Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Texte entier



Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910 (1664)
Tartuffe ou l’Imposteur, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 373-452).
PERSONNAGES


Mme Pernelle, mère d’Orgon[1].
Orgon, mari d’Elmire[2].
Elmire, femme d’Orgon[3].
Damis, fils d’Orgon[4].
Mariane, fille d’Orgon et amante de Valère[5].
Valère, amant de Mariane[6].
Cléante, beau-frère d’Orgon[7].
Tartuffe, faux dévot[8].
Dorine, suivante de Mariane[9].
M. Loyal, sergent[10].
Un Exempt.
Flipote, servante de madame Pernelle.

La scène est à Paris dans la maison d’Orgon.


ACTE I


Scène 1

Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Damis, Dorine, Flipote.


Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.


Elmire
Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.


Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;

Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

Elmire
5De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte.

Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

Madame Pernelle
C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,

Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
10Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée ;
On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud[11].

Dorine
Si…


Madame Pernelle
Si… Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente ;
15Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Damis
Mais…


Madame Pernelle
Mais… Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;

C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement,
20Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Mariane
Je crois…


Madame Pernelle
Je crois… Mon Dieu ! sa sœur, vous faites la discrète,

Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,
Et vous menez sous chape[12] un train que je hais fort.

Elmire
25Mais, ma mère…


Madame Pernelle
Mais, ma mère…Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,

Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
30Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

Cléante
Mais, madame, après tout…


Madame Pernelle
Mais, Madame, après tout…Pour vous, monsieur son frère,

Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
35Mais enfin si j’étais de mon fils son époux,
Je vous prierais bien fort de n’entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
40Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur[13].


Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute…


Madame Pernelle
C’est un homme de bien qu’il faut que l’on écoute ;

Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous[14].

Damis
45Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique

Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

Dorine
S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,

50On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle
Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.

C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.

Damis
55Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père ni rien,

Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte :
J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied-plat
60Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.

Dorine
Certes, c’est une chose aussi qui scandalise

De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
65En vienne jusque-là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.

Madame Pernelle
Eh ! merci de ma vie, il en irait bien mieux

Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.

Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :

70Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.


Madame Pernelle
Voyez la langue !


Dorine
Voyez la langue !À lui, non plus qu’à son Laurent,

Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

Madame Pernelle
J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;

Mais pour homme de bien je garantis le maître.
75Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
C’est contre le péché que son cœur se courrouce
Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,

80Ne saurait-il souffrir qu’aucun hante céans ?
En quoi blesse le ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…
(Montrant Elmire.)
Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux[15].

Madame Pernelle
85Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.

Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
90Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.

Cléante
Hé ! voulez-vous, madame, empêcher qu’on ne cause ?

Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
95Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n’est point de rempart.
100À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;

Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux,

Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
105Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L’apparente lueur du moindre attachement,
D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
110Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie ;
Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
115Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés[16].

Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire.

On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su, par des gens,
120Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.

Dorine
L’exemple est admirable, et cette dame est bonne !

Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
125Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d’une haute sagesse
130De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps :
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
135Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien[17].
Hautement d’un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d’envie,
Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs
140Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs[18].

Madame Pernelle, à Elmire.
Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,

Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
145Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le ciel au besoin l’a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
150Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là, jamais on n’entend de pieuses paroles ;
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles :
155Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
160Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone[19],
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune[20] ;

Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…
(Montrant Cléante.)
Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
165Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
(À Elmire.)
Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles.
170Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons[21].



Scène 2

Cléante, Dorine.


Cléante
Marchons, gaupe, marchons.Je n’y veux point aller,

De peur qu’elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme…

Dorine
Que cette bonne femme… Ah ! certes, c’est dommage

Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
175Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom !

Cléante
Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !

Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !

Dorine
Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :

180Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,

Et, pour servir son prince, il montra du courage[22].
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
180Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
190On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide[23].
195Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,

200Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon,
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
205Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
210Avec la sainteté les parures du diable.



Scène 3

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine.


Elmire, à Cléante.
Vous êtes bien heureux de n’être point venu

Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue,
Je veux aller là-haut attendre sa venue.

Cléante
215Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement ;

Et je vais lui donner le bonjour seulement.



Scène 4

Cléante, Damis, Dorine.


Damis
De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose :

J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
220Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
Et s’il fallait…

Dorine
Et s’il fallait…Il entre.



Scène 5

Orgon, Cléante, Dorine.


Orgon
Et s’il fallait… Il entre. Ah ! mon frère, bonjour.


Cléante
Je sortais, et j’ai joie à vous voir de retour.

225La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

Orgon
Dorine… (À Cléante.) Mon beau-frère, attendez, je vous prie.

Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
(À Dorine.)
Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
230Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,

Avec un mal de tête étrange à concevoir.

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Tartuffe ! Il se porte à merveille,

Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

Orgon
235Le pauvre homme[24] !


Dorine
Le pauvre homme !Le soir elle eut un grand dégoût,

Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle !

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Il soupa, lui tout seul, devant elle ;

Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
240Avec une moitié de gigot en hachis.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !La nuit se passa tout entière

Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.

Orgon
245Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Pressé d’un sommeil agréable,

Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !À la fin, par nos raisons gagnée,

250Elle se résolut à souffrir la saignée ;
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Il reprit courage comme il faut ;

Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
255But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !Tous deux se portent bien enfin ;

Et je vais à madame annoncer, par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.



Scène 6

Orgon, Cléante.


Cléante[25]
À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :

260Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
265Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point… ?

Orgon
Vous en veniez au point ?… Halte-là, mon beau-frère,

Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;

Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…

Orgon
270Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;

Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
275Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

Cléante
280Les sentiments humains, mon frère, que voilà !


Orgon
Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
285Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments :
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
290Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
295C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
300Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
305Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
310Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi.

Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :

315Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
320C’est être libertin[26] que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
325De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves :
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
330Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
335Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
340Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
345Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.

Orgon
Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu’on révère,

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
350Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,

Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
355Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble, et plus belle,
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
360Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place[27],

De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
365Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
370Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
375Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
380Veut nous assassiner avec un fer sacré :
De ce faux caractère on en voit trop paraître.
Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
385Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
390Et leur dévotion est humaine, est traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
395L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,

400Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
405Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle :
C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?


Cléante
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ? Oui.


Orgon, s’en allant.
Je suis votre valet.


Cléante
Je suis votre valet. De grâce, un mot, mon frère.

410Laissons là ce discours. Vous savez que Valère,
Pour être votre gendre, a parole de vous.

Orgon
Oui.


Cléante
Oui. Vous aviez pris jour pour un lien si doux.


Orgon
Il est vrai.


Cléante
Il est vrai. Pourquoi donc en différer la fête ?


Orgon
Je ne sais.


Cléante
Je ne sais. Auriez-vous autre pensée en tête ?


Orgon
415Peut-être.


Cléant
Peut-être. Vous voulez manquer à votre foi ?


Orgon
Je ne dis pas cela.


Cléante
Je ne dis pas cela. Nul obstacle, je croi,

Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.

Orgon
Selon.
Cléante
Selon. Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?

Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

Orgon
420Le ciel en soit loué !


Cléante
Le ciel en soit loué ! Mais que lui reporter ?


Orgon
Tout ce qu’il vous plaira.


Cléante
Tout ce qu’il vous plaira. Mais il est nécessaire

De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

Orgon
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ? De faire

Ce que le ciel voudra.

Cléante
Ce que le ciel voudra. Mais parlons tout de bon.

Valère a votre foi ; la tiendrez-vous, ou non ?

Orgon
425Adieu.


Cléante, seul.
Adieu. Pour son amour je crains une disgrâce,

Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.


Fin du premier acte.

ACTE II


Scène 1

Orgon, Mariane.


Orgon
Mariane !


Mariane
Mariane ! Mon père ?


Orgon
Mariane ! Mon père ? Approchez. J’ai de quoi

Vous parler en secret.


Mariane, à Orgon, qui regarde dans un petit cabinet.
Vous parler en secret. Que cherchez-vous ?


Orgon
Vous parler en secret. Que cherchez-vous ? Je voi

Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
430Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.


Orgon
435C’est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,

Vous devez n’avoir soin que de me contenter.

Mariane
C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.


Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?


Mariane
Qui, moi ?


Orgon
Qui, moi ? Vous. Voyez bien comme vous répondrez.


Mariane
440Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.



Scène 2

Orgon, Mariane, Dorine, entrant doucement et se tenant derrière Orgon, sans être vue.


Orgon
C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille,

Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
445Hé ?

(Mariane se recule avec surprise.)

Mariane
Hé ? Hé ?


Orgon
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ?


Mariane
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ?


Orgon
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ?


Mariane
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ?Me suis-je méprise ?


Orgon
Comment ?


Mariane
Comment ? Qui voulez-vous, mon père, que je dise

Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

Orgon
Tartuffe.


Mariane
Tartuffe. Il n’en est rien, mon père, je vous jure.

450Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;

Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

Mariane
Quoi ! vous voulez, mon père ?…


Orgon
Quoi ? vous voulez, mon père ?… Oui, je prétends, ma fille,

Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
455Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
(Apercevant Dorine.)
Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part

460De quelque conjecture ou d’un coup de hasard ;
Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

Orgon
Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?


Dorine
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ? À tel point

Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

Orgon
465Je sais bien le moyen de vous le faire croire.


Dorine
Oui ! oui ! vous nous contez une plaisante histoire !


Orgon
Je conte justement ce qu’on verra dans peu.


Dorine
Chansons !


Orgon
Chansons ! Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.


Dorine
Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;

470Il raille.

Orgon
Il raille. Je vous dis…


Dorine
Il raille. Je vous dis… Non, vous avez beau faire,

On ne vous croira point.

Orgon
On ne vous croira point. À la fin, mon courroux…


Dorine
Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.

Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
475Vous soyez assez fou pour vouloir… ?

Orgon
Vous soyez assez fou pour vouloir… ? Écoutez :

Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

Dorine
Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie.

Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
480Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
À quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ?…

Orgon
Choisir un gendre gueux ?… Taisez-vous. S’il n’a rien,

485Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver

Par son trop peu de soin des choses temporelles,
490Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

Dorine
495Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité,

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
500Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
505Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
510Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;
515Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

Orgon
Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !


Dorine
Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.


Orgon
520Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;

Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
525Je ne remarque point qu’il hante les églises.


Dorine
Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises,

Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

Orgon
Je ne demande pas votre avis là-dessus.

Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
530Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
535À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

Dorine
Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure[28].


Orgon
Ouais ! quels discours !


Dorine
Ouais ! quels discours ! Je dis qu’il en a l’encolure

Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
540Sur toute la vertu que votre fille aura.

Orgon
Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire,

Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

Dorine, elle l’interrompt toujours au moment où il se retourne pour parler à sa fille.
Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.


Orgon
C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.


Dorine
545Si l’on ne vous aimait…


Orgon
Si l’on ne vous aimait… Je ne veux pas qu’on m’aime.


Dorine
Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.


Orgon
Ah !


Dorine
Ah ! Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir

Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

Orgon
Vous ne vous tairez point ?


Dorine
Vous ne vous tairez point ? C’est une conscience[29]

550Que de vous laisser faire une telle alliance.

Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés… ?


Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?


Orgon
Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises,

Et tout résolument je veux que tu te taises.

Dorine
555Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.


Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.

(Se retournant vers sa fille.)
À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.

Dorine, à part.
J’ai pesé mûrement toutes choses. J’enrage

De ne pouvoir parler.

Orgon
De ne pouvoir parler. Sans être damoiseau,

560Tartuffe est fait de sorte…

Dorine
Tartuffe est fait de sorte… Oui, c’est un beau museau !


Orgon
Que, quand tu n’aurais même aucune sympathie

Pour tous les autres dons…

Dorine, à part.
Pour tous les autres dons… La voilà bien lotie !

(Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
Si j’étais en sa place, un homme assurément
Ne m’épouserait pas de force impunément ;

565Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

Orgon, à Dorine.
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?


Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.


Orgon
Qu’est-ce que tu fais donc ?


Dorine
Qu’est-ce que tu fais donc ? Je me parle à moi-même.


Orgon, à part.
570Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,

Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
(À Dorine)
Que ne te parles-tu ?

Dorine
Que ne te parles-tu ? Je n’ai rien à me dire.


Orgon
575Encore un petit mot.


Dorine
Encore un petit mot. Il ne me plaît pas, moi.


Orgon
Certes, je t’y guettais.


Dorine
Certes, je t’y guettais. Quelque sotte, ma foi !…


Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance ;

Et montrer pour mon choix entière déférence.

Dorine, en s’enfuyant.
Je me moquerais fort de prendre un tel époux[30].


Orgon, après avoir manqué de donner un souffler à Dorine.
580Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,

Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.

Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.



Scène 3

Dorine, Mariane.


Dorine
585Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ?

Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !

Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?


Dorine
590Ce qu’il faut pour parer une telle menace.


Mariane
Quoi ?


Dorine
Quoi ? Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui ;

Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
595Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.

Mariane
Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,

Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :

600L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?

Mariane
Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande,

Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?

Dorine
605Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,

Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?

Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter ;

Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

Dorine
Enfin, vous l’aimez donc ?


Mariane
Enfin, vous l’aimez donc ? Oui, d’une ardeur extrême.


Dorine
610Et, selon l’apparence, il vous aime de même ?


Mariane
Je le crois.


Dorine
Je le crois. Et tous deux brûlez également

De vous voir mariés ensemble ?

Mariane
De vous voir mariés ensemble ? Assurément.


Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?


Mariane
De me donner la mort, si l’on me violente.


Dorine
615Fort bien. C’est un recours où je ne songeais pas ;

Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !

620Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes,

Et dans l’occasion mollit comme vous faites.

Mariane
Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité…


Dorine
Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.


Mariane
625Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ?

Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?


Dorine
Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé,

Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
630La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

Mariane
Mais, par un haut refus, et d’éclatants mépris,

Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
635Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?

Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez

Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
640Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
645Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Mariane
Mon Dieu !…


Dorine
Mon Dieu !… Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,

650Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !

Mariane
Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours ;

Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

Dorine
Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,

655Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.

660D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
665Le bal et la grand’bande, assavoir[31], deux musettes,
Et parfois Fagotin[32], et les marionnettes ;
Si pourtant votre époux…

Mariane
Si pourtant votre époux Ah ! tu me fais mourir !

De tes conseils plutôt songe à me secourir.

Dorine
Je suis votre servante.


Mariane
Je suis votre servante. Hé ! Dorine, de grâce…


Dorine
670Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.


Mariane
Ma pauvre fille !


Dorine
Ma pauvre fille ! Non.


Mariane
Ma pauvre fille ! Non. Si mes vœux déclarés…


Dorine
Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.


Mariane
Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée :

Fais-moi…

Dorine
Fais-moi… Non, vous serez, ma foi, tartufiée.


Mariane
675Hé bien ! puisque mon sort ne saurait t’émouvoir,

Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
(Elle veut s’en aller.)

Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.

680Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

Mariane
Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre,

Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.

Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement

Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.



Scène 4

Valère, Mariane, Dorine.


Valère
685On vient de débiter, madame, une nouvelle

Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.

Mariane
Quoi ?


Valère
Quoi ? Que vous épousez Tartuffe.


Mariane
Quoi ? Que vous épousez Tartuffe. Il est certain

Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

Valère
Votre père, madame…


Mariane
Votre père, Madame… A changé de visée :

690La chose vient par lui de m’être proposée.

Valère
Quoi ! sérieusement ?


Mariane
Quoi ? sérieusement ? Oui, sérieusement.

Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

Valère
Et quel est le dessein où votre âme s’arrête.

Madame ?

Mariane
Madame ? Je ne sais.


Valère
Madame ? Je ne sais. La réponse est honnête.

695Vous ne savez ?

Mariane
Vous ne savez ? Non.


Valère
Vous ne savez ? Non. Non ?


Mariane
Vous ne savez ? Non. Non ? Que me conseillez-vous ?


Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.


Mariane
Vous me le conseillez ?


Valère
Vous me le conseillez ? Oui.


Mariane
Vous me le conseillez ? Oui. Tout de bon ?


Valère
Vous me le conseillez ? Oui. Tout de bon ? Sans doute.

Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

Mariane
Hé bien ! c’est un conseil, monsieur, que je reçois.


Valère
700Vous n’aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.


Mariane
Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.


Valère
Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.


Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.


Dorine, se retirant dans le fond du théâtre.
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.


Valère
705C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’était tromperie,

Quand vous…

Mariane
Quand vous… Ne parlons point de cela, je vous prie.

Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter,
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
710Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.

Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.


Mariane
715Il est vrai, c’est bien dit.


Valère
Il est vrai, c’est bien dit. Sans doute ; et votre cœur

N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane
Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.


Valère
Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée

Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
720Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

Mariane
Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite

Le mérite…

Valère
Le mérite… Mon Dieu ! laissons là le mérite.

J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
725Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

Mariane
La perte n’est pas grande, et de ce changement

Vous vous consolerez assez facilement.

Valère
J’y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.

730Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.

Mariane
735Ce sentiment sans doute est noble et relevé.


Valère
Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé.

Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
740Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

Mariane
Au contraire ; pour moi, c’est ce que je souhaite ;

Et je voudrais déjà que la chose fût faite.


Valère
Vous le voudriez ?


Mariane
Vous le voudriez ? Oui.


Valère
Vous le voudriez ? Oui. C’est assez m’insulter,

Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)

Mariane
745Fort bien.


Valère, revenant.
Fort bien. Souvenez-vous au moins que c’est vous-même

Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane
Oui.


Valère, revenant encore.
Oui. Et que le dessein que mon âme conçoit

N’est rien qu’à votre exemple.

Mariane
N’est rien qu’à votre exemple. À mon exemple, soit.


Valère, en sortant.
Suffit : vous allez être à point nommé servie.


Mariane
750Tant mieux.


Valère, revenant encore.
Tant mieux. Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.


Mariane
À la bonne heure !


Valère, s’en va, et, lorsqu’il est vers la porte, il se retourne.
À la bonne heure. Hé ?


Mariane
À la bonne heure. Hé ? Quoi ?


Valère
À la bonne heure. Hé ? Quoi ? Ne m’appelez-vous pas ?


Mariane
Moi ? Vous rêvez.


Valère
Moi ? Vous rêvez. Hé bien, je poursuis donc mes pas.

Adieu, madame.

(Il s’en va lentement.)


Mariane
Adieu, madame. Adieu, monsieur.


Dorine, à Mariane.
Adieu, madame. Adieu, monsieur. Pour moi, je pense

Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
755Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.

(Elle arrête Valère par le bras.)

Valère, feignant de résister.
Holà ! seigneur Valère. Hé ! que veux-tu, Dorine ?


Dorine
Venez ici.


Valère
Venez ici. Non, non, le dépit me domine.

Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

Dorine
760Arrêtez.


Valère
Arrêtez. Non, vois-tu, c’est un point résolu.


Dorine
Ah !


Mariane, à part.
Ah ! Il souffre à me voir, ma présence le chasse,

Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

Dorine, quittant Valère et courant à Mariane.
À l’autre ! Où courez-vous ?


Mariane
À l’autre ! Où courez-vous ? Laisse.


Dorine
À l’autre ! Où courez-vous ? Laisse. Il faut revenir.


Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.


Valère, à part
765Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;

Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.

Dorine, quittant Mariane et courant à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si, je le veux.

Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
(Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)


Valère, à Dorine.
Mais quel est ton dessein ?


Mariane, à Dorine.
Mais quel est ton dessein ? Qu’est-ce que tu veux faire ?


Dorine
770Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire.

(À Valère.)
Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?

Valère
N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?


Dorine
Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?


Mariane
N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée ?


Dorine, à Valère.
780Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin

Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
À Mariane.
Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.

Mariane, à Valère.
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?


Valère, à Mariane.
Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?


Dorine
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un et l’autre.

(À Valère)
Allons, vous.

Valère, en donnant sa main à Dorine.
Allons, vous. À quoi bon ma main ?


Dorine, à Mariane.
Allons, vous. À quoi bon ma main ? Ah çà ! la vôtre.


Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?


Dorine
De quoi sert tout cela ? Mon Dieu ! vite, avancez.

Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez[33].

(Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)


Valère, se tournant vers Mariane.
785Mais ne faites donc point les choses avec peine ;

Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)

Dorine
À vous dire le vrai, les amants sont bien fous !


Valère, à Mariane.
Oh çà ! n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?

Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
790De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

Mariane
Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat…


Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,

Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.


Dorine
795Nous en ferons agir de toutes les façons.

(À Mariane.)
Votre père se moque,
Votre père se moque,(À Valère.)
Votre père se moque, et ce sont des chansons.
(À Mariane.)
Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
800De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie
Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
805Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
810Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(À Valère.)
Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,

Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
815Adieu.

Valère, à Mariane
Adieu. Quelques efforts que nous préparions tous,

Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

Mariane, à Valère
Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ;

Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.

Valère
Que vous me comblez d’aise ! et, quoi que puisse oser…


Dorine
820Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

Sortez, vous dis-je.

Valère, il fait un pas et revient.
Sortez, vous dis-je. Enfin…


Dorine
Sortez, vous dis-je. Enfin… Quel caquet est le vôtre !

Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
(Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)


Fin du second acte.

ACTE III


Scène 1

Damis, Dorine.


Damis
Que la foudre sur l’heure achève mes destins,

Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
825S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :

Votre père n’a fait qu’en parler simplement.

On n’exécute pas tout ce qui se propose ;
830Et le chemin est long du projet à la chose.

Damis
Il faut que de ce fat j’arrête les complots,

Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.

Dorine
Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père,

Laissez agir les soins de votre belle-mère.
835Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle[34].
Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
840Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
845Mais ce valet m’a dit qu’il s’en allait descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.

Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.


Dorine
Point. Il faut qu’ils soient seuls.


Damis
Point. Il faut qu’ils soient seuls. Je ne lui dirai rien.


Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires, ;

850Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

Damis
Sortez. Non ; je veux voir, sans me mettre en courroux.


Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.


Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.



Scène 2

Tartuffe, Laurent, Dorine.


Tartuffe, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine[35].
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

Et priez que toujours le ciel vous illumine.
855Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai, partager les deniers.

Dorine, à part.
Que d’affectation et de forfanterie !


Tartuffe
Que voulez-vous ?


Dorine
Que voulez-vous ? Vous dire…


Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.
Que voulez-vous ? Vous dire… Ah ! mon Dieu ! je vous prie,

Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
860Comment !


Tartuffe
Comment ? Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;

Et la chair sur vos sens fait grande impression !

865Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,

870Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

Dorine
Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos,

Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.

Tartuffe
875Hélas ! très volontiers.


Dorine, à part.
Hélas ! très volontiers. Comme il se radoucit !

Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.

Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?


Dorine
Viendra-t-elle bientôt ? Je l’entends, ce me semble.

Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.



Scène 3

Elmire, Tartuffe.


Tartuffe
Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,

880Et de l’âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire !

Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.

Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.

Tartuffe, assis.
885Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?


Elmire, assise.
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.


Tartuffe
Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut

Pour avoir attiré cette grâce d’en haut :
Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance

890Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.

Elmire
Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.


Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé ;

Et pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.

Elmire
C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;

895Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.


Elmire
J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,

Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.

Tartuffe
J’en suis ravi de même ; et sans doute, il m’est doux

900Madame, de me voir seul à seul avec vous.
C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,
Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.

Elmire
Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien,

Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.

Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.

Tartuffe
905Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,

Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
Des visites qu’ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
910Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
Et d’un pur mouvement…

Elmire
Et d’un pur mouvement… Je le prends bien aussi,

Et crois que mon salut vous donne ce souci.

Tartuffe, prenant la main d’Elmire, et lui serrant les doigts.
Oui, madame, sans doute, et ma ferveur est telle…


Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.


Tartuffe
Ouf ! vous me serrez trop. C’est par excès de zèle.

915De vous faire autre mal je n’eus jamais dessein,
Et j’aurais bien plutôt…
(Il met la main sur les genoux d’Elmire.)

Elmire
Et j’aurais bien plutôt… Que fait là votre main ?


Tartuffe
Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.


Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.

(Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe rapproche d’elle.)

Tartuffe, maniant le fichu d’Elmire.
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !

920On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux :
Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire[36].

Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.

On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille : Est-il vrai ? dites-moi.

Tartuffe
925Il m’en a dit deux mots : mais, madame, à vrai dire,

Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Elmire
C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.


Tartuffe
930Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.


Elmire
Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs,

Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

Tartuffe
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles

N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
935Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :

Il a sur votre face épanché des beautés
940Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
945D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
950Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
955Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
960Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante ;

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
965Un dévot comme vous, et que partout on nomme…

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme[37] :

Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.

Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :
970Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
975De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
980Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne,
Les tribulations de votre esclave indigne ;
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
985J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
990Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
995Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
1000De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.

Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique

En termes assez forts à mon âme s’explique.
N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
À dire à mon mari cette galante ardeur,
1005Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?

Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,

Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,
1010Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.

Elmire
D’autres prendraient cela d’autre façon peut-être ;

Mais ma discrétion se veut faire paraître.
1015Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
L’union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
1020Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
Et…



Scène 4

Elmire, Damis, Tartuffe.


Damis, sortant du cabinet où il s’était retiré.
Et… Non, Madame, non ; ceci doit se répandre.

J’étais en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ;
Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit,
1025Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.

Elmire
Non, Damis, il suffit qu’il se rende plus sage,

1030Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.
Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
Ce n’est point mon humeur de faire des éclats ;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.

Damis
1035Vous avez vos raisons pour en user ainsi ;

Et pour faire autrement, j’ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
1040Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé ;
Et le ciel, pour cela, m’offre un moyen aisé.
1045De cette occasion je lui suis redevable,
Et, pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce serait mériter qu’il me la vînt ravir,
Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.

Elmire
Damis…


Damis
Damis… Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie.

1050Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m’obliger
À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vider d’affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.



Scène 5

Orgon, Elmire, Damis, Tartuffe.


Damis
1055Nous allons régaler, mon père, votre abord

D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
1060Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
Voulait à toute force en garder le secret ;
1065Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos

On ne doit d’un mari traverser le repos ;
Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
1070Et qu’il suffit, pour nous, de savoir nous défendre.
Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,
Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.



Scène 6

Orgon, Damis, Tartuffe.


Orgon
Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?


Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,

1075Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
1080Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
1085Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils.
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté,

Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis
Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite[38]

1090Vous fera démentir…

Orgon
Vous fera démentir… Tais-toi, peste maudite.


Tartuffe
Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,

Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
1095Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
1100Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,

D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
1105Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon, à Tartuffe.
Mon frère, c’en est trop.

Mon frère, c’en est trop.(À son fils.)
Mon frère, c’en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître !

Damis
Traître ! Quoi ! ses discours vous séduiront au point…


Orgon, relevant Tartuffe.
Tais-toi, pendard. Mon frère, hé ! levez-vous, de grâce !

(À son fils)
1110Infâme !

Damis
Infâme ! Il peut…


Orgon
Infâme ! Il peut… Tais-toi.


Damis
Infâme ! Il peut… Tais-toi. J’enrage. Quoi ! je passe…


Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.


Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas !

J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon, à son fils.
1115Ingrat !


Tartuffe
Ingrat ! Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux,

Vous demander sa grâce…

Orgon, se jetant aussi à genoux, et embrassant Tartuffe.
Vous demander sa grâce… Hélas ! vous moquez-vous ?

(À son fils.)
Coquin ! vois sa bonté !

Damis
Coquin ! vois sa bonté ! Donc…


Orgon
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix.


Damis
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix. Quoi ! je…


Orgon
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix. Quoi ! je… Paix, dis-je ;

Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
1120Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
1125Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

Damis
À recevoir sa main on pense l’obliger ?


Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.

Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
1130Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.
Allons, qu’on se rétracte ; et qu’à l’instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

Damis
Qui ? moi ! de ce coquin, qui, par ses impostures…


Orgon
Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?

(À Tartuffe.)
1135Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(À son fils.)
Sus ; que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.

Damis
Oui, je sortirai ; mais…


Orgon
Oui, je sortirai ; mais… Vite, quittons la place.

Je te prive, pendard, de ma succession,
1140Et te donne, de plus, ma malédiction.



Scène 7

Orgon, Tartuffe.


Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !


Tartuffe
Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne[39] !

(À Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !

Orgon
1145Hélas !


Tartuffe
Hélas ! Le seul penser de cette ingratitude

Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.

Orgon, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.
Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,

1150Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place.
(À Tartuffe.)
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

Orgon
1155Comment ! vous moquez-vous ?


Tartuffe
Comment ? vous moquez-vous ? On m’y hait, et je voi

Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu’importe ! Voyez-vous que mon cœur les écoute ?


Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;

Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez,
1160Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés.

Orgon
Non, mon frère, jamais.


Tartuffe
Non, mon frère, jamais. Ah ! mon frère, une femme

Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.

Orgon
Non, non.


Tartuffe
Non, non. Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici,

Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.

Orgon
1165Non, vous demeurerez ; il y va de ma vie.


Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.

Pourtant, si vous vouliez…

Orgon
Pourtant, si vous vouliez… Ah !


Tartuffe
Pourtant, si vous vouliez… Ah ! Soit : n’en parlons plus.

Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
1170À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage.
Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…

Orgon
Non, en dépit de tous vous la fréquenterez.

Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
1175Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
1180M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

Tartuffe
La volonté du ciel soit faite en toute chose !


Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit :

Et que puisse l’envie en crever de dépit !


Fin du troisième acte.

ACTE IV


Scène 1

Cléante, Tartuffe


Cléante
1185Oui, tout le monde en parle, et vous m’en pouvez croire,

L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n’examine point à fond ce qu’on expose ;
1190Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n’en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé :
N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
1195Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d’un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n’est petit, ni grand, qui ne s’en scandalise ;
Et si vous m’en croyez, vous pacifierez tout,
1200Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.

Tartuffe
Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ;

Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
1205Je lui pardonne tout ; de rien je ne le blâme,
Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
Mais l’intérêt du ciel n’y saurait consentir ;
Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
Après son action, qui n’eut jamais d’égale,

1210Le commerce entre nous porterait du scandale :
Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait ;
À pure politique on me l’imputerait :
Et l’on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
1215Que mon cœur l’appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

Cléante
Vous nous payez ici d’excuses colorées ;

Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
1220Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
1225Quoi ! le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
D’une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.

Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne ;

1230Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne :
Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.

Cléante
Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille

À ce qu’un pur caprice à son père conseille ?
1235Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

Tartuffe
Ceux qui me connaîtront n’auront pas la pensée

Que ce soit un effet d’une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
1240De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
1245Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,

Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein,
Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.

Cléante
Hé ! monsieur, n’ayez point ces délicates craintes,

1250Qui d’un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu’il soit, à ses périls, possesseur de son bien ;
Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse,
Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse.
1255J’admire seulement que, sans confusion,
Vous en ayez souffert la proposition.
Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ?
Et, s’il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
1260Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudrait-il pas mieux qu’en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
1265Croyez-moi, c’est donner de votre prud’hommie,
Monsieur…

Tartuffe
Monsieur… Il est, monsieur, trois heures et demie :

Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m’excuserez de vous quitter si tôt[40].

Cléante, seul.
Ah !



Scène 2

Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.


Dorine
Ah ! De grâce, avec nous employez-vous pour elle,

1270Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l’accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie,
1275Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.



Scène 3

Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.


Orgon
Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.

(À Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

Mariane, aux genoux d’Orgon.
Mon père, au nom du ciel, qui connaît ma douleur,

1280Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous doi ;
1285Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
1290Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir

Orgon, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur ! point de faiblesse humaine !


Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

1295Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien ;
J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne :
Mais, au moins, n’allez pas jusques à ma personne ;
Et souffrez qu’un couvent, dans les austérités,
1300Use les tristes jours que le ciel m’a comptés.

Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses,

Lorsqu’un père combat leurs[41] flammes amoureuses !
Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter.
1305Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.


Dorine
Mais quoi !…


Orgon
Mais quoi !… Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot[42] ;

Je vous défends, tout net, d’oser dire un seul mot.

Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu’on réponde…


Orgon
1310Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde ;

Ils sont bien raisonnés, et j’en fais un grand cas :
Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.

Elmire, à son mari.
À voir ce que je vois, je ne sais plus que dire ;

Et votre aveuglement fait que je vous admire.
1315C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !

Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.

Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ;
Et vous avez eu peur de le désavouer
1320Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ;
Et vous auriez paru d’autre manière émue.

Elmire
Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport,

Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
1325Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux, et l’injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
Et l’éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages ;
1330Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens.
Me préserve le ciel d’une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
1335Et crois que d’un refus la discrète froideur
N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.


Orgon
Enfin je sais l’affaire, et ne prends point le change.


Elmire
J’admire, encore un coup, cette faiblesse étrange :

Mais que me répondrait votre incrédulité,
1340Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ?

Orgon
Voir ?


Elmire
Voir ? Oui.


Orgon
Voir ? Oui Chansons.


Elmire
Voir ? Oui Chansons. Mais quoi ! si je trouvais manière

De vous le faire voir avec pleine lumière ?…

Orgon
Contes en l’air.


Elmire
Contes en l’air. Quel homme ! Au moins, répondez-moi.

Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
1345Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

Orgon
En ce cas, je dirais que… Je ne dirais rien,

Car cela ne se peut.

Elmire
Car cela ne se peut. L’erreur trop longtemps dure,

1350Et c’est trop condamner ma bouche d’imposture.
Il faut que, par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.

Orgon
Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,

Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

Elmire, à Dorine.
1355Faites-le-moi venir.


Dorine, à Elmire.
Faites-le-moi venir. Son esprit est rusé,

Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

Elmire, à Dorine.
Non ; on est aisément dupé par ce qu’on aime,

Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.
Faites-le-moi descendre.
Faites-le-moi descendre. (À Cléante et à Mariane.)
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.



Scène 4

Elmire, Orgon.


Elmire
1360Approchons cette table, et vous mettez dessous.


Orgon
Comment !


Elmire
Comment ! Vous bien cacher est un point nécessaire.


Orgon
Pourquoi sous cette table ?


Elmire
Pourquoi sous cette table ? Ah ! mon Dieu ! laissez faire ;

J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez,
1365Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.

Orgon
Je confesse qu’ici ma complaisance est grande :

Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

Elmire
Vous n’aurez, que je crois, rien à me repartir.

(À son mari, qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière :
1370Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis ;
Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
1375Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
1380Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée ;
D’épargner votre femme, et de ne m’exposer
Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser,

1385Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître ;
Et… L’on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.



Scène 5

Tartuffe, Elmire ; Orgon, sous la table.


Tartuffe
On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler.


Elmire
Oui, l’on a des secrets à vous y révéler.

Mais tirez cette porte avant qu’on vous les dise ;
1390Et regardez partout de crainte de surprise.
(Tartuffe va fermer la porte, et revient.)
Une affaire pareille à celle de tantôt
N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
Jamais il ne s’est vu de surprise de même.
Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême ;
1395Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,
Que de le démentir je n’ai point eu l’idée :
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
1400Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage.
Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
1405Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.

Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile,

1410Madame ; et vous parliez tantôt d’un autre style.

Elmire
Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,

Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
1415Toujours notre pudeur combat, dans ces moments,
Ce qu’on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,

On trouve à l’avouer toujours un peu de honte.
On s’en défend d’abord : mais de l’air qu’on s’y prend,
1420On fait connaître assez que notre cœur se rend ;
Qu’à nos vœux, par honneur, notre bouche s’oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C’est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
1425Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
À retenir Damis me serais-je attachée,
Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l’offre de votre cœur,
Aurais-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire,
1430Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ?
Et, lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
1435Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

Tartuffe
C’est sans doute, madame, une douceur extrême

Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
1440Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D’oser douter un peu de sa félicité.
1445Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ;
Et, s’il faut librement m’expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
1450Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.

Elmire, après avoir toussé pour avertir son mari.
Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse,

Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse ?
1455On se tue à vous faire un aveu des plus doux.
Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;

Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire
Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?

Tartuffe
Moins on mérite un bien, moins on l’ose espérer.

1460Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
1465Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

Elmire
Mon Dieu ! que votre amour en vrai tyran agit !

Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire !
1470Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ?
De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
1475Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressants[43],
Du faible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?

Tartuffe
Mais, si d’un œil bénin vous voyez mes hommages,

Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?

Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,

1480Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez ?

Tartuffe
Si ce n’est que le ciel qu’à mes vœux on oppose,

Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ;
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

Elmire
Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur !


Tartuffe
1485Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements[44].

Selon divers besoins, il est une science
1490D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention[45].
De ces secrets, madame, on saura vous instruire ;
Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
1495Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi ;
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
(Elmire tousse plus fort.)
Vous toussez fort, madame.

Elmire
Vous toussez fort, madame. Oui, je suis au supplice.


Tartuffe
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?


Elmire
C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien

1500Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

Tartuffe
Cela, certe, est fâcheux.


Elmire

Cela certes est fâcheux. Oui, plus qu’on ne peut dire.

Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire.

Vous êtes assurée ici d’un plein secret,
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.

1505Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence[46].

Elmire, après avoir encore toussé et frappé sur la table.
Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder ;

Qu’il faut que je consente à vous tout accorder ;
Et qu’à moins de cela, je ne dois point prétendre
1510Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
1515Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense[47],
Tant pis pour qui me force à cette violence ;
La faute assurément n’en doit pas être à moi.

Tartuffe
1520Oui, madame, on s’en charge ; et la chose de soi…


Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,

Si mon mari n’est point dans cette galerie.

Tartuffe
Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?

C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.
1525De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.

Elmire
Il n’importe. Sortez, je vous prie, un moment ;

Et partout là dehors voyez exactement.



Scène 6

Orgon, Elmire.


Orgon, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme !

1530Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.


Elmire
Quoi ! vous sortez si tôt ? Vous vous moquez des gens.

Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ;
Attendez jusqu’au bout, pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

Orgon
1535Non, rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer.


Elmire
Mon Dieu ! l’on ne doit point croire trop de léger.

Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre ;
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elmire fait mettre Orgon derrière elle.)



Scène 7

Tartuffe, Elmire, Orgon.


Tartuffe, sans voir Orgon.
Tout conspire, madame, à mon contentement.

1540J’ai visité de l’œil tout cet appartement.
Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…

(Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.)

Orgon, arrêtant Tartuffe.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,

Et vous ne devez pas vous tant passionner,
Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
1545Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyais toujours qu’on changerait de ton ;
Mais c’est assez avant pousser le témoignage :
1550Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.

Elmire, à Tartuffe
C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci ;

Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.

Tartuffe, à Orgon.
Quoi ! vous croyez… ?


Orgon
Quoi ? vous croyez… ? Allons, point de bruit, je vous prie,

Dénichons de céans, et sans cérémonie.


Tartuffe
1555Mon dessein…[48]


Orgon
Mon dessein… Ces discours ne sont plus de saison ;

Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.

Tartuffe
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître.

La maison m’appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
1560Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure ;
Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
Venger le ciel qu’on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.



Scène 8

Elmire, Orgon.


Elmire
1565Quel est donc ce langage, et qu’est-ce qu’il veut dire ?


Orgon
Ma foi, je suis confus, et n’ai pas lieu de rire.


Elmire
Comment ?


Orgon
Comment ? Je vois ma faute aux choses qu’il me dit ;

Et la donation m’embarrasse l’esprit.

Elmire
La donation…


Orgon
La donation… Oui. C’est une affaire faite

1570Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.

Elmire
Et quoi ?


Orgon
Et quoi ? Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt

Si certaine cassette est encore là-haut.


Fin du quatrième acte.




ACTE V


Scène 1

Orgon, Cléante.


Cléante
Où voulez-vous courir ?


Orgon
Où voulez-vous courir ? Las ! que sais-je ?


Cléante
Où voulez-vous courir ? Las ! que sais-je ? Il me semble

Que l’on doit commencer par consulter ensemble
1575Les choses qu’on peut faire en cet événement.

Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement.

Plus que le reste encore elle me désespère.

Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?


Orgon
C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,

1580Lui-même en grand secret m’a mis entre les mains.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés[49].

Cléante
Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?


Orgon
1585Ce fut par un motif de cas de conscience.

J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,

1590J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité[50].

Cléante
Vous voilà mal, au moins, si j’en crois l’apparence :

Et la donation et cette confidence,
1595Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
1600Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

Orgon
Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante

Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
1605J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.

Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !

Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
1610Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
1615Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
1620Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,

Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
1625Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.



Scène 2

Orgon, Cléante, Damis.


Damis
Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?

1630Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

Orgon
Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs nonpareilles.


Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.

1635Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.

Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.

Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
1640Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.



Scène 3

Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Madame Pernelle
Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères !


Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,

Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
1645Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
1650Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et, non content encor de ces lâches essais,
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,

Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
1655Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.

Dorine
Le pauvre homme !


Madame Pernelle
Le pauvre homme ! Mon fils, je ne puis du tout croire

Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon
Comment ?


Madame Pernelle
Comment ? Les gens de bien sont enviés toujours.


Orgon
1660Que voulez-vous donc dire avec votre discours,

Ma mère ?

Madame Pernelle
Ma mère ? Que chez vous on vit d’étrange sorte,

Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.

Orgon
Qu’a cette haine à faire avec ce qu’on vous dit ?


Madame Pernelle
Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit :

1665La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie[51].

Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?


Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.


Orgon
Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.


Madame Pernelle
1670Des esprits médisants la malice est extrême.


Orgon
Vous me feriez damner, ma mère ! Je vous di

Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,

Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.

Orgon
1675C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle
Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :

1680Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.

Orgon
J’enrage !


Madame Pernelle
J’enrage ! Aux faux soupçons la nature est sujette,

Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.

Orgon
Je dois interpréter à charitable soin

Le désir d’embrasser ma femme !

Madame Pernelle
Le désir d’embrasser ma femme ! Il est besoin,

1685Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon
Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?

Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.

Madame Pernelle
1690Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise,

Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.

Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère,

Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

Dorine, à Orgon.
1695Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ;

Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.

Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,

Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

Damis
1700Quoi ! son effronterie irait jusqu’à ce point ?


Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,

Et son ingratitude est ici trop visible.

Cléante, à Orgon.
Ne vous y fiez pas ; il aura des ressorts

Pour donner contre vous raison à ses efforts,
1705Et sur moins que cela le poids d’une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.

Orgon
Il est vrai ; mais qu’y faire ? À l’orgueil de ce traître,

1710De mes ressentiments je n’ai pas été maître.

Cléante
Je voudrais de bon cœur qu’on pût entre vous deux

De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

Elmire
Si j’avais su qu’en main il a de telles armes,

Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
1715Et mes…

Orgon, à Dorine, voyant entrer monsieur Loyal.
Et mes… Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir,

Je suis bien en état que l’on me vienne voir !



Scène 4

Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Mariane, Cléante, Damis, Dorine, Monsieur Loyal.


Monsieur Loyal, à Dorine, dans le fond du théâtre.
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,

Que je parle à monsieur.

Dorine
Que je parle à Monsieur. Il est en compagnie ;

Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.

Monsieur Loyal
1720Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.

Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

Dorine
Votre nom ?


Monsieur Loyal
Votre nom ? Dites-lui seulement que je viens

De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.

Dorine, à Orgon.
1725C’est un homme qui vient, avec douce manière,

De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

Cléante, à Orgon.
Dont vous serez, dit-il, bien aise. Il vous faut voir

Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.

Orgon, à Cléante.
Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :

1730Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître[52] ?

Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;

Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.

Monsieur Loyal, à Orgon.
Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,

Et vous soit favorable autant que je désire[53] !

Orgon, bas, à Cléante.
1735Ce doux début s’accorde avec mon jugement

Et présage déjà quelque accommodement.

Monsieur Loyal
Toute votre maison m’a toujours été chère,

Et j’étais serviteur de monsieur votre père.

Orgon
Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon

1740D’être sans vous connaître ou savoir votre nom.

Monsieur Loyal
Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,

Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
1745Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l’exploit de certaine ordonnance…

Orgon
Quoi ! vous êtes ici…


Monsieur Loyal
Quoi ! vous êtes ici… Monsieur, sans passion.

Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
1750Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

Orgon
Moi ! sortir de céans ?


Monsieur Loyal
Moi ! sortir de céans ? Oui, monsieur, s’il vous plaît.

La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
1755De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.

Damis, à M. Loyal.
Certes cette impudence est grande, et je l’admire !


Monsieur Loyal, à Damis.
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;

(Montrant Orgon.)
1760C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

Orgon
Mais…


Monsieur Loyal
Mais… Oui, monsieur, je sais que pour un million

Vous ne voudriez pas faire rébellion,
1765Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.

Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,

Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.

Monsieur Loyal, à Orgon.
Faites que votre fils se taise ou se retire,

1770Monsieur. J’aurais regret d’être obligé d’écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

Dorine, à part.
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal.


Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses,

Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
1775Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auraient pu procéder d’une façon moins douce.

Orgon
Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens

1780De sortir de chez eux ?

Monsieur Loyal
De sortir de chez eux ? On vous donne du temps ;

Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
1785Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
1790À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
1795Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

Orgon, à part.
Du meilleur de mon cœur je donnerais, sur l’heure

Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
1800Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Cléante, bas, à Orgon.
Laissez, ne gâtons rien.


Damis
Laissez, ne gâtons rien. À cette audace étrange

J’ai peine à me tenir, et la main me démange.

Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,

Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.


Monsieur Loyal
1805On pourrait bien punir ces paroles infâmes,

Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.

Cléante, à monsieur Loyal.
Finissons tout cela, monsieur ; c’en est assez.

Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

Monsieur Loyal
Jusqu’au revoir. Le ciel vous tienne tous en joie !


Orgon
1810Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !



Scène 5

Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Orgon
Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;

Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !


Dorine, à Orgon.
1815Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,

Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
1820Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver[54].

Orgon
Taisez-vous. C’est le mot qu’il vous faut toujours dire.


Cléante, à Orgon.
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.


Elmire
Allez faire éclater l’audace de l’ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
1825Et sa déloyauté va paraître trop noire,
Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.



Scène 6

Valère, Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Valère
Avec regret, monsieur, je viens vous affliger ;

Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
1830Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
1835Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
D’un criminel d’État l’importante cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
1840Vous avez conservé le coupable secret.
J’ignore le détail du crime qu’on vous donne[55] ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
D’accompagner celui qui vous doit arrêter.

Cléante
1845Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître

De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.

Orgon
L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal !


Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.

J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
1850Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.


Orgon
1855Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !

Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres.

Cléante
Adieu,: prenez le soin, vous autres. Allez tôt.

1860Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.



Scène 7

Tartuffe, un Exempt, Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Valère, Damis, Dorine.


Tartuffe, arrêtant Orgon.
Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si vite :

Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.

Orgon
Traître ! tu me gardais ce trait pour le dernier :

1865C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
Et voilà couronner toutes tes perfidies.

Tartuffe
Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir ;

Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.

Cléante
La modération est grande, je l’avoue.


Damis
1870Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !


Tartuffe
Tous vos emportements ne sauraient m’émouvoir ;

Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.

Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;

Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

Tartuffe
1875Un emploi ne saurait être que glorieux

Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.

Orgon
Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable,

Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?


Tartuffe
Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ;

1880Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir.
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.

Elmire
1885L’imposteur !


Dorine
L’imposteur ! Comme il sait, de traîtresse manière,

Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

Cléante
Mais, s’il est si parfait que vous le déclarez,

Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
1890Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire[56],
Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
1895Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

Tartuffe, à l’Exempt
Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;

Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L’Exempt
Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;

1900Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.

Tartuffe
Qui ? moi, monsieur ?


L’Exempt
Qui ? moi, Monsieur ? Oui, vous.
Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ? Oui, vous. Pourquoi donc la prison ?


L’Exempt
Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.

(À Orgon.)
1905Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
1910Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
1915Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés
1920Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
1925Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
À ses autres horreurs il a joint cette suite,
1930Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
1935D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
1940On vous vit témoigner en appuyant ses droits,

Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.

Dorine
1945Que le ciel soit loué !


Madame Pernelle
Que le Ciel soit loué ! Maintenant je respire.


Elmire
Favorable succès !


Mariane
Favorable succès ! Qui l’aurait osé dire ?


Orgon, à Tartuffe, que l’exempt emmène.
Hé bien ! te voilà, traître !…



Scène 8

Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Valère, Damis, Dorine.


Cléante
Hé bien, te voilà, traître… Ah ! mon frère, arrêtez,

Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable,
1950Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
1955Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.

Orgon
Oui, c’est bien dit. Allons à ses pieds avec joie

Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
1960Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.


Fin du Tartuffe

  1. Acteurs de la troupe de Molière :
    Béjart.
  2. Molière.
  3. Mademoiselle Molière (Armande Béjart).
  4. Hubert.
  5. Mademoiselle de Brie.
  6. La Grange.
  7. La Thorillière.
  8. Du Croisy.
  9. Magdeleine Béjart.
  10. De Brie.
  11. Suivant les commentateurs, le roi Pétaud (de peto, je demande) était le nom du chef que se choisissaient les mendiants au moyen-âge. La cour d’un tel roi, avec de tel sujets, ne devait pas nécessairement présenter que désordre et confusion. Le mot pétaudière se rattache probablement à la même origine.
  12. Sous chape ou sous cape, en secret. La cape ou la chape, de bardocucullus des Gaulois, était un manteau à capuchon. On rabattait ce capuchon pour se cacher le visage, lorsqu’on voulait n’être point reconnu ; et métaphoriquement on vivait sous cape, quand on cachait ses actions.
  13. Molière, dans cette entrée en scène, dessine et fait connaître ses caractères avec une verve incomparable, ce qui a fait dire à l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, publiée quinze jours après la première représentation : « le spectateur reçoit une volupté très sensible d’être informé dès l’abord de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable. »
  14. Var. : De le voir quereller par un fou comme vous.
  15. L’auteur de la Lettre sur l’Imposteur a remarqué le premier que ce trait était là pour faire pressentir la conduite, ou plutôt pour rendre croyable l’amour porté de Tartuffe.
    (Aimé Martin)
  16. Cette tirade fait allusion à la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui, pour se venger de l’abandon du roi, sema la nouvelle de ses amours avec La Vallière, encore vertueuse, et en instruisit la reine, en y donnant le tour qu’elle voulait qu’on y croie. Son petit époux joua un rôle dans cette intrigue, et ils furent exilés tous deux.
    (Aimé Martin.)
  17. Allusion à la duchesse de Navailles, qui avait fait placer des grilles à l’entrée des appartements des filles d’honneur, pour empêcher les entretiens du roi avec mademoiselle Lamothe Houdancourt. La duchesse de Navailles devait sa fortune à Mazarin, dont elle avait servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de mademoiselle de Neuillant.
  18. La Lettre sur l’Imposteur indique ici un couplet de madame Pernelle et une repartie vigoureuse de Cléante, que Molière, sans doute, crut devoir supprimer à la reprise de sa pièce.
  19. Le Père Caussin, jésuite, dit, dans sa Cour sainte, que les hommes ont fondé la tour de Babel, et les femmes la tour de babil. Ce quolibet du jésuite n’aurait-il pas donné l’idée de celui que Molière met dans la bouche de madame Pernelle ? et le père Caussin ne serait-il pas le docteur dont parle la vieille dévote ?
    (Auger.)
  20. Jusqu’à satiété, sans rien oublier.
  21. L’exposition vaut seule une pièce entière : c’est une espèce d’action. L’ouverture de la scène vous transporte sur-le-champ dans l’intérieur d’un ménage où la mauvaise humeur et le babil grondeur d’une vieille femme, la contrariété des avis et la marche du dialogue, font ressortir naturellement tous les personnages, que le spectateur doit connaître sans que le poète ait l’air de les lui montrer. Le sot entêtement d’Orgon pour Tartuffe, les simagrées de dévotion et de zèle du faux dévot, le caractère tranquille et réservé d’Elmire, la fougue impétueuse de son fils Damis, la saine philosophie de son frère Cléante, la gaieté caustique de Dorine, et la liberté familière que lui donne une longue habitude de dire son avis sur tout, la douceur timide de Mariane, tout ce que la suite de la pièce doit développer, tout, jusqu’à l’amour de Tartuffe pour Elmire, est annoncé dans cette scène, qui est à la fois une exposition, un tableau, une situation.
    (La Harpe.)
  22. Toutes les précautions étaient prises, sinon pour ne plus choquer la cabale, du moins pour intéresser le roi dans la pièce, pour le mettre de son côté et le tenir. Dès la seconde scène du premier acte, Orgon est loué de n’avoir pas été frondeur :

    Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.

    Cela, dit en passant, allait au cœur de Louis XIV. Le soupçon d’avoir épousé les intérêts du coadjuteur fut toujours le grand crime, le péché originel de nos jansénistes dans son esprit. — L’acte cinquième tout entier roule sur la justice du roi ; c’est le roi qui, aux dernières scènes, devient le personnage dominant, quoique absent, le véritable Deus ex machina. Le Jupiter éclate ici comme dans l’Amphitryon, mais avec sérieux. Ce cinquième acte est toute une célébration de Louis XIV :

    D’un fin discernement sa grande âme est pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.

    Cette louange sur le droit sens naturel et la modération de jugement du maître, était méritée encore à cette date de 1669 ; l’apparition du Tartuffe venait elle-même comme pièce à l’appui. Mais la balance, qui se maintint assez bien entre tout excès jusque durant les dix années suivantes, se rompit après.
    (Sainte-Beuve.)
  23. Ce trait est emprunté de Juvénal :
    …………………………………Laudare paratus
    Si bene ructavit, si rectum minxit amicus.
  24. Un soir, pendant la campagne de 1662, comme Louis XIV allait se mettre à table, il lui arriva de dire à Pèrefixe, évêque de Rodez, son ancien précepteur, qu’il lui conseillait d’en aller faire autant. Je ne ferai qu’une légère collation, dit le prélat en se retirant, c’est aujourd’hui vigile et jeûne. Cette réponse fit sourire un courtisan, qui, interrogé par Louis XIV, répondit que Sa Majesté pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez ; après quoi il fit un récit exact du dîner de Son Excellence, dont le hasard l’avait rendu témoin. À chaque mets exquis que le conteur nommait, Louis XIV s’écriait : Le pauvre homme ! prononçant ces mots d’un son de voix varié qui les rendait plus plaisants. Molière, témoin de cette scène, en fit usage dans le Tartuffe.
    (Bret.)
  25. Le rôle de Cléante était une indispensable contre-partie de celui du Tartuffe, un contre-poids ; Cléante nous figure l’honnête homme de la pièce, le représentant de la morale des honnêtes gens dans la perfection, de la morale du juste milieu. Pascal, dans ses premières Lettres, s’était mis, par supposition, en dehors des molinistes et des jansénistes, simple homme du monde et curieux qui se veut instruire. Cléante de même, mais plus à distance, se tient en dehors des dévots ; il se contente d’approuver les vrais, il les honore ; il flétrit les faux. La supposition de l’honnête indifférent d’après Pascal s’est élargie et à Cléante nous rend l’homme du monde comme Louis XIV le voulait dès ce temps-là. Il a un fond de religion, ce qu’il en faut. Pas trop n’en faut, comme dit la chanson.
    (Sainte-Beuve.)
  26. Libertin, aujourd’hui restreint à la débauche des femmes, signifiait dans l’origine un esprit fort, un libre penseur ; on le disait aussi des personnes indépendantes par caractère, et ennemies de la contrainte.
    (F. Génin.)
  27. Au moyen âge et dans le dix-septième siècle encore, les domestiques allaient sur les places publiques attendre qu’on vînt engager leurs services. Les dévots de place, comme les valets de place, sont donc ceux qui s’affichent à tous les regards.
  28. Un mari qui se laisse tromper et gouverner par sa femme est réputé partout de cornes, cornu, cornard ; c’est par cette raison que cocu, cornard et sot sont synonymes.
    (Voltaire)
  29. Pour : c’est un cas de conscience.
  30. Ce vers est à la fois clair et précis ; il ne renferme ni faute de français ni contre-sens, comme l’ont avancé d’habiles commentateurs : Dorine continue d’exprimer ici la pensée qu’elle exprimait tout à l’heure ; c’est comme si elle disait : Il m’importerait peu, je me moquerais fort de prendre un tel époux car
    ………………………un homme assurément
    Ne m’épouserait pas de force impunément ;
    Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
    Qu’une femme à toujours une vengeance prête.
    (Aimé Martin.)
  31. Toutes les éditions portent à tort : à savoir ; c’est l’ancien infinitif assavoir.
    (F. Génin.)
  32. Singe célèbre par ses tours.
  33. L’auteur de la lettre sur la comédie de l’Imposteur remarque judicieusement « que ce dépit a cela de particulier et d’original, qu’il naît et finit dans une même scène, et cela aussi vraisemblablement que faisaient ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelques tromperies faites par un tiers, la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement, à la vue des spectateurs, et de la délicatesse et de la force de la passion même. »
  34. Déjà trois fois les spectateurs ont été prévenus des sentiments de Tartuffe pour Elmire : ils le seront encore une quatrième, et la déclaration suivra aussitôt. Molière avait besoin d’avertir le public d’une scène aussi extraordinaire ; et c’est en lui promettant longtemps d’avance un plaisir, celui de surprendre les secrets de l’hypocrite, qu’il prépare cette scène, et qu’il en établit la vraisemblance.
    (Aimé Martin.)
  35. On a souvent demandé pourquoi Molière avait retardé l’entrée de son hypocrite jusqu’au troisième acte. Le secret de cette intention se trouve dans la Lettre sur l’Imposteur : « C’est peut-être, y est il dit, une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée ; car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui. » (Aimé Martin.) — La Bruyère, dans le portrait d’Onuphre, qui est comme on sait, le pendant de Tartuffe, semble avoir blâmé indirectement cette entrée en scène dans ces lignes : « Il (Onuphre) ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire. Il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot. » Voici ce que M. Sainte-Beuve a répondu à cette critique : « Que La Bruyère dise tout ce qu’il voudra, ce Laurent, serrez ma haire…, est le plus admirable début dramatique et comique qui se puisse inventer. De tels traits emportent le reste et déterminent un caractère. Il y a là toute une vocation : celui qui trouve une telle entrée est d’emblée un génie dramatique ; celui qui peut y chercher quelque chose, non pas à critiquer, mais à réétudier à froid, à perfectionner hors de là pour son plaisir, aura tous les mérites qu’on voudra comme moraliste et comme peintre ; mais ce ne sera jamais qu’un peintre à l’huile, auteur de portraits à être admirés dans le cabinet.
  36. Panurge, dans Rabelais, agit comme Tartuffe : « Quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie, et leur mettait la main au sein, demandant : Et cet ouvrage est-il de Flandre ou de Haynault ? »
  37. On a dit que ce vers était une parodie de celui de Sertorius :
    Et pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
    C’est une erreur. Molière imite ici un passage du Décaméron de Bocace, ou, pour mieux dire, il ne fait que traduire littéralement les paroles d’un confesseur qui joue auprès de sa pénitente le même rôle que Tartuffe joue auprès d’Elmire : « Vous devez, lui dit-il, vous glorifier des charmes que le ciel vous a donnés, en pensant qu’ils ont pu plaire à un saint. C’est votre beauté irrésistible, c’est l’amour, qui me forcent à en agir ainsi ; et, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme : come che io sia abate, io sono uomo come gli altri.
    (Bret.)
  38. Var. Quoi ! la feinte douleur de cette âme hypocrite.
  39. Dans toutes les éditions de Molière on lit :
    Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne !
    Vers faible, substitué sans doute par nécessité à celui que nous plaçons aujourd’hui dans le texte, et qui est venu jusqu’à nous par tradition :
    Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !
    C’est là le véritable vers de Molière. On aura accusé Molière d’avoir parodié l’Oraison dominicale, et il sera vu obligé de remplacer un vers admirable par un mauvais vers. Ce qui justifie cette conjecture, c’est que, dans sa préface, il parle des corrections qu’il a faites, et qui n’ont de rien servi. Plus loin, il ajoute : Il suffit, ce me semble, que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à entendre faire un mauvais usage. Or, ce sont ici des termes consacrés, puisque ce sont ceux du Pater. Le changement que j’introduis dans le texte n’est donc qu’une restitution, et c’est ainsi qu’on doit imprimer ce passage à l’avenir.
    (Aimé Martin.)
  40. Euthyphron poursuivait son père devant les juges, et se vantait de faire une action agréable aux dieux ; Socrate l’ayant convaincu d’impiété, il rompit brusquement l’entretien, et se retira en disant, comme Tartuffe : « Je suis pressé, Socrate : il est temps que je te quitte. »
    (Aimé Martin.)
  41. Var. Lorsqu’un père combat les flammes amoureuses.
  42. Parlez à votre écot, c’est-à-dire : Parlez à ceux qui sont de votre écot, de votre compagnie.
    (Petitot.)
  43. Var. Et d’abuser ainsi par des efforts pressants.
  44. C’est un scélérat qui parle. (Note de Molière.) Il est probable que l’auteur avait cru cette observation nécessaire, pour prévenir les interprétations calomnieuses de ses ennemis.
  45. Dans la septième Provinciale, Pascal dit : « Quand nous ne pouvons pas empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention ; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin. » Molière, en écrivant les vers ci-dessus s’est évidemment souvenu de Pascal. La plupart des commentateurs ont fait ce rapprochement entre les deux écrivains ; mais personne, que nous sachions, n’est remonté jusqu’à auteur qui, le premier, a attaqué la doctrine si éloquemment stigmatisée par Pascal. Cet auteur est Machiavel. Dans la Mandragore, le frère Timothée engage une femme mariée à prendre un amant, afin de donner un héritier à son mari, et après plusieurs arguments tirés de la situation, il ajoute : « Quand à l’acte en lui-même, c’est un conte de croire que ce soit un péché ; car c’est la volonté seule qui pèche, et non le corps ; déplaire à son mari, voilà le vrai péché : or, vous faites ce qu’il désire, il y trouve sa satisfaction, et vous n’agissez qu’à contre-cœur. Outre cela, c’est la fin qu’il faut considérer en toutes choses : celle que vous vous proposer est d’obtenir une place en paradis, et de contenter votre mari. La Bible dit que les filles de Loth se croyant restées seules au monde, eurent commerce avec leur propre père ; et comme elles avaient une bonne intention, elles ne péchèrent point. »
    (La Mandragore, acte III, scène XI.)
  46. Regnier avait dit dans sa treizième satire :
    Le péché que l’on cache est demi-pardonné,
    La faute seulement ne gît en la défense :
    Le scandale, l’opprobre, est cause de l’offense.
    (Petitot.)
  47. Var. Si ce contentement porte en soi quelque offense.
  48. Dans cette scène, dit l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, Tartuffe démasqué appelait Orgon son frère, et entrait en matière pour se justifier : sans doute que Molière aura cru convenable de modifier ce passage.
    (Petitot.)
  49. Les mémoires du temps sont pleins d’aventures semblables à celle d’Orgon. Nous en rapporterons une que Voltaire a mise au théâtre. En 1661, c’est-à-dire à peu près à l’époque Molière commençait le Tartuffe, Gourville, obligé de fuir pour ne pas être pendu en personne comme il le fut en effigie, laissa deux cassettes précieuses, l’une à Ninon, l’autre à un dévot hypocrite. À son retour, Ninon lui rendit sa cassette en fort bon état, mais il n’en fut pas de même de l’hypocrite ; celui-ci avait employé le dépôt en œuvres pies, préférant, disait-il, le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné.
    (Aimé Martin.)
  50. C’est ici la doctrine des restrictions mentales, que Tartuffe a enseignée à Orgon, de même qu’il a voulu enseigner à Elmire celle de la direction d’intention. Voir sur les restrictions mentales la neuvième Provinciale.
  51. Vers emprunté à un proverbe : L’envie ne mourra jamais, mais les envieux mourront ; cette phrase se trouve dans la comédie des Proverbes d’Adrien de Montluc, imprimée en 1616.
  52. Dans l’édition de 1682, ce verbe est écrit, tantôt par un o, tantôt par un a, tantôt par un e, suivant les besoins de la rime.
  53. C’est faute d’avoir pénétré les intentions du poète que les commentateurs ont blâmé ce rôle. « M. Loyal, est-il dit dans la Lettre sur l’Imposteur, fait voir qu’il y a des faux dévots dans toutes les professions, et qu’ils sont tous liés ensemble, ce qui est le caractère de la cabale. » C’est donc pour montrer l’union des faux dévots de toutes les classes que Molière a fait de M. Loyal un saint de la même étoffe que Tartuffe.
    (Aimé Martin.)
  54. Cette Dorine, qui fait un rôle si animé, si essentiel dans le Tartuffe, et qui en est le boute-en-train, me personnifie à merveille la verve même du poète, ce qu’on oserait appeler le gros de sa muse, un peu comme chez Rubens ces Sirènes poissonneuses et charnues, les favorites du peintre. Ainsi cette Dorine, si provocante, si drue, servirait très-bien à figurer la muse comique de Molière en ce qu’elle a de tout à fait à part et d’invincible, et de détaché d’une observation plus réfléchie, — l’humeur comique dans sa pure veine courante, qui l’assaillait, qui le distrayait, comme la servante du logis, même en ses plus sombres heures, et faisait remue-ménage à travers sa mélancolie habituelle, dans la profondeur ne s’en ébranlait pas.
    (Sainte-Beuve.)
  55. Qu’on vous attribue. C’est un latinisme, dare crimen alicui.
  56. Pour devoir en distraire, signifie probablement pour avoir dû vous détourner d’une telle action. Il serait difficile d’être plus obscur. Ce passage, et bien d’autres, font voir que Molière suivait en versifiant la méthode de Boileau, de commencer par le second vers, et d’y renfermer toute l’énergie de la pensée dans les termes les plus propres. Le premier se faisant ensuite du mieux qu’on pouvait, ajusté sur le second. Molière a dû, comme Virgile, laisser souvent des hémistiches vides, qu’il remplissait à la hâte au dernier moment.
    (F. Génin.)