Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Texte entier
Mme Pernelle, mère d’Orgon[1].
Orgon, mari d’Elmire[2].
Elmire, femme d’Orgon[3].
Damis, fils d’Orgon[4].
Mariane, fille d’Orgon et amante de Valère[5].
Valère, amant de Mariane[6].
Cléante, beau-frère d’Orgon[7].
Tartuffe, faux dévot[8].
Dorine, suivante de Mariane[9].
M. Loyal, sergent[10].
Un Exempt.
Flipote, servante de madame Pernelle.
ACTE I
Scène 1
Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.
Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée ;
On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud[11].
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente ;
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,
Et vous menez sous chape[12] un train que je hais fort.
Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin si j’étais de mon fils son époux,
Je vous prierais bien fort de n’entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur[13].
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous[14].
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte :
J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied-plat
Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.
Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
C’est contre le péché que son cœur se courrouce
Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.
En quoi blesse le ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…
(Montrant Elmire.)
Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux[15].
Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.
Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n’est point de rempart.
À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L’apparente lueur du moindre attachement,
D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie ;
Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés[16].
On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su, par des gens,
Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.
Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d’une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps :
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien[17].
Hautement d’un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d’envie,
Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs[18].
Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le ciel au besoin l’a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là, jamais on n’entend de pieuses paroles ;
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles :
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone[19],
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune[20] ;
Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…
(Montrant Cléante.)
Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
(À Elmire.)
Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons[21].
Scène 2
De peur qu’elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme…
Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom !
Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !
Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage[22].
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide[23].
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon,
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.
Scène 3
Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue,
Je veux aller là-haut attendre sa venue.
Et je vais lui donner le bonjour seulement.
Scène 4
J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
Et s’il fallait…
Scène 5
Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
(À Dorine.)
Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle !
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.
Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
Et je vais à madame annoncer, par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.
Scène 6
Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point… ?
Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments :
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…
Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C’est être libertin[26] que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves :
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.
Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.
Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble, et plus belle,
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place[27],
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré :
De ce faux caractère on en voit trop paraître.
Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle :
C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
Pour être votre gendre, a parole de vous.
Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.
Valère, sur ce point, me fait vous visiter.
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
Ce que le ciel voudra.
Valère a votre foi ; la tiendrez-vous, ou non ?
Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.
ACTE II
Scène 1
Vous parler en secret.
Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.
Vous devez n’avoir soin que de me contenter.
Scène 2
Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Hé ?
(Mariane se recule avec surprise.)
Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?
Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.
Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
(Apercevant Dorine.)
Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.
Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.
Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.
On ne vous croira point.
Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir… ?
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.
Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
À quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ?…
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.
Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.
Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
Je ne remarque point qu’il hante les églises.
Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?
Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.
Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.
Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.
Et tout résolument je veux que tu te taises.
(Se retournant vers sa fille.)
À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.
De ne pouvoir parler.
Pour tous les autres dons…
(Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
Si j’étais en sa place, un homme assurément
Ne m’épouserait pas de force impunément ;
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
(À Dorine)
Que ne te parles-tu ?
Et montrer pour mon choix entière déférence.
Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.
Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.
Scène 3
Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.
Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.
Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?
Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.
De vous voir mariés ensemble ?
Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.
Et dans l’occasion mollit comme vous faites.
Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?
Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?
Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?
Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande, assavoir[31], deux musettes,
Et parfois Fagotin[32], et les marionnettes ;
Si pourtant votre époux…
De tes conseils plutôt songe à me secourir.
Fais-moi…
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
(Elle veut s’en aller.)
Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.
Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.
Scène 4
Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.
Que mon père s’est mis en tête ce dessein.
Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.
Madame ?
Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.
Quand vous…
Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter,
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.
N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.
Le mérite…
J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.
Vous vous consolerez assez facilement.
Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.
Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
Et je voudrais déjà que la chose fût faite.
Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
N’est rien qu’à votre exemple.
Adieu, madame.
(Il s’en va lentement.)
Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle arrête Valère par le bras.)
Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.
Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
(Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)
(À Valère.)
Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?
Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
À Mariane.
Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.
(À Valère)
Allons, vous.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez[33].
(Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)
Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.
(À Mariane.)
Votre père se moque,
(À Valère.)
et ce sont des chansons.
(À Mariane.)
Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie
Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(À Valère.)
Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
Adieu.
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.
Sortez, vous dis-je.
Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
(Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)
ACTE III
Scène 1
Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !
Votre père n’a fait qu’en parler simplement.
On n’exécute pas tout ce qui se propose ;
Et le chemin est long du projet à la chose.
Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle[34].
Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
Mais ce valet m’a dit qu’il s’en allait descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.
Sortez.
Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.
Scène 2
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai, partager les deniers.
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.
Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.
Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.
Scène 3
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire !
Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.
Pour avoir attiré cette grâce d’en haut :
Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance
Et pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.
Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.
C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,
Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.
Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.
Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
Des visites qu’ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
Et d’un pur mouvement…
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Et j’aurais bien plutôt…
(Il met la main sur les genoux d’Elmire.)
(Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe rapproche d’elle.)
Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire[36].
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille : Est-il vrai ? dites-moi.
Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme…
Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne,
Les tribulations de votre esclave indigne ;
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.
En termes assez forts à mon âme s’explique.
N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
À dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?
Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,
Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.
Mais ma discrétion se veut faire paraître.
Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
L’union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
Et…
Scène 4
J’étais en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ;
Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit,
Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.
Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
Ce n’est point mon humeur de faire des éclats ;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.
Et pour faire autrement, j’ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.
Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé ;
Et le ciel, pour cela, m’offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et, pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce serait mériter qu’il me la vînt ravir,
Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.
Et vos discours en vain prétendent m’obliger
À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vider d’affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.
Scène 5
D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
Voulait à toute force en garder le secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.
On ne doit d’un mari traverser le repos ;
Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
Et qu’il suffit, pour nous, de savoir nous défendre.
Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,
Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.
Scène 6
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,
D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.
(À son fils.)
Ton cœur ne se rend point,
Traître !
(À son fils)
Infâme !
J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.
Vous demander sa grâce…
(À son fils.)
Coquin ! vois sa bonté !
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.
Allons, qu’on se rétracte ; et qu’à l’instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.
(À Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(À son fils.)
Sus ; que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne, de plus, ma malédiction.
Scène 7
(À Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.
(À Tartuffe.)
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.
Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.
Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.
Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez,
Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés.
Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.
Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.
Pourtant, si vous vouliez…
Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage.
Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…
Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?
Et que puisse l’envie en crever de dépit !
ACTE IV
Scène 1
L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n’examine point à fond ce qu’on expose ;
Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n’en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé :
N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d’un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n’est petit, ni grand, qui ne s’en scandalise ;
Et si vous m’en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout ; de rien je ne le blâme,
Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
Mais l’intérêt du ciel n’y saurait consentir ;
Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
Après son action, qui n’eut jamais d’égale,
Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait ;
À pure politique on me l’imputerait :
Et l’on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
Que mon cœur l’appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.
Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
Quoi ! le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
D’une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.
Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.
À ce qu’un pur caprice à son père conseille ?
Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?
Que ce soit un effet d’une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein,
Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu’il soit, à ses périls, possesseur de son bien ;
Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse,
Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse.
J’admire seulement que, sans confusion,
Vous en ayez souffert la proposition.
Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ?
Et, s’il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudrait-il pas mieux qu’en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c’est donner de votre prud’hommie,
Monsieur…
Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m’excuserez de vous quitter si tôt[40].
Scène 2
Et l’accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.
Scène 3
(À Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous doi ;
Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien ;
J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne :
Mais, au moins, n’allez pas jusques à ma personne ;
Et souffrez qu’un couvent, dans les austérités,
Use les tristes jours que le ciel m’a comptés.
Lorsqu’un père combat leurs[41] flammes amoureuses !
Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.
Je vous défends, tout net, d’oser dire un seul mot.
Ils sont bien raisonnés, et j’en fais un grand cas :
Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ;
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ;
Et vous auriez paru d’autre manière émue.
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux, et l’injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
Et l’éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages ;
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens.
Me préserve le ciel d’une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d’un refus la discrète froideur
N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ?
De vous le faire voir avec pleine lumière ?…
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?
Car cela ne se peut.
Il faut que, par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.
Et peut-être à surprendre il sera malaisé.
Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.
Faites-le-moi descendre.
(À Cléante et à Mariane.)
Et vous, retirez-vous.
Scène 4
J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez,
Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
(À son mari, qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis ;
Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée ;
D’épargner votre femme, et de ne m’exposer
Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser,
Et… L’on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.
Scène 5
Mais tirez cette porte avant qu’on vous les dise ;
Et regardez partout de crainte de surprise.
(Tartuffe va fermer la porte, et revient.)
Une affaire pareille à celle de tantôt
N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
Jamais il ne s’est vu de surprise de même.
Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême ;
Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,
Que de le démentir je n’ai point eu l’idée :
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage.
Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat, dans ces moments,
Ce qu’on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,
On trouve à l’avouer toujours un peu de honte.
On s’en défend d’abord : mais de l’air qu’on s’y prend,
On fait connaître assez que notre cœur se rend ;
Qu’à nos vœux, par honneur, notre bouche s’oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C’est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
À retenir Damis me serais-je attachée,
Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l’offre de votre cœur,
Aurais-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire,
Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ?
Et, lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?
Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D’oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ;
Et, s’il faut librement m’expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux.
Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;
Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire
Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire !
Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ?
De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressants[43],
Du faible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?
Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ;
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.
Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements[44].
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention[45].
De ces secrets, madame, on saura vous instruire ;
Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi ;
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
(Elmire tousse plus fort.)
Vous toussez fort, madame.
Vous êtes assurée ici d’un plein secret,
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence[46].
Qu’il faut que je consente à vous tout accorder ;
Et qu’à moins de cela, je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense[47],
Tant pis pour qui me force à cette violence ;
La faute assurément n’en doit pas être à moi.
Si mon mari n’est point dans cette galerie.
C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.
Et partout là dehors voyez exactement.
Scène 6
Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.
Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ;
Attendez jusqu’au bout, pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre ;
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elmire fait mettre Orgon derrière elle.)
Scène 7
Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…
(Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.)
Et vous ne devez pas vous tant passionner,
Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyais toujours qu’on changerait de ton ;
Mais c’est assez avant pousser le témoignage :
Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.
Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.
Dénichons de céans, et sans cérémonie.
Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.
La maison m’appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure ;
Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
Venger le ciel qu’on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.
Scène 8
Et la donation m’embarrasse l’esprit.
Si certaine cassette est encore là-haut.
ACTE V
Scène 1
Que l’on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu’on peut faire en cet événement.
Plus que le reste encore elle me désespère.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés[49].
J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité[50].
Et la donation et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.
Scène 2
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.
Scène 3
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et, non content encor de ces lâches essais,
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.
Ma mère ?
Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie[51].
Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.
Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.
Le désir d’embrasser ma femme !
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.
Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.
Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.
Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.
Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
Et son ingratitude est ici trop visible.
Pour donner contre vous raison à ses efforts,
Et sur moins que cela le poids d’une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
Et mes…
Je suis bien en état que l’on me vienne voir !
Scène 4
Que je parle à monsieur.
Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.
Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.
De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.
De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.
Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.
[52] ?
Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.
Et vous soit favorable autant que je désire[53] !
Et présage déjà quelque accommodement.
Et j’étais serviteur de monsieur votre père.
Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l’exploit de certaine ordonnance…
Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.
(Montrant Orgon.)
C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.
Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.
Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auraient pu procéder d’une façon moins douce.
Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
J’ai peine à me tenir, et la main me démange.
Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.
Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.
Scène 5
Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?
Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver[54].
Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paraître trop noire,
Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.
Scène 6
Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
D’un criminel d’État l’importante cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J’ignore le détail du crime qu’on vous donne[55] ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
D’accompagner celui qui vous doit arrêter.
De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.
J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.
Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres.
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.
Scène 7
Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.
Et voilà couronner toutes tes perfidies.
Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.
Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.
Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.
Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.
Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire[56],
Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.
(À Orgon.)
Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
À ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.
Scène 8
Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.
- ↑ Acteurs de la troupe de Molière :
Béjart. - ↑ Molière.
- ↑ Mademoiselle Molière (Armande Béjart).
- ↑ Hubert.
- ↑ Mademoiselle de Brie.
- ↑ La Grange.
- ↑ La Thorillière.
- ↑ Du Croisy.
- ↑ Magdeleine Béjart.
- ↑ De Brie.
- ↑ Suivant les commentateurs, le roi Pétaud (de peto, je demande) était le nom du chef que se choisissaient les mendiants au moyen-âge. La cour d’un tel roi, avec de tel sujets, ne devait pas nécessairement présenter que désordre et confusion. Le mot pétaudière se rattache probablement à la même origine.
- ↑ Sous chape ou sous cape, en secret. La cape ou la chape, de bardocucullus des Gaulois, était un manteau à capuchon. On rabattait ce capuchon pour se cacher le visage, lorsqu’on voulait n’être point reconnu ; et métaphoriquement on vivait sous cape, quand on cachait ses actions.
- ↑ Molière, dans cette entrée en scène, dessine et fait connaître ses caractères avec une verve incomparable, ce qui a fait dire à l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, publiée quinze jours après la première représentation : « le spectateur reçoit une volupté très sensible d’être informé dès l’abord de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable. »
- ↑ Var. : De le voir quereller par un fou comme vous.
- ↑ L’auteur de la Lettre sur l’Imposteur a remarqué le premier que ce trait était là pour faire pressentir la conduite, ou plutôt pour rendre croyable l’amour porté de Tartuffe.
(Aimé Martin) - ↑ Cette tirade fait allusion à la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui, pour se venger de l’abandon du roi, sema la nouvelle de ses amours avec La Vallière, encore vertueuse, et en instruisit la reine, en y donnant le tour qu’elle voulait qu’on y croie. Son petit époux joua un rôle dans cette intrigue, et ils furent exilés tous deux.
(Aimé Martin.) - ↑ Allusion à la duchesse de Navailles, qui avait fait placer des grilles à l’entrée des appartements des filles d’honneur, pour empêcher les entretiens du roi avec mademoiselle Lamothe Houdancourt. La duchesse de Navailles devait sa fortune à Mazarin, dont elle avait servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de mademoiselle de Neuillant.
- ↑ La Lettre sur l’Imposteur indique ici un couplet de madame Pernelle et une repartie vigoureuse de Cléante, que Molière, sans doute, crut devoir supprimer à la reprise de sa pièce.
- ↑ Le Père Caussin, jésuite, dit, dans sa Cour sainte, que les hommes ont fondé la tour de Babel, et les femmes la tour de babil. Ce quolibet du jésuite n’aurait-il pas donné l’idée de celui que Molière met dans la bouche de madame Pernelle ? et le père Caussin ne serait-il pas le docteur dont parle la vieille dévote ?
(Auger.) - ↑ Jusqu’à satiété, sans rien oublier.
- ↑ L’exposition vaut seule une pièce entière : c’est une espèce d’action. L’ouverture de la scène vous transporte sur-le-champ dans l’intérieur d’un ménage où la mauvaise humeur et le babil grondeur d’une vieille femme, la contrariété des avis et la marche du dialogue, font ressortir naturellement tous les personnages, que le spectateur doit connaître sans que le poète ait l’air de les lui montrer. Le sot entêtement d’Orgon pour Tartuffe, les simagrées de dévotion et de zèle du faux dévot, le caractère tranquille et réservé d’Elmire, la fougue impétueuse de son fils Damis, la saine philosophie de son frère Cléante, la gaieté caustique de Dorine, et la liberté familière que lui donne une longue habitude de dire son avis sur tout, la douceur timide de Mariane, tout ce que la suite de la pièce doit développer, tout, jusqu’à l’amour de Tartuffe pour Elmire, est annoncé dans cette scène, qui est à la fois une exposition, un tableau, une situation.
(La Harpe.) - ↑ Toutes les précautions étaient prises, sinon pour ne plus choquer la cabale, du moins pour intéresser le roi dans la pièce, pour le mettre de son côté et le tenir. Dès la seconde scène du premier acte, Orgon est loué de n’avoir pas été frondeur :
Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage.
Cela, dit en passant, allait au cœur de Louis XIV. Le soupçon d’avoir épousé les intérêts du coadjuteur fut toujours le grand crime, le péché originel de nos jansénistes dans son esprit. — L’acte cinquième tout entier roule sur la justice du roi ; c’est le roi qui, aux dernières scènes, devient le personnage dominant, quoique absent, le véritable Deus ex machina. Le Jupiter éclate ici comme dans l’Amphitryon, mais avec sérieux. Ce cinquième acte est toute une célébration de Louis XIV :
D’un fin discernement sa grande âme est pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Cette louange sur le droit sens naturel et la modération de jugement du maître, était méritée encore à cette date de 1669 ; l’apparition du Tartuffe venait elle-même comme pièce à l’appui. Mais la balance, qui se maintint assez bien entre tout excès jusque durant les dix années suivantes, se rompit après.
(Sainte-Beuve.) - ↑ Ce trait est emprunté de Juvénal :
…………………………………Laudare paratus
Si bene ructavit, si rectum minxit amicus. - ↑ Un soir, pendant la campagne de 1662, comme Louis XIV allait se mettre à table, il lui arriva de dire à Pèrefixe, évêque de Rodez, son ancien précepteur, qu’il lui conseillait d’en aller faire autant. Je ne ferai qu’une légère collation, dit le prélat en se retirant, c’est aujourd’hui vigile et jeûne. Cette réponse fit sourire un courtisan, qui, interrogé par Louis XIV, répondit que Sa Majesté pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez ; après quoi il fit un récit exact du dîner de Son Excellence, dont le hasard l’avait rendu témoin. À chaque mets exquis que le conteur nommait, Louis XIV s’écriait : Le pauvre homme ! prononçant ces mots d’un son de voix varié qui les rendait plus plaisants. Molière, témoin de cette scène, en fit usage dans le Tartuffe.
(Bret.) - ↑ Le rôle de Cléante était une indispensable contre-partie de celui du Tartuffe, un contre-poids ; Cléante nous figure l’honnête homme de la pièce, le représentant de la morale des honnêtes gens dans la perfection, de la morale du juste milieu. Pascal, dans ses premières Lettres, s’était mis, par supposition, en dehors des molinistes et des jansénistes, simple homme du monde et curieux qui se veut instruire. Cléante de même, mais plus à distance, se tient en dehors des dévots ; il se contente d’approuver les vrais, il les honore ; il flétrit les faux. La supposition de l’honnête indifférent d’après Pascal s’est élargie et à Cléante nous rend l’homme du monde comme Louis XIV le voulait dès ce temps-là. Il a un fond de religion, ce qu’il en faut. Pas trop n’en faut, comme dit la chanson.
- (Sainte-Beuve.)
- ↑ Libertin, aujourd’hui restreint à la débauche des femmes, signifiait dans l’origine un esprit fort, un libre penseur ; on le disait aussi des personnes indépendantes par caractère, et ennemies de la contrainte.
(F. Génin.) - ↑ Au moyen âge et dans le dix-septième siècle encore, les domestiques allaient sur les places publiques attendre qu’on vînt engager leurs services. Les dévots de place, comme les valets de place, sont donc ceux qui s’affichent à tous les regards.
- ↑ Un mari qui se laisse tromper et gouverner par sa femme est réputé partout de cornes, cornu, cornard ; c’est par cette raison que cocu, cornard et sot sont synonymes.
(Voltaire) - ↑ Pour : c’est un cas de conscience.
- ↑ Ce vers est à la fois clair et précis ; il ne renferme ni faute de français ni contre-sens, comme l’ont avancé d’habiles commentateurs : Dorine continue d’exprimer ici la pensée qu’elle exprimait tout à l’heure ; c’est comme si elle disait : Il m’importerait peu, je me moquerais fort de prendre un tel époux car
- ………………………un homme assurément
- Ne m’épouserait pas de force impunément ;
- Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
- Qu’une femme à toujours une vengeance prête.
- (Aimé Martin.)
- ↑ Toutes les éditions portent à tort : à savoir ; c’est l’ancien infinitif assavoir.
(F. Génin.) - ↑ Singe célèbre par ses tours.
- ↑ L’auteur de la lettre sur la comédie de l’Imposteur remarque judicieusement « que ce dépit a cela de particulier et d’original, qu’il naît et finit dans une même scène, et cela aussi vraisemblablement que faisaient ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelques tromperies faites par un tiers, la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement, à la vue des spectateurs, et de la délicatesse et de la force de la passion même. »
- ↑ Déjà trois fois les spectateurs ont été prévenus des sentiments de Tartuffe pour Elmire : ils le seront encore une quatrième, et la déclaration suivra aussitôt. Molière avait besoin d’avertir le public d’une scène aussi extraordinaire ; et c’est en lui promettant longtemps d’avance un plaisir, celui de surprendre les secrets de l’hypocrite, qu’il prépare cette scène, et qu’il en établit la vraisemblance.
(Aimé Martin.) - ↑ On a souvent demandé pourquoi Molière avait retardé l’entrée de son hypocrite jusqu’au troisième acte. Le secret de cette intention se trouve dans la Lettre sur l’Imposteur : « C’est peut-être, y est il dit, une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée ; car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui. » (Aimé Martin.) — La Bruyère, dans le portrait d’Onuphre, qui est comme on sait, le pendant de Tartuffe, semble avoir blâmé indirectement cette entrée en scène dans ces lignes : « Il (Onuphre) ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire. Il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot. » Voici ce que M. Sainte-Beuve a répondu à cette critique : « Que La Bruyère dise tout ce qu’il voudra, ce Laurent, serrez ma haire…, est le plus admirable début dramatique et comique qui se puisse inventer. De tels traits emportent le reste et déterminent un caractère. Il y a là toute une vocation : celui qui trouve une telle entrée est d’emblée un génie dramatique ; celui qui peut y chercher quelque chose, non pas à critiquer, mais à réétudier à froid, à perfectionner hors de là pour son plaisir, aura tous les mérites qu’on voudra comme moraliste et comme peintre ; mais ce ne sera jamais qu’un peintre à l’huile, auteur de portraits à être admirés dans le cabinet.
- ↑ Panurge, dans Rabelais, agit comme Tartuffe : « Quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie, et leur mettait la main au sein, demandant : Et cet ouvrage est-il de Flandre ou de Haynault ? »
- ↑ On a dit que ce vers était une parodie de celui de Sertorius :
Et pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
C’est une erreur. Molière imite ici un passage du Décaméron de Bocace, ou, pour mieux dire, il ne fait que traduire littéralement les paroles d’un confesseur qui joue auprès de sa pénitente le même rôle que Tartuffe joue auprès d’Elmire : « Vous devez, lui dit-il, vous glorifier des charmes que le ciel vous a donnés, en pensant qu’ils ont pu plaire à un saint. C’est votre beauté irrésistible, c’est l’amour, qui me forcent à en agir ainsi ; et, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme : come che io sia abate, io sono uomo come gli altri.
(Bret.) - ↑ Var. Quoi ! la feinte douleur de cette âme hypocrite.
- ↑ Dans toutes les éditions de Molière on lit :
Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne !
Vers faible, substitué sans doute par nécessité à celui que nous plaçons aujourd’hui dans le texte, et qui est venu jusqu’à nous par tradition :
Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !
C’est là le véritable vers de Molière. On aura accusé Molière d’avoir parodié l’Oraison dominicale, et il sera vu obligé de remplacer un vers admirable par un mauvais vers. Ce qui justifie cette conjecture, c’est que, dans sa préface, il parle des corrections qu’il a faites, et qui n’ont de rien servi. Plus loin, il ajoute : Il suffit, ce me semble, que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à entendre faire un mauvais usage. Or, ce sont ici des termes consacrés, puisque ce sont ceux du Pater. Le changement que j’introduis dans le texte n’est donc qu’une restitution, et c’est ainsi qu’on doit imprimer ce passage à l’avenir.
(Aimé Martin.) - ↑ Euthyphron poursuivait son père devant les juges, et se vantait de faire une action agréable aux dieux ; Socrate l’ayant convaincu d’impiété, il rompit brusquement l’entretien, et se retira en disant, comme Tartuffe : « Je suis pressé, Socrate : il est temps que je te quitte. »
(Aimé Martin.) - ↑ Var. Lorsqu’un père combat les flammes amoureuses.
- ↑ Parlez à votre écot, c’est-à-dire : Parlez à ceux qui sont de votre écot, de votre compagnie.
(Petitot.) - ↑ Var. Et d’abuser ainsi par des efforts pressants.
- ↑ C’est un scélérat qui parle. (Note de Molière.) Il est probable que l’auteur avait cru cette observation nécessaire, pour prévenir les interprétations calomnieuses de ses ennemis.
- ↑ Dans la septième Provinciale, Pascal dit : « Quand nous ne pouvons pas empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention ; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin. » Molière, en écrivant les vers ci-dessus s’est évidemment souvenu de Pascal. La plupart des commentateurs ont fait ce rapprochement entre les deux écrivains ; mais personne, que nous sachions, n’est remonté jusqu’à auteur qui, le premier, a attaqué la doctrine si éloquemment stigmatisée par Pascal. Cet auteur est Machiavel. Dans la Mandragore, le frère Timothée engage une femme mariée à prendre un amant, afin de donner un héritier à son mari, et après plusieurs arguments tirés de la situation, il ajoute : « Quand à l’acte en lui-même, c’est un conte de croire que ce soit un péché ; car c’est la volonté seule qui pèche, et non le corps ; déplaire à son mari, voilà le vrai péché : or, vous faites ce qu’il désire, il y trouve sa satisfaction, et vous n’agissez qu’à contre-cœur. Outre cela, c’est la fin qu’il faut considérer en toutes choses : celle que vous vous proposer est d’obtenir une place en paradis, et de contenter votre mari. La Bible dit que les filles de Loth se croyant restées seules au monde, eurent commerce avec leur propre père ; et comme elles avaient une bonne intention, elles ne péchèrent point. »
(La Mandragore, acte III, scène XI.) - ↑ Regnier avait dit dans sa treizième satire :
Le péché que l’on cache est demi-pardonné,
La faute seulement ne gît en la défense :
Le scandale, l’opprobre, est cause de l’offense.
(Petitot.) - ↑ Var. Si ce contentement porte en soi quelque offense.
- ↑ Dans cette scène, dit l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, Tartuffe démasqué appelait Orgon son frère, et entrait en matière pour se justifier : sans doute que Molière aura cru convenable de modifier ce passage.
(Petitot.) - ↑ Les mémoires du temps sont pleins d’aventures semblables à celle d’Orgon. Nous en rapporterons une que Voltaire a mise au théâtre. En 1661, c’est-à-dire à peu près à l’époque où Molière commençait le Tartuffe, Gourville, obligé de fuir pour ne pas être pendu en personne comme il le fut en effigie, laissa deux cassettes précieuses, l’une à Ninon, l’autre à un dévot hypocrite. À son retour, Ninon lui rendit sa cassette en fort bon état, mais il n’en fut pas de même de l’hypocrite ; celui-ci avait employé le dépôt en œuvres pies, préférant, disait-il, le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné.
(Aimé Martin.) - ↑ C’est ici la doctrine des restrictions mentales, que Tartuffe a enseignée à Orgon, de même qu’il a voulu enseigner à Elmire celle de la direction d’intention. Voir sur les restrictions mentales la neuvième Provinciale.
- ↑ Vers emprunté à un proverbe : L’envie ne mourra jamais, mais les envieux mourront ; cette phrase se trouve dans la comédie des Proverbes d’Adrien de Montluc, imprimée en 1616.
- ↑ Dans l’édition de 1682, ce verbe est écrit, tantôt par un o, tantôt par un a, tantôt par un e, suivant les besoins de la rime.
- ↑ C’est faute d’avoir pénétré les intentions du poète que les commentateurs ont blâmé ce rôle. « M. Loyal, est-il dit dans la Lettre sur l’Imposteur, fait voir qu’il y a des faux dévots dans toutes les professions, et qu’ils sont tous liés ensemble, ce qui est le caractère de la cabale. » C’est donc pour montrer l’union des faux dévots de toutes les classes que Molière a fait de M. Loyal un saint de la même étoffe que Tartuffe.
(Aimé Martin.) - ↑ Cette Dorine, qui fait un rôle si animé, si essentiel dans le Tartuffe, et qui en est le boute-en-train, me personnifie à merveille la verve même du poète, ce qu’on oserait appeler le gros de sa muse, un peu comme chez Rubens ces Sirènes poissonneuses et charnues, les favorites du peintre. Ainsi cette Dorine, si provocante, si drue, servirait très-bien à figurer la muse comique de Molière en ce qu’elle a de tout à fait à part et d’invincible, et de détaché d’une observation plus réfléchie, — l’humeur comique dans sa pure veine courante, qui l’assaillait, qui le distrayait, comme la servante du logis, même en ses plus sombres heures, et faisait remue-ménage à travers sa mélancolie habituelle, dans la profondeur ne s’en ébranlait pas.
(Sainte-Beuve.) - ↑ Qu’on vous attribue. C’est un latinisme, dare crimen alicui.
- ↑ Pour devoir en distraire, signifie probablement pour avoir dû vous détourner d’une telle action. Il serait difficile d’être plus obscur. Ce passage, et bien d’autres, font voir que Molière suivait en versifiant la méthode de Boileau, de commencer par le second vers, et d’y renfermer toute l’énergie de la pensée dans les termes les plus propres. Le premier se faisant ensuite du mieux qu’on pouvait, ajusté sur le second. Molière a dû, comme Virgile, laisser souvent des hémistiches vides, qu’il remplissait à la hâte au dernier moment.
(F. Génin.)