Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Chasles, 1888

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LE TARTUFFE
OU
L’IMPOSTEUR
COMÉDIE
Représentée pour la première fois, à Versailles, devant la cour, dans les Plaisirs de l’Île enchantée (1664). — Les trois premiers actes, sur le théâtre du Palais-Royal, le 5 août 1667 ; défendue le lendemain, et reprise sans interruption le 5 février 1669.

En 1664, comme nous l’avons dit, le 10 mai, les trois premiers actes d’une œuvre conçue depuis longtemps par Molière, et dès lors terminée si ce n’est corrigée, furent représentés comme essai pendant les fêtes de Versailles.

C’était à la fois une singulière audace et une grande habileté. L’œuvre était évidemment dirigée contre le jansénisme même et la rigidité extérieure. Le roi, dont les austères et les dévots contrariaient les amours et prétendaient régenter les plaisirs, allait-il prendre parti contre eux et reconnaître l’auteur dramatique pour premier ministre de ses vengeances et de ses plaisirs ? ou bien imposerait-il silence à Molière et concéderait-il implicitement aux censeurs le droit de critiquer les préférences de son cœur et les voluptés de son trône ?

Un puritanisme hypocrite, cherchant à se rendre maître du crédit, de l’autorité et de la fortune, plus vicieux en secret, plus sensuel en réalité que ceux dont il blâmait les penchants, occupait le centre de la composition nouvelle ; et l’on peut croire que le comédien nomade, élève de Gassendi, traducteur de Lucrèce, lié avec Bernier, Chapelle et les libertins, eut exactement la même pensée qui dicta plus tard à Fielding son Tom Jones : la haine du pédant et des dehors hypocrites ; une grande foi dans les penchants naturels de l’humanité, une grande répugnance pour les austérités affectées. La société anglaise de Fielding et de Richardson, entre 1688 et 1780, vivait de décence et de formalisme comme la société de Louis XIV entre 1660 et 1710. Ce sont les œuvres parallèles, mais non égales en mérites, que l’École de la médisance et Tartuffe.

Au XVIe siècle, le même point de vue avait inspiré à Shakespeare l’admirable portrait de ce magistrat sévère qui, dans Measure for Measure (Un prêté pour un rendu), se laisse entraîner à sa passion, commet des crimes épouvantables et devient d’autant plus coupable que sa doctrine est plus rigide. Sheridan n’a pas imité Molière, Molière n’a pas imité Shakespeare. Tous trois ont pénétré l’extrême faiblesse humaine, sa pente facile vers l’excès, et la fragilité de nos vertus.

L’œuvre de Shakespeare est plus générale et plus philosophique ; celle de Sheridan, plus légère et plus vive de ton ; celle de Molière contient une leçon sociale plus puissante et plus forte. Un bourgeois simple et honnête, sans doute quelque conseiller de parlement, qui aura touché dans sa jeunesse aux troubles de la Fronde, et qui gouverne assez mal sa famille, donne accès chez lui à un dévot de robe courte, cheveux plats, ajustements simples mais élégants, homme de bien à ce qu’il dit lui-même et à ce que l’on croit, que le père de famille a rencontré dans une église, toujours en dévotes prières, poussant des hélas ! mystiques et des soupirs affectés, et prouvant sa piété tendre par la componction la plus fervente et la plus humble. C’est M. Tartuffe. Notre bourgeois s’intéresse, s’informe, apprend que le personnage fait l’aumône aux pauvres, qu’il vit modestement, qu’il est gentilhomme, peu riche il est vrai, mais en passe de le devenir. C’est un saint. On le répète dans le quartier. Poussé du désir de sanctifier son logis magistral, d’inculquer le bon exemple à son jeune fils, de morigéner sa femme, jeune, belle, aimant, quoique sage, la parure et les divertissements mondains, le père offre un asile au prétendu modèle de la perfection chrétienne, qui amène Laurent, son valet, dévot comme lui, portant soigneusement la haire et la discipline.

L’aspect extérieur de ce M. Tartuffe n’avait rien de redoutable. Un heureux embonpoint et une face riante, des yeux modestement baissés, un costume noir de la propreté la plus exquise, les mains jointes sur la poitrine, l’air béat et le sourire doucereux, il n’inspirait que bienveillante confiance. C’était le papelard de la Fontaine, et non le scélérat lugubre. Une voix moelleuse, caressante et mystique achevait ce personnage.

Dès que M. Tartuffe a pénétré dans la maison, il y fait son nid, il s’y incarne ; sa sensualité se gorge des bons dîners de son hôte et s’endort voluptueusement dans la couche molle qu’on lui apprête. Pour exploiter la situation il n’a pas besoin de faire jouer d’autres ressorts que l’apparente sincérité de sa vie dévote ; il prêche, il gourmande doucement les vices, il sert d’espion domestique. Son crédit augmente ; sa grimace sacrée suffît pour l’enraciner dans ce lieu de délices. Comme Sganarelle, avec trois mots latins, guérit tout le monde ; — Comme don Juan, avec des révérences et des politesses soutenues de son habit brodé, paye M. Dimanche ; — M. Tartuffe n’a besoin que d’un rosaire et d’un scapulaire pour vivre gros et gras, s’emparer des esprits et monter au ciel. Il doit une partie de son succès à la doctrine qu’il prêche ; doctrine d’apparences qui permet à un père l’égoïsme foncier et la cruauté réelle envers les siens, sous le voile de l’austérité dévote. Il peut affamer et déshériter sa famille sous prétexte de son propre salut, il ne doit compte qu’à Dieu ; la formule le sauvera, qu’il soit mauvais père et méchant homme en sûreté de conscience.

Voilà M. Tartuffe maître et roi de la situation ; sa santé prospère, son corps et son âme fleurissent, il est à la fleur de l’âge, et, malgré son humilité, il aime à vivre. Voilà son écueil. La femme du maître est jolie et passe pour coquette. Attachée à son mari par devoir plus que par sentiment, cette situation la rapproche sans cesse de M. Tartuffe, et la tentation de la chair vient saisir le saint homme. L’amour sensuel s’empare de cette âme béate. Malgré lui il jette son masque, ou du moins le soulève et laisse entrevoir à la femme de son bienfaiteur, sous un spiritualisme de formules, le fond même de cette nature grossière et dissimulée, qui veut des réalités et qui s’en repaît ; nature friande et onctueuse, brutale et subtile, lourde et intéressée, qui trompe le monde au moyen de quelques dehors, d’un rôle appris et d’une facile hypocrisie. Alors et sous le coup de ses mêmes vices qui éclatent, tout l’édifice du dévot s’écroule au moment même de son triomphe. Le père voulait lui donner sa fille, bien qu’il eût engagé sa parole à un autre prétendant ; il lui avait même cédé la partie la plus nette de sa fortune et lui avait confié un secret d’État relatif à ses jeunes années, secret qui compromettait jusqu’à sa vie. Dénoncé par la famille, livré par la jeune femme, Tartuffe est renversé. Mais les armes que l’engouement lui a prêtées, il les emploie sans pitié, et le saint homme devient scélérat. L’autorité royale intervient, foudroie Tartuffe, rétablit la paix, et après ce grand enseignement remet Orgon au sein de sa famille.

Telle est cette admirable conception, méditée par Molière depuis le moment de son entrée à Paris, élaborée avec l’amour le plus persévérant pendant sept années, et qui, pour être enfin jouée, a coûté à son auteur autant de diplomatie, de démarches, de persévérance et d’adresse qu’il avait fallu de sagacité, de génie et de combinaison pour la créer. Ninon de Lenclos, le prince de Condé, les libres esprits, tous ceux qui préparaient l’ascendant futur des idées philosophiques, le groupe croissant des libertins (comme on les nommait alors), encouragea, surveilla et protégea le développement de l’œuvre. C’était tout un monde que cette sphère des esprits forts ; et Nicole avait raison de dire qu’il n’y avait déjà plus en 1660 d’hérétiques, mais des incrédules ; à leur tête marchaient la Rochefoucauld, le prince de Condé, son amie madame Deshoulières, qui ne baptisa sa fille qu’à vingt-neuf ans ; Retz et de Lyonne, la Palatine et Bourdelot, le bonhomme Rose, qui ne croyait à rien, Saint-Évremond et Saint-Réal, Desbarreaux l’athée, Milton l’esprit fort, l’aimable, de Méré, Saint-Pavin, Laine et Hénaut, enfin les anciens compagnons de Théophile, les nouveaux amis de la Fontaine.

Ninon prêta son salon pour la première lecture du Tartuffe.

Chapelle, Bernier, Boileau lui-même, qui étaient présents, applaudirent avec les jeunes seigneurs.

Mais comment parvenir à faire représenter l’œuvre ? Tout se dirigeait vers l’ordre apparent, vers la décence extérieure. Louis XIV, en se livrant à ses amours, aimait que la dévotion régnât autour de lui. Il fallut marcher pas à pas à la conquête de la position, établir la sape et la tranchée, circonvenir le roi, se faire des appuis partout, choisir le moment où Paris était désert et s’armer d’une promesse verbale du monarque, qui venait de partir pour le camp devant Lille, pour faire jouer enfin le Tartuffe en 1667, sur le théâtre du Palais-Royal. Il y avait quelque chose de subreptice dans cette introduction de l’hypocrite, à qui Molière avait enlevé son nom de Tartuffe pour le nommer Arnolphe, et qu’il avait adouci sur plusieurs points. Malgré ces précautions, tout se souleva Le premier président de Lamoignon ordonna la suspension de l’œuvre pour en référer au roi. Deux acteurs de la troupe, la Thorillière et la Grange, partirent avec un placet et allèrent supplier Louis XIV et le prier de lever ladite défense. Bien reçus par le monarque, ils n’obtinrent qu’une réponse dilatoire et la promesse de faire examiner la pièce à son retour.

C’était la grande question morale du xviiie siècle qui se débattait déjà, celle de la religion contre la philosophie, celle de Bossuet contre Voltaire.

En 1660, on avait brûlé les Provinciales, satire redoutable de la fausse dévotion. D’une part, on essayait de resserrer violemment les liens de l’unité religieuse, et la révocation de l’édit de Nantes se préparait. D’une autre, le salon de Ninon de Lenclos, cette antichambre de Ferney, servait de rendez-vous et de point d’appui aux partisans et aux protecteurs du Tartuffe.

Pendant deux années, le combat eut lieu autour du Tartuffe. Enfin Molière eut le dessus.

Après deux années d’interdiction, le 5 février 1669, grâce aux efforts des amis de Molière et à la merveilleuse prudence de sa conduite, le symbole du mensonge dévot apparut enfin sur la scène. On s’y porta en foule ; on se souvenait que deux ans auparavant, toutes les loges étant pleines pour la seconde représentation du Tartuffe, un ordre exprès était venu pour empêcher la représentation.

« J’eus de la peine, dit le journaliste Robinet, à voir Tartuffe, tant il y avoit de monde :

Et maints couroient hazard
D’être étouffés dans la presse,
Où l’on oyoit crier sans cesse :
Hélas ! monsieur Tartuffius,
Faut-il que de vous voir l’envie
Me coûte peut-être la vie ?
On disloqua à quelques-uns
Manteaux et côtes…

Armande était Elmire ; du Croisy, dont la voix était douce et l’air compassé, jouait Tartuffe. Madeleine Béjart, cette femme amère et violente qui avait tourmenté sa jeune sœur et l’avait forcée à se rejeter dans les bras d’un mari, représentait Dorine, la servante maîtresse, « forte en gueule et impertinente, » devenue la première autorité d’une maison mal conduite. Madame Pernelle, cette aïeule entêtée qui ouvre la scène d’une façon si admirable, était représentée par Béjart lui-même, et Molière s’était réservé le personnage du crédule Orgon.

Depuis ce temps Tartuffe représente le masque hypocrite et la formule du mensonge, non-seulement pour la France, mais pour l’Europe et l’avenir. Comme Patelin, Panurge, Figaro et Falstaff, comme Lovelace et Don Juan, il vit toujours, il est immortel.

Mais qu’est-ce que Tartuffe ? Selon quelques commentateurs, ce serait le diable, der Tauffel, qui serait transformé en ter Teufel, puis enfin en Tartuffe. Selon d’autres, ce serait une allusion à ce personnage dévot qui, d’un ton contrit, onctueux et pieux, demandait sans cesse qu’on lui servît des « truffes. » Absurde étymologie. Tartuffe est simplement le Truffactor de la basse latinité, le « trompeur, » mot qui se rapporte à l’italien et à l’espagnol « truffa » combiné avec la syllabe augmentative « tra, » indiquant une qualité superlative et l’excès d’une qualité ou d’un défaut. Truffer, c’est tromper ; « Tratruffar, » tromper excessivement et avec hardiesse. L’euphonie a donné ensuite « tartuffar, » puis Tartuffe. Il est curieux de retrouver cette dernière désignation appliquée aux « truffes » ou « tartuffes, » qui deviennent ainsi les trompeuses. Platina, dans son traité de Honesta voluptate, indique cette étymologie relevée par le Duchat et Ménage. Truffaldin, le fourbe vénitien, se rapporte à la même origine. Tartuffe, Truffactor, le Truffeur, est donc le roi des fourbes sérieux comme Mascarille est le roi des fourbes Comiques ; aussi toute manifestation de l’irritation française contre l’autorité de la formule, contre l’envahissement des simulacres, a-t-elle eu pour expression le mot Tartuffe. C’est Tartuffe que l’on a demandé, joué, applaudi, toutes les fois que le mécontentement populaire s’est soulevé secrètement ou ouvertement contre le joug. Molière a été plus effectif dans le sens que nous indiquons que cent révolutionnaires.

Molière n’eut pas seulement à combattre les résistances des dévots, mais les coquetteries et les prétentions d’Armande, qui voulait jouer le rôle d’Elmire en grande coquette, se surcharger de diamants et de dentelles, et éblouir tout le monde de l’éclat de sa parure. Une telle splendeur eût effrayé M. Tartuffe, dont la finesse madrée n’aurait pas osé approcher d’une si brillante idole. Molière, au grand chagrin d’Armande, lui imposa un ajustement plus modeste et plus conforme à la situation sociale de son mari.

Quarante-quatre représentations attestèrent la conquête redoutable et indestructible de Molière.

Tout s’émut. Un curé, qui s’appelait Roulet, et qui avait le soin d’une petite église de Paris (Saint-Barthélémy), publia contre l’auteur un pamphlet furieux, digne des temps de la Ligue. Bourdaloue tonna en chaire, Bossuet exhorta les chrétiens à ne pas se laisser séduire par le comédien impie. Le prince de Conti, devenu janséniste, frappa d’anathème son ancien protégé. La Bruyère, qui tenait à Bossuet par des liens sévères et secrets, essaya de prouver que le vrai Tartuffe, plus homme du monde et plus raffiné, ne se montre jamais sous d’aussi grossières et d’aussi franches couleurs. Les jésuites, bien qu’attaqués dans les passages où la morale d’Escobar est raillée, pardonnèrent à Molière, dont le père Bouhours composa l’épitaphe laudative ; Fénelon, leur ami, dont l’âme tendre se joignait à un esprit si fin, prit parti pour le critique de la fausse dévotion, « qui, disait-il, rendait service à la vraie piété ; » enfin les comédiens ravis assurèrent double part à Molière dans les recettes de toutes les représentations qui suivirent.

Les commentateurs ont cherché avec un soin minutieux les diverses circonstances et les anecdotes qui ont pu servir Molière dans la création de Tartuffe. Il a puisé dans tous les événements et tous les faits qui se sont manifestés entre 1660 et 1667 : querelles du jansénisme et du molinisme ; les Provinciales brûlées par le bourreau ; les intrigues de l’austère duchesse de Navailles et d’Olympe de Mancini contre les amours du roi ; la cassette de Fouquet et la chute de ce ministre ; le personnage odieux de Letellier ; toutes les manœuvres contradictoires des courtisans et des dévots ; la fausse mysticité du père Lemoine ; la rigidité affectée de quelques amis d’Arnauld ; la morale relâchée d’Escobar ; les arrestations arbitraires commandées par le roi ; le personnage patelin et sensuel de cet abbé de Roquette, « qui prêchait les sermons d’autrui ; » les anecdotes de la cour et de la ville ; la disgrâce de la comtesse de Soissons ; tout, jusqu’à la retraite sévère des Singlin et des Arnauld ; l’époque entière vient se concentrer dans son œuvre. Il a même indiqué par le personnage de l’huissier « Loyal, » cet oiseau de proie si rempli de douceur, cet autre Patelin exerçant pieusement son triste office, l’existence d’une secte entière vouée à la componction la plus mielleuse et à une douceur de ton qui ne fait que s’accroître de l’inhumanité des actes. Les jésuites se turent. Les jansénistes sentirent le coup, et ne pardonnèrent pas à Molière.

Rabelais, Boccace, Pascal, Platon dans sa République, Scarron même dans sa nouvelle des Hypocrites, lui fournirent des couleurs et des détails. Il y a dans cette dernière nouvelle, imitée de l’espagnol, un « Montufar, » dont le nom, par parenthèse, n’est pas sans analogie avec « Tartuffe, » et qui échappe à la vengeance des lois par la même pénitence humiliée, par la même abjection chrétienne qui réussit à Tartuffe. Qui ne se souvenait alors des profondes hypocrisies du cardinal de Richelieu ? Comme Tartuffe, il avait osé parler d’amour à la femme de son maître. Comme le héros de Molière, il s’était prosterné aux pieds de l'ennemi dont il allait faire tomber la tête.

Tartuffe est le point culminant du génie et de la doctrine de Molière. Le genre humain, facilement dupe de l’apparence ; l’engouement si naturel à la race française, préparant au charlatanisme une conquête facile ; la formule religieuse, le masque de la piété, en simulant le suprême idéal comme offrant un danger terrible, telle est l’idée fondamentale développée avec génie par Molière. La victoire lui reste.

Il savait bien ce qu’il voulait.

Lisez cette admirable préface du Tartuffe, chef-d’œuvre d’un style qui se rapproche de celui de Rousseau et de Pascal, et qui s’élève pour la netteté de la discussion au niveau des plus belles pages de la langue française. Non-seulement il y défend la comédie et le théâtre en général, mais la nature humaine qu’il réhabilite. C’est l’unique fragment de ce penseur et de ce poëte où nous puissions contempler à nu pour ainsi dire sa doctrine philosophique, que nous ne discutons pas ici :

« Rectifier et adoucir les passion au lieu de les retrancher. »


PRÉFACE DU TARTUFFE

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée[1], et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils étoient plus puissans en France que tous ceux que j’ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins, ont souffert doucement qu’on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l’on a faites d’eux ; mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d’abord, et ont trouvé étrange que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne sauroient me pardonner ; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés ; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d’un bout à l’autre, pleine d’abominations, et l’on n’y trouvera rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies ; les gestes mêmes y sont criminels ; et le moindre coup d’œil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou à gauche, y cachent des mystères qu’ils trouvent moyen d’expliquer à mon désavantage.

J’ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde : les corrections que j’y ai pu faire ; le jugement du roi et de la reine, qui l’ont vue ; l’approbation des grands princes et de messieurs les ministres, qui l’ont honorée publiquement de leur présence ; le témoignage des gens de bien, qui l’ont trouvée profitable, tout cela n’a de rien servi. Ils n’en veulent point démordre ; et, tous les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets, qui nie disent des injures pieusement, et me damnent par charité.

Je me soucierois fort peu de tout ce qu’ils peuvent dire, n’étoit l’artifice qu’ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la chaleur qu’ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu’on veut leur donner. Voilà ce qui m’obligea me défendre. C’est aux vrais dévots que je veux me justifier sur la conduite de ma comédie ; et je les conjure de tout mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.

Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, or verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que me demandoit la délicatesse de la matière ; et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance : on le connoit d’abord aux marques que je lui donne ; et, d’un bout à l’autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.

Je sais bien que pour réponse, ces messieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C’est une proposition qu’ils ne font que supposer, et qu’ils ne prouvent en aucune façon ; et, sans doute, il ne seroit pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisoit partie de leurs mystères ; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit mêlée ; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d’une confrérie à qui appartient encore aujourd’hui l’hôtel de Bourgogne ; que c’est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importans mystères de notre foi ; qu’on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d’un docteur de Sorbonne ; et, sans aller chercher si loin, que l’on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. Corneille[2], qui ont été l’admiration de toute la France.

Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l’État, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissans, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule.

On me reproche d’avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur. Eh ! pouvois-je m’en empêcher, pour bien représenter le caractère d’un hypocrite ? Il suffît, ce me semble, que je fasse connoitre les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on auroit eu peine à lui entendre faire un mauvais usage. — Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse. — Mais cette morale est-elle quelque chose dont tout le monde n’eût les oreilles rebattues. Dit-elle rien de nouveau dans ma comédie ? Et peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits ; que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ; qu’elles reçoivent quelque autorité de la bouche d’un scélérat ? Il n’y a nulle apparence à cela ; et l’on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies.

C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps ; et jamais on ne s’étoit si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu’il n’y ait eu des pères de l’Église qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas me nier aussi qu’il n’y en ait eu quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l’autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage ; et toute la conséquence qu’on peut tirer de cette diversité d’opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c’est qu’ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude.

Et, en effet, puisqu’on doit discourir des choses, et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre, et d’envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu’ôter le voile de l’équivoque, et regarder ce qu’est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connoîtra sans doute que, n’étant autre chose qu’un poëme ingénieux qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne sauroit la censurer sans injustice ; et, si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l’antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisoient profession d’une sagesse si austère, et qui crioient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu’Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s’est donné le soin de réduire en préceptes l’art de faire des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer eux-mêmes ; qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas dédaigné de réciter en public celles qu’ils avoient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l’honorer ; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires : je ne dis pas dans Rome débauchée, et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.

J’avoue qu’il y a eu des temps où la comédie s’est corrompue. Et qu’est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? Il n’y a chose si Innocente où les hommes ne puissent porter du crime ; point d’art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel : elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connoissance d’un Dieu, par la contemplation des merveilles de la nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire : on n’enveloppe point dans une fausse conséquence ? bonté des choses que l’on corrompt avec la malice des corrupteurs : on sépare toujours le mauvais usage d’avec l’intention de l’art ; et, comme on ne s’avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s’est renfermée dans ce qu’elle a pu voir ; et nous ne devons point la tirer des bornes qu’elle s’est données, l’étendre plus loin qu’il ne faut, et lui faire embrasser l’innocent avec le coupable. La comédie qu’elle a eu dessein d’attaquer n’est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n’ont aucun rapport l’une avec l’autre que la ressemblance du nom ; et ce seroit une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu’il y a une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feroient un grand désordre dans le monde. Il n’y auroit rien par là qui ne fût condamné ; et, puisque l’on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’instruction de l’honnêteté.

Je sais qu’il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête ; et c’est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s’il n’est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. J’avoue qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et, si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soît condamnée avec le reste ; mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété soutirent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d’un grand prince[3] sur la comédie du Tartuffe.

Huit jours après qu’elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite ; et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire : « Je voudrois bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche ; » à quoi le prince répondit : « La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes ; c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »


PREMIER PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI
Sur la comédie du Tartuffe, qui n’avoit pas encore été représentée en public.

Sire,

Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve[4], je n’avois rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avois eu, Sire, la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisois une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux monnoyeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.

Je l’ai fait, Sire, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que pouvoit demander la délicatesse de la matière ; et, pour mieux conserver l’estime et le respect qu’on doit aux vrais dévots, j’en ai distingué le plus que j’ai pu le caractère que j’avois à toucher. Je n’ai point laissé d’équivoque, j’ai ôté ce qui pouvoit confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi, dans cette peinture, que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font reconnoitre d’abord un véritable et franc hypocrite.

Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, Sire, de la délicatesse de votre âme sur les matières de religion, et l’on a su vous prendre par l’endroit seul que vous êtes prenable, je veux dire par le respect des choses saintes. Les tartuffes, sous main, ont eu l’adresse de trouver grâce auprès de Votre Majesté ; et les originaux enfin ont fait supprimer la copie, quelque innocente qu’elle fût, et quelque ressemblante qu’on la trouvât.

Bien que ce m’eût été un coup sensible que la suppression de cet ouvrage, mon malheur pourtant étoit adouci par la manière dont Votre Majesté s’étoit expliquée sur ce sujet ; et j’ai cru, Sire, qu’elle m’ôtoit tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu’elle ne trouvoit rien à dire dans cette comédie, qu’elle me défendoit de produire en public.

Mais, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand roi du monde et du plus éclairé, malgré l’approbation encore de monsieur le légat, et de la plus grande partie de nos prélats, qui tous, dans les lectures particulières que je leur ai faites de mon ouvrage, se sont trouvés d’accord avec les sentiments de Votre Majesté ; malgré tout cela, dis-je, on voit un livre composé par le curé de…, qui donne hautement un démenti à tous ces augustes témoignages. Votre Majesté a beau dire, et monsieur le légat et messieurs les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l’avoir vue[5], est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme, un libertin, un impie digne d’un supplice exemplaire. Ce n’est pas assez que le feu expie en public mon offense, j’en serois quitte à trop bon marché ; le zèle charitable de ce galant homme de bien n’a garde de demeurer là ; il ne veut point que j’aie de miséricorde auprès de Dieu, il veut absolument que je sois damné ; c’est une affaire résolue.

Ce livre, Sire, a été présenté à Votre Majesté : et, sans doute, elle juge bien elle-même combien il m’est fâcheux de me voir exposé tous les jours aux insultes de ces messieurs ; quel tort me feront dans le monde de telles calomnies, s’il faut qu’elles soint tolérées ; et quel intérêt j’ai enfin à me purger de son imposture, et à faire voir au public que ma comédie n’est rien moins que ce qu’on veut qu’elle soit. Je ne dirai point, Sire, ce que j’aurois à demander pour ma réputation, et pour justifier à tout le monde l’innocence de mon ouvrage : les rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on leur marque ce qu’on souhaite ; ils voient, comme Dieu, ce qu’il nous faut, et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. Il me suffit de mettre mes intérêts entre les mains de Votre Majesté ; et j’attends d’elle, avec respect, tout ce qu’il lui plaira d’ordonner là-dessus.


SECOND PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI
Dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, par les sieurs la Thorillière et la Grange, comédiens de Sa Majesté, et compagnons du sieur Molière sur la défense qui fut faite, le 6 août 1667, de représenter le Tartuffe jusques à nouvel ordre de Sa Majesté.

Sire,

C’est une chose bien téméraire à moi que de venir importuner un grand monarque au milieu de ses glorieuses conquêtes ; mais, dans l’état où je me vois, où trouver. Sire, une protection qu’au lieu où je la viens chercher ; et qui puis-je solliciter contre l’autorité de la puissance qui m’accable, que la source de la puissance et de l’autorité, que le juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le maître de toutes choses ?

Ma comédie. Sire, n’a pu jouir ici des bontés de Votre Majesté. En vain je l’ai produite sous le titre de l’Imposteur, et déguisé le personnage sous l’ajustement d’un homme du monde ; j’ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dentelles surtout l’habit, mettre en plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j’ai jugé capable de fournir l’ombre d’un prétexte aux célèbres originaux du portrait que je voulois faire, tout cela n’a de rien servi. La cabale s’est réveillée aux simples conjectures qu’ils ont pu avoir de la chose. Ils ont trouvé moyen de surprendre des esprits qui, dans toute autre matière, font une haute profession de ne se point laisser surprendre. Ma comédie n’a pas plutôt paru, qu’elle s’est vue foudroyée par le coup d’un pouvoir qui doit imposer du respect ; et tout ce que j’ai pu faire en cette rencontre pour me sauver moi-même de l’éclat de cette tempête, c’est de dire que Votre Majesté avoit eu la bonté de m’en permettre la représentation, et que je n’avois pas cru qu’il fût besoin de demander cette permission à d’autres, puisqu’il n’y avoit qu’elle seule qui me l’eût défendue.

Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts auprès de Votre Majesté, et ne jettent dans leur parti, comme ils ont déjà fait, de véritables gens de bien, qui sont d’autant plus prompts à se laisser tromper qu’ils jugent d’autrui par eux-mêmes. Ils ont l’art de donner de belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu’ils fassent, ce n’est point du tout l’intérêt de Dieu qui les peut émouvoir, ils l’ont assez montré dans les comédies qu’ils ont souffert qu’on ait jouées tant de fois en public sans en dire le moindre mot. Celles-là n’attaquoient que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes ; et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. Ils ne sauroient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux de tout le monde ; et, sans doute, on ne manquera pas de dire à Votre Majesté que chacun s’est scandalisé de ma comédie. Mais la vérité pure, Sire, c’est que tout Paris ne s’est scandalisé que de la défense qu’on en a faite ; que les plus scrupuleux en ont trouvé la représentation profitable ; et qu’on s’est étonné que des personnes d’une probité si connue aient eu une si grande déférence pour des gens qui devroient être l’horreur de tout le monde, et sont si opposés à la véritable piété dont elles font profession.

J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très-assuré, Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire des comédies si les tartuffes ont l’avantage ; qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume.

Daignent vos bontés, Sire, me donner une protection contre leur rage envenimée ! et puissé-je, au retour d’une campagne si glorieuse, délasser Votre Majesté des fatigues de ses conquêtes, lui donner d’innocens plaisirs après de si nobles travaux, et faire rire le monarque qui fait trembler toute l’Europe !



TROISIÈME PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI, LE 5 FÉVRIER 1669.

Sire,

Un fort honnête médecin[6], dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet et veut s’obliger par-devant notaire de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandois pas tant, et que je serois satisfait de lui, pourvu qu’il s’obligeât de ne me point tuer. Cette grâce. Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de…

Oserois-je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots : et je le serois, par cette seconde, avec les médecins. C’est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois ; mais peut-être n’en est-ce pas trop pour Votre Majesté ; et j’attends, avec un peu d’espérance respectueuse, la réponse de mon placet.


PERSONNAGES
ACTEURS
MADAME PERNELLE, mère d’Orgon. Béjart.
ORGON, mari d’Elmire. Molière.
ELMIRE, femme d’Orgon. Mlle Molière.
DAMIS, fils d’Orgon. Hubert.
MARIANE, fille d’Orgon et amante de Valère. Mlle Debrie.
VALÈRE, amant de Mariane. La Grange.
CLÉANTE, beau-frère d’Orgon. La Thorillière.
TARTUFFE, faux dévot. Du Croisy.
DORINE, suivante de Mariane. Mad. Béjart.
M. LOYAL, sergent[7]. Debrie.
UN EXEMPT.
FLIPOTE, servante de madame Pernelle.
La scène est à Paris, dans la maison d’Orgon.

ACTE PREMIER


Scène I.

MADAME PERNELLE, ELMIRE, MARIANE,
CLÉANTE, DAMIS, DORINE, FLIPOTE.
MADAME PERNELLE.

Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.

ELMIRE.

Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.

MADAME PERNELLE.

Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

ELMIRE.

De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte.
Mais ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

MADAME PERNELLE.

C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée.
On n’y respecte rien, chacun y parle haut.
Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud[8]

DORINE.

Si…

MADAME PERNELLE.

Si…Vous êtes, ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

DAMIS.

Mais…

MADAME PERNELLE.

Mais…Vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils,
C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père.
Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement.
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

MARIANE.

Je crois…

MADAME PERNELLE.

Je crois…Mon Dieu ! sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !
Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort ;
Et vous menez sous chape[9] un train que je hais fort.

ELMIRE.

Mais, ma mère…

MADAME PERNELLE.

Mais, ma mère…Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;

Vous devriez leur remettre un bon exemple aux yeux ;
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

CLÉANTE.

Mais, madame, après tout…

MADAME PERNELLE.

Mais, madame, après tout…Pour vous, monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime et vous révère ;
Mais enfin, si j’étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n’entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur.

DAMIS.

Votre monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute…

MADAME PERNELLE.

C’est un homme de bien, qu’il faut que l’on écoute ;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir quereller par un fou comme vous.

DAMIS.

Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
Vienne usurper céans[10] un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir.
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir !

DORINE.

S’il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu’on ne fasse de crimes.
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

MADAME PERNELLE.

Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire.
Et mon fils à l’aimer vous devroit tous induire[11].

DAMIS.

Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon cœur de parler d’autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte ;
J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied plat
Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.

DORINE.

Certes, c’est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu’un inconnu céans[12] s’impatronise ;
Qu’un gueux qui, quand il vint, n’avoit pas de souliers,
Et dont l’habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnoître,
De contrarier tout et de faire le maître.

MADAME PERNELLE.

Eh ! merci de ma vie ! il en iroit bien mieux
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

DORINE.

Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.

MADAME PERNELLE.

Voyez la langue !

DORINE.

Voyez la langue ! À lui, non plus qu’à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

MADAME PERNELLE.

J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
C’est contre le péché que son cœur se courrouce
Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

DORINE.

Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps.
Ne sauroit-il souffrir qu’aucun hante céans[13] ?
En quoi blesse le ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…

Montrant Elmire.

Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux.

MADAME PERNELLE.

Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien :
Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.

CLÉANTE.

Eh ! voulez-vous, madame, empêcher qu’on ne cause ?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et, quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n’est point de rempart.
À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

DORINE.[14]

Daphné, notre voisine, et son petit époux[15]
Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?

Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L’apparente lueur du moindre attachement,
D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie.
Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
Il pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

MADAME PERNELLE.

Tous ces raisonnemens ne font rien à l’affaire.
On sait qu’Orante[16] mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su par des gens
Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.

DORINE.

L’exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
Mais l’âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l’on sait qu’elle est prude à son corps défendant.
Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillans baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer.
Et du voile pompeux d’une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps :
Il leur est dur de voir déserter les galans.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien.
Hautement d’un chacun elles blâment la vie.
Non point par charité, mais par un trait d’envie.

Qui ne sauroit souffrir qu’un autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs.

MADAME PERNELLE, à Elmire.

Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,
Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le ciel, au besoin, l’a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre ;
Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on entend de pieuses paroles ;
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles :
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ;
Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…

Montrant Cléante.

Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,

À Elmire.

Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.

Donnant un soufflet à Flipote.

Allons, vous, vous rêvez et bayez[17] aux corneilles :
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles !
Marchons, gaupe, marchons !

CLÉANTE.

Marchons, gaupe, marchons ! Je n’y veux point aller,
De peur qu’elle ne vînt encor me quereller ;
Que cette bonne femme…

DORINE.

Que cette bonne femme…Ah ! certes, c’est dommage
Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu’elle vous trouve bon,
Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom.

CLÉANTE.

Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !

DORINE.

Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :
Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
Nos troubles l’avoient mis sur le pied d’homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage :
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté :
Il l’appelle son frère, et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui céda,
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide !
Enfin il en est fou, c’est son tout, son héros
Il l’admire à tous coups, le cite à tous propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous le mots qu’il dit sont pour lui des oracles.

Lui, qui connoît sa dupe, et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses main
Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.


Scène III.

ELMIRE, MARIANE, DAMIS, CLÉANTE,
DORINE.
ELMIRE, à Cléante.

Vous êtes bien heureux de n’être point venu
Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue.
Je veux aller là-haut attendre sa venue.

CLÉANTE.

Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement ;
Et je vais lui donner le bon jour seulement.


Scène IV.

CLÉANTE, DAMIS, DORINE.
DAMIS.

De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose.
J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
Qu’il oblige mon père à des détours si grands
Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère,
Et, s’il falloit…

DORINE.

Et, s’il falloit…Il entre.


Scène V.

ORGON, CLÉANTE, DORINE.
ORGON.

Et, s’il falloit… Il entre.Ah ! mon frère, bonjour.

CLÉANTE.

Je sortois, et j’ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

ORGON.

À Cléante.

Dorine… Mon beau-frère, attendez, je vous prie.
Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.

À Dorine.

Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?

DORINE.

Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.

ORGON.

Et Tartuffe ?

DORINE.

Tartuffe ! il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais et la bouche merveille.

ORGON.

Le pauvre homme !

DORINE.

Le soir elle eut un grand dégoût.
Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !

ORGON.

Et Tartuffe ?

DORINE.

Il soupa, lui tout seul, devant elle ;
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.

ORGON.

Le pauvre homme !

DORINE.
Le pauvre homme !
La nuit se passa tout entière

Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l’empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu’au jour près d’elle il nous fallut veiller.

ORGON.

Et Tartuffe ?

DORINE.

Et Tartuffe ? Pressé d’un sommeil agréable,
Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.

ORGON.

Le pauvre homme !

DORINE.

Le pauvre homme ! À la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée ;
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

ORGON.

Et Tartuffe ?

DORINE.

Et Tartuffe ? Il reprit courage comme il faut ;
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avoit perdu madame.
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

ORGON.

Le pauvre homme !

DORINE.

Le pauvre homme ! Tous deux se portent bien enfin,
Et je vais à madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.


Scène VI.

ORGON, CLÉANTE.
CLÉANTE.

À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :
Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?

Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point…

ORGON.

Vous en veniez au point…Halte-là, mon beau-frère,
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.

CLÉANTE.

Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ;
Mais enfm, pour savoir quel homme ce peut être…

ORGON.

Mon frère, vous seriez charmé de le connoître ;
Et vos ravissemens ne prendroient point de fin.
C’est un homme… qui… ah ! un homme… un homme enfin,
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien :
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrois mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierois autant que de cela.

CLÉANTE.

Les sentimens humains, mon frère, que voilà !

ORGON.

Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre :
Chaque jour à l’église il venoit, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussoit sa prière ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancemens,
Et baisoit humblement la terre à tous momens,
Et, lorsque je sortois, il me devançoit vite
Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu’il étoit,
Je lui faisois des dons : mais, avec modestie,
Il me vouloit toujours en rendre une partie.

C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et, quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre,
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer.
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle ;
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser.
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser,
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

CLÉANTE.

Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi !
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

ORGON.

Mon frère, ce discours sent le libertinage[18] :
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

CLÉANTE.

Voilà de vos pareils le discours ordinaire :
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux ;
C’est être libertin[19] que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers[20] on n’est point les esclaves.

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais oraves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Eh quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l’égal de la bonne !
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractère ils passent ses limites ;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.

ORGON.

Oui, vous êtes sans doute un docteur qu’on révère ;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé.
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

CLÉANTE.

Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré ;
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et, comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle,
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,

Que ces francs charlantans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilége et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
Qui, brùlans et prians, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré.
Veut nous assassiner avec un fer sacré !
De ce faux caractère on en voit trop paroître ;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable.
Et leur dévotion est humaine, est traitable ;
Ils ne censurent point toutes nos actions.
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres.
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui.
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale entre eux, point d’intrigues à suivre
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.

Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,
ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle.
C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

ORGON.

Monsieur mon cher beau-frère, avez vous tout dit ?

CLÉANTE.

Monsieur mon cher beau-frère, avez vous tout dit ? Oui.

ORGON, s’en allant.

Je suis votre valet.

CLÉANTE.

Je suis votre valet.De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère,
Pour être votre gendre, a parole de vous.

ORGON.

Oui.

CLÉANTE.

Oui.Vous aviez pris jour pour un lien si doux

ORGON.

Il est vrai.

CLÉANTE.

Il est vrai.Pourquoi donc en différer la fête ?

ORGON.

Je ne sais.

CLÉANTE.

Je ne sais.Auriez-vous autre pensée en tête ?

ORGON.

Peut-être.

CLÉANTE.

Peut-être.Vous voulez manquer à votre foi ?

ORGON.

Je ne dis pas cela.

CLÉANTE.

Je ne dis pas cela.Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.

ORGON.

Selon.

CLÉANTE.

Selon.Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

ORGON.

Le ciel en soit loué !

CLÉANTE.

Le ciel en soit loué ! Mais que lui reporter ?

ORGON.

Tout ce qu’il vous plaira.

CLÉANTE.

Tout ce qu’il vous plaira.Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

ORGON.

De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ? De faire
Ce que le ciel voudra.

CLÉANTE.

Ce que le ciel voudra.Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?

ORGON.

Adieu.

CLÉANTE, seul.

Adieu.Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.




ACTE II


Scène I.

ORGON, MARIANE.
ORGON.

Mariane !

MARIANE.

Mariane ! Mon père ?

ORGON.

Mariane ! Mon père ? Approchez ; j’ai de quoi
Vous parler en secret.

MARIANE, à Orgon, qui regarde dans un cabinet.

Vous parler en secret.Que cherchez-vous ?

ORGON.

Vous parler en secret. Que cherchez-vous ? Je voi
Si quelqu’un n’est point la qui pourroit nous entendre.
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

MARIANE.

Je suis fort redevable à cet amour de père.

ORGON.

C’est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,
Vous devez n’avoir soin que de me contenter.

MARIANE.

C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

ORGON.

Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe, notre hôte ?

MARIANE.

Qui, moi ?

ORGON.

Qui, moi ? Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

MARIANE.

Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.


Scène II.

ORGON, MARIANE, DORINE, entrant doucement,
et se tenant derrière Orgon, sans être vue.
ORGON.

C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille,
Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous seroit doux
De le voir, par mon choix, devenir votre époux.
Eh ?

MARIANE.

Eh ?

ORGON.

Eh ? Qu’est-ce ?

MARIANE.

Eh ? Qu’est-ce ? Plaît-il ?

ORGON.

Eh ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ?

MARIANE.

Eh ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ? Me suis-je méprise ?

ORGON.

Comment ?

MARIANE.

Comment ? Que voulez-vous, mon père, que je dise,
Qui me touche le cœur, et qu’il me seroit doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

ORGON.

Tartuffe.

MARIANE.

Il n’en est rien, mon père, je vous jure ;
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

ORGON.

Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

MARIANE.

Quoi ! vous voulez, mon père…

ORGON.

Quoi ! vous voulez, mon père…Oui, je prétends, ma fille,
Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;

Apercevant Dorine.

Et, comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte.
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

DORINE.

Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part
De quelque conjecture, ou d’un coup de hasard ;

Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

ORGON.

Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?

DORINE.

Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ? À tel point,
Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

ORGON.

Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

DORINE.

Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire !

ORGON.

Je conte justement ce qu’on verra dans peu.

DORINE.

Chansons !

ORGON.

Chansons ! Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.

DORINE.

Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;
Il raille.

ORGON.

Il raille.Je vous dis…

DORINE.

Il raille. Je vous dis…Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.

ORGON.

On ne vous croira point.À la fin, mon courroux…

DORINE.

Eh bien, on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.
Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage.
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir…

ORGON.

Vous soyez assez fou pour vouloir…Écoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

DORINE.

Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie

Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ? Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot : Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense. Et puis, que vous apporte une telle alliance ? À quel sujet aller, avec tout votre bien, Choisir un gendre gueux ?…

ORGON.

Choisir un gendre gueux ?…Taisez-vous ! S’il n’a rien,
Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère :
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever.
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

DORINE.

Oui, c’est lui qui le dit ; et cette Vanité,
Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse ?
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;

Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

ORGON.

Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !

DORINE.

Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.

ORGON.

Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;
Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avois donné pour vous ma parole à Valère ;
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin[21] ;
Je ne remarque point qu’il hante les églises.

DORINE.

Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

ORGON.

Je ne demande pas votre avis là-dessus.
Enfin avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confît en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles.
Comme deux vrais enfans, comme deux tourterelles
À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

DORINE.

Elle ? Elle n’en fera qu’un sot[22], je vous assure.

ORGON.

Ouais ! quels discours !

DORINE.

Ouais ! quels discours ! Je dis qu’il en a l’encolure,
Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.

ORGON.

Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

DORINE.

Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.

ORGON.

C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.

DORINE.

S’il ne vous aimoit pas…

ORGON.

S’il ne vous aimoit pas…Je ne veux pas qu’on m’aime.

DORINE.

Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même

ORGON.

Ah !

DORINE.

Ah !Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir
Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

ORGON.

Vous ne vous tairez point !

DORINE.

Vous ne vous tairez point !C’est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.

ORGON.

Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés…

DORINE.

Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez !

ORGON.

Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolument je veux que tu te taises.

DORINE.

Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.

ORGON.

Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins

À sa fille.

À ne m’en point parler, ou… Suffit… Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.

DORINE, à part.

J’ai pesé mûrement toutes choses.J’enrage
De ne pouvoir parler !

ORGON.

De ne pouvoir parler !Sans être damoiseau.
Tartuffe est fait de sorte…

DORINE, à part.

Tartuffe est fait de sorte…Oui, c’est un beau museau !

ORGON.

Que, quand tu n’aurois même aucune sympathie
Pour tous les autres dons…

DORINE, à part.

Pour tous les autres dons…La voilà bien lotie !

Orgon se tourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.

Si j’étois en sa place, un homme assurément
Ne m’épouseroit pas de force impunément ;
Et je lui ferois voir, bientôt après la fête,
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

ORGON, à Dorine.

Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

DORINE.

De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

ORGON.

Qu’est-ce que tu fais donc ?

DORINE.

Qu’est-ce que tu fais donc ?Je me parle à moi-même.

ORGON, à part.

Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,
Il faut que je lui donne un revers de ma main.

II se met en posture de donner un soufflet à Dorine ; et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.

Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…

À Dorine.

Que ne te parles-tu ?

DORINE.

Que ne te parles-tu ?Je n’ai rien à me dire.

ORGON.

Encore un petit mot.

DORINE.

Encore un petit mot.Il ne me plaît pas, moi.

ORGON.

Certes, je t’y guettois.

DORINE.

Certes, je t’y guettois.Quelque sotte[23], ma foi !…

ORGON.

Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.

DORINE, en s’enfuyant.

Je me moquerois fort de prendre un tel époux.

ORGON, après avoir manqué de donner un soufflet à Dorine.

Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui, sans péché, je ne saurois plus vivre.
Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre.
Ses discours insolens m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.


Scène III.

MARIANE, DORINE.
DORINE.

Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole.
Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !

MARIANE.

Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

DORINE.

Ce qu’il faut pour parer une telle menace.

MARIANE.

Quoi ?

DORINE.

Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui ;
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire ;
Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant ;
Il le peut épouser sans nul empêchement.

MARIANE.

Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,
Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

DORINE.

Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :
L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?

MARIANE.

Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! Me dois-tu faire cette demande ?
T’ai-je pas[24] là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
Et sais-tu pas[25] pour lui jusqu’où va mon ardeur ?

DORINE.

Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,
Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?

MARIANE.

Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter ;
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

DORINE.

Enfin vous l’aimez donc ?

MARIANE.

Enfin vous l’aimez donc ?Oui, d’une ardeur extrême.

DORINE.

Et, selon l’apparence, il vous aime de même ?

MARIANE.

Je le crois.

DORINE.

Je le crois.Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble ?

MARIANE.

De vous voir mariés ensemble ?Assurément.

DORINE.

Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

MARIANE.

De me donner la mort, si l’on me violente.

DORINE.

Fort bien. C’est un recours où je ne songeois pas.
Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
Le remède, sans doute, est merveilleux. J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage !

MARIANE.

Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

DORINE.

Je ne compatis point à qui dit des sornettes.
Et dans l’occasion mollit comme vous faites.

MARIANE.

Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité…

DORINE.

Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.

MARIANE.

Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ?
Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?

DORINE.

Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé[26]
Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé,
Et manque à l’union qu’il avoit arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

MARIANE.

Mais, par un haut refus et d’éclatans mépris,
Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés…

DORINE.

Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Être à monsieur Tartuffe ; et j’aurois, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.

Quelle raison aurois-je à combattre vos vœux ?
Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
Et ce n’est pas peu d’heur[27] que d’être sa moitié,
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

MARIANE.

Mon Dieu !…

DORINE.

Mon Dieu !…Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,
Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !

MARIANE.

Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours.
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

DORINE.

Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile.
Et vous vous plairez fort à les entretenir ;
D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande[28], à savoir deux musettes,
Et parfois Fagotin[29], et les marionnettes,
Si pourtant votre époux…

MARIANE.

Si pourtant votre époux…Ah ! tu me fais mourir
De tes conseils plutôt songe à me secourir.

DORINE.

Je suis votre servante.

MARIANE.

Je suis votre servante.Eh ! Dorine, de grâce…

DORINE.

Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

MARIANE.

Ma pauvre fille !

DORINE.

Ma pauvre fille !Non.

MARIANE.

Ma pauvre fille ! Non.Si mes vœux déclarés…

DORINE.

Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

MARIANE.

Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée ;
Fais-moi…

DORINE.

Fais-moi…Non ; vous serez, ma foi, tartuffiée[30].

MARIANE.

Eh bien, puisque mon sort ne sauroit t’émouvoir,
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
Et je sais de mes maux l’infaillible remède.

Mariane veut s’en aller.
DORINE.

Eh ! la, la, revenez. Je quitte mon courroux :
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

MARIANE.

Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.

DORINE.

Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.


Scène IV.

VALÈRE, MARIANE, DORINE.
VALÈRE.

On vient de débiter, madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.

MARIANE.

Quoi ?

VALÈRE.

Quoi ?Que vous épousez Tartuffe.

MARIANE.

Quoi ? Que vous épousez Tartuffe.Il est certain
Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

VALÈRE.

Votre père, madame…

MARIANE.

Votre père, madame…A changé de visée :
La chose vient par lui de m’être proposée.

VALÈRE.

Quoi ! sérieusement ?

MARIANE.

Quoi ! sérieusement ? Oui, sérieusement.
Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

VALÈRE.

Et quel est le dessein où votre âme s’arrête,
Madame ?

MARIANE.

Madame ? Je ne sais.

VALÈRE.

Madame ? Je ne sais.La réponse est honnête.
Vous ne savez ?

MARIANE.

Vous ne savez ? Non.

VALÈRE.

Vous ne savez ? Non.Non ?

MARIANE.

Vous ne savez ? Non. Non ? Que me conseillez-vous ?

VALÈRE.

Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

MARIANE.

Vous me le conseillez ?

VALÈRE.

Vous me le conseillez ?Oui.

MARIANE.

Vous me le conseillez ? Oui.Tout de bon ?

VALÈRE.

Vous me le conseillez ? Oui. Tout de bon ?Sans doute.
Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

MARIANE.

Eh bien, c’est un conseil, monsieur, que je reçois.

VALÈRE.

Vous n’aurez pas grand’peine à le suivre, je crois.

MARIANE.

Pas plus qu’à le donner n’en a souffert votre âme.

VALÈRE.

Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.

MARIANE.

Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

DORINE, se retirant dans le fond du théâtre.

Voyons ce qui pourra de ceci réussir[31].

VALÈRE.

C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’étoit tromperi
Quand vous…

MARIANE.

Quand vous…Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter ;
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

VALÈRE.

Ne vous excusez point sur mes intentions :
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

MARIANE.

Il est vrai, c’est bien dit.

VALÈRE.

Il est vrai, c’est bien dit.Sans doute ; et votre cœur
N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

MARIANE.

Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.

VALÈRE.

Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

MARIANE.

Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite
Le mérite…

VALÈRE.

Le mérite…Mon Dieu ! laissons là le mérite :
J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

MARIANE.

La perte n’est pas grande ; et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.

VALÈRE.

J’y ferai mon possible ; et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.

MARIANE.

Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.

VALÈRE.

Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé.
Eh quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

MARIANE.

Au contraire : pour moi, c’est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déjà que la chose fut faite.

VALÈRE.

Vous le voudriez ?

MARIANE.

Vous le voudriez ?Oui.

VALÈRE.

Vous le voudriez ? Oui.C’est assez m’insulter,
Madame ; et, de ce pas, je vais vous contenter.

Il fait un pas pour s’en aller.
MARIANE.

Fort bien.

VALÈRE, revenant.

Fort bien.Souvenez-vous au moins que c’est vous-même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

MARIANE.

Oui.

VALÈRE, revenant encore.

Oui.Et que le dessein que mon âme conçoit
N’est rien qu’à votre exemple.

MARIANE.

N’est rien qu’à votre exemple.À mon exemple, soit.

VALÈRE, en sortant.

Suffit : vous allez être à point nommé servie.

MARIANE.

Tant mieux !

VALÈRE, revenant encore.

Tant mieux !Vous me voyez, c’est pour toute ma vie

MARIANE.

À la bonne heure.

VALÈRE, se retournant lorsqu’il est prêt à sortir.

À la bonne heure.Eh ?

MARIANE.

À la bonne heure. Eh ?Quoi ?

VALÈRE.

À la bonne heure. Eh ? Quoi ?Ne m’appelez-vous pas ?

MARIANE.

Moi ? Vous rêvez !

VALÈRE.

Moi ? Vous rêvez !Eh bien, je poursuis donc mes pas.
Adieu, madame.

Il s’en va lentement.
MARIANE.

Adieu, madame.Adieu, monsieur.

DORINE, à Mariane.

Adieu, madame. Adieu, monsieur.Pour moi, je pense
Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissés tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.

Elle arrête Valère par le bras.
VALÈRE, feignant de résister.

Holà ! seigneur Valère.Eh ! que veux-tu, Dorine ?

DORINE.

Venez ici.

VALÈRE.

Venez ici.Non, non, le dépit me domine :
Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

DORINE.

Arrêtez !

VALÈRE.

Arrêtez !Non, vois-tu, c’est un point résolu.

DORINE.

Ah !

MARIANE, à part.

Ah !Il souffre à me voir, ma présence le chasse ;
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

DORINE, quittant Valère et courant après Mariane.

À l’autre ! Où courez-vous ?

MARIANE.

À l’autre ! Où courez-vous ?Laisse.

DORINE.

À l’autre ! Où courez-vous ? Laisse.Il faut revenir.

MARIANE.

Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

VALÈRE, à part.

Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;
Et sans doute il vaut mieux que je l’en affranchisse.

DORINE, quittant Mariane et courant après Valère.

Encor ! Diantre soit fait de vous ! Si, je le veux.
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.

Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.
VALÈRE, à Dorine.

Mais quel est ton dessein ?

MARIANE, à Dorine.

Mais quel est ton dessein ?Qu’est-ce que tu veux faire ?

DORINE.

Tous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire.

À Valère.

Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?

VALÈRE.

N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?

DORINE, à Mariane.

Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

MARIANE.

N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée

DORINE.

À Valère.

Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin
Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.

À Mariane.

Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
Que d’être votre époux : j’en réponds sur ma vie.

MARIANE, à Valère.

Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

VALÈRE, à Mariane.

Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?

DORINE.

Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un et l’autre.

À Valère.

Allons, vous.

VALÈRE, en donnant sa main à Dorine.

Allons, vous.À quoi bon ma main ?

DORINE, à Mariane.

Allons, vous. À quoi bon ma main ?Ah ça ! la vôtre.

MARIANE, en donnant aussi sa main.

De quoi sert tout cela ?

DORINE.

De quoi sert tout cela ?Mon Dieu ! vite, avancez,
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.
VALÈRE, se tournant vers Mariane.

Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

Mariane se tourne du côté de Valère en souriant.
DORINE.

À vous dire le vrai, les amans sont bien fous !

VALÈRE, à Mariane.

Oh çà ! n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et, pour ne point mentir, n’êtes-vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

MARIANE.

Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat…

DORINE.

Pour une autre saison laissons tout ce débat.
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

MARIANE.

Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage ?

DORINE.

Nous en ferons agir de toutes les façons.

À Mariane.À Valère.

Votre père se moque ; et ce sont des chansons.

À Mariane.

Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence.
Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé ;
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie

Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse.
Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autre qu’à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.

À Valère.

Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis
Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
Adieu.

VALÈRE, à Mariane.

Adieu.Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

MARIANE, à Valère.

Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ;
Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.

VALÈRE.

Que vous me comblez d’aise ! Et, quoi que puisse oser…

DORINE.

Ah ! jamais les amans ne sont las de jaser.
Sortez, vous dis-je.

VALÈRE, VALÈRE, revenant sur ses pas.

Sortez, vous dis-je.Enfin…

DORINE.

Sortez, vous dis-je. Enfin…Quel caquet est le vôtre !
rirez de cette part ; et vous tirez de l’autre[32].

Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige à se séparer.





ACTE III


Scène I.

DAMIS, DORINE.
DAMIS.

Que la foudre sur l’heure achève mes destins.
Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

DORINE.

De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n’a fait qu’en parler simplement.
On n’exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

DAMIS.

Il faut que de ce fat j’arrête les complots.
Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.

DORINE.

Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père.
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourroit bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose seroit belle.
Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connoitre
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître.
S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
Mais ce valet m’a dit qu’il s’en alloit descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.

DAMIS.

Je puis être présent à tout cet entretien.

DORINE.

Point. Il faut qu’ils soient seuls.

DAMIS.

Point. Il faut qu’ils soient seuls.Je ne lui dirai rien.
Vous vous moquez : on sait vos trausports ordinaires ;
Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

DAMIS.

Sortez.Non ; je veux voir ; sans me mettre en courroux.

DORINE.

Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.

Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.


Scène II.

TARTUFFE, DORINE.
TARTUFFE, parlant haut à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine.

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline.
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

DORINE, à part.

Que d’affectation et de forfanterie !

TARTUFFE.

Que voulez-vous ?

DORINE.

Que voulez-vous ?Vous dire…

TARTUFFE, tirant un mouchoir de sa poche.

Que voulez-vous ? Vous dire…Ah ! mon Dieu ! je vous prie.
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

DORINE.

Comment ?

TARTUFFE.

Comment ?Couvrez ce sein que je ne saurois voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

DORINE.

Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la chair sur vos sens fait grande impression !

Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis points ! prompte,
Et je vous verrois nu, du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.

TARTUFFE.

Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

DORINE.

Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos ;
Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.

TARTUFFE.

Hélas ! très-volontiers.

DORINE, à part.

Hélas ! très-volontiers.Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.

TARTUFFE.

Viendra-t-elle bientôt ?

DORINE.

Viendra-t-elle bientôt ?Je l’entends, ce me semble.
Oui, c’est elle en personne ; et je vous laisse ensemble.


Scène III.

ELMIRE, TARTUFFE.
TARTUFFE.

Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté[33],
Et de l’âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire !

ELMIRE.

Je suis fort obligée à ce souhait pieux ;
Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.

TARTUFFE, assis.

Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

ELMIRE, assise.

Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

TARTUFFE.

Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut
Pour avoir attiré cette grâce d’en haut ;
Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance.
Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.

ELMIRE.

Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.

TARTUFFE.

On ne peut trop chérir votre chère santé ;
Et, pour la rétablir, j’aurois donné la mienne.

ELMIRE.

C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

TARTUFFE.

Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

ELMIRE.

J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,
Et suis bien aise, ici qu’aucun ne nous éclaire[34].

TARTUFFE.

J’en suis ravi de même ; et sans doute il m’est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous.
C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée.
Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.

ELMIRE.

Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien
Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.

Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’étoit retiré, pour entendre la conversation.
TARTUFFE.

Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
Des visites qu’ici reçoivent vos attraits.
Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
Et d’un Dur mouvement…

ELMIRE.

Et d’un Dur mouvement…Je le prends bien ainsi,
Et crois que mon salut vous donne ce souci.

TARTUFFE, prenant la main d’Elmire et lui serrant les doigts.

Oui, madame, sans doute ; et ma faveur est telle…

ELMIRE.

Ouf ! vous me serrez trop.

TARTUFFE.

Ouf ! vous me serrez trop.C’est par excès de zèle.
De vous faire aucun mal je n’eus jamais dessein.
Et j’aurois bien plutôt…

Il met la main sur les genoux d’Elmire.
ELMIRE.

Et j’aurois bien plutôt…Que fait là votre main ?

TARTUFFE.

Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.

ELMIRE.

Ah ! de grâce, laissez ; je suis fort chatouilleuse.

Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe se rapproche d’elle.
TARTUFFE, maniant le fichu d’Elmire.

Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux :
Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire.

ELMIRE.

Il est vrai ; mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est-il vrai ? dites-moi.

TARTUFFE.

Il m’en a dit deux mots ; mais, madame ; à vrai dire,
Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire,
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

ELMIRE.

C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

TARTUFFE.

Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

ELMIRE.

Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

TARTUFFE.

L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ;
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles,
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’un ardent amour sentir mon cœur atteint
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite[35] ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable !
Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque[36] la pudeur ;
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande,
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt.
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.

ELMIRE.

La déclaration est tout à fait galante ;
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme.

TARTUFFE.

Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ;
Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas.
Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas.
Je sais qu’un tel discours de moi paroît étrange ;
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange,
Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmans attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinoit mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes.
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
Et, pour mieux m’expliquer, j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne ;
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille !
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galans de cour, dont les femmes sont folles.
Sont bruyans dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur

ELMIRE.

Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s’explique

N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
À dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?

TARTUFFE.

Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
Que vous m’excuserez, sur l’humaine foiblesse,
Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
Et considérez, en regardant votre air,
Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.

ELMIRE.

D’autres prendroient cela d’autre façon peut-être ;
Mais ma discrétion se veut faire paroître.
Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
L’union de Valère avecque[37] Mariane ;
De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
Et…


Scène IV.

ELMIRE, DAMIS, TARTUFFE.
DAMIS, sortant du cabinet où il s’étoit retiré.

Et…Non, madame, non ; ceci doit se répandre.
J’étois en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre,
Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit.
Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.

ELMIRE.

Non, Damis ; il suffît qu’il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.

Puisque que je l’ai promis, je ne m’en dédis pas
Ce n’est point mon humeur de faire des éclats :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.

DAMIS.

Vous avez vos raisons pour en user ainsi ;
Et pour faire autrement j’ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.
Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère ;
Il faut que du perfide il soit désabusé ;
Et le ciel pour cela m’offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger elle est trop favorable :
Ce seroit mériter qu’il me la vînt ravir,
Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.

ELMIRE.

Damis…

DAMIS.

Damis…Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m’obliger
À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant je vais vider l’affaire,
Et voici justement de quoi me satisfaire.


Scène V.

ORGON, ELMIRE, DAMIS, TARTUFFE.
DAMIS.

Nous allons régaler, mon père, votre abord
D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et monsieur d’un beau prix reconnoît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;

Et je l’ai surpris là qui faisoit à madame
L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
Vouloit à toute force en garderie secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

ELMIRE.

Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d’un mari traverser le repos ;
Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
Et qu’il suffit pour nous de savoir nous défendre ;
Ce sont mes sentimens, et vous n’auriez rien dit,
Damis, si j’avois eu sur vous quelque crédit.


Scène VI.

ORGON, DAMIS, TARTUFFE.
ORGON.

Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?

TARTUFFE.

Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité.
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ?
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir tant de honte en partage.
Que je n’en aie encor mérité davantage.

ORGON, à son fils.

Ah ! traître ! oses-tu bien, par cette fausseté,
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

DAMIS.

Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir…

ORGON.

Vous fera démentir…Tais-toi, peste maudite !

TARTUFFE.

Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m’être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence ;
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

S’adressant à Damis.

Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,
D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

ORGON.

À Tartuffe.À son fils.

Mon frère, c’en est trop. Ton cœur ne se rend point.
Traître !

DAMIS.

Traître !Quoi ! ses discours vous séduiront au point…

ORGON.
Relevant Tartuffe.

Tais-toi, pendard ! Mon frère, eh ! levez-vous ! de grâce ?

À son fils.

Infâme !

DAMIS.

Infâme !Il peut…

ORGON.

Infâme ! Il peut…Tais-toi !

DAMIS.

Infâme ! Il peut… Tais-toi !J’enrage ! Quoi ! je passe…

ORGON.

Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras !

TARTUFFE.

Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas !
J’aimerois mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

ORGON, à son fils.

Ingrat !

TARTUFFE.

Ingrat !Laissez-le en paix. S’il faut à deux genoux
Vous demander sa grâce…

ORGON, se jetant aussi à genoux et embrassant Tartuffe.

Vous demander sa grâce…Hélas ! vous moquez-vous ?

À son fils.

Coquin ! vois sa bonté !

DAMIS.

Coquin ! vois sa bonté !Donc…

ORGON.

Coquin ! vois sa bonté ! Donc…Paix !

DAMIS.

Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix !Quoi ! je…

ORGON.

Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix ! Quoi ! je…Paix, dis-je !
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

DAMIS.

À recevoir sa main on pense l’obliger ?

ORGON.

Oui, traître ! et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connoître
Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.

Allons, qu’on se rétracte, et qu’à l’instant, fripon
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

DAMIS.

Qui ? moi ! de ce coquin, qui par ses impostures…

ORGON.

Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures !

À Tartuffe.

Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.

À son fils.

Sus ! que de ma maison on sorte de ce pas !
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace !

DAMIS.

Oui, je sortirai ; mais…

ORGON.

Oui, je sortirai ; mais…Vite, quittons la place !
Je te prive, pendard, de ma succession.
Et te donne, de plus, ma malédiction !


Scène VIII.

ORGON, TARTUFFE.
ORGON.

Offenser de la sorte une sainte personne !

TARTUFFE.

Ô ciel, pardonne-lui la douleur qu’il me donne !

À Orgon.

Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir

ORGON.

Hélas !

TARTUFFE.

Hélas !Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai,

ORGON, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.

Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,
Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place !

À Tartuffe.

Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

TARTUFFE.

Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j’apporte.
Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

ORGON.

Comment ! vous moquez-vous ?

TARTUFFE.

Comment ! vous moquez-vous ?On m’y hait, et je voi
Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

ORGON.

Qu’importe ? Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

TARTUFFE.

On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;
Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez
Peut-être une autre fois seront-ils écoutés.

ORGON.

Non, mon frère, jamais.

TARTUFFE.

Non, mon frère, jamais.Ah ! mon frère, une femme
Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.

ORGON.

Non, non.

TARTUFFE.

Non, non.Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici,
Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.

ORGON.

Non, vous demeurerez ; il y va de ma vie.

TARTUFFE.

Eh bien, il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez…

ORGON.

Pourtant, si vous vouliez…Ah !

TARTUFFE.

Pourtant, si vous vouliez… Ah !Soit n’en parlons plus
Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage,

Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…

ORGON.

Non, en dépit de tous vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M’est bien plus cher que fils, que femme et que parens,
N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

TARTUFFE.

La volonté du ciel soit faite en toute chose !

ORGON.

Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit ;
Et que puisse l’envie en crever de dépit !





ACTE IV


Scène I.

CLÉANTE, TARTUFFE.
CLÉANTE.

Oui, tout le monde en parle, et vous m’en pouvez croire.
L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos
Pour vous en dire net ma pensée «n deux mots.
Je n’examine point à fond ce qu’on expose ;
Je passe là-dessus et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n’en ait pas bien usé.
Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé :
N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d’un père un fils soit exilé ?

Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n’est petit ni grand qui ne s’en scandalise ;
Et, si vous m’en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.

TARTUFFE.

Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme.
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme :
Mais l’intérêt du ciel n’y sauroit consentir ;
Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
Après son action, qui n’eut jamais d’égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale :
Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croiroit !
À pure politique on me l’imputeroit.
Et l’on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m’accuse un zèle charitable ;
Que mon cœur l’appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

CLÉANTE.

Vous nous payez ici d’excuses colorées,
Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances :
Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugemens humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
Quoi ! le foible intérêt de ce qu’on pourra croire
D’une bonne action empêchera la gloire !
Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.

TARTUFFE.

Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne ;
Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.

CLÉANTE.

Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille
À ce qu’un pur caprice à son père conseille,
Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

TARTUFFE.

Ceux qui me connoîtront n’auront pas la pensée
Que ce suit un effet d’une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas ;
Et, si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein,
Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.

CLÉANTE.

Eh ! monsieur, n’ayez point ces délicates craintes.
Qui d’un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu’il soit, à ses périls, possesseur de son bien,
Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse,
Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse.
J’admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition.
Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ?
Et, s’il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu’en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c’est donner de votre prud’homie,
Monsieur…

TARTUFFE.

Monsieur…Il est, monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là-haut.
Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.

CLÉANTE, seul.

Ah !


Scène II.

ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE,
DORINE.
DORINE, à Cléante.

Ah !De grâce, avec nous employez-vous pour elle.
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle,
Et l’accord que son père a conclu pour ce soir
La fait à tous momens entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.


Scène III.

ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE,
DORINE.
ORGON.

Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.

À Mariane.

Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

MARIANE, aux genoux d’Orgon.

Mon père, au nom du ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur.
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance.
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi.
Jusqu’à me plaindre au ciel de ce je vous doi ;
Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée.
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j’avois pu former.
Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre,

Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.

ORGON, se sentant attendrir.

Allons, ferme, mon cœur ! point de foiblesse humaine !

MARIANE.

Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;
Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien :
J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne ;
Mais, au moins, n’allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu’un couvent dans les austérités,
Use les tristes jours que le ciel m’a comptés.

ORGON.

Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage.
Et ne me rompez pas la tête davantage.

DORINE.

Mais quoi !…

ORGON.

Mais quoi !…Taisez-vous, vous ! Parlez à votre écot[38] ;
Je vous défends tout net d’oser dire un seul mot.

CLÉANTE.

Si par quelque conseil vous souffrez qu’on réponde…

ORGON.

Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde :
Ils sont bien raisonnes, et j’en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.

ELMIRE, à Orgon.

À voir ce que je vois, je ne sais plus que dire.
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !

ORGON.

Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances,
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ;
Et vous auriez paru d’autre manière émue.

ELMIRE.

Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche,
Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
Et l’éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens.
Me préserve le ciel d’une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse ;
Et crois que d’un refus la discrète froideur
N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

ORGON.

Enfin je sais l’affaire, et ne prends point le change.

ELMIRE.

J’admire, encore un coup, cette foiblesse étrange :
Mais que me répondroit votre incrédulité,
Si je vous faisois voir qu’on vous dit vérité ?

ORGON.

Voir ?

ELMIRE.

Voir ?Oui.

ORGON.

Voir ? Oui.Chansons !

ELMIRE.

Voir ? Oui. Chansons !Mais quoi ! si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière ?…

ORGON.

Contes en l’air !

ELMIRE.

Contes en l’air !Quel homme ! Au moins, répondez-moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

ORGON.

En ce cas, je dirois que… Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.

ELMIRE.

Car cela ne se peut.L’erreur trop longtemps dure,
Et c’est trop condamner ma bouche d’imposture ;
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.

ORGON.

Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

ELMIRE, à Dorine.

Faites-le-moi venir.

DORINE, à Elmire.

Faites-le-moi venir.Son esprit est rusé,
Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

ELMIRE, à Dorine.

Non ; on est aisément dupé par ce qu’on aime.
Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.

À Cléante et à Mariane.

Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.


Scène IV.

ELMIRE, ORGON.
ELMIRE.

Approchons cette table, et vous mettez dessous.

ORGON.

Comment !

ELMIRE.

Comment !Vous bien cacher est un point nécessaire.

ORGON.

Pourquoi sous cette table ?

ELMIRE.

Pourquoi sous cette table ?Ah ! mon Dieu ! laissez faire,
J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez,
Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.

ORGON.

Je confesse qu’ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

ELMIRE.

Vous n’aurez, je ne crois, rien à me repartir.

À Orgon qui est sous la table.

Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis ;
Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée
Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée,
D’épargner votre femme, et de ne m’exposer
Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser.
Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître.
Et… L’on vient. Tenez-vous, et tardez de paroître.


Scène V.

TARTUFFE, ELMIRE, ORGON,
sous la table.
TARTUFFE.

On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler ?

ELMIRE.

Oui. L’on a des secrets à vous y révéler.

Mais tirez cette porte avant qu’on vous le dise,
Et regardez partout, de crainte de surprise.

Tartuffe va fermer la porte et revient.

Une affaire pareille à celle de tantôt
N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
Jamais il ne s’est vu de surprise de même.
Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême ;
Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,
Que de le démentir je n’ai point eu l’idée :
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont en plus de sûreté.
L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage ;
Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugemens.
Il veut que nous soyons ensemble à tous momens ;
Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.

TARTUFFE.

Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame ; et vous parliez tantôt d’un autre style.

ELMIRE.

Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat, dans ces momens,
Ce qu’on peut nous donner de tendres sentimens.
Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,
On trouve à l’avouer toujours un peu de honte.
On s’en défend d’abord ; mais de l’air qu’on s’y prend
On fait connoitre assez que notre cœur se rend ;
Qu’à nos vœux, par honneur, notre bouche s’oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C’est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu.

Mais, puisque la parole enfin en est lâchée.
À retenir Damis me serois-je attachée,
Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l’offre de votre cœur.
Aurois-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire.
Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
À refuser l’hymen qu’on venoit d’annoncer,
Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre.
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre.
Et l’ennui qu’on auroit que ce nœud qu’on résout
Vint partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

TARTUFFE.

C’est sans doute, madame, une douceur extrême
Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D’oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ;
Et, s’il faut librement m’expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.

ELMIRE, après avoir toussé pour avertir son mari.

Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse.
Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse !
On se tue à vous faire un aveu des plus doux :
Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;
Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire.
Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?

TARTUFFE.

Moins on mérite un bien, moins on l’ose espérer,
Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer.

On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

ELMIRE.

Mon Dieu ! que votre amour en vrai tyran agit !
Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire !
Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressans,
Du foible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?

TARTUFFE.

Mais, si d’un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?

ELMIRE.

Mais comment consentir à ce que vous voulez.
Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez ?

TARTUFFE.

Si ce n’est que le ciel qu’à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ;
Et cela ne doit point retenir votre cœur.

ELMIRE.

Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur !

TARTUFFE.

Je vous puis dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le ciel défend, de vrai, certains contentemens.
Mais on trouve avec lui des accommodemens[39].

Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, madame, on saura vous instruire ;
Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.

Elmire tousse plus fort.

Vous toussez fort, madame ?

ELMIRE.

Vous toussez fort, madame ?Oui, je suis au supplice.

TARTUFFE.

Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

ELMIRE.

C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

TARTUFFE.

Cela, certe, est fâcheux.

ELMIRE.

Cela, certe, est fâcheux.Oui, plus qu’on ne peut dire.

TARTUFFE.

Enfin votre scrupule est facile à détruire.
Vous êtes assurée ici d’un plein secret.
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense.
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.

ELMIRE, après avoir encore toussé et frappé sur la table.

Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder ;
Qu’il faut que je consente à vous tout accorder ;
Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,

Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincans.
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
Si ce contentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence :
La faute assurément n’en doit point être à moi.

TARTUFFE.

Oui, madame, on s’en charge ; et la chose de soi…

ELMIRE.

Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n’est point dans cette galerie.

TARTUFFE.

Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.

ELMIRE.

Il n’importe. Sortez, je vous prie, un moment ;
Et partout là dehors voyez exactement.


Scène VI.

ORGON, ELMIRE.
ORGON, sortant de dessous la table.

Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme !
Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.

ELMIRE.

Quoi ! vous sortez sitôt ! Vous vous moquez des gens !
Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ;
Attendez jusqu’au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

ORGON.

Non, rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer !

ELMIRE.

Mon Dieu ! Ton ne doit point croire trop de léger [40].

Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.

Elmire fait mettre Orgon derrière elle.

Scène VII.

TARTUFFE, ELMIRE, ORGON.
TARTUFFE, sans voir Orgon.

Tout conspire, madame, à mon contentement.
J’ai visité de l’œil tout cet appartement ;
Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…

Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.
ORGON, arrêtant Tartuffe.

Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner ?
Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu’on changeroit de ton ;
Mais c’est assez avant pousser le témoignage :
Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.

ELMIRE, à Tartuffe.

C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci ;
Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.

TARTUFFE, à Orgon.

Quoi ! vous croyez…

ORGON.

Quoi ! vous croyez…Allons, point de bruit, je vous prie.
Dénichons de céans, et sans cérémonie.

TARTUFFE.

Mon dessein[41]

ORGON.
Mon dessein…
Ces discours ne sont plus de saison.

Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.

TARTUFFE.

C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m’appartient, je le ferai connoître,
Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure ;
Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
Venger le ciel qu’on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.


Scène VIII.

ELMIRE, ORGON.
ELMIRE.

Quel est donc ce langage ? et qu’est-ce qu’il veut dire ?

ORGON.

Ma foi, je suis confus, et n’ai pas lieu de rire.

ELMIRE.

Comment ?

ORGON.

Comment ? Je vois ma faute aux choses qu’il me dit ;
Et la donation m’embarrasse l’esprit.

ELMIRE.

La donation ?

ORGON.

La donation ? Oui. C’est une affaire faite.
Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.

ELMIRE.

Et quoi ?

ORGON.

Et quoi ? Tous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là-haut.




ACTE V


Scène I.

ORGON, CLÉANTE.
CLÉANTE.

Où voulez-vous courir ?

ORGON.

Où voulez-vous courir ?Las ! que sais-je ?

CLÉANTE.

Où voulez-vous courir ? Las ! que sais-je ?Il me semble
Que l’on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu’on peut faire en cet événement.

ORGON.

Cette cassette-là me trouble entièrement ;
Plus que le reste encore elle me désespère.

CLÉANTE.

Cette cassette est donc un important mystère ?

ORGON.

C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,
Lui-même en grand secret m’a mis entre les mains.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

CLÉANTE.

Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?

ORGON.

Ce fut par un motif de cas de conscience.
J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
À faire des sermens contre la vérité.

CLÉANTE.

Vous voilà mal, au moins si j’en crois l’apparence ;
Et la donation, et cette confidence.
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et, cet homme sur vous ayant ces avantages.
Le pousser est encor grande imprudence à vous.
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

ORGON.

Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable,
Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.

CLÉANTE.

Eh bien, ne voilà pas de vos emportemens !
Vous ne gardez en rien les doux tempéramens.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais, pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande.
Et qu’avecque[42] le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture :
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure ;
Et, s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.


Scène II.

ORGON, CLÉANTE, DAMIS.
DAMIS.

Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?
Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface,

Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

ORGON.

Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs non pareilles.

DAMIS.

Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.
Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.

CLÉANTE.

Voilà tout justement parler en vrai jeune homme,
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatans.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.


Scène III.

MADAME PERNELLE, ORGON, ELMIRE,
CLÉANTE, MARIANE, DAMIS, DORINE.
MADAME PERNELLE.

Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères !

ORGON.

Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins ;
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai ;
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et, non content encor de ses lâches essais.
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré !

DORINE.

Le pauvre homme !

MADAME PERNELLE.

Le pauvre homme !Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

ORGON.

Comment !

MADAME PERNELLE.

Comment !Les gens de bien sont enviés toujours.

ORGON.

Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère ?

MADAME PERNELLE.

Ma mère ?Que chez vous on vit d’étrange sorte,
Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.

ORGON.

Qu’a cette haine à faire avec ce que l’on dit ?

MADAME PERNELLE.

Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit ;
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

ORGON.

Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?

MADAME PERNELLE.

On vous aura forgé cent sots contes de lui.

ORGON.

Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.

MADAME PERNELLE.

Des esprits médisans la malice est extrême.

ORGON.

Vous me feriez damner, ma mère ! Je vous di
Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

MADAME PERNELLE.

Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien c’est ici-bas qui s’en puisse défendre.

ORGON.

C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

MADAME PERNELLE.

Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit.
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.

ORGON.

J’enrage !

MADAME PERNELLE.

J’enrage !Aux faux soupçons la nature est sujette,
Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.

ORGON.

Je dois interpréter à charitable soin
Le désir d’embrasser ma femme !

MADAME PERNELLE.

Le désir d’embrasser ma femme !Il est besoin,
Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

ORGON.

Eh ? diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?
Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.

MADAME PERNELLE.

Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise ;
Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.

ORGON.

Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère,
Ce que je vous dirois, tant je suis en colère !

DORINE, à Orgon.

Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas :
Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.

CLÉANTE.

Nous perdons des momens en bagatelles pures,
Qu’il faudroit employer à prendre des mesures ;
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

DAMIS.

Quoi ! son effronterie iroit jusqu’à ce point ?

ELMIRE.

Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.

CLÉANTE, à Oronte.

Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts ;
Et sur moins que cela le poids d’une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.

ORGON.

Il est vrai ; mais qu’y faire ? À l’orgueil de ce traître,
De mes ressentimens je n’ai pas été maître.

CLÉANTE.

Je voudrois de bon cœur qu’on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

ELMIRE.

Si j’avois su qu’en main il a de telles armes,
Je n’aurois pas donné matière à tant d’alarmes ;
Et mes…

ORGON, à Dorine, voyant entrer M. Loyal.

Et mes…Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir
Je suis bien en état que l’on me vienne voir !


Scène IV.

ORGON, MADAME PERNELLE, ELMIRE,
MARIANE, CLÉANTE, DAMIS, DORINE,
M. LOYAL.
M. LOYAL, à Dorine, dans le fond du théâtre.

Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,
Que je parle à monsieur.

DORINE.

Que je parle à monsieur.Il est en compagnie,
Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.

M. LOYAL.

Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise :
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

DORINE.

Votre nom ?

M. LOYAL.

Votre nom ?Dites-lui seulement que je vien
De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.

DORINE, à Orgon.

C’est un homme qui vient, avec douce manière,
De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

CLÉANTE, à Orgon.

Dont vous serez, dit-il, bien aise.Il vous faut voir
Ce que c’est que cet homme, et ce qu’il peut vouloir.

ORGON, à Cléante.

Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :
Quels sentimens aurai-je à lui faire paroître ?

CLÉANTE.

Votre ressentiment ne doit point éclater ;
Et, s’il parle d’accord, il le faut écouter.

M. LOYAL, à Orgon.

Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je désire !

ORGON, bas, à Cléante.

Ce doux début s’accorde avec mon jugement,
Et présage déjà quelque accommodement.

M. LOYAL.

Toute votre maison m’a toujours été chère,
Et j’étois serviteur de monsieur votre père.

ORGON.

Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon
D’être sans vous connoître ou savoir votre nom.

M. LOYAL.

Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie,
J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur ;
Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l’exploit de certaine ordonnance…

ORGON.

Quoi ! vous êtes ici…

M. LOYAL.

Quoi ! vous êtes ici…Monsieur, sans passion.
Ce n’est rien seulement qu’une sommation.
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres

Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

ORGON.

Moi ! sortir de céans ?

M. LOYAL.

Moi ! sortir de céans ?Oui, monsieur, s’il vous plaît
La maison à présent, vous le savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.

DAMIS, à M. Loyal.

Certes, cette impudence est grande et je l’admire !

M. LOYAL, à Damis.

Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;

Montrant Orgon.

C’est à monsieur ; il est et raisonnable et doux,
Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

ORGON.

Mais…

M. LOYAL.

Mais…Oui, monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.

DAMIS.

Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.

M. LOYAL, à Orgon.

Faites que votre fils se taise ou se retire.
Monsieur. J’aurois regret d’être obligé d’écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

DORINE, à part.

Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal.

M. LOYAL.

Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces

Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auroient pu procéder d’une façon moins douce.

ORGON.

Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?

M. LOYAL.

De sortir de chez eux ?On vous donne du temps ;
Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile[43]
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile.
Mes gens vous aideront ; et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et, comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

ORGON, à part.

Du meilleur de mon cœur je donnerois, sur l’heure,
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

CLÉANTE, bas à Orgon.

Laissez, ne gâtons rien.

DAMIS.

Laissez, ne gâtons rien.À cette audace étrange,
J’ai peine à me tenir, et la main me démange.

DORINE.

Avec un si bon dos, ma foi ! monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.

M. LOYAL.

On pourroit bien punir ces paroles infâmes,
Ma mie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.

CLÉANTE, à M. Loyal.

Finissons tout cela, monsieur ; c’ent est assez.
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

M. LOYAL.

Jusqu’au revoir. Le ciel vous tienne en joie ?

ORGON.

Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !


Scène V.

ORGON, MADAME PERNELLE, ELMIRE,
CLÉANTE, MARIANE, DAMIS, DORINE.
ORGON.

Eh bien, vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;
Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

MADAME PERNELLE.

Je suis tout ébaubie, et je tombe des nues !

DORINE, à Orgon.

Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très-souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

ORGON.

Taisez-vous ! C’est le mot qu’il vous faut toujours dire.

CLÉANTE, à Orgon.

Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

ELMIRE.

Allez faire éclater l’audace de l’ingrat.
Ce procédé détruit la vertu du contrat :

Et sa déloyauté va paroître trop noire,
Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.


Scène VI.

VALÈRE, ORGON, MADAME PERNELLE,
ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, DAMIS,
DORINE.
VALÈRE.

Avec regret, monsieur, je viens vous affliger ;
Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas[44] délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
D’un criminel d’État l’importante cassette.
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet
Vous avez conservé le coupable secret.
J’ignore le détail du crime qu’on vous donne ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
D’accompagner celui qui vous doit arrêter.

CLÉANTE.

Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître
De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.

ORGON.

L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal !

VALÈRE.

Le moindre amusement vous peut être fatal.
J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.

À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu’au bout votre fuite.

ORGON.

Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeans ?
Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnoître un jour ce généreux service.
Adieu. Prenez le soin, vous autres…

CLÉANTE.

Adieu. Prenez le soin, vous autres…Allez tôt ;
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.


Scène VII.

TARTUFFE, UN EXEMPT, MADAME PERNELLE,
ORGON, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE,
VALÈRE, DAMIS, DORINE.
TARTUFFE, arrêtant Orgon.

Tout beau, monsieur, tout beau ! ne courez point si vite :
Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et, de la part du prince, on vous fait prisonnier.

ORGON.

Traître ! tu me gardois ce trait pour le dernier :
C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
Et voilà couronner toutes tes perfidies !

TARTUFFE.

Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir ;
Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.

CLÉANTE.

La modération est grande, je l’avoue.

DAMIS.

Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !

TARTUFFE.

Tous vos emportemens ne sauroient m’émouvoir,
Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.

MARIANE.

Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

TARTUFFE.

Un emploi ne sauroit être que glorieux,

Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.

ORGON.

Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat ! t’a retiré d’un état misérable ?

TARTUFFE.

Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir :
Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir.
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon cœur toute reconnoissance ;
Et je sacrifierois à de si puissans nœuds
Ami, femme, parens, et moi-même avec eux.

ELMIRE.

L’imposteur !

DORINE.

L’imposteur !Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

CLÉANTE.

Mais, s’il est si parfait que vous le déclarez,
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D’où vient que, pour paroître, il s’avise d’attendre
Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre.
Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire.
Du don de tout son bien qu’il venoit de vous faire ;
Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

TARTUFFE, à l’exempt.

Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L’EXEMPT.

Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;
Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.

TARTUFFE.

Qui ? moi, monsieur ?

L’EXEMPT.

Qui ? moi, monsieur ?Oui, vous.

TARTUFFE.

Qui ? moi, monsieur ? Oui, vous.Pourquoi donc la prison ?

L’EXEMPT.

Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.

À Orgon.

Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude ;
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs.
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’étoit pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême.
S’est découvert au prince un fourbe renommé.
Dont sous un autre nom il étoit informé ;
Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourroit former des volumes d’histoire ?.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté[45]
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté.
À ces autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
Et vous faire, par lui, faire raison de tout.

Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
On nous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
Et que, mieux que du mal, il se souvient du bien.

DORINE.

Que le ciel soit loué !

MADAME PERNELLE.

Que le ciel soit loué ! Maintenant je respire.

ELMIRE.

Favorable succès !

MARIANE.

Favorable succès ! Qui l’auroit osé dire ?

ORGON, à Tartuffe, que l’exempt emmène.

Eh bien, te voilà, traître !…


Scène VIII.

MADAME PERNELLE, ORGON, ELMIRE,
MARIANE, CLÉANTE, VALÈRE, DAMIS, DORINE.
CLÉANTE.

Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable.
Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice.
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.

ORGON.

Oui, c’est bien dit. Allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie ;
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir.
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.


FIN DU TARTUFFE.


  1. Cette préface a été mise par Molière en tête de la première édition du Tartuffe, publiée en 1669, quelques mois après la seconde représentation de cet ouvrage, et plus de deux ans après la première.
  2. Polyeucte et Théodore, vierge et martyre.
  3. Le grand Condé.
  4. Cet emploi est celui de chef de la troupe du roi.
  5. Pour : sans qu’elle ait été vue. Faute de français.
  6. Mauvillain médecin de Molière.
  7. Huissier.
  8. Pour : une famille de bohémiens. Proverbe archaïque et populaire. « Le roi Pétaud, dit Bret, est le chef que se choisissaient autrefois les mendiants, réunis en corporation. Ce nom vient du latin peto, je demande. Ce roi n’ayant pas plus de pouvoir que ses sujets, où donne pas extension le nom de cour du roi Pétaud à une maison où tout le monde commande. »
  9. Pour : sous cape, sous le manteau. De l’espagnol capa.
  10. Pour : dans cette maison ; du latin, hic intus, ci ens, ici dedans. Archaïsme expressif et perdu, ainsi que leans (illic intus, là ens, là dedans). Deux mots excellents d’une mouvance distincte et que la langue ne possède plus.
  11. Pour : porter, engager ; du latin, inducere.
  12. Voyez la note de la page précédente.
  13. Voyez la note, page 331.
  14. Cette tirade et la suivante avaient appartenu d’abord au rôle de Cléante, comme le prouvent le ton et le style employés par Molière. Il a craint, apparemment, de donner trop de valeur a ses portraits, et a pensé qu’ils passeraient plus aisément dans la bouche d’une suivante.
  15. Allusion à la comtesse de Soissons et à son mari, qui furent exilés. Voyez plus haut, page 317.
  16. La duchesse de Navailles. Voyez plus haut, page 317.
  17. Pour : rester béant. Du latin, beare, rester la bouche ouverte en regardant les corneilles.
  18. Pour : liberté excessive de l’esprit, licence de doctrine. Le mot a changé de sens.
  19. Voyez la note précédente.
  20. Pour faiseurs de façons, de petites mines. Du latin, facies, dont façon est le diminutif.
  21. Voyez plus haut la note, page 341.
  22. Pour : mari trompé. Expression proverbiale passée de mode.
  23. Voyez tome Ier, page 80, note quatrième.
  24. Pour : ne t’ai-je pas. Ellipse archaïque.
  25. Même observation.
  26. Voyez tome II, page 24, note deuxième.
  27. Pour : bonheur. Voyez tome Ier, p. 91, note quatrième.
  28. La grande troupe de musiciens.
  29. Le singe de la foire.
  30. Mot de l’invention de Molière.
  31. Pour : arriver. Voyez plus haut.
  32. Ici Molière a supprimé une scène dans laquelle la famille décidait qu’Elmire serait priée de faire à Tartuffe des remontrances sur le mariage projeté.>
  33. Mot composé à la façon des Grecs et des Allemands.
  34. Voyez la note, tome Ier, page 64.
  35. Adroite rimait avec secrète. On prononçait adraite.
  36. Voyez tome Ier, page 58, note deuxième.
  37. Voyez tome Ier page 58, note deuxième.
  38. Pour : prenez la part qui vous revient du discours. Expression proverbiale qui se retrouve dans l’écossais, scot-elot.
  39. Ici Molière, craignant qu’on ne dénaturât ses intentions, avait mis la note suivante : « C’est un scélérat qui parle »
  40. Pour : de motifs légers. Archaïsme regrettable.
  41. Molière a supprimé la justification qu’il avait d’abord prêtée à Tartuffe.
  42. Voyez tome 1er, p. 53, note deuxième.
  43. Pour : prompt, actif. Du latin, habilitas.
  44. Pour : démarche, Archaïsme et licence considérable.
  45. Pour : a détesté sa lâche ingratitude envers vous. Inversion et apocope trop dures.