Tartarin sur les Alpes/Chapitre VIII

Fayard frères (p. 74-84).
Chapitre VIII

VIII


dialogue mémorable entre la jungfrau et tartarin. — un salon nihiliste. — le duel au couteau de chasse. — affreux cauchemar. — « c’est moi que vous cherchez, messieurs ? » — étrange accueil fait par l’hôtelier meyer à la délégation tarasconnaise


Comme tous les hôtels chics d’Interlaken, l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hœheweg, large promenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement à Tartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière et les cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluie n’avait cessé de tomber.

Il habitait une très belle chambre avec balcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbe devant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieille habitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delà des blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombres verdures étagées, c’était la Jungfrau sortant des nuages sa cime en corne, d’un blanc pur de neige amoncelée, où s’accrochait toujours le rayon furtif d’un invisible levant. Alors entre l’Alpe rose et blanche et l’Alpiniste de Tarascon, s’établissait un court dialogue qui ne manquait pas de grandeur.

« Tartarin, y sommes-nous ? » demandait la Jungfrau sévèrement.

« Voilà, voilà… » répondait le héros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ; et, bien vite, il atteignait son complet à carreaux d’ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en s’injuriant :

« Coquin de sort ! c’est vrai que ça n’a pas de nom… »

Mais une petite voix discrète et claire montait entre les myrtes en bordure devant les fenêtres du rez-de-chaussée :

« Bonjour… disait Sonia, le voyant paraître au balcon… le landau nous attend… dépêchez-vous donc, paresseux…

— Je viens, je viens… »

En deux temps, il remplaçait sa grosse chemise de laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagne par la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique, tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.

Le landau piaffait devant l’hôtel, Sonia déjà installée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jour malgré le bienfaisant climat d’Interlaken ; mais, au moment de partir, Tartarin voyait régulièrement se lever d’un banc de la promenade et s’approcher, avec le lourd dandinement d’ours de montagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et Christian Inebnit, retenus par lui pour l’ascension de la Jungfrau et qui, chaque matin, venaient voir si leur monsieur était disposé.

L’apparition de ces deux hommes aux fortes chaussures ferrées, aux vestes de futaine, râpées au dos et sur l’épaule par le sac et les cordes d’ascension, leurs faces naïves et sérieuses, les quatre mots de français qu’ils baragouinaient péniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c’était pour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leur dire :

« Ne vous dérangez pas… je vous préviendrai… »

Tous les jours, il les retrouvait à la même place et s’en débarrassait par une grosse pièce proportionnée à l’énormité de son remords. Enchantés de cette façon de « faire la Jungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeld gravement et reprenaient d’un pas résigné, sous la fine pluie, le chemin de leur village, laissant Tartarin confus et désespéré de sa faiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées aux prunelles limpides de Sonia, le frôlement d’un petit pied contre sa botte au fond de la voiture… Au diable la Jungfrau ! Le héros ne songeait qu’à ses amours, ou plutôt à la mission qu’il s’était donnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia, criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loi et hors la nature.

C’était le motif qui le retenait à Interlaken, dans le même hôtel que les Wassilief. À son âge, avec son air papa, il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant ; seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse envers tous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère, que les mines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d’ulcères, empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plus sûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait de quoi s’attendrir, allons !

Tartarin leur proposait de les emmener à Tarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil aux portes de la ville, cette bonne petite ville où il ne pleut jamais, où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s’exaltait, esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gai refrain national sur une mesure de farandole :

Lagadigadeù
La Tarasco, la Tarasco,
Lagadigadeù
La Tarasco de Casteù.

Mais tandis qu’un sourire ironique amincissait encore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes ni soleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran. Sitôt son frère guéri, — ses yeux navrés disaient autre chose, — rien ne l’empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pour la cause sacrée.

« Mais, coquin de bon sort ! criait le Tarasconnais, après ce tyran-là, si vous le faites sauter, il en viendra un autre… Il faudra donc recommencer… Et les années se passent, vé ! le temps du bonheur et des jeunes amours… » Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec les r et les yeux hors du front, amusait la jeune fille ; puis, sérieuse, elle déclarait qu’elle n’aimerait jamais que l’homme qui délivrerait sa patrie. Oh ! celui-là, fut-il laid comme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle était prête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce, aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme voudrait d’elle.

« En libre grâce ! » le mot dont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégales contractées entre eux par le consentement réciproque. Et de ce mariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air de vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible, tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorable fille, dans ledit état de libre grâce, si elle n’y avait mis d’aussi meurtrières et abominables conditions.

Pendant qu’ils devisaient de ces choses extrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, des montagnes se déroulaient devant eux et, toujours, à quelque tournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée qui suivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cime blanche comme pour aiguiser d’un remords la délicieuse promenade. On rentrait déjeuner, s’asseoir à l’immense table d’hôte où les Riz et les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont se désintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant à ce que Boris n’eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé, paternel, mettant à l’air toutes ses séductions d’homme du monde et ses qualités domestiques d’excellent lapin de choux.

Ensuite, on prenait le thé chez les Russes, dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussée devant un bout de jardin, au bord de la promenade. Encore une heure exquise pour Tartarin, de causerie intime, à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur un divan. L’eau chaude grésillait dans le samovar ; une odeur de fleurs mouillées se glissait par l’entre-bâillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus de soleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sa petite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet du baobab.

Tout à coup, Sonia tressautait :

« Deux heures !… Et le courrier ?

— On y va », disait le bon Tartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résolu et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on eût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple, aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.

Très surveillés par l’autorité locale et la police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de certaines précautions, comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur de simples initiales.

Depuis leur installation à Interlaken, Boris se traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’une longue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargé à ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste aux lettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large et bruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, de brasseries, de boutiques pour les étrangers, étalages d’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour faire honte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le brimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrés marquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête, toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait même pas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par bouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’il supposait sur ses traces.

Le premier soldat d’avant garde, le tirailleur rasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus de méfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel à la poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, il s’arrêtait attentivement devant les photographies étalées, feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier à passer devant lui ; ou bien il se retournait brusquement, dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse fille d’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif, vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir, épouvanté, le prenant pour un fou.

À la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puis s’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisait toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseur enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détour du côté des cuisines, la main crispée au fond de sa poche sur le paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout avaler à la moindre alerte.

Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaient pas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avait trouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habile ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais ne les aimait pas ; l’un le gênait par ses grimaces, ses airs narquois, l’autre le poursuivait de mines farouches. Puis ils prenaient trop de place dans le cœur de Sonia.

« C’est un héros ! » disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans il avait imprimé tout seul une feuille révolutionnaire en plein cœur de Pétersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrer à une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui le logeait l’enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine.

Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les sous-sols du Palais d’hiver, guettant l’occasion, dormant, la nuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donner d’intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encore par l’angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la police avertie vaguement qu’il se tramait quelque chose et venant tout à coup surprendre les ouvriers employés au palais. À ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de l’Amirauté un délégué du Comité révolutionnaire qui demandait tout bas en marchant :

« Est-ce fait ?

— Non, rien encore… » disait l’autre sans remuer les lèvres. Enfin, un soir de février, à la même demande dans les mêmes termes, il répondait avec le plus grand calme :

« C’est fait… »

Presque aussitôt un épouvantable fracas confirmait ses paroles et, toutes les lumières du palais s’éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans une obscurité complète que déchiraient des cris de douleur et d’épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats et de pompiers accourant avec des civières.

Et Sonia interrompant son récit :

« Est-ce horrible, tant de vies humaines sacrifiées, tant d’efforts, de courage, d’intelligence inutiles ?… Non, non, mauvais moyens, ces tueries en masse… Celui qu’on vise échappe toujours… Le vrai procédé, le plus humain, serait d’aller au tsar comme vous alliez au lion, bien déterminé, bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture… et quand il passerait…

— Bé oui !… certainemain… » disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l’allusion, et tout de suite il se lançait dans quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. Car Bolibine et Manilof n’étaient pas les seuls visiteurs des Wassilief. Tous les jours se montraient des figures nouvelles : des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures d’étudiants pauvres, d’institutrices exaltées, blondes et roses, avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia ; des illégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui ne leur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.

Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant français, Tartarin se sentait vite à l’aise. Ils l’appelaient « l’oncle », devinaient en lui quelque chose d’enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peu de ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu’au biceps pour montrer sur son bras la cicatrice d’un coup de griffe de panthère, ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu’y avaient laissés les crocs d’un lion de l’Atlas, peut-être aussi se familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, leur prenant la taille, s’appuyant sur leur épaule, les appelant de leurs petits noms au bout de cinq minutes qu’on était ensemble :

« Écoutez, Dmitri… Vous me connaissez, Fédor Ivanovitch… » Pas depuis bien longtemps, en tout cas ; mais il leur allait tout de même par sa rondeur, son air aimable, confiant, si désireux de plaire. Ils lisaient des lettres devant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour dérouter la police, tout un côté conspirateur dont s’amusait énormément l’imagination du Tarasconnais ; et, bien qu’opposé par nature aux actes de violence, il ne pouvait parfois s’empêcher de discuter leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des conseils dictés par l’expérience d’un grand chef qui a marché sur le sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes, aux luttes corps à corps avec les grands fauves.

Un jour même qu’ils parlaient en sa présence de l’assassinat d’un policier poignardé par un nihiliste au théâtre, il leur démontra que le coup avait été mal porté et leur donna une leçon de couteau :

« Comme ceci, vé ! de bas en haut. On ne risque pas de se blesser… »

Et s’animant à sa propre mimique :

« Une supposition, té ! que je tienne votre despote entre quatre-z’yeux, dans une chasse à l’ours. Il est là-bas où vous êtes, Fédor ; moi, ici, près du guéridon, et chacun son couteau de chasse… À nous deux, monseigneur, il faut en découdre… »

Campé au milieu du salon, ramassé sur ses jambes courtes pour mieux bondir, râlant comme un bûcheron ou un geindre, il leur mimait un vrai combat terminé par son cri de triomphe quand il eut enfoncé l’arme jusqu’à la garde, de bas en haut, coquin de sort ! dans les entrailles de son adversaire.

« Voilà comme ça se joue, mes petits ! »

Mais quels remords ensuite, quelles terreurs, lorsque échappé au magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à la griserie que dégageait ce bouquet de têtes folles, il se trouvait seul, en bonnet de nuit, devant ses réflexions et son verre d’eau sucrée de tous les soirs.

Différemment, de quoi se mêlait-il ? Ce tsar n’était pas son tsar, en définitive, et toutes ces histoires ne le regardaient guère… Voyez-vous qu’un de ces jours il fût coffré, extradé, livré à la justice moscovite… Boufre ! c’est qu’ils ne badinent pas, tous ces cosaques… Et dans l’obscurité de sa chambre d’hôtel, avec cette horrible faculté qu’augmentait la position horizontale, se développaient devant lui, comme sur un de ces « dépliants » qu’on lui donnait aux jours de l’an de son enfance, les supplices variés et formidables auxquels il était exposé : Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, comme Boris, travaillant de l’eau jusqu’au ventre, le corps dévoré, empoisonné. Il s’échappe, se cache au milieu des forêts chargées de neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés pour cette chasse à l’homme. Exténué de froid, de faim, il est repris et finalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope aux cheveux luisants, puant l’eau-de-vie et l’huile de phoque, pendant que là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d’un beau dimanche, la foule, l’ingrate et oublieuse foule, installe Costecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A.

C’est dans l’angoisse d’un de ces mauvais rêves qu’il avait poussé son cri de détresse : « À moi, Bézuquet… » envoyé au pharmacien sa lettre confidentielle toute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petit bonjour de Sonia vers sa croisée pour l’ensorceler, le rejeter encore dans toutes les faiblesses de l’indécision.

Un soir, revenant du Kursaal à l’hôtel avec les Wassilief et Bolibine, après deux heures de musique exaltante, le malheureux oublia toute prudence, et le « Sonia, je vous aime », qu’il retenait depuis si longtemps, il le prononça en serrant le bras qui s’appuyait au sien. Elle ne s’émut pas, le fixa toute pâle sous le gaz du perron où ils s’arrêtaient : « Eh bien ! méritez-moi… » dit-elle avec un joli sourire d’énigme, un sourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allait répondre, s’engager par serment à quelque folie criminelle, quand le chasseur de l’hôtel s’avançant vers lui :

« Il y a du monde pour vous, là-haut… Des messieurs… on vous cherche.

— On me cherche !… Outre !… pourquoi faire ? » Et le numéro 1 du dépliant lui apparut : Tartarin coffré, extradé… Certes, il avait peur, mais son attitude fut héroïque. Détaché vivement de Sonia « Fuyez, sauvez-vous… » lui dit-il d’une voix étouffée. Puis il monta, la tête droite, les yeux fiers, comme à l’échafaud, si ému cependant qu’il était obligé de se cramponner à la rampe…

En s’engageant dans le corridor, il aperçut des gens groupés au fond, devant sa porte, regardant par la serrure, cognant, appelant : « Hé ! Tartarin… »

Il fit deux pas, et la bouche sèche : « C’est moi que vous cherchez, messieurs ?

— Té ! pardi oui, mon président !… »

Un petit vieux, alerte et sec, habillé de gris et qui semblait porter sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres, ses longues moustaches tombantes, toute la poussière du Tour de ville, sautait au cou du héros, frottait à ses joues satinées et douillettes le cuir desséché de l’ancien capitaine d’habillement.

« Bravida !… pas possible !… Excourbaniès aussi ?… Et là-bas, qui est-ce ?… »

Un bêlement répondit : « Cher maî-aî-aître !… » et l’élève s’avança, cognant aux murs une espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le haut, ficelée de papier gris et de toile cirée.

« Hé ! vé ! c’est Pascalon… Embrassons-nous, petitot… Mais qu’est-ce qu’il porte ?… Débarrasse-toi donc !…

— Le papier… ôte le papier !… » soufflait le commandant. L’enfant roula l’enveloppe d’une main prompte, et l’étendard tarasconnais se déploya aux yeux de Tartarin anéanti.

Les délégués se découvrirent.

« Mon président — la voix de Bravida tremblait solennelle et rude — vous avez demandé la bannière, nous vous l’apportons, té !… »

Le président arrondissait des yeux gros comme des pommes : « Moi, j’ai demandé ?…

— Comment ! vous n’avez pas demandé ?

— Ah ! si, parfaitemain… » dit Tartarin subitement éclairé par le nom de Bézuquet. Il comprit tout, devina le reste, et, s’attendrissant devant l’ingénieux mensonge du pharmacien pour le rappeler au devoir et à l’honneur, il suffoquait, bégayait dans sa barbe courte : « Ah ! mes enfants, que c’est bon ! quel bien vous me faites…

— Vive le présidain !… » glapit Pascalon, brandissant l’oriflamme. Le gong d’Excourbaniès retentit, fit rouler son cri de guerre. « Ha ! ha ! ha ! fen dè brut… » jusque dans les caves de l’hôtel. Des portes s’ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les étages, puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces hommes noirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en l’air. Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n’avait subi pareil vacarme.

« Entrons chez moi », fit Tartarin un peu gêné. Ils tâtonnaient dans la nuit de la chambre, cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappé à la porte la fit s’ouvrir d’elle-même devant la face rogue, jaune et bouffie de l’hôtelier Meyer. Il allait entrer, mais s’arrêta devant cette ombre où luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dents serrées sur son dur accent tudesque : « Tâchez de vous tenir tranquilles… ou je vous fais tous ramasser par le police… »

Un grognement de buffle sortit de l’ombre à ce mot brutal de « ramasser ». L’hôtelier recula d’un pas, mais jeta encore : « On sait qui vous êtes, allez ! on a l’œil sur vous, et moi je ne veux plus de monde comme ça dans ma maison.

— Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement, poliment, mais très ferme… faites préparer ma note… Ces messieurs et moi nous partons demain matin pour la Jungfrau. »


Ô sol natal, ô petite patrie dans la grande ! rien que d’entendre l’accent tarasconnais frémissant avec l’air du pays aux plis d’azur de la bannière, voilà Tartarin délivré de l’amour et de ses pièges, rendu à ses amis, à sa mission, à la gloire.

Maintenant, zou !…