille et revient à la vie, après une longue maladie et qui se contente de rester tranquille en laissant les choses suivre leur cours. Il n’avait plus aucun désir de s’enrichir, le passé n’était qu’un mauvais rêve sur lequel il souriait tristement, avec la joie de l’oublier peu à peu. Il posa son chapeau à côté de lui et, s’appuyant au mur, s’endormit.

C’est ainsi que Donald et Ella le découvrirent, quand ils entrèrent dans le jardin, au crépuscule. Ils s’arrêtèrent tout surpris à sa vue. Ella quitta la main de son mari et, s’avançant, elle se mit à genoux devant le banc.

— Taterley ! dit-elle tout bas en saisissant sa main. Cher Taterley !

Il se réveilla, lui sourit et, caressant sa main, il lui dit, regardant tantôt Ella, tantôt Donald :

— J’étais seul et fatigué à Londres, j’avais envie de vous voir, ne fût-ce que pendant une heure et je suis venu.

— Nous avons bien souvent parlé de vous, Taterley, dit-elle. Nous nous demandions ce que vous faisiez et…

— Et nous sommes rudement heureux de vous voir, ajouta Donald en lui donnant une tape sur l’épaule.

— Vrai, je ne vous ai pas contrarié ? demanda Caleb.

Ella se recula pour le regarder en riant.

— Nous contrarier ! s’écria-t-elle, puis elle fronça ses sourcils avec une moue charmante. Mais, vous nous manquiez pour être tout à fait heureux… et notre seule pensée triste c’était de nous dire que notre Taterley était seul. Et maintenant Taterley est venu, et nous sommes tous ensemble ! La famille est au complet !

Ella battait des mains de joie, comme une enfant.

— Comment êtes-vous venu ici, Taterley ? demanda Donald.

— Oh ! j’ai… j’ai marché, dit Caleb d’un air insouciant.

Ils le regardèrent avec stupéfaction en répétant ses paroles :

— Marché !

— Oh ! oui, ce n’est pas très loin, ça m’a fait grand plaisir. C’est une assez longue promenade, mais bien agréable tout de même.

Ils le regardèrent en silence pendant un moment, puis le prirent chacun par un bras, pour l’emmener dans le bon vieux salon. La femme de ménage souriante, fit les préparatifs de leur souper, tout en bavardant et en mettant le couvert. Caleb hésitait encore lorsqu’elle eut quitté la pièce, mais Donald et Ella le prirent de nouveau par le bras, l’amenèrent vers la table et l’y assirent. Ella resta un moment derrière lui, les mains sur ses épaules et son visage penché vers le sien.

— Vous êtes toujours notre cher ami Taterley, dit-elle tout bas. Et jamais autre chose. Notre cher ami Taterley, notre seul ami. Et il partagea leur repas.

Mais au milieu du dîner, dans un moment de silence, Ella cachant brusquement son visage dans ses mains fondit en larmes. Donald s’élança vivement vers elle et Caleb, saisi de stupeur, les regardait tous deux.

Ella se cramponnait à Donald, son visage penché sur la poitrine de son mari. Enfin, les larmes s’arrêtèrent, elle leva les yeux et essaya de sourire.

— Mon cher amour, dit Donald, qu’est-ce que vous avez ? Qui vous fait de la peine, dites-le moi ?

— Oh ! Je… je ne sais pas ce qui m’a fait pleurer. Je n’ai rien, c’est parce que je suis trop heureuse, sans doute. Tout le monde est si bon pour moi, et Taterley… Elle étendit la main de l’autre côté de la table pour prendre celle du vieillard. Il est le seul au monde que nous puissions appeler notre ami, et le meilleur de tous. Votre oncle Caleb a tout fait pour nous séparer et Taterley, qui lui a été pourtant fidèle toute sa vie, s’est attaché à nous à présent. Je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été, à la pensée des gens qui m’aiment.

Caleb, tremblant, n’osait plus dire un mot, par crainte de montrer son émotion. Bientôt, ils se rassirent tous les trois et, le repas achevé, Caleb vint s’asseoir auprès de la fenêtre, écoutant sans se lasser le murmure de leurs jeunes voix, pendant qu’ils se promenaient l’un à côté de l’autre, dans le petit jardin, au milieu des senteurs des fleurs endormies. Elle revint enfin vers Caleb pour lui souhaiter le bonsoir, avant de se retirer dans sa chambre. Donald resta près de Caleb, appuyé sur le balcon, lui parlant amicalement de son bonheur.

— Je ne croyais pas qu’il soit possible d’être aussi heureux que je le suis, dit-il en envoyant une bouffée de fumée dans l’air. Et par Jupiter ! je vais travailler. Ce ne sont pas des rêves, Taterley, je vais montrer au monde ce que je puis faire. Il n’y a pas grand mérite, n’importe qui travaillerait de tout son cœur pour une telle femme ! J’ai hâte de commencer notre vraie existence. Mon vieux logis ne sera pas le même, maintenant qu’elle y sera pour toujours, hein, Taterley ?

Inexprimablement raffermi, reposé au contact de ces êtres heureux, si pleins d’espoir, qui avaient cependant devant eux tout le monde à conquérir, Caleb dormit profondément cette nuit-là, dans une petite chambre sentant bon, dans un lit embaumant la lavande.

Le bref séjour de leur lune de miel expirait, pour Donald et Ella le jour suivant et, comme ils étaient assis à déjeuner, Caleb annonça sa ferme intention de repartir de bonne heure.

— Mais vous n’allez pas refaire tout ce chemin à pied, Taterley, dit Ella.

— Mais si, dit-il en riant, ça ne me semblera pas si long qu’à l’aller.

Il était tout à fait décidé et, dès que le déjeuner fut terminé, il prit son chapeau, prêt à partir.

Ils l’accompagnèrent à travers le village. Ella avait pris son bras et ils l’accompagnèrent jusqu’à la grande route de Londres. C’est là qu’ils le quittèrent. Au bout de quelques pas, il se retourna et ils lui firent des signes amicaux, tendrement enlacés.

C’est avec cette image devant les yeux que Caleb entreprit sa longue étape, dont Londres était le terme.


CHAPITRE X

À propos d’une affaire de ménage, d’un philosophe et d’une jeune fille abandonnée.


La plus importante métamorphose du caractère de Caleb, le vieillard l’avait due à l’influence d’Ella. Toute sa vie, il s’était figuré le monde comme un enfer plein de coupe-gorges, où l’on ne pouvait rien obtenir qu’en payant, il avait cru que tous les plus beaux sentiments dont se vantaient les hommes étaient autant de duperies déguisées et n’ayant qu’un objet, servir aux circonstances.

Mais cette tendre et douce jeune fille était entrée dans sa vie.

Selon cette cynique appréciation de l’humanité aux yeux de Caleb, que la charmante Ella ait pu tolérer auprès d’elle un homme malheureux, qui devait être un fardeau pour ceux auxquels il s’attachait, voilà qui était déjà inouï, mais qu’elle pût lui témoigner une affection véritable, née de la gratitude de son cœur, cela dépassait tout.

Que sa pauvreté et sa dépendance fissent de lui un objet de mépris, il l’aurait bien compris ; mais qu’un être humain pût s’attacher à lui par la plus forte, la plus tendre pitié, à cause de sa misère, cela venait bouleverser son sinistre critérium d’antan.

Une profonde reconnaissance grandissait dans son cœur pour Ella, depuis la mort de Taterley, en même temps, qu’une surprise émue lui venait à sentir dans sa vie une si soudaine et si pure présence.

Il ne pensait qu’à profiter des instants où elle n’était pas là, afin de faire en son absence toutes les petites choses qui pouvaient l’aider ou lui être agréables.

Il semblait à Caleb qu’il ne pourrait jamais étudier suffisamment le merveilleux mystère d’amour, dont le charme remplissait ces deux pièces où ils vivaient et qui transformait leur aspect sordide.

Donald et sa femme travaillaient courageusement, car Ella rapportait un peu d’argent, elle aussi, en peignant des menus et de petits tableaux. Mais ils accomplissaient leur tâche ainsi que de bons enfants sages, en s’amusant, en levant les yeux de temps à autre pour se lancer de petits regards d’encouragement, puis ils se remettaient à leur besogne avec une force nouvelle.

Les deux jeunes gens aimaient Taterley et ils étaient attachés à lui. Pourtant, tout ce que Taterley avait fait récemment et la métamorphose de Caleb qui avait pris le nom et la place du vieux domestique, son retour au bien par ce chemin détourné, si mystérieux, cela, Donald et Ella pourraient-ils le comprendre ?…

Alors même qu’ils seraient en proie à la plus grande détresse, il était bien douteux que les deux jeunes gens pussent jamais accepter quelque chose de lui, Caleb, découvert sous le faux Taterley. En face de cette suggestion redoutable, il continuait à se taire.

Ils avaient insisté pour qu’il prît ses repas avec eux : il s’était d’abord vivement opposé à cette combinaison, puis il y avait enfin consenti, dans l’espoir de pouvoir leur être utile plus tard. Et c’est ainsi qu’il continua d’agir, durant quelque temps, tout à fait comme Taterley.

Un après-midi que Donald était sorti pour affaire, Caleb entendit frapper et le cousin Hector entra en souriant. Il s’arrêta en se penchant en avant et salua Ella qui avait quitté son travail. Caleb était près de la fenêtre et le visiteur le regarda avec surprise.

— Je vous prie de pardonner ma brusque intrusion, dit le cousin Hector avec son plus aimable sourire. J’espérais bien trouver ici mon jeune ami Donald, je ne m’attendais guère à trouver la beauté régnant ici en maîtresse.

— J’attends Donald dans très peu de temps, dit Ella en regardant le cousin Hector avec un peu d’inquiétude et en jetant un coup d’œil vers Caleb. Vous êtes M. Hector Krudar, je crois, dit-elle, et il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés, ajouta-t-elle. Voulez-vous attendre Donald ?

Le cousin Hector s’assit avec une grâce pleine de mélancolie. Cette attitude lui semblant convenable, en présence du vice et des dissipations, pour montrer qu’il réprouvait le spectacle de tels déportements avec un regret inexprimable. Caleb, qui était près de la fenêtre, ne le perdait pas de vue un seul instant.

— Oui, nous nous sommes rencontrés, et je n’espérais pas avoir le plaisir de vous revoir. Vous voyez beaucoup mon jeune ami Donald ?

Il semblait parler avec l’hésitation naturelle qu’on a en abordant un bien pénible sujet.

Ella le regarda en fronçant légèrement le sourcil.

— Donald est là presque toute la journée, dit-elle.

Il hocha la tête et tapa discrètement le bord de son chapeau de sa main, pendant qu’il regardait Ella en inclinant la tête. Puis, se ressaisissant, il commença :

— J’allais justement vous dire, miss… miss… Oh ! vraiment j’ai été assez malappris pour oublier votre nom.

— Je m’appelais miss Tarraut, dit Ella avec fierté pendant que son visage se colorait, quand vous m’avez rencontrée ici pour la dernière fois, maintenant je suis Mrs. Donald Brett.

Du côté de la fenêtre on entendit un rire étouffé, mais le visage de Caleb conservait une expression imperturbable.

Le cousin Hector laissa retomber son chapeau et resta là, la bouche entr’ouverte. Il revint bientôt à la situation et, se levant, il tendit la main à Ella avec un sourire.

— Ma parole ! je suis charmé de l’apprendre. Je ne suis rien au monde, si je ne suis pas un honnête homme et je répète que je suis charmé. Mon jeune ami Donald est heureux d’avoir découvert une aussi charmante compagne de si bonne heure dans sa vie. Cela est bien fait pour remplir d’envie un vieux garçon solitaire comme moi.

— Vous êtes bien bon de me le dire, M. Krudar, dit Ella d’un ton dubitatif, comme si elle n’était pas certaine de la sincérité du cousin Hector.

— Pas du tout, pas du tout, fit le cousin Hector avec aisance. Vous avez tous deux mes souhaits les plus sincères pour votre bonheur. Il secoua la tête à plusieurs reprises. Le petit animal ! s’écria-t-il. Penser qu’il s’est tu ! Il faut que je parle à l’ami Donald, il le faut.

Et se rasseyant, il condescendit à regarder de nouveau Caleb.

— Ah ! Taterley, dit-il en lui faisant un signe de sa main gantée. Comment allez-vous, Taterley ? Vous avez pris du service dans un autre bateau ? Quel indépendant coquin vous êtes.

Caleb sentait la colère lui venir, mais il parvint à répondre avec calme :

— Pas encore.

— Ah ! vous vivez de vos rentes, je suppose, demanda le cousin Hector avec un air indifférent. Très agréable.

— Taterley est avec nous, à présent, dit tranquillement Ella en jetant les yeux de l’un à l’autre des deux hommes.

— Et vous le trouvez sans doute un excellent domestique, demanda le cousin Hector en retirant ses gants et en les laissant tomber dans son chapeau.

— Nous n’avons pas de domestique, dit-elle avec une certaine crânerie. Taterley est ici comme ami, notre très bon ami.

Elle jetait un aimable sourire à Caleb en parlant.

Caleb gardait le silence, il sentait son cœur s’élancer vers Ella.

— Vraiment, dit Hector en haussant les épaules, c’est un très intéressant intérieur ! Très intéressant !

Très fière de sa position nouvelle, Ella commença à préparer le thé, avec l’aide de Caleb. Le cousin Hector regardait ravi et suivait leurs mouvements avec le plus vif intérêt.

— Je suis vraiment heureux d’être venu rendre visite à mon jeune ami Donald, dit-il en s’adossant à sa chaise, le tête gravement inclinée de côté, J’étais venu faire la causette avec un garçon célibataire, je me trouve reçu par une charmante et jolie dame que j’ai l’honneur d’avoir pour parente. De telles surprises sont le soleil et la musique de la vie.

Le visage et l’attitude du cousin Hector prirent une expression de respect rêveur.

Ella, d’ailleurs, ne faisait aucune attention à ses manières fashionnables. Habituée qu’elle était à la sincérité, le ton hypocrite de la voix du cousin Hector lui portait sur les nerfs et ce lui était un grand soulagement d’avoir Taterley auprès d’elle.

— Et je pense que notre ami Donald est en pleine prospérité, sans nul doute, dit-il bientôt en sirotant son thé.

— Donald travaille beaucoup, reprit-elle.

— Ça ne veut pas dire nécessairement qu’il réussisse, fit Hector avec un sourire discret. La fortune est injuste dans la distribution de ses faveurs : elle est sourde à l’homme qui la supplie le plus. Je n’ai ni supplié, ni adoré la Fortune. Je ne suis rien, si je ne suis pas un honnête homme et je répète que je n’ai pas cherché la fortune, mais elle est venue à moi les mains pleines. Ainsi va le monde.

— Nous avons été très heureux d’apprendre votre bonne chance, dit Ella. Il secoua la tête d’un air de reproche et dit :

— Voyons ! soyez franche avec moi. N’avez-vous pas le sentiment que cet argent aurait dû vous échoir et que je suis un affreux accapareur qui détient votre bien ? Soyez franche, je vous en prie.

Elle se mit à rire d’un air confus et dit :

— Vraiment, je suis sûre que je n’ai jamais vu les choses sous ce jour-là, M. Krudar. L’oncle de Donald avait le droit de disposer de son argent, personne n’avait rien à y voir. Nous n’avons pas encore pensé à vous porter envie, ajouta-t-elle en souriant.

— Ah ! mais je crains bien que cela ne puisse vous arriver avec le temps, ajouta-t-il. Enlever à une souveraine la richesse qui lui était destinée, c’est un vrai crime !

Il baissa les yeux et la voix et ramassa ses pieds sous sa chaise, en s’y laissant glisser.

— Oh ! je vous assure que nous n’y avons pas pensé, M. Krudar, Pour nous, ce qui est fait est fait.

— Cependant, je vous assure que… reprit le cousin Hector, mais Caleb l’interrompit.

— Ce n’est pas très généreux, je trouve, M. Hector Krudar, de parler ainsi de votre fortune. Ne pouvez-vous pas considérer la chose pour un fait accompli ?

Le cousin Hector se retourna raide sur sa chaise, dévisageant son interlocuteur.

— Mon cher ami, dit-il lentement, avec une grande affabilité, il me semble que vous oubliez votre position ici, si j’ose le dire, je parlais à Mrs. Brett.

— Exactement, dit Caleb sèchement. Mais un gentleman ne parle pas d’argent à une dame. Cette dame a la bonté de m’appeler son ami, laissez-moi jouer le rôle d’ami et vous prier de lui parler d’autre chose que de ce misérable argent.

— Taterley ! s’écria Ella toute effarée.

— My dear Mrs. Brett. À propos, cette appellation me paraît bien cérémonieuse pour une aussi charmante parente. Laissez-moi vous supplier de ne pas faire attention aux remarques malséantes de ce vieillard. Il vous a évidemment forcés à le recevoir, comme il a tenté de le faire avec moi et il en prend un peu trop à son aise.

Le cousin Hector changea de sujet d’un air indifférent et s’appuya sur sa chaise, croisant élégamment ses jambes l’une sur l’autre.

Caleb s’avança d’un air irrité. Un rapide geste de la jeune femme lui imposa un moment silence et Caleb revint à la fenêtre.

— Il n’est guère nécessaire de parler de cela, dit Ella toute émue. Je suis fâchée que vous ayez à attendre Donald, il a été retenu plus tard qu’il ne le pensait, sans doute.

— Je ne puis le regretter, vraiment, reprit le cousin Hector… Autant que j’estime mon jeune ami, je suis forcé d’admettre que je…

— Voici Donald, s’écria Ella en s’élançant vers la porte et en l’ouvrant. Mais la porte grande ouverte, elle se recula désappointée.

— Je… je vous demande pardon, dit-elle à quelqu’un qui était dehors — quelqu’un qui entra d’un petit pas juvénile et saccadé et regarda tout autour dans la pièce.

Le cousin Hector murmura :

— Tiens ! l’adorable Milly. Et il resta assis silencieux.

— Oh ! je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris de venir ici de cette façon, sans cérémonie, dit Miss Prynne en ricanant, en rentrant sa tête dans les épaules. C’est très inconvenant et j’allais me sauver quand vous avez ouvert la porte, j’avais une envie folle de voir ce cher garçon qui est vraiment un parent à moi.

Elle aperçut le cousin Hector et se mit à rire de nouveau en le regardant avec une timidité affectée.

— Et voilà encore un affreux homme prêt à se moquer de moi. Le cousin Hector parut se réveiller aux réalités et se leva, saluant l’ « adorable Milly ».

— Si j’ose croire que vous faites allusion à moi, dit-il avec un air d’ interrogation, je proteste de toutes mes forces, car vous me faites grand tort. Je suis incapable de rire de vous. Soupirer pour vous, serait le terme plus juste, Miss Prynne.

Cette dernière rentra de nouveau sa tête entre ses épaules et lui fit un petit geste menaçant du doigt.

— Permettez-moi de faire les honneurs, dit le cousin Hector. Laissez-moi vous présenter Mrs. Donald Brett, la charmante compagne, dans cette vallée de larmes, de notre intéressant et jeune ami Donald. Voici, Mrs. Brett, c’est la toujours adorable Miss Milly Prynne.

Miss Prynne fit un geste d’étonnement.

— Marié ! s’écria-t-elle, vraiment, je ne m’en doutais pas. Oh ! vraiment ! il faut que je vous embrasse. Elle s’élança vers Ella qui se soumit poliment à ses caresses. Et vous vivez ici, dans cet endroit délicieux, d’une façon romantique, d’eau fraîche et… oh ! je n’ose prononcer l’autre mot, dit-elle en regardant de nouveau le cousin Hector. Vous ne vous doutez pas, ma cousine, à quel état de malice vous avez à faire. Jamais je ne suis tranquille près de lui.

Le cousin Hector protestait silencieusement, mais paraissait assez satisfait.

Sur ce, Miss Prynne se mit à faire le tour de la pièce, poussant de temps à autre des cris de joie et dérangeant tout, avec sa turbulence, en jetant des regards vers le cousin Hector, lequel faisait tous ses effort pour produire une impression sur Ella.

Caleb, près de la fenêtre, les regardait d’un air sombre. Ella lui jetait, de temps à autre, des regards désolés.

Miss Prynne poussa un dernier petit cri de désolation en regardant l’horloge.

— Mon Dieu ! je ne pensais pas qu’il fût si tard, je suis restée ici terriblement longtemps, pourquoi ne me l’a-t-on pas rappelé ? Je suis si affreusement oublieuse et étourdie, oui vraiment !

— Pour ma part, je n’aurais pas voulu dire un mot pour vous chasser, murmura le cousin Hector.

Miss Prynne lui adressa un autre petit sourire mutin, tendit la main au cousin Hector, puis revint de nouveau en courant.

— Oh ! vraiment, je ne puis aller si loin toute seule, je sors si rarement seule, ou je me perdrais, ou bien il m’arrivera d’horribles aventures.

Elle frissonna en jetant les yeux vers le cousin Hector. Ce gentleman prit une physionomie désolée.

— Il faut vraiment que je reste pour voir notre cher ami Donald, je l’ai attendu depuis trop longtemps, dit-il avec un profond soupir de regret. C’est vraiment très grossier de ma part, mais… mais je suis sûr que vous vous débrouillerez très bien toute seule, miss Prynne.

Il regarda Ella puis Caleb. Une idée subite lui était venue.

— Ou bien notre ami Taterley sera très heureux de vous accompagner. C’est un garçon très fidèle, Taterley, et très discret, ajouta-t-il plus bas. Alors, je pourrai finir mon intéressante petite causerie avec cette chère Mrs. Brett.

Caleb répondit enfin avec un accent inimitable :

— Je suis au regret, dit-il, mais je dois attendre M. Brett. D’ailleurs, je ne puis jamais sortir à cette heure-ci.

— Oh ! je suis bien certain que M. Brett ne vous en voudra nullement si vous sortez, reprit Hector avec une belle assurance. Vous pouvez laisser Mrs. Brett seule chez elle, voyons !

— Est-ce que vous ne pouvez pas la ramener vous-même ? répliqua Caleb.

Il s’était rapproché de la table et le cousin Hector se tourna vers lui.

— Ramenez cette adorable créature chez elle, Taterley. Faites ce que je vous dis.

Caleb regarda bien en face le cousin Hector, puis il lui lança :

— Allez au Diable !

Puis il lui tourna le dos.

Le cousin Hector le regarda avec un sourire grimaçant et, se tournant vers les femmes qui attendaient l’issue de cette scène :

— Devant l’appel de la beauté, je suis toujours prêt à m’incliner, dit-il.

Il attendait un geste d’Ella pour le retenir, mais celle-ci se contenta de lui tendre la main.

— Au revoir, M. Krudar, dit-elle.

Il lui retint la main un moment dans les siennes.

— J’espère que nous nous reverrons tôt, bientôt, dit-il. Rappelez-moi au souvenir de ce cher garçon.

— Venez-vous, cher ami Krudar ? s’écria miss Prynne sur le seuil.

Le cousin Hector la regarda un instant, puis ses yeux se tournèrent vers Caleb et il suivit « l’adorable Milly » avec toute la galante sollicitude dont il était capable.


CHAPITRE XI

à propos d’une ombre redoutable et de quelques malédictions.


Les jours heureux de la lune de miel passés, Donald, pour assurer le pain quotidien, dut travailler sans relâche, mais la belle confiance commençait à défaillir dans son cœur et il travaillait désormais avec une croissante anxiété. Sa jeune femme le regardait inquiète, cherchant sur le visage de son mari cette assurance qui la faisait si forte et elle frissonnait de le voir si soucieux.

Un jour, assise sur les genoux de Donald, la tête inclinée sur lui, Donald fut surpris de voir qu’elle ne répondait pas à une question qu’il venait de lui poser. Il la répéta, mais, ne recevant pas de réponse, il se pencha sur elle, la palpant de ses mains et, tout d’un coup, il cria à Caleb de venir. Ella s’était complètement évanouie.

Donald la souleva dans ses bras et la porta dans sa chambre. Caleb en hâte prit son chapeau pour aller chercher un docteur.

Elle avait repris connaissance quand ils rentrèrent et elle leur dit en riant qu’elle était rétablie. Le docteur prit la chose légèrement, parla d’un changement de vie nécessaire, d’air, d’une alimentation fortifiante et promit de revenir le matin suivant. Mais Ella, le lendemain, dit à Donald qu’elle se sentait très fatiguée et ne pourrait pas se lever.

Donald quitta la chambre, regarda son déjeuner sans le toucher, essaya de fumer et attendit avec impatience la venue de Taterley.

Caleb arriva de bonne heure, avec une crainte étrange dans les yeux.

— Est-elle mieux ? demanda-t-il à voix basse.

Donald, qui s’occupait de sa pipe, ne leva pas les yeux et répondit :

— Je le pense, je l’espère, elle dort, elle dit qu’elle est très fatiguée.

Caleb ne voulait pas manger. Il lui semblait que si Donald savait qui il était, il voudrait le battre et le maudire.

Le docteur ne manqua pas de venir. C’était un brave homme, très gai. Il hocha la tête vivement et entra dans la chambre avec Donald. Caleb écoutait de toutes ses oreilles. Le son des voix lui parvenait et il pouvait même entendre un petit rire vague. Les deux hommes reparurent, le docteur donnant quelques instructions sur le seuil de la porte. Puis, il prit, dans l’atelier, son chapeau et ses gants.

— Est-ce qu’elle sort beaucoup, demanda-t-il ? en se tournant vers Donald.

— Très peu, répondit celui-ci.

— Ah ! faites-la sortir le plus possible. Elle n’est pas forte, dit-il. Sortez-la. amusez-la, une soirée au théâtre de temps en temps. Mieux encore, menez-la à la campagne, au milieu des fleurs et des oiseaux. Il ne faut pas enfermer ainsi une si jolie petite créature. Et nourrissez-la bien. Du vin, et tout ce qui lui plaira.

— Oui, dit Donald d’une voix sourde, sans presque le regarder.

— Je repasserai, dit le docteur en mettant ses gants, afin de voir comment elle va. Mes remèdes ne lui feront pas grand bien, mais menez-la sous le ciel bleu, elle redeviendra vite gaie et bien portante. Bonjour.

Donald resta pendant un moment dans la même attitude, après le départ du médecin, puis il se tourna vers Caleb d’un geste las.

— L’entendez-vous, Taterley, entendez-vous ce qu’il dit ? L’emmener vers le ciel bleu et lui donner tout ce qu’elle désire. Mon Dieu, si je le pouvais !

Caleb se détourna. Il s’enfonçait les ongles dans ses mains.

Le jeune homme continua :

— J’ai tout essayé… Il me semble, parfois ; que je suis une brute, un lâche de l’avoir épousée.

Il rentra dans la chambre pour voir Ella, mais il en ressortit aussitôt pour dire à Caleb qu’elle le demandait.

Caleb entra à pas légers, le dos courbé. Elle le fit s’asseoir à côté d’elle et lui prit la main.

— Mon Dieu ! que vous avez l’air troublé, mon cher Taterley, dit-elle. Ne vous tourmentez pas, je vais guérir bientôt et je redeviendrai forte. Je suis sans doute une petite sotte, mais quand je pense à mon pauvre Donald qui travaille tant et qui se fait tant de mauvais sang pour moi, oh ! Taterley, il me semble que je vais pleurer.

Elle tourna son visage vers Taterley et ses larmes coulèrent.

Taterley, posant sa main sur la tête d’Ella, fit de son mieux pour apaiser son chagrin. Ella, pressant cette main contre sa joue, y posa ses lèvres.

Enfin, Ella se leva au bout de quelques jours, elle sortit de sa chambre, souriante et pâle, et vint regarder Donald travailler. Mais elle dut venir se recoucher, après avoir avoué à Caleb qu’elle ne se sentait pas encore bien forte ; mais qu’elle espérait se relever de nouveau le lendemain.

Donald et Caleb, sans se l’avouer l’un à l’autre, vivaient de longues journées de pain et de fromage, faisant un grand bruit d’assiette et de fourchette pour la tromper et pouvoir lui acheter ce qu’ordonnait le médecin, instants de bonheur qu’ils eurent durant cette lugubre période furent dûs au succès de cette petite supercherie.

Donald travaillait avec fureur. Il courait à droite et à gauche avec ses tableaux, dans l’espoir d’en tirer quelque argent. Le docteur vit l’impuissance de leurs efforts et perdit patience.

Un jour, Caleb était assis près d’Ella, il lui tenait silencieusement la main :

— Vous me trouvez très bête, sans doute, dit-elle très bas, mais quand je suis couchée là, je pense, je pense, je pense. J’ai le temps de penser, Taterley, et je pense tout le temps à Donald, à mon Donald.

— Il n’y a rien de bête à cela, reprit Taterley.

— Non, mais ce sont des pensées bêtes que j’ai. Je pense, quelquefois, cher Taterley, que je ne me rétablirai jamais et, alors, sa voix trembla. Supposons-le, que deviendrait mon mari s’il était tout seul au monde ?

Elle cacha son visage dans les bras de Taterley et il la sentit trembler des pieds à la tête. Il restait assis, immobile, pâle, effaré, regardant droit devant lui.

— Je n’ai pas peur, Taterley, dit-elle, mais je me sens de plus en plus faible. Écoutez, je ne le lui dis jamais, mais je donnerais… je ne sais pas ce que je donnerais pour m’en aller loin de cette triste chambre, loin des rues sombres. Ne me trouvez-vous pas bien égoïste ?

— Ah ! non, Dieu sait que vous ne l’êtes pas, ma chère enfant, dit Taterley d’une voix enrouée par l’émotion.

— Nous devrions être si heureux ! Nous avons été si heureux, continua-t-elle. Ça a été comme un conte de fée, malgré toutes nos misères. Seulement, je m’effraie, parfois, le monde me semble dur et nous sommes jeunes et bien désarmés, Taterley. Je veux guérir et vivre, pour l’amour de mon Donald.

— Chut ! Chut ! pour l’amour de Dieu, ma petite enfant, dit Taterley en se jetant à genoux à côté d’elle et en se couvrant le visage de ses mains tremblantes.

— Là, là, je vous ai effrayé, dit Ella avec un petit rire faible, en passant sa main légère sur la tête de Taterley. Vous êtes tous deux si bons pour moi, vous m’aimez tant, vous et Donald, que je m’en veux d’être là inutile, à vous tracasser. Mais tout s’arrangera, Taterley, mon cher, n’est-ce pas ? tout s’arrangera.

Elle prit le vieux visage de Taterley dans ses mains et lui sourit. Il y avait dans sa voix un petit accent de doute qui serra le cœur de Taterley.

— Oui, tout doit s’arranger bientôt, dit-il à voix basse.

Caleb Fry se promena dans les rues pendant toute la journée. Il avait faim, il était harassé, mille pensées contraires se présentaient à lui, incessantes, se succédant obsédantes, pour revenir sans cesse dans sa hantise.

— Les voir heureux, sans tracas, pensait-il. Savoir qu’aucun malheur ne peut les atteindre. Leur rendre ce qu’ils auraient dû avoir.

Et, maintenant, pour tout cela, il est trop tard ! Caleb s’arrêta et hocha la tête.

Qui le croirait, qui comprendrait les motifs de son silence ? Et eux, voudraient-ils accepter quelque chose de ce Caleb Fry ? Non, tout ce qui peut être fait doit l’être par Taterley. Qu’aurait fait Taterley ?

Cette éternelle question le rappela à lui-même. Il revint à l’atelier, plongé dans ses profondes réflexions, mais d’un pas plus décidé. Taterley était un être irresponsable, qui ne pouvait agir que par impulsion : Caleb sourit à cette pensée.

Il resta assis en compagnie de Donald, dans l’obscurité, causant à voix basse, le jeune homme presque inconscient, avouant tout le trouble de son âme.

— Ce spectacle me tue de la voir étendue là, si douce, si tendre, si brave, sachant que je ne puis rien. J’ai autant d’audace et de fermeté que les autres hommes, mais devant elle, Taterley, je commence à perdre courage.

— Non, non, il ne faut pas dire cela, fit Taterley en tendant la main vers lui. Donald prit cette main et la tint serrée dans la sienne.

— Je ne puis m’empêcher de penser quelquefois, continua le jeune homme, combien tout eût été différent, si mon oncle avait tenu ses promesses. Je n’ai peut-être pas le droit de le dire ; sans doute, je ne devrais dépendre que de moi-même, mais je ne puis m’empêcher de me souvenir qu’il a aussi ruiné le père d’Ella et l’a laissée sans ressources.

Il se leva, se promena dans la pièce, parlant à mi-voix pour ne pas réveiller Ella.

— Je me demande s’il est possible que votre misérable vieux maître sache ce que nous savons, qu’il sache tout ce que nous avons souffert. Caleb était immobile, respirant à peine.

— Je crois qu’il doit le savoir et il le regrette peut-être.

— Pas lui, dit Donald amèrement. Je ne puis croire qu’il regrette quelque chose. Pour moi, ça me serait égal, je trouverais bien toujours une croûte à me mettre sous la dent, mais c’est à Ella que je pense. Croyez-vous, Taterley, dites-moi, croyez-vous honnêtement que j’ai bien fait d’épouser Ella ? N’aurait-il pas été mieux de la laisser aller de son côté, peut-être, qui sait ? Elle aurait épousé un autre homme, qui l’aurait… Oh ! non, je n’y puis penser. Il fallait que nous nous aimions, Taterley, c’était écrit, j’en suis certain.

Donald s’assit et le silence se fit dans la petite pièce.

— Je ne puis m’empêcher de penser à l’oncle Caleb, reprit bientôt Donald. Je me souviens que ma mère me parlait de lui, je n’étais qu’un enfant à cette époque, mais elle me parlait souvent de lui, elle avait confiance en lui. Voulez-vous bien que je vous en parle, Taterley ? dit-il. Je me souviens, mon pauvre vieux, vous m’avez dit que vous l’avez aimée.

— J’aime à vous en entendre parler, répondit Taterley.

— Elle m’en parlait toujours comme d’un homme rempli d’amertume, mais qui valait mieux et qui était plus doux qu’on ne le pensait. Je ne puis m’expliquer ceci, sinon en me disant qu’une femme aussi bonne découvre toujours des qualités dans un être à qui elle garde son affection, si mauvais soit-il, sans doute. Eh bien ! n’en parlons plus, Taterley, il est mort ! ce n’est pas bien d’en parler et il a fait quelque chose de bon dans sa vie, il a laissé Taterley derrière lui, cher Taterley !

Caleb était assis inerte, faisant à peine attention à ce que lui disait son interlocuteur. Toutes les pensées tumultueuses qui l’avaient agité ce jour-là lui revenaient à l’esprit, avec la vision du cousin Hector tout occupé à boire sans cesse, devant les yeux.

— Je ne suis pas un paresseux et je n’ai pas envie de vivre aux crochets des autres, Taterley, mais j’ai pensé aujourd’hui comme ce serait splendide si… mais à quoi bon raconter ces rêves stupides ?

Il s’arrêta avec un rire bref.

— Oui, dites-moi ce que vous avez pensé, dit Taterley en se penchant vers lui,

— Eh bien, je pensais si tout à coup on frappait à ma porte et qu’on entrât. Oh ! c’est une bêtise. Oui, qu’on entrât et que ce soit un avoué qui entre, qu’un parent inconnu et généreux, dont nous n’avons jamais entendu parler, nous laissât une grande fortune, que nous n’eussions jamais plus le souci de notre pain de chaque jour ! que nous n’eussions plus qu’à travailler pour l’amour du travail et que nous n’eussions plus qu’une occupation : être heureux ! Alors, Taterley, alors, je l’emmènerais loin de cet affreux Londres, je verrais la gaieté revenir dans ses yeux, les couleurs reparaître sur ses joues et la joie dans sa voix ! et… Mais à quoi bon parler de ça, je suis fou de faire ces rêves. J’ai perdu tout espoir, Taterley.

— Mais il ne le faut pas, mon garçon, vous ne le devez pas. Pensez à elle, fixez votre esprit sur elle, pensez à celle qui sera heureuse, riche et gaie ! Tout s’arrangera, il faut que tout s’arrange. Voyez, Taterley a bien vu ce qu’il fallait faire, ne croyez-vous pas qu’il a eu raison ?

— Pardieu ! Taterley, vous me donnez du cœur ! s’écria Donald. Quel misérable je fais de me laisser aller ainsi ! Pensez combien de jeunes gens seraient heureux d’être à ma place, même dans ma misère, pour pouvoir être son mari.

Il s’arrêta, sa voix s’était radoucie.

— Ma petite femme ! dit-il.

Caleb se leva vivement et, cherchant autour de lui son chapeau, il dit :

— Il faut que je sorte, puis-je la voir auparavant ?

— Sans doute, Taterley ; elle dort, je crois. J’allume une bougie.

Il fit flamber l’allumette et leurs deux visages brillèrent dans la flamme. Caleb prit la bougie sur la table.

— Je veux seulement regarder la petite dame un moment, dit-il. Donald lui fit signé de la main et le vieillard entra dans la chambre.

Elle dormait paisiblement, se cachant la joue d’une main. Il resta un moment à la regarder, ses lèvres s’agitaient, bien qu’il n’articulât pas un mot. Quelque chose de brillant remplit ses yeux et glissa le long de ses vieilles joues ridées. Il quitta sans bruit la pièce et posa sa bougie.

— Bonsoir ! dit-il à Donald sans lever les yeux et en frottant son vieux chapeau.

— Bonsoir, Taterley ! dit Donald.

Il alla vers la porte, l’ouvrit et revint :

— Bonsoir ! répéta-t-il en tendant timidement la main.

Donald se tourna rapidement, vit la main et la serra en rougissant.

— Bonsoir, cher vieux Taterley, dit-il, bonsoir !

Caleb regarda encore tout autour de lui et s’en fut dans la nuit.


CHAPITRE XII

encore des malédictions, une question de propriété, un cambriolage.


Caleb Fry avait eu un moment l’idée de faire revivre le vieux Caleb Fry, ne fut-ce que sous l’apparence d’un fantôme, d’un épouvantail pour forcer encore Hector à faire quelque chose, puis de disparaître encore dans sa tombe. Mais le seul spectre qu’il pouvait faire paraître eût été un si piteux spectacle, un tel épouvantail, le vent aurait si visiblement fait flotter ses vêtements, il aurait tellement oublié ses vieux tics, qu’il renonça à cette idée.

Il arriva donc que ce fut un très parfait et réel Taterley qui se promenait ce soir-là dans les rues, un Taterley fort de l’héritage de confiance et d’affection qu’il avait su gagner et prêt à tout pour réussir dans la mission qu’il s’était tracée.

Il sentait encore dans sa main le contact de celle de cette gentille enfant et cela lui donnait la force de tenter les aventures les plus désespérées.

Il était saisi d’une telle intrépidité qu’il marcha directement et rapidement dans la direction de Bloomsbury, les dents serrées et une flamme de détermination dans les yeux. La soirée était très avancée, mais il ne s’arrêta pas avant d’arriver à la maison dans laquelle, pendant tant d’années, il avait vécu sa sombre vie, en compagnie de Taterley.

Par chance, la porte était ouverte ; Mrs Jobson étant sans doute sortie, soit pour faire une visite dans le voisinage immédiat, soit pour faire quelque emplette. Caleb se glissa dans la maison, monta tranquillement l’escalier et frappa d’un coup sec à la porte où était le cousin Hector. Tournant le bouton, il entra, prêt à un accueil irrité, mais il entra sans broncher.

La pièce était vidé, un bon petit feu bien garni brillait dans la grille et les lampes d’argent étaient allumées.

Une bouteille de cognac et une boîte de cigares étaient posées sur la table. Des verres étaient préparés sur le buffet. On attendait évidemment M. Krudar et la propriétaire avait tout préparé en conséquence.

Caleb jeta un regard autour de lui, les coins de sa bouche étaient crispés et il s’assit en attendant.

— Mon appartement ! mon argent ! grommelait-il ; Vraiment, j’ai le droit. Il faut qu’il me donne quelque chose pour eux. Ils ne mourront pas de faim pendant que…

Il s’arrêta et regarda autour de lui.

Des pas dans l’escalier… Caleb se leva frémissant. Il se tourna, comptant machinalement les pas, gravissant les marches et s’approchant. Soudain, il crut s’apercevoir que ces pas étaient fort irréguliers. Un pas était ferme, l’autre lourd et incertain. Il attendit surpris, ses yeux tournés vers la porte tombèrent sur la bouteille de liqueur. Il avait compris.

— Ivre ! dit-il tout bas avec une joie secrète. Il est ivre !

Le bouton de la porte tourna dans la serrure et le cousin Hector resta sur la porte, le chapeau en arrière de sa tête. Il oscillait contre la porte. Il jeta un coup d’œil ahuri et d’une gravité comique vers Caleb.

— Alors, vous voilà, hein ? dit-il en entrant dans la chambre et en faisant tomber brusquement son chapeau sur la table. Il posa ses deux mains sur la table et se penchant vers Caleb, cette fois, il le regarda d’un air tragique.

— Je voulais justement vous voir au sujet de quelque chose de très important, dit-il. Que diable est-ce que c’était ? Il remuait la tête, souriait et fronçait le front en même temps.

— Ah oui, ah ! c’est à propos de la jeune femme. Ah ! je sais. Qu’est-ce qui vous prend de venir ici et d’insulter une dame, hein ? Ça ne fait rien, ça ne fait rien, je vous pardonne. N’en parlez plus, mais que ça n’arrive plus, voilà tout. Prenant une physionomie pleine de sérénité, il fit le tour de la table, Enfin, il parvint à s’asseoir.

— Par Jupiter ! dit-il, quelle nuit ! En voilà un tas de bons garçons joyeux, pleins de cœur… Eh bien, Taterley, que puis-je faire pour vous ?

Il leva les yeux et regarda Taterley d’un air encourageant.

Caleb le regardait, dégoûté. Il s’était à peine remis en voyant la nouvelle tournure qu’avaient pris les événements. Il ne savait que dire.

— Vous êtes un satané rigolo, Taterley, dit le cousin, prenant la bouteille de liqueur dans sa main tremblante et cherchant un verre autour de lui. Donnez-moi un verre, Taterley ?

Caleb allongea la main pour prendre un verre et le lui tendit. Il le regardait verser la liqueur d’une main mal assurée.

— Je voulais vous voir, dit-il, faute de trouver autre chose.

— Eh bien, vous me voyez, Taterley, reprit l’autre d’un air gâteux en remuant la bouteille d’une main et en jetant un coup d’œil sur le verre vide. Pas le cousin des jours passés, qui devait faire attention aux moindres shillings, mais Hector Krudar Esqre, qui se fiche pas mal d’un shilling ou de deux et même d’une livre ou de deux et qui sait dépenser son argent, Taterley, mon garçon.

— Oui, je vais vous apprendre à le dépenser, marmottait Caleb. Et il s’assit résolument de l’autre côté de la table, en face du cousin Hector. Écoutez-moi, dit-il, voyons, réveillez-vous.

— Ne soyez pas si dégoûtamment impertinent, Taterley, dit Hector avec une grande dignité et en faisant une tentative infructueuse pour se redresser Restez à votre place, Taterley.

— Je sais comme vous êtes prêt à dépenser de l’argent, dit Caleb avec une ironie qui fut perdue pour son interlocuteur. Je veux que vous en dépensiez. Je veux que vous m’en donniez. Voyons, me comprenez-vous ?

— Que je vous en donne ? dit en riant le cousin Hector. Pourquoi ?

— Mais, pour moi, naturellement, dit Caleb.

— Sottises ! ne me dites pas ça. Vous en voulez pour le jeune imbécile et sa charmante femme. Qu’ils, aillent au diable. C’est pour eux que vous en voulez, vieille canaille !

Caleb renfonça l’injure qui lui montait aux lèvres.

— Eh bien ? Et puis, après ? Ils en ont assez besoin, Dieu le sait, dit Caleb comme se parlant à lui-même.

— Pas un penny, Taterley, dit le cousin Hector avec fermeté. Ils n’avaient pas le droit de se marier.

Caleb regarda autour de lui, impuissant et affolé. Le cousin Hector se versa encore un verre, but et se leva chancelant, en proie à une crise de vanité d’ivrogne.

— Ah ! oui, je dépense de l’argent, vous pouvez me croire ! Mais je commence seulement, je vais étonner le monde autour de moi. Il en a laissé un tas, regardez, Taterley, regardez, mon garçon.

Il se retourna et, se cramponnant aux meubles, il vint ouvrir le tiroir de son bureau, dont il remua le contenu, renversant les billets de banque autour de lui.

— Voyez, Taterley, voyez, dit-il. Il y a là dix-huit ou vingt mille livres, je vais donner tout ça demain. J’ai acheté une jolie petite maison dans l’Essex. J’y vivrai comme un grand seigneur, Taterley.

Taterley ne quittait pas de vue les billets.

— Le vieux toqué qui me vend sa maison veut être payé en billets, alors je lui donnerai ça demain. Il faudra venir m’y rendre visite, Taterley.

— Oui, oui, dit Caleb en remarquant où il remettait les billets dans le tiroir. Naturellement, j’irai vous voir.

Il se tourna vivement et, d’un geste rapide, il versa encore un verre de cognac dans le verre vide du cousin.

— Voyons, dit-il, buvons à la jolie petite maison, buvons à Squire Krudar.

— Oui, oui, c’est bien bon à vous, s’écria le cousin Hector en refermant d’un coup sec le tiroir de son secrétaire et en saisissant le verre.

— Squire, squire Krudar. Parfait, parfait. Taterley, vous êtes un gaillard sublime. Taterley, vous prenez un verre. Buvez un coup, servez-vous.

Caleb prit un verre sur le buffet st se versa quelques gouttes de liqueur. Pendant que cousin Hector sifflait sa boisson, Caleb jeta le contenu du verre sur le tapis, puis fît claquer ses lèvres.

— Remplissez les verres, Taterley, s’écria Hector. Pas d’eau, c’est si dégoûtant le goût de l’eau !

Et, au comble de la gaieté, il posa son verre sur la table.

— Mais oui, il ne faut pas prendre d’eau, s’écria Caleb. L’eau est bonne pour le bétail, on le boira comme ça. Allons-y maintenant.

Tout à fait ivre, le cousin Hector laissa tomber sa tête chancelante sur la table, se cramponna un instant, oscilla et, enfin, s’écroula sur le sol, immobile sans un soupir.

— Reste là, brute, dit Taterley, en poussant du pied le bras du cousin Hector. Reste à cuver ton ivresse, il te faudra du temps pour te souvenir de ce qui s’est passé. Je croirai à la Providence après ceci. Il se pencha pour regarder le visage rougi du dormeur. Et maintenant, ma petite dame, occupons-nous de votre fortune.

Il ouvrit doucement le tiroir, en regardant autour de lui. Tout était tranquille dans la maison, on n’entendait rien que le bruit du souffle de l’ivrogne. En sortant les billets, que le cousin Hector avait remis tant bien que mal dans une enveloppe, sa main tremblait.

— Deux mille livres à moi, ah, c’est bizarre de penser que Caleb Fry rentre chez lui pour voler son propre argent, pour le donner.

Il se mit à rire à cette pensée, remit les billets dans l’enveloppe, la plaça dans sa poche et boutonna son misérable paletot tout élimé. Et, après avoir jeté un regard sur le cousin Hector endormi, il sortit sans faire le moindre bruit.

Il descendit les escaliers avec précautions, s’arrêta un instant, puis ouvrit doucement la porte et s’en alla paisiblement à travers les rues désertes.

— Il est engourdi pour au moins douze heures, se dit Caleb, il mettra encore du temps avant de reprendre ses sens.

Mais quelque chose, sans doute, avait dérangé le sommeil d’ivresse du cousin Hector. Il avait dû battre les murailles et renverser les meubles, car quelques heures plus tard, le voisinage était réveillé par la lueur d’un incendie. La maison était vieille, le feu gagna très vite et une échelle de secours arriva juste à temps pour aider au sauvetage du cousin Hector, à moitié asphyxié dans l’étage en flammes. Les beaux meubles flambaient et les pompiers mirent un certain temps à se rendre maîtres du feu.

Mais Caleb Fry ne savait rien de tout cela, il dormait dans sa chambrette en tenant enlacé contre sa poitrine la petite fortune d’Ella.


CHAPITRE XIII

à propos de vieilles habitudes, de nouveaux billets et d’un legs.


Caleb s’assit sur son petit lit le lendemain matin et se mit à examiner sa future ligne de conduite.

— Il faut, se dit-il, me rappeler d’abord que je suis Taterley. Il faut aussi me rappeler que j’ai volé deux mille livres. Comme Caleb Fry, c’est mon droit, incontestablement ; en tant que Taterley, je suis un voleur.

Cette pensée l’apaisa. Il était indifférent à ce qui pouvait lui arriver.

Puis sa pensée revint à Donald et à Ella. Il ramassa le peu qu’il possédait dans cette chambre et prit son chapeau.

— Allons, Taterley, s’écria-t-il en se frappant la poitrine et l’œil brillant d’un éclat inusité, il faut jouer, et gagner la partie sans regarder en arrière. Voyons, quand il va se souvenir que j’étais là et qu’il va s’apercevoir de la disparition des billets, il va crier comme un beau diable. Il n’y a qu’un endroit où il puisse venir me chercher : ici ou chez eux. Il faut que je disparaisse pendant quelque temps.

Il appela les propriétaires de sa chambre, paya ce qu’il devait avec un peu de monnaie qu’il avait en poche. Désormais, il était sans gîte.

Il était de très bonne heure, Caleb se glissa dans un cabaret obscur, où il se fît servir un petit repas qui ne lui coûta que quelques sous et prit un journal.

— Deux mille livres ! se disait-il tout bas en ouvrant le journal. Ici, il nous faut Caleb Fry pendant un moment. Qu’aurait-il fait de ces deux mille livres, Caleb Fry ?

Il avait trouvé la page qu’il cherchait et sa voix s’éteignit. Il resta là une demi-heure, lisant attentivement, levant le regard de temps à autre pour surveiller le boxe dans lequel il était installé ; ses lèvres minces s’agitaient.

Caleb Fry revenait à la vie, en possession de toutes ses facultés.

Il posa sur un bout de papier plusieurs chiffres, paya son repas et sortit.

Dans le grand bureau d’un journal, il feuilleta de nouveau une gazette, regardant toujours à la même page et inscrivant de nouveau des chiffres.

Et la somme qu’il avait dans la tête grossissait et se multipliait, de sorte que les deux mille livres qu’il portait dans sa poche arrivaient à devenir vingt et quarante mille livres !

Il flâna là toute l’après-midi. Puis, il se rendit dans des bureaux situés dans un sous-sol, avec l’aisance de quelqu’un à qui ces endroits sont familiers.

— Je me demande si Anistie me reconnaîtra, dit-il tout bas, en s’arrêtant un moment à la porte.

Il entra hardiment dans le bureau et, après un instant, trouva celui qu’il cherchait. M. Anistie était penché sur un pupitre, sans lever les yeux. Pourtant, le bruit de la porte qui se refermait le fit se redresser. Il regarda fixement Caleb pendant que le vieillard s’avançait vers lui.

— Mon nom est Taterley, dit Caleb.

L’agent de change sourit avec embarras et s’excusa.

— Je vous demande bien pardon, dit-il, mais vous m’avez un peu surpris, votre ressemblance avec quelqu’un qui faisait beaucoup d’affaires avec moi, m’a saisi. C’est tout à fait remarquable. Je vois bien la différence à présent, mais au premier moment… Voulez-vous vous asseoir ?

— À qui faisiez-vous donc allusion ? demanda Caleb avec un sourire.

— À un certain Caleb Fry, qui est mort subitement il y a quelque temps, m’a-t-on dit. Un homme d’affaires très fort, très fort, monsieur.

— On me l’avait bien dit, je l’ai connu, dit Caleb.

— C’est encore plus remarquable, dit l’agent de change. Oserai-je vous demander si c’était votre père ?

— Oh ! grand Dieu, non, j’étais simplement son domestique. Je lui ai entendu parler de vous et j’ai eu l’idée de venir vous trouver. J’ai un peu d’argent pour spéculer.

— Je vois, je vois, dit M. Anistie en souriant. Feu M. Fry vous a laissé quelque chose et vous voulez marcher sur sa trace, hein ? À propos, il a dû laisser une belle fortune ?

— Oh ! très belle, dit Caleb en sortant l’enveloppe de sa poitrine.

Quelques minutes de conversation convainquirent l’agent de change qu’il causait avec un homme d’affaires. Caleb lui parla des actions qu’il comptait acheter et il remit ses deux mille livres de couverture.

— Vous vendrez au chiffre que je vous ai indiqué, dit Caleb en se levant.

— Je pense que cela peut atteindre ce chiffre, monsieur Taterley, mais c’est une affaire risquée, dit l’agent de change en haussant les épaules.

— Je suis bien tranquille, ce sera fait rapidement, en quelques heures, peut-être. Je passerai demain. Bonjour.

Caleb, saisi de fièvre, erra le reste du jour et une partie de la nuit. Il se demandait ce que faisaient Donald et Ella, il avait soif de les voir. Leur avait-il manqué ? Étaient-ils tristes de son absence inexpliquée ?

Durant ces heures tourmentées, il ne prit pour ainsi dire ni nourriture, ni repos. Le matin le trouva encore déambulant dans la Cité.

L’après-midi, il revint dans l’office de l’agent de change.

Anistie le regarda avec respect et lui serra les mains.

— Eh bien, vous avez vendu, dit Caleb d’un ton anxieux.

— Oui, votre chiffre a été atteint cette après-midi et nous avons liquidé de suite. Je vous félicite, monsieur Taterley.

— Je savais bien que j’avais raison, dit Caleb lentement.

— La chance vous a accompagné. Vous devriez continuer. Caleb hocha la tête.

— Non, fit-il, c’est fini. C’est la première et la dernière fois.

— Alors, je suppose que vous voulez votre argent, monsieur Taterley ? Voulez-vous que je vous donne un chèque ?

— S’il vous plaît, dit Caleb. Naturellement, vous prendrez votre commission, ajouta-t-il, en feignant l’ignorance.

— Naturellement, reprit l’agent de change souriant. C’est une grosse somme, monsieur Taterley, vous avez été heureux, près de cinquante mille livres.

Il écrivait rapidement en parlant.

— Il me vient à l’idée que vos banquiers pourraient hésiter à me payer une telle somme, ils ne me connaissent pas et… il jeta un regard sur ses habits usés.

— Oh ! nous pouvons surmonter cette difficulté, cher monsieur, dit Anistie, Voulez-vous encaisser, ou…

— Oui… encaisser.

— Très bien, je vais envoyer mon premier clerc avec vous, on le connaît. Envoyez-moi M. Smithson de suite.

M. Smithson parut et Anistie leva les yeux.

— Allez en face, à la banque, avec monsieur, Smithson. Il a un fort chèque à encaisser, dites-leur que tout est en règle, qu’ils peuvent payer, voulez-vous ? Caleb se leva, prit le chèque, serra les mains d’Anistie et sortit en lui disant :

— Je vous suis très obligé.

Bientôt il se trouva dehors, son rêve devenu une réalité, l’argent dans sa poche en billets de banque.

Même alors il ne pensa ni à boire ni à manger. Son visage hagard, usé, mais triomphant était toujours tourné vers la même direction et une heure après avoir touché le chèque, il se trouvait chez un jeune avoué, un homme de la droiture duquel il avait jadis entendu parler.

L’avoué fut sans doute très surpris de la mission dont le chargeait le vieil homme, mais il ne le montra pas. Caleb fut, selon son habitude, sarcastique.

— Je n’ai pas beaucoup de confiance, en général, dans les avoués, dit-il, mais en cette occasion j’ai besoin d’avoir recours à leurs services.

Il sortit les billets de banque de sa poche et les mit sur la table.

— Veuillez écouter avec la plus grande attention ce que j’ai à vous dire.

— Je suis toute attention, monsieur.

— J’ai là une somme de plus de quarante mille livres. Je desire déposer cette somme à une banque au nom de M. Donald Brett. Je vous donnerai tous les détails par écrit. Vous vous demandez, sans doute, pourquoi je ne fais pas cela moi-même. Je puis vous dire qu’il m’est impossible de me montrer en cette affaire, à un point de vue purement sentimental : ce jeune homme ne doit pas savoir d’où vient l’argent.

— Mais il posera sans doute des questions ?

— Naturellement, il le fera. Vous lui direz que cet argent lui vient d’un vieil ami de sa mère, que cet ami est mort aussi et n’a pas voulu être nommé. Vous pourrez dire cela sans scrupule, car c’est la pure vérité.

— Oui, je crois que je comprends, dit l’avoué. Je dois déposer l’argent à la banque, sous le nom de ce jeune homme, je dois le présenter aux banquiers, tout aplanir pour lui, afin de le mettre rapidement en possession de ces fonds ?

— Exactement, c’est bien ça, dit Caleb ravi. Soyez aussi vague que vous voudrez avec lui, l’essentiel c’est qu’il ait rapidement cet argent. Dites aussi que son bienfaiteur a stipulé qu’il ne doit parler à personne de cette fortune, ni de la manière dont elle lui est venue, à personne, excepté à sa femme.

— Oh ! notre jeune ami est marié, alors ? demanda l’avoué.

— Certainement, certainement. Voilà l’argent.

Et Caleb remit la somme à l’avoué, après en avoir extrait deux mille livres, qu’il mit dans sa poche après un instant d’hésitation.

Il arrangea tous les détails ; paya toutes les dépenses et reçut un papier bien rédigé, tout à fait en règle. Toutes les formalités enfin accomplies, il sortit affaibli, étourdi, mais le cœur battant de joie.

— Plus de tristesse pour ma petite Ella. Je n’ai rien à craindre d’eux, je les connais assez pour savoir qu’ils emploieront bien cet argent.

Il pleurait presque de joie à l’idée de son triomphe. Il parcourait les rues en parlant tout seul.

Le souvenir des deux mille livres dérobées au cousin Hector lui revint.

— Pourquoi les lui rendre ? se dit-il. Si l’on me met en prison, qu’est-ce que ça fait ? Je me moquerai de lui devant la Cour. Ah ! mais on pourrait savoir, retrouver la trace des billets. Dieu ! on les volerait encore et on les punirait peut-être de ce que j’ai fait. Non, ça ne se peut pas. C’est dur de lui rendre cet argent et de ne pas lui infliger le châtiment de cette perte. Et, cependant, il le faut.

Il alla donc chez un papetier, fit emplette d’une grosse enveloppe et d’une feuille de papier. Il avait encore quelques pences en poche.

Dans une boutique de thé, il se fit servir un peu de café et là, seul, dans un coin retiré, il griffonna un billet.

« J’ai pris votre argent pendant que vous étiez ivre, je vous le renvoie, non pas parce que j’ai peur de vous. J’ai éprouvé une tentation soudaine. Vous avez jeté cet argent devant moi, mais je ne veux pas vous voler. D’ailleurs, au train où vous allez, cette somme ne durera pas longtemps. J’espère que vous trouverez la route de l’enfer rapidement, c’est, mon plus vif désir.

« Taterley. »

Caleb Fry, en ricanant, plia les billets dans une feuille de papier, mit le tout sous enveloppe et écrivit dessus :

« M. Hector Krudar, Esquire. »

Mais même encore il hésita. Un peu du vieil homme lui revenait.

Rendre cela sans lutte, dit-il, en fronçant les sourcils. Non, ne nous hâtons pas. Rien ne presse, j’y repenserai.

Et il remit l’argent dans sa poche.


CHAPITRE XIV

à propos d’une étrange fortune, d’une fée radieuse et d’une fuite.


Le soleil d’automne remplissait l’atelier ce matin-là, illuminant ses murs sombres ; avec lui un zéphir léger faisait flotter les rideaux des fenêtres et soulevait les papiers sur la table et les billets collés à la glace. Il faisait aussi flotter les brillants cheveux blonds autour du visage pâle et émacié d’une jeune femme.

— C’est bon de sentir la brise, Donald, elle vient tout droit de la rivière. C’est la meilleure brise qui puisse souffler à Londres, n’est-ce pas, mon chéri ? Et le soleil a l’air de sourire exprès pour moi ce matin, tout me semble gai autour de moi. C’est sot de dire ça, je ne suis qu’une petite personne de si peu d’importance, mais j’aime à me l’imaginer. Venez près de moi pour causer.

Donald posa ses pinceaux, heureux comme un écolier qui abandonne ses devoirs et, fredonnant, il vint vers les bras qu’elle lui tendait. Elle était assise sur cette étrange caisse, qui servait de divan, dont elle avait été si émerveillée dans un temps qui lui semblait aujourd’hui éloigné.

Donald s’assit à côté d’elle et passa son bras fort autour de sa taille.

— Vous êtes une petite femme si frêle, dit-il, et je suis si maladroit que j’en ai honte. C’est un délice de vous voir de nouveau au milieu des rayons du soleil, Ella. Je ne puis détacher mes yeux de vous, je voudrais tant que nous puissions vous emmener quelque part, loin de ces hautes maisons et…

Ella lui ferma la bouche avec un baiser et lui dit tout bas :

— Ne vous inquiétez pas de ça, je vais me rétablir bien vite, oui, ce serait si agréable d’aller s’installer dans un joli endroit et… Mais je dois devenir assommante. N’en parlons plus. Notre home est gentil.

Ils restèrent silencieux, Donald dit enfin, en regardant par la fenêtre :

— J’ai rencontré ce matin, avant que vous ne soyez réveillée, un individu que je connais un peu, il allait se promener sur la rivière, il avait avec lui un gros panier de provisions.

Elle eut beaucoup de peine à réprimer un petit soupir qu’elle changea en une toux légère. Toute la vie qui se réveillait en elle criait après la lumière, Peau fraîche et les fleurs embaumées dont elle rêvait sans cesse.

— Il avait une jeune fille avec lui, pas très jolie, même assez ordinaire et il avait l’air de la trouver à son goût. Ce n’est pas un garçon très distingué non plus, il ne pense qu’à boire et à manger. On ne devrait pas permettre à ces gens-là d’aller sur la rivière.

— Voyons, Donald, dit-elle, ne soyez pas égoïste. C’était peut-être une charmante jeune fille.

— Oui, peut-être, dit Donald lentement. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser… Supposez que nous ayons un bon, grand bateau, un pont plein de coussins, une ombrelle Japonaise, que vous soyez étendue sur les coussins et…

Il s’arrêta, honteux et confus.

Elle regardait par la fenêtre ouverte les toits qui s’étendaient au loin et de grosses larmes remplissaient ses yeux. Sa petite bouche tremblait. Elle se tourna vers Donald et se nicha dans ses bras.

— Je suis fâchée, Donald chéri. Je ne suis pas encore très forte, mais un jour nous aurons ces choses et nous rirons du passé. Ce n’est pas agréable d’être pauvre, je le sais. Mais ça pourrait être pire, Donald.

Elle frotta sa tête contre sa poitrine et le regarda doucement.

Après un silence, il dit :

— Je me demande ce qu’est devenu Taterley ?

— Pauvre Taterley, dit-elle. Ne devinez-vous pas pourquoi il est parti ?

— Sans doute, reprit Donald avec amertume. Personne autre que Taterley n’aurait agi ainsi. Il s’est dit qu’il était une charge pour nous, et alors…

— Il faut le retrouver, Donald chéri. Pauvre vieux Taterley, qui doit errer sans abri dans les rues. C’est affreux. Il n’a rien pu lui arriver, n’est-ce pas, Donald ?

— Dieu ! je l’espère bien, s’écria le Jeune homme. Non, il l’a fait exprès, le pauvre vieux ! Je suis allé à sa chambre, on m’a dit qu’il avait payé ce qu’il devait et qu’il était parti. On n’a pas pu nous en apprendre davantage. C’était notre meilleur ami, Ella.

Donald se redressa, les dents serrées, regardant dans le vague.

— Oui, le meilleur et le plus sincère ami, dit-elle doucement

On entendit un coup sec à la porte. Ils se regardèrent tous deux et Donald cria : « Entrez ! » en venant au devant du visiteur.

Un jeune homme qui lui était parfaitement étranger s’avança, les regardant tous deux à tour de rôle.

— Monsieur Donald Brett ? demanda-t-il.

— C’est mon nom, dit Donald, en voyant aussitôt le survenant sortir des papiers de sa poche.

Il se demandait avec anxiété si ce n’était pas un créancier oublié.

Ella regardait aussi, inquiète.

— Je m’appelle Knightly, dit le jeune homme, mettant son chapeau sur la table et regardant Donald, et je suis un avoué, monsieur Brett.

Le visage de Donald pâlit et il regarda du côté de sa jeune femme avec désespoir.

— Vous êtes venu sans doute pour réclamer un paiement, monsieur, dit-il. Qui représentez-vous ?

Le visiteur sourit.

— Le motif de ma visite n’est pas si désagréable que ça, dit-il en prenant la chaise que Donald lui tendait. Je voulais d’abord m’assurer que vous étiez bien la personne que je recherchais.

— Je suis Donald Brett, dit le jeune homme intrigué.

— Je suis heureux alors, monsieur Donald Brett, de vous annoncer que j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.

Ella poussa un petit cri à peine perceptible. Le jeune homme s’avança près d’elle, sans quitter des yeux l’avoué. Puis il prit la main d’Ella dans les siennes, pendant que l’homme d’affaires lui parlait.

— Une somme d’argent vous a été laissée, une somme de plus de quarante mille livres et elle a été mise à votre crédit chez mes banquiers. On m’a donné l’ordre de vous en instruire et de remplir les formalités nécessaires. Je dois vous présenter à la banque, vous me comprenez, je crois ?

Cette dernière question était nécessaire, car Donald était tombé à genoux près de sa femme, et il regardait l’avoué d’un air abasourdi.

— Quarante mille livres ! Quarante mille livres ! Oui, je comprends.

Il se leva, alla vers la cheminée et s’y appuya la tête entre ses mains. Tout d’un coup, il se retourna d’un air fou et s’écria :

— Dites donc, ce n’est pas une farce idiote ? Non, je vous demande pardon, je crois que c’est vrai. Quarante mille livres, Ella !

Il l’entoura de son bras. En un moment elle fut sur sa poitrine, oubliant tout, ne pensant qu’à la splendeur de la nouvelle existence qui allait s’ouvrir devant eux après ces paroles magiques !

Ils restèrent embrassés pendant quelques moments, l’avoué feignant d’être absorbé dans ses papiers. Puis Donald se redressa, dans son attitude familière et juvénile, le bras toujours autour de la jeune femme. Mais, se souvenant de sa faiblesse, il la replaça doucement sur le sofa.

— Certaines conditions sont attachées à ce legs, monsieur Brett, dit l’avoué. L’une d’elles est que vous ne devrez jamais demander, ni à moi, ni à personne, ni chercher à savoir d’où vous vient cette somme.

— Mais c’est un conte de fée, Ella, murmura Donald en se penchant sur la jeune femme.

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que cet argent vous est laissé par un ami de votre mère, morte. Il est mort aussi et il ne m’est pas permis de vous en dire plus. J’ajoute que personne ne disputera vos droits. Toute cette somme est à vous, monsieur Brett, mais ne me demandez rien de plus.

— C’est étrange, dit Donald. J’aurais bien voulu savoir quel est ce généreux donateur. À propos, je vous demande pardon, j’ai été si surpris que j’ai tout oublié. Permettez-moi : ma femme.

Knightly salua Ella.

— Permettez-moi de vous féliciter, Mrs Brett. Vous venez d’être très malade, sans doute.

— Très malade, dit Donald. Voyez-vous, nous étions si pauvres. Ça m’est égal de vous le dire à présent, mais nous allons changer tout cela. Nous allons aller quelque part où les roses reviendront sur vos joues, chérie, et où vous apprendrez à chanter encore. Je crois que je vais devenir fou de joie !

Il se mit à se promener dans l’atelier, gesticulant, prenant des objets, les laissant retomber, serrant les mains de Knightly. Riant et sifflant.

— Qui ça pourrait-il bien être, Ella ? Enfin, il ne faut pas le demander. Quarante mille livres ! Plus de quarante mille livres !

L’avoué riait, satisfait de sa commission.

— Et maintenant, monsieur, si vous voulez venir à la banque, vous serez mis en possession de votre argent, ou bien, si vous préférez attendre à demain…

— Non, non, tout de suite, tout de suite.

— Venez, dit l’avoué. Ça ne nous prendra pas un quart d’heure.

— Ça vous est égal que je vous laisse seule un moment, dites, chère Ella ? demanda Donald à la jeune femme.

Il se retourna vers l’avoué.

— Pensez-vous, qu’ils me laisseront toucher une ou deux livres ?

— Mais, tout ce que vous voudrez, jusqu’au dernier sou, dit l’avoué en riant.

Donald s’élança vers la porte, puis revint pour embrasser Ella et l’assurer qu’il resterait dehors le moins longtemps possible. Il battait des entrechats, donnait de grands coups dans le dos de l’avoué, au risque de lui faire dégringoler l’escalier. Et, tout en descendant, il hurlait à sa femme des phrases incohérentes.

Elle rentra dans sa chambre, après leur départ et, se laissant tomber sur un siège, elle fondit en larmes.

Elle pleura doucement d’heureuses larmes. Le monde entier leur souriait et ils n’avaient plus rien à craindre.

Bientôt, Donald arrivait en courant, les poches pleines d’or pour le jeter aux pieds de sa petite reine, sans le sourire de laquelle l’or ne lui aurait servi de rien. Il la tint dans ses bras et essuya ses dernières larmes.

Enfin, elle exprima avec une douceur sérieuse ce qu’elle avait dans le cœur :

— Cher Donald, mon Donald, il ne faut pas que cet argent vous rende insouciant et nous apprenne à devenir fiers, durs et ingrats. Nous ne devons pas oublier notre vieux bonheur. Et il faut que vous travailliez tout de même Donald, pour devenir fameux. Il faut que je sois fière de vous, mon cher mari. Si jamais quelqu’un vient à nous, fatigué et abandonné, comme le pauvre Taterley, nous lui tendrons les mains. Et nous ne serons jamais vieux, décrépits et nous ne cesserons jamais de nous aimer, si nous nous souvenons de tout cela.

— Savez-vous ce que je vais faire de vous, demain, ma chérie ?

Elle secoua joyeusement la tête ; les projets qu’ils faisaient devaient être les bienvenus, quels qu’ils fussent.

— Je vais vous mener là, où nous avons passé notre lune de miel, Ella, et nous resterons dans ce gentil vieux cottage ; nous rêverons les mêmes rêves et nous nous promènerons dans la campagne. Cela vous plaira-t-il, ma chérie ?

— Je vous en prie, dit-elle tout bas en prenant sa main et en la pressant. Puis elle ajouta bientôt : Vous souvenez-vous quand le pauvre Taterley est venu à pied et qu’il s’en est retourné de même, rien que pour nous voir un instant ?

— Oui, dit-il soudain attristé. Comme il serait heureux de savoir ce qui nous est arrivé !

Ils partirent le lendemain matin pour leur voyage, un peu silencieux et rêveurs, en pensant à la vieille silhouette misérable, au chapeau agité, à la main qui leur avait souhaité bonne chance à leur dernier départ.

Ils ne savaient pas que, pendant toute la nuit précédente, Caleb Fry, comme un fantôme, avait erré dans le voisinage de l’atelier. Quel désir fou avait-il de les voir ! Combien le sentiment de sa solitude lui pesait !

Car, après le succès qui avait couronné ses combinaisons, sa force d’âme s’était évanouie. Il n’avait plus besoin de penser, de chercher, de combattre. Toute sa vigueur et son audace l’avaient abandonné.

Dans cet état de faiblesse, il fit un effort pour regarder en arrière et essaya de se rappeler les jours où Taterley avait été son humble serviteur, il tenta de remonter le cours des événements écoulés et de bien se rendre compte de quelle manière il était arrivé à se trouver seul, dénué de tout et sous un autre nom.

Toutes ses pensées se résolvaient en une seule impression bien nette, un seul fait avait de l’importance à ses yeux : une douce enfant avait embrassé son visage ridé et l’avait appelé : « Cher Taterley ! »

Le reste disparaissait à ses yeux, il était joyeux de l’oublier.

Une autre pensée lui était venue aussi impérieuse : il fallait qu’il rendît l’argent qu’il avait volé et il avait le sentiment confus que se refuser à cette restitution le séparait de ceux qu’il aimait tant.

Et c’est pourquoi, se glissant un soir dans l’obscurité, profitant de l’obscurité de la rue pour n’être point vu, il laissa tomber une enveloppe dans la boîte aux lettres de la maison de Bloomsbury.

Une autre crainte vint encore l’assiéger : le désir d’une vengeance viendrait-il au cousin Hector, chercherait-il à mettre la main sur lui ?

Il errait dans les rues, redoutant des mains prêtes à le saisir, tremblant sous les regards qui se posaient sur lui par hasard.

Il revint à la grille de l’atelier. Le portier la refermait et Caleb, son chapeau bien enfoncé sur les yeux, demanda à l’homme si M. Brett était chez lui.

Le portier le dévisagea.

— Ils sont partis ce matin, dans un fiacre à quatre places, avec des bagages. Je crois qu’ils sont allés faire un petit tour, ça en a l’air.

Caleb se détourna, une pensée dominante lui torturait l’esprit. Il n’y avait qu’un endroit au monde vers lequel il tournait ses yeux. Il sentait que c’était là qu’ils étaient allé. Il pouvait s’y cacher, eux le cacheraient, au besoin.

Désormais, ses idées n’allèrent pas plus loin. Il se mit en route tout chancelant, lentement mais résolument, dans cette direction, avec des yeux pleins d’espoir.

On apporta l’enveloppe de Caleb au cousin Hector, qui était vautré au milieu de tout le confortable d’un luxueux hôtel et se dorlottait pour se remettre de son choc nerveux.

Il l’ouvrit d’un air anxieux, lut les mots écrits au crayon et compta les billets de banque.

— Quel satané vieux gredin, dit-il en riant. J’étais convaincu que les billets étaient brûlés et j’allais aller voir à la banque si on ne les rembourserait pas. Sans doute, Je vieux crétin les a pris en sortant, mais il n’a plus su qu’en faire. Qu’importe, tout est pour le mieux.


CHAPITRE XV

à propos de quelque chose de plus grand que les richesses et d’un adieu.


Caleb Fry ne souhaitait pas une autre paix que elle qu’il trouverait sous les yeux d’Ella, Toutes ses pensées, toutes ses espérances aboutissaient là.

Il était brisé, malade, usé. Les nuits d’automne étaient froides et humides. Mais il n’y pensait pas. Il marchait toute la longue journée et se laissait tomber, quand venait la nuit, à l’abri d’un mur ou d’une haie. Alors, il lui venait des rêves étranges. Il était redevenu un écolier et Taterley le suivait humblement, et sa jeune sœur dont il était fier arrivait et, d’un air timide, parmi les garçons, elle venait lui dire bonjour. Il la tenait à présent, pressant son visage contre le sien, lui criant de ne pas le laisser seul, la suppliant de revenir.

Il se réveilla étourdi et tremblant sous les étoiles, avec des larmes sur ses joues, en prononçant le nom de sa sœur.

Il se remit en route vivement, effrayé de sa faiblesse. Il craignit de ne pas arriver au terme de son voyage, d’être pris et ramené à pied le long de la route qu’il avait parcourue si péniblement. Il se dissimulait aux passants et prenait des chemins de traverse pour éviter les routes fréquentées, ce qui le retardait.

Un après-midi, il sentit tout tourner autour de lui et la terre lui manqua. Quand il reprit ses sens, il était assis sur un fauteuil, dans une cuisine de ferme. Un gros paysan le regardait d’un air ahuri, en se grattant le front. Une forte commère rubiconde lui tenait un verre contre les lèvres. Il les écarta, se leva en tremblant et voulut aller vers la porte. L’homme le saisit doucement par le bras et le reporta presque malgré lui, sur le fauteuil.

— Asseyez-vous là, Monsieur, bien tranquille, dit l’homme. Personne ne vous fera de mal, restez tranquille.

— Laissez-moi, dit Caleb. J’ai un long trajet à faire, il faut que je parte…

Il essaya d’échapper aux mains qui le retenaient. La femme s’approcha.

— Non, non, dit-elle en lui souriant d’un air rassurant. Restez un peu, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça.

Il fit semblant de céder, regardant autour de lui avec angoisse. La brave femme lui faisait des signes de tête encourageants et lui souriait pour le rassurer. Enfin, il tomba dans un sommeil profond.

Quand il se réveilla, la chambre était obscure, on ne voyait que la flamme dansante d’une cheminée à l’ancienne mode. Tout dormait dans la maison. Caleb se leva sans faire de bruit et s’en alla vers la porte. Le ciel était rempli d’étoiles, une brise légère glissait à travers les arbres et sur les prairies. Il referma la porte derrière lui et se mit à courir. Il ne s’arrêta qu’à un mille de la ferme.

Il continua ainsi toute la nuit. Tantôt chantant de vieilles chansons oubliées, tantôt s’arrêtant et croyant entendre dans son imagination les pas de ceux qui le poursuivaient. De temps en temps, il se mettait à courir, croyant qu’il la voyait. Il était si affaibli que son voyage lui prit quatre jours et qu’il ne retrouva l’endroit dont il se souvenait que le matin du cinquième jour.

Tremblant, poussiéreux, amaigri, traînant ses pauvres jambes fatiguées le long des rues du pauvre village, il s’arrêta enfin à la grille du cottage.

C’était une belle matinée ensoleillée, les montagnes, les bois étaient bleus, tout le paysage s’adoucissait sous la douce clarté du matin.

Elle était dans le petit jardin et chantait doucement parmi les roses. Ses joues avaient déjà repris leurs couleurs.

Caleb poussa doucement la grille et entra en chancelant dans la petite allée, ses yeux ardemment fixés sur elle, en s’écriant :

— Ma chère petite, ma chère petite !

Et il tomba à ses pieds comme une loque humaine.

L’exclamation de surprise d’Ella avait été entendue de Donald. Il arriva en courant et, le portant dans ses bras, il remmena dans le petit salon embaumé par les fleurs.

Caleb revint bientôt à lui, mais, sans répondre à leurs questions, il se contentait de tenir les mains de sa chère petite dans les siennes et de répéter : Ma chère enfant ! ma chère enfant !

Voyant combien il était faible et malade, Donald le porta à travers les escaliers et le mit au lit.

Mais alors même, les yeux de Caleb cherchaient la présence d’Ella.

Donald et Ella arrivèrent pourtant, malgré ses divagations, à en tirer quelques renseignements et à comprendre comment il était venu là, combien de jours il avait mis à les retrouver.

Le médecin de campagne qu’ils avaient fait appeler l’examina, se demandant quel degré de parenté ce vieillard pouvait avoir avec les jeunes gens.

— Ce malheureux vieillard est actuellement usé par les privations et l’épuisement. Un homme de cet âge est incapable de supporter de telles fatigues. Il ne tient qu’à un souffle, c’est certain.

Il ne le quittèrent plus après ce diagnostic.

Ella restait près de lui durant ses heures de fièvre. Dans son plus fort délire, quand il criait que quelque chose lui retenait les jambes, qu’il ne pouvait pas se sauver, Ella, avec une phrase : « Mon cher Taterley » avait le pouvoir de le tranquilliser et de le ramener à l’apaisement.

Un après-midi, Caleb se réveilla guéri de son délire. Donald s’avança vers le lit.

— Eh bien, mon vieux Taterley, ça va mieux, hein ?

Caleb ne répondit pas, il fixa les yeux sur Donald comme pour se rappeler quelque chose. Ses lèvres s’agitaient et Donald se pencha sur lui.

— Elle est mieux ? guérie ? demanda-t-il d’une voix faible.

— Tout à fait bien, grâce à Dieu, merci. Elle a des roses sur ses joues.

— Et… heureuse ?…

— Douce petite créature, oui, nous avons oublié tous nos chagrins, Taterley. Caleb le regarda d’un air interrogateur.

— Oui, dit Donald en lui faisant signe en souriant. Nous avons trouvé une fortune, mon vieux, nous vous raconterons ça quand vous serez bien portant.

Donald s’étira en gonflant sa poitrine.

— Par Jupiter ! tout sera parfait quand vous serez guéri, Taterley.

Mais le désir de lutter avait abandonné Caleb. Malgré tous leurs efforts, il s’éteignait lentement, il allait leur échapper. Ella maintenant était toujours avec lui.

Il avait travaillé, combattu et rusé, il avait supporté la fatigue, la faim, pour elle et il avait enfin sa récompense dans le sourire encourageant de ses yeux.

Ils le trouvèrent plus fort, un jour qu’il les supplia de l’habiller et de le laisser descendre. C’était un caprice, un instinct survivant du vieux Caleb.

Donald l’habilla, le fit descendre et l’installa dans une chaise profonde, près de la fenêtre d’où il pouvait voir le jardin.

Comme Donald le mettait dans sa chaise, Caleb le prit, attira son visage contre le sien.

— Promettez-moi quelque chose, lui dit-il tout bas.

— Tout ce que vous voudrez, Taterley.

— Promettez-moi que vous m’enterrerez comme ça, Donald, dans mes habits. Ne dérangez rien autour de moi, promettez.

Oh ! mais ça n’est pas pour demain, Taterley.

— C’est pour bientôt, c’est pour maintenant dit Caleb. Chut ! ne lui dites pas à elle, ne le dites pas à la chère enfant.

Cela devait arriver très tôt… La fraîche soirée vint vite et tous les bruits du jour s’éteignirent en doux murmures. La lourde senteur des fleurs flottait à travers la fenêtre ouverte et remplissait la pièce.

Soudain, comme Ella était assise auprès de lui, il attira ses mains sur sa poitrine et, penchant la tête, mit ses lèvres sur son visage. D’une voix à peine perceptible, des paroles lui vinrent aux lèvres lentement et par saccades, comme s’il répétait avec difficulté quelque chose qu’il avait oublié auparavant :

— Ni les richesses, ni le pouvoir, ni la crainte des hommes…

Il s’arrêta, la regarda au fond des yeux avec une lumière dans le regard :

— Il y a quelque chose de meilleur, de plus doux, de plus gai que tout cela. Quelque chose que nous apprenons dans l’amertume, dans le chagrin…

Ses lèvres s’agitèrent, les sons s’éteignirent, sa tête retomba lourdement.

Les cheveux brillants d’Ella ombrageaient sa face mourante, leur douceur touchait son visage à jamais terreux.

— Taterley ! dit Ella haletante.

Les sanglots lui montaient à la gorge et elle répéta : Taterley !

Mais le faux Taterley était allé rejoindre le vrai.


TOM GALLON

TRADUCTION DE Mme PIERRE BERTON