Tarif des douanes des États-Unis



DU
TARIF DES DOUANES
AUX
ÉTATS-UNIS.

I.

Les États-Unis d’Amérique occupent aujourd’hui une place si importante dans le corps des nations civilisées, que les délibérations de leur gouvernement ont presque toujours du retentissement en Europe. À plus forte raison doit-on s’en occuper quand les mesures que le congrès adopte sont de nature à exercer une grande influence sur le commerce et l’industrie des autres nations. Aussi la nouvelle de l’adoption du tarif des douanes de septembre 1842 produisit-elle une grande sensation en Angleterre et en France. Cet acte important, réuni à la vérité à d’autres mesures financières que n’approuvait pas le président John Tyler, avait été deux fois repoussé par lui et ne devint loi de l’Union qu’en sacrifiant tout ce qui n’en faisait pas absolument partie. Les réclamations des négocians européens, leurs vives instances pour intéresser la diplomatie à obtenir des modifications, firent, pendant quelque temps, espérer que les États-Unis reviendraient sur cette grande mesure ; mais une nouvelle session du congrès vient de se terminer, et le tarif n’a pas été remis en question. Il est devenu ce qu’on appelle un fait accompli, et on peut, à cette heure, rechercher les causes qui ont déterminé cette résolution. Pour mieux l’apprécier, nous nous placerons, autant que possible, au point de vue américain. Ce n’est pas que nous fassions abnégation de ceux des intérêts de la France qui peuvent être compromis ; tous nos vœux tendent à ce que des concessions réciproques et équitables garantissent l’activité de relations commerciales dont nous croyons même que l’Amérique n’a pas toujours suffisamment apprécié la valeur. Dans cette rapide esquisse, nous avons principalement désiré suivre historiquement la marche des faits, des opinions, des sentimens, qui ont amené le peuple américain sur le terrain du système protecteur. Ce n’est pas la France qu’il avait en vue en formulant les articles de son nouveau tarif ; les enseignemens du passé faisaient désirer à l’Amérique de compléter son émancipation, en créant chez elle les forces productives qui doivent lui être utiles dans la guerre comme dans la paix. Nous ne dissimulerons pas que nous faisons ce vœu avec elle, et que, sous ce rapport nous pensons que la science économique n’a pas de vérités tellement absolues qu’elles ne puissent se modifier devant de puissantes considérations politiques.

Les impôts perçus au profit des gouvernemens sur l’introduction, la circulation, la vente, la consommation et la sortie des denrées et des marchandises, ont été généralement établis comme sources de revenu : c’est sous ce seul point de vue qu’ils sont encore considérés par les peuples qui sont restés à un état imparfait de civilisation, et chez qui l’étude des lois économiques n’a fait aucun progrès ; mais les nations éclairées ont reconnu l’influence considérable que les droits de douanes exercent sur le travail intérieur, la production et le développement de la richesse publique. Elles se sont servies de la puissance du tarif comme d’un moyen d’excitation pour les nationaux, et aussi comme d’un moyen d’affaiblissement à l’égard de leurs rivaux ; et avant de fixer le taux des droits à imposer, chacun des états s’est réservé d’examiner sous l’empire de quelles circonstances s’opère chez lui la production générale, et les différences qui peuvent exister entre sa situation et celle des autres états avec lesquels il est en rapport de commerce.

D’assez grandes difficultés se révèlent au législateur quand les lois de la production ne sont pas homogènes dans le sein du pays qu’il est appelé à gouverner. Si le peuple, répandu sur un vaste territoire se trouve, par les mœurs, la situation sociale, les climats, les sols divers et le génie plus ou moins porté aux arts industriels, fractionné en grandes divisions ayant des intérêts opposés, le problème de conciliation n’aura jamais de solution définitive, et se reproduira sans cesse. Les fractions qui se croiront lésées resteront dans un état de sourde agitation vis-à-vis de cette loi de la majorité numérique, souvent imperceptible, qui clôt les délibérations de tous les gouvernemens représentatifs. Telle est au vrai la situation particulière des États-Unis.

Le contrat politique qui a fait un tout des divers états de l’Union a respecté chez chacun d’eux une indépendance trop grande pour qu’elle ne soit pas nuisible aux développemens d’une fusion complète. Le lien fédéral ne possède pas une force coërcitive assez puissante pour que toutes les résolutions ne se trouvent pas affaiblies par la crainte de conduire la discussion jusque sur les limites de la menace de séparation. Si l’on se reporte aux origines diverses de ce peuple nouveau, aux causes qui ont favorisé son rapide accroissement, aux influences qu’exercent des situations sociales modifiées de diverses manières, on se rend compte sans peine des intérêts croisés qui entretiennent les divisions.

Considérée géographiquement, cette grande région des États-Unis offre le développement d’un littoral maritime immense sur l’Océan Atlantique à l’est, et le golfe du Mexique au sud. Au nord, les possessions anglaises, dans la ligne du Saint-Laurent et des lacs, bordent ce territoire, qui, prolongé à l’ouest, atteindrait l’Océan Pacifique. Au sud-ouest, le Mexique et le Texas achèvent de le limiter. Une partie de cette vaste étendue n’est encore possédée que nominalement par l’Union américaine ; elle doit servir, à mesure que se développera la population, de théâtre à l’esprit d’entreprise des générations qui se succéderont : c’est le pays reculé de l’ouest, au-delà des Montagnes Rocheuses. Il a fourni un asile, en attendant que la civilisation l’envahisse, aux débris des tribus sauvages que, depuis la fondation des colonies, l’Européen a constamment refoulées devant lui.

La partie virile de l’Union se compose aujourd’hui de vingt-six états membres de la confédération et votant au congrès, de trois territoires que leur population encore trop faible n’a pu élever au même rang, et du district fédéral de Colombia, dont la capitale est Washington, siége du gouvernement central.

Sous le point de vue des intérêts privés, dont l’influence sur les votes politiques est si grande, on peut partager les États-Unis en quatre grandes divisions, dont nous examinerons la tendance et les vues. Ce sont :

1o La région du nord-est, comprenant dix états, dont la population, suivant le cens de 1840, est de 6 millions 853,797 habitans libres et de 3,370 esclaves ;

2o La région du sud-est, comprenant cinq états et le district, peuplée de 2 millions 394,975 libres et de 1 million 396,975 esclaves ;

3o La région du nord-ouest, comprenant quatre états et deux territoires, peuplée de 2 millions 967,476 libres et de 364 esclaves ;

4o La région du sud-ouest, comprenant sept états et un territoire, peuplée de 2 millions 377,205 libres et de 1 million 86,404 esclaves.

Si l’on ajoute à cette population 6,100 marins qui n’y sont pas compris, on trouve le chiffre de 14 millions 581,653 libres et de 2 millions 487,113 esclaves ; en total, 17 millions 62,566 habitans.

En 1810 (trente ans auparavant), le cens de la population fut trouvé de 6 millions 48,450 libres et de 1 million 191,364 esclaves ; en total, 7 millions, 239,814.

Si l’on groupe en nombres ronds les deux régions du nord, par opposition avec celles du sud, on trouve que la population actuelle libre est :

Pour le nord 
9,800,000
14,600,000
Pour le sud 
4,800,000
La population esclave entièrement au sud 
2,500,000
Total 
17,100,000

Dans cette augmentation de 150 pour 100 en trente ans, augmentation qui a été proportionnellement plus rapide dans les dix dernières années, les divers états ont éprouvé une progression inégale. Elle a été faible dans les états du sud-est, qui n’ont recueilli presque aucune partie de l’immigration européenne, plus considérable dans ceux des états du nord-est qui sont le siége de l’industrie et du commerce, très grande aussi dans les états nouveaux du nord-ouest et du sud-ouest, sur lesquels les populations étrangères se sont déversées, et qui ont également attiré les hommes à entreprises des états du littoral. Pour rendre nos observations plus intelligibles, nous croyons devoir consacrer quelques lignes à l’énumération des divers états que nous regardons comme faisant partie des grandes divisions que nous avons indiquées.

La région nord-est est formée de six états qui ont porté le nom de Nouvelle-Angleterre : Maine, New-Hampshire, Vermont, Massachussets, Rhode-Island, Connecticut, et qui ont ensemble 2,233,000 habitans. Ces états doivent leur existence première aux colons puritains que la persécution religieuse avait chassés de la mère-patrie. L’esprit d’entreprise, l’amour du travail, l’agriculture et la navigation ont fait triompher cette population vigoureuse de l’âpreté et de la stérilité d’un sol ingrat. Nous y joignons, en raison de la similitude d’intérêts, les quatre états plus avancés au sud : New-York, New-Jersey, Pensylvanie, Delaware, qui représentent 4,602,000 habitans. Cette partie de l’Union a eu son origine principale dans les colonies étrangères recouvrées par l’Angleterre avant d’avoir acquis un grand développement, et pour le surplus dans la concession accordée à W. Penn et à la secte des quakers. Là se trouvent le centre principal du commerce extérieur et de la navigation, le siége des richesses accumulées, d’une civilisation croissante, et la route presque obligée des pays de l’ouest. L’esclavage, qui règne encore dans les autres états maritimes, a disparu de cette région.

La région du sud-est comprend : le Maryland, la Virginie, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud et le district de Columbia. Ces états sont des colonies anciennes qui ont pris part à la guerre de l’indépendance avec celles du nord-est. Principalement agricoles, ils ont retenu l’esclavage, et l’avantage de beaux ports leur assure un commerce direct avec les peuples étrangers.

Les états nouveaux ont été formés des pays sur lesquels le traité de 1783 et des acquisitions subséquentes ont reconnu les droits de l’Union. À l’exception des Florides et des états qui sont baignés par le golfe du Mexique, ils se trouvent renfermés dans la grande vallée du Mississipi et des eaux qui en sont tributaires, et dont la seule issue est à la Nouvelle-Orléans. La Grande-Bretagne avait transmis à l’Union fédérale ses prétentions sur le territoire qui est situé entre les monts Alleghanis et le Mississipi, et dont, par le traité de 1763, la France lui avait abandonné la propriété. À cette dernière époque, l’Espagne avait acquis l’investiture, sous le nom de Louisiane, de cette contrée vaste et sans limites définies qui s’étend à l’ouest du Mississipi et de fait jusqu’à la mer Pacifique. En 1800, elle rétrocéda à la France cette admirable portion du globe, et, deux ans plus tard, un nouveau traité en mit en possession les États-Unis, dont les limites actuelles furent enfin fixées en 1821 par la réunion des Florides. La division de ces états nouveaux résulte des conditions sociales qu’ils ont reconnues.

La région du nord-ouest, qui n’admet pas l’esclavage, se compose des quatre états suivans : Ohio, Indiana, Illinois, Michigan, et des deux territoires de Wisconsin et de Jowa. Là se portent incessamment les cultivateurs qui abandonnent la vieille Europe, et qui, décidés à labourer eux-mêmes des champs acquis à bas prix, ont couvert de riches moissons et de nombreux troupeaux les terres vierges où ils sont venus chercher une nouvelle patrie.

La région du sud-ouest, à laquelle nous rattachons le golfe du Mexique, comprend sept états : le Kentucky, le Tenessee, l’Arkansas, le Missouri, la Louisiane, le Mississipi, l’Alabama, et le territoire des Florides. La culture du tabac, du coton, du sucre, y est aidée par la population esclave, transportée en grande partie des anciens états sur un sol dont la fertilité surpasse toutes les espérances que les hommes entreprenans qui ont peuplé ces contrées auraient osé concevoir.

Dans cette division naturelle des états de l’Union se trouve l’explication de leurs intérêts divers et des difficultés qu’on éprouve à les concilier. La politique est venue à son tour compliquer la question : le parti whig ou modéré est partisan du système manufacturier, et le parti radical réserve tous ses efforts pour la protection de l’agriculture et de ses produits. Pour apprécier leurs raisons, on ne peut mieux faire que d’examiner la route que les États-Unis ont parcourue jusqu’au moment où ils se sont assis au milieu des nations.

II.

Nulle histoire n’est plus digne d’intérêt que celle des hommes à qui est réservée la tâche de fonder des colonies nouvelles qui deviennent quelquefois des états considérables. Condamnés ordinairement sans retour à ne plus revoir la mère-patrie, ils ont une longue lutte à soutenir avant de recueillir quelque fruit de leur laborieux dévouement. Ils ont souvent peu d’aide à attendre du gouvernement de leur ancien pays, et, quand il s’occupe d’eux, c’est moins dans la vue de leur prospérité que dans la perspective des avantages qu’il peut lui-même en attendre. Les colons de la Nouvelle-Angleterre avaient, pour nécessité première, à demander à un sol rebelle les moyens de pourvoir aux besoins les plus immédiats de l’existence ; le second point était de se procurer des moyens d’échange pour arriver aux aisances de la vie, et passer enfin aux jouissances de la richesse.

Les produits de la chasse, bientôt ceux de la pêche, les fourrures recueillies des mains des sauvages, la navigation, l’exploitation des forêts primitives, et quelques arts grossiers, les mirent à même de payer les articles qu’il leur fallait recevoir de la métropole. Tant que la Grande-Bretagne conserva la domination de ces précieuses colonies, elle mit ses soins les plus constans à traverser tout développement de travail industriel qui pût arriver à faire concurrence à la métropole ; mais il lui était difficile de comprimer l’esprit d’entreprise qui cherchait à briser ses entraves. Les tentatives se renouvelaient sans cesse pour remplacer par le produit domestique les articles de l’usage le plus journalier, ceux où la main-d’œuvre avait la moindre part, et dont la matière première se trouvait à portée. Dès la fin du XVIIe siècle, les colons cherchaient à tirer parti de la laine de leurs troupeaux, du chanvre et du lin dont la culture les occupait. Ils fabriquèrent d’abord pour leur propre consommation quelques draps de l’espèce la plus grossière. L’Angleterre s’en émut bien vite, et un acte du parlement de 1699 défendit d’embarquer dans aucun port des plantations d’Amérique, et à quelque destination que ce fût, de la laine recueillie, filée ou manufacturée dans ces colonies. Vingt ans plus tard, en 1719, la chambre des communes proclamait que l’établissement de manufactures dans les colonies avait pour but de diminuer leur dépendance de la Grande-Bretagne, et la politique venait ainsi en aide aux prohibitions réclamées par l’intérêt particulier.

Un rapport demandé par la chambre des communes, et qui lui fut soumis en 1732, montre que, malgré le haut prix du travail manuel dans les colonies naissantes, la condition des manufactures américaines s’était sensiblement améliorée. La législation locale du Massachussets avait encouragé la fabrication du papier. La Pensylvanie, New-York, Connecticut et Rhode-Island trouvaient des ressources dans la culture des céréales et dans l’élève des bestiaux et des moutons. La laine, qui se trouvait sans débouchés et par conséquent sans valeur, avait réveillé la fabrication de draps ordinaires pour l’usage domestique. Le chanvre et le lin, également abondans, se transformaient en toiles grossières, en sacs, sangles, cordes, d’un meilleur service que les mêmes objets tirés de l’étranger. Des cuirs, du fer à la vérité inférieur à celui de la métropole, trouvaient, avec quelques articles de moindre importance, place dans cette production dévolue aux besoins locaux. Les exportations de ces divers états consistaient en grains, bois, merrains, goudron, poix, porcs, bestiaux, chevaux, fourrures et produits de pêche. Ces articles servaient également au trafic qui se faisait avec les colonies tropicales étrangères, d’où l’on retirait du sucre, du rhum, du cacao, du coton, et enfin de l’argent qui venait à son tour solder les envois de la métropole.

Cet esprit d’industrie continuant à porter ombrage à l’Angleterre, le parlement, à la suite de ce rapport de 1732, recommanda au bureau de commerce de considérer les moyens à employer pour rejeter les colonies sur la production des articles qui pouvaient être utiles à la métropole et principalement sur celle des munitions navales. Une série d’actes particuliers fut la suite de cette recommandation. Tous avaient pour but d’entraver ou de décourager quelque branche de fabrication, par exemple, celles du fer, des chapeaux, et quarante années s’écoulèrent dans cette lutte sourde entre les pouvoirs de la métropole et les colons américains, qui regardaient les mesures dont ils étaient victimes comme autant d’atteintes portées à leurs droits naturels. Ces griefs contribuèrent, avec les exactions de la couronne, à développer les germes d’une désaffection qui se termina par la déclaration d’indépendance.

La Nouvelle-Angleterre et les états qui en sont voisins, et que nous avons désignés comme la section du nord-est, étaient le siége principal de l’industrie naissante que la métropole cherchait à comprimer ; les états du sud-est, à l’exception de la Virginie, n’étaient guère qu’agricoles. Leur climat plus doux y permettait le développement de cultures spéciales, qui, loin de faire concurrence aux produits de la Grande-Bretagne, lui fournissaient au contraire de nombreux moyens d’échange. Le tabac, le riz, l’indigo, en outre de nombreux articles produits concurremment avec le nord, servaient de base à un commerce important. Telle était la situation, lorsque vint à surgir la guerre de l’indépendance.

La mer, presque entièrement fermée pendant les sept ou huit années que dura cette grande lutte, ne permettait plus aux colonies américaines de recevoir leur approvisionnement accoutumé de marchandises d’Europe. Il fallut s’adresser à l’industrie imparfaite de chaque localité pour en obtenir les choses les plus nécessaires à la vie domestique ; il fallut surtout faire de grands efforts pour créer des armes et tout le matériel que la défense exigeait. Sans doute, à la paix de 1783, ces états confédérés auraient dû persévérer dans cette voie ; mais le lien qui les unissait était encore trop faible. Chacune des anciennes colonies, jalouse de son indépendance, avait de la peine à se courber sous une législation commune. La maxime des négocians de Salem, que plus le commerce est libre, plus la prospérité est certaine, prévalut. Le tarif ne subit d’autre calcul que celui du revenu, et le peu d’élévation des droits entraîna des importations exagérées, hors de proportion avec la valeur des produits que l’on pouvait offrir en échange. Le numéraire apporté par les deux puissances belligérantes, la France et l’Angleterre, pour solder les troupes et les frais de guerre, et qui avait enrichi le pays, disparut bientôt. Il s’ensuivit une détresse universelle, la ruine des manufactures, de l’agriculture, et enfin du commerce, qui tomba victime de ses propres erreurs. Ces mesures désastreuses, et que la nécessité seule pouvait justifier, en furent la conséquence. L’année 1786 fut marquée par une insurrection qui mit en péril la société elle-même, et, après avoir été sur les bords de l’abîme, la confédération ne fut sauvée que par l’adoption d’une constitution nouvelle.

Cette constitution, qui sert encore aujourd’hui de lien aux états de l’Union, fut mise en vigueur en 1789, et le second acte passé dans le premier congrès fut le tarif des douanes. L’agriculture et le commerce étaient alors populaires, leur voix prédominante, et la cause des manufactures naissantes fut sacrifiée. Dans l’enfance de leurs établissemens, les fabricans avaient à lutter avec de faibles capitaux, un petit nombre de machines, peu d’expérience et une grande cherté de main-d’œuvre, contre leurs rivaux à l’étranger, qui possédaient en revanche des capitaux immenses, un crédit sans limite, une expérience de vieille date, une protection complète sur leurs marchés intérieurs, des salaires très bas, et en outre des primes et des encouragemens lors de l’exportation. Telle était la situation relative de l’industrie locale, lorsque la protection insuffisante qui lui fut accordée se réduisit au degré le plus bas. On en jugera en considérant que de 24,341,504 dollars de marchandises étrangères qui payèrent les droits à la valeur en 1789-90

21,742,291 dollars étaient taxés à 5 pour 100
1,587,365  à 7 1/2
1,004,367  à 10
5  à 12 1/2
7,576  à 15

Ces droits, bien inférieurs à ceux que l’état de Pensylvanie avait établis en 1785, avant que le congrès fût investi du pouvoir, n’étaient aussi légers que sur les produits manufacturés ; les matières premières étaient imposées en raison inverse, car, par exemple, les articles fabriqués de coton et ceux de chanvre payaient 5 pour 100, tandis que le coton brut et le chanvre supportaient un droit fixe égal à 12 pour cent, et les objets de consommation générale, le café, les mélasses, le sucre, le thé, de 16 à 40 pour 100 ; le charbon, 10, le fromage 57 et le sel 75 pour 100. En même temps la navigation américaine était favorisée par un tarif différentiel énorme sur les droits de tonnage et de cabotage.

L’agriculteur et l’armateur crurent avoir tout fait après s’être protégés contre la concurrence étrangère, en se réservant d’obtenir à bas prix les articles manufacturés. Le tarif dura ainsi une vingtaine d’années, pendant lesquelles la navigation américaine, recueillant les fruits de sa neutralité au milieu de la lutte dans laquelle les puissances de l’Europe étaient engagées, contribua à développer la prospérité de l’Union ; mais, malgré toute sa puissance, l’Amérique ne pouvait pas éviter de prendre part au conflit. Le congrès, en 1807, fut obligé de proclamer l’embargo, et les états de la confédération se trouvèrent au dépourvu de tous les articles que leur fournissait la Grande-Bretagne, et dans le cas de réfléchir de nouveau sur l’importance que pouvaient avoir des manufactures nationales. La chambre des représentans ordonna, en 1809, la réimpression d’un rapport fait au congrès, en 1791, par le général Hamilton, sur l’état de l’industrie à cette époque, et chargea M. Albert Gallatin de nouvelles recherches sur la situation actuelle. D’autres travaux, exécutés par des officiers publics et résumés par Tench Coxe, estimèrent le produit total des manufactures américaines, en 1810, à 127 millions 69,602 dollars, ou plus de 670 millions de francs.

La guerre de 1812, survenue sur ces entrefaites, en achevant de fermer la porte aux produits étrangers, donna à l’esprit public une nouvelle direction vers l’industrie intérieure. Un capital considérable y fut consacré, et les manufactures prirent un développement immense, bien que passager, car en 1815 le retour de la paix fut le signal de leur ruine. Les ports étant rouverts, la Grande-Bretagne versa dans le pays une telle quantité d’articles fabriqués, que les marchés américains en regorgèrent. Beaucoup de maisons anglaises furent ruinées ; mais du même coup le manufacturier américain fut écrasé. Ce fut alors que la politique anglaise se révéla clairement dans cette phrase prononcée par M. Brougham devant le parlement assemblé : « Il vaut bien la peine que l’on subisse des pertes sur la première exportation, puisque par là on étouffe dans le berceau les manufactures naissantes des États-Unis, auxquelles la guerre a procuré l’existence contre l’ordre naturel des choses. »

Cependant l’esprit national croyait à l’importance de la protection que réclamait l’industrie américaine, et en 1816 la législation commença à être dirigée vers ce but. Le tarif de 1816 fut un pas dans cette voie, mais un pas timide encore et embarrassé, et n’obtenant les suffrages complets d’aucun des intéressés.

Les États-Unis avaient grandi, et leur puissance s’était développée avec leurs acquisitions nouvelles et les tentatives de mise en valeur d’un riche héritage inexploré. On commença, dès l’époque où nous sommes arrivés, à ressentir le poids de l’influence du sud-ouest et du nord-ouest dans les délibérations du congrès. L’agriculteur de ces contrées, dont la colonisation marchait rapidement, était soutenu par les habitans des vieux états du sud-est. Tous ensemble voulaient que la protection accordée à l’industrie manufacturière du nord-est ne fût que temporaire et décroissante, et tous les tarifs ont contenu des dispositions à cet effet ; par exemple le droit sur les étoffes de laine, porté à 25 pour 100 en juin 1816, devait être réduit à 20 pour 100 au mois de juin 1819.

Nous ne pouvons entrer ici dans des considérations sur chacun des articles de ce tarif de 1816, qui éprouva quelques modifications en 1818. Dans l’année 1824 eut lieu une révision des droits sur les articles manufacturés de coton et de laine. La Grande-Bretagne répondit à cette mesure en abaissant le droit d’entrée des laines brutes de 6 deniers st. à 1 denier, afin que ses fabriques pussent continuer leurs exportations. Les manufacturiers américains s’adressèrent en conséquence au congrès, et le résultat de leur réclamation fut le célèbre tarif de 1828, qui éleva considérablement les droits sur les articles de laine.

Une période de prospérité dans les finances américaines et l’extinction presque totale de la dette fédérale firent de nouveau examiner la question du revenu. Deux partis se formèrent : l’un du commerce libre, proposant l’abaissement à un taux égal et très bas de tous les droits sur les marchandises importées ; l’autre, admettant la réduction des droits sur tous les articles qui ne pouvaient être produits dans le pays, ni faire concurrence au travail américain, et demandant à maintenir le tarif sur le reste. Après une vive polémique, ce dernier système prévalut dans le congrès, et, en juillet 1832, fut adopté le tarif modifié qui devait être mis en vigueur l’année suivante. La résistance de l’état de La Caroline du sud faillit amener la séparation de l’Union, et entraîna l’acte de compromis dû à la sagesse des négociations de M. Henry Clay. Le tarif modifié fut voté dans l’hiver de 1833, mis en vigueur au 30 juin de la même année, et devait durer jusqu’au 30 juin 1842. Les dispositions principales de ce tarif étaient que tout droit établi qui dépasserait 20 pour 100 de la valeur de l’article tarifé serait diminué d’année en année, de manière à être réduit à ce taux à l’expiration de la loi. Cet acte énumère encore les articles qui devront, après cette époque, être reçus en franchise, et, cherchant à limiter le pouvoir des législations à venir, il déclare qu’après le 30 juin 1842 aucun droit d’importation ne pourra excéder 20 pour 100, et encore que ces droits ne seront établis que dans le but de se procurer le revenu nécessaire à une administration économique du gouvernement.

À cette époque de 1833, la décadence des états du sud-est était déjà marquée ; ainsi les exportations avaient été :

En 1821. En 1832.
De l’état de Virginie 
1,078,000 doll. 550,000 doll.
De la Caroline du Sud 
3,000,000 1,213,000
De l’état de New-York 
23,000,000 57,000,000

Cette comparaison nous montre avec quelle rapidité le mouvement du commerce et de la navigation se transportait dans le nord et principalement à New-York, qui, plus heureusement situé, avait attiré les affaires de Boston et de Salem, aussi bien que celles de Richmond et de Charleston. Les états de la Nouvelle-Angleterre se sont rattachés, pendant la durée du tarif de 1833, à l’industrie manufacturière, dont les produits, dans le seul état de Massachussets, dépassent la valeur de 90 millions de dollars, et occupent 120,000 personnes. La petite ville de Lowell, qui ne date que de 1824, a atteint en 1840 une population de 21,000 habitans, dont 9,000 ouvriers, les deux tiers du sexe féminin, fournissent par an 60 millions de yards d’étoffes où s’emploient 20 millions de livres de coton.

Quoique les variations commerciales dépendent de causes diverses dont nous ne pouvons examiner ici l’ensemble, nous pensons devoir exposer le mouvement du commerce des États-Unis pendant les trois années qui viennent de s’écouler, et sous l’empire du tarif de 1833. Nous le répartissons entre les trois régions maritimes, ne pouvant y comprendre le nord-ouest, qui est forcé d’emprunter les territoires du nord-est ou du sud-ouest pour communiquer avec les peuples étrangers.

La valeur des exportations a été :

En 1839. En 1840. En 1841.
Pour les états du nord-est 
49,890,133 d. 53,393,360 d. 52,095,146 d.
sud-est 
27,051,269 28,587,923 23,462,636
sud-ouest et du golfe 
44,087,014 50,104,663 46,294,021
Total 
121,028,416 d. 132,085,746 d. 121,851,803 d.

La valeur des importations a été :

En 1839. En 1840. En 1841.
Pour les états du nord-est 
136,818,450 d. 87,146,807 d. 108,040,700 d.
sud-est 
11,781,575 8,369,518 8,782,611
sud-ouest et du golfe 
13,492,107 11,624,923 11,122,866
Total 
162,092,132 d. 107,141,243 d. 127,946,117 d.

Les principaux articles exportés ont été en valeur :

produits américains. En 1839. En 1840. En 1841.
Coton 
61,238,982 d. 63,870,307 d. 54,330,341 d.
Tabac 
9,832,943 9,883,957 12,576,703
Riz 
2,460,198 1,942,076 2,010,107
Farine 
6,925,170 10,143,615 7,759,646
Articles manufacturés de coton 
2,975,033 3,549,607 3,112,546
Articles divers 
18,330,535 22,611,178 23,971,842
103,534,091 d. 113,895,634 d. 106,382,722 d.
Marchandises étrangères réexportées 
17,494,325 18,190,312 15,469,081
121,028,416 d. 132,085,946 d. 121,851,803 d.

Les principaux articles importés ont été en valeur :

En 1839. En 1840. En 1841.
Manufactures de laine 
17,594,536 d. 8,628,752 d. 11,012,468 d.
coton 
14,692,397 6,504,484 12,841,535
soie 
21,752,369 9,835,757 17,188,235
Verreries 
962,322 563,429 571,459
Fer brut et ouvré 
12,038,205 6,712,691 8,885,883
67,039,829 d. 32,245,113 d. 50,496,580 d.
Articles divers 
72,960,279 55,341,948 54,836,787
Thé 
2,428,419 5,427,010 3,362,186
Café 
9,744,103 8,546,222 10,444,882
Sucre 
9,919,502 5,580,950 8,802,742
Total 
162,092,132 d. 107,141,243 d. 127,946,177 d.

L’on voit par ce tableau que, dans le cours de trois années, les exportations ont été au-dessous des importations d’une valeur réelle et appréciable, sauf le bénéfice des frets, d’une somme ronde de 22 millions de dollars ou plus de 115 millions de francs. Les cinq années précédentes, 1834 à 1838, présentent une différence dans le même sens de 140 millions de dollars ou 735 millions de francs. Cet état de choses, en rendant les États-Unis débiteurs de sommes de plus en plus importantes envers les états européens, avait, dès 1837, amené une crise commerciale des plus violentes, et dont les suites ne sont pas encore effacées. L’exportation presque complète du numéraire effectif réduisit presque toutes les banques à une suspension de paiement, terminée, pour la plus grande partie d’entre elles, par la faillite. L’équilibre de la société en fut entièrement rompu, et, malgré la résistance de l’esprit de spéculation, le mal devint si grave, que le congrès dut prendre en considération les remèdes que l’on pouvait y apporter.

III.

Quand on examine les dispositions du tarif de 1842, on reste convaincu que la pensée qui l’a dicté n’est pas celle de l’accroissement du revenu fédéral. L’aggravation des droits sur presque toutes les marchandises manufacturées montre que l’on n’a pas eu égard aux recettes qui eussent été le fruit d’impôts modérés. On a voulu garder le pays contre son propre entraînement à une consommation exagérée de marchandises étrangères. On a laissé francs de droits le café et le thé, qui auraient pu devenir deux grandes sources de revenu, parce qu’on les a considérés comme des substances alimentaires d’un usage général, et dont le prix pouvait influer sur le taux de la main-d’œuvre. Pour être conséquent, le congrès eût dû modérer les droits sur les vins, afin que l’usage n’en fût pas seulement réservé à la fortune.

Le tarif a été établi dans le but de développer le travail industriel, et, dans ce sens, il est particulièrement favorable à la région du nord-est et à l’état de Virginie appartenant à celle du sud-est, et qui, par l’activité et le génie de ses habitans, est placé d’une manière avancée dans toutes les branches de la production. On a accordé aux états du sud-ouest leur part de protection par l’impôt du sucre brut, maintenu à deux cents et demi par livre, ou 60 à 75 pour 100 sur le coût primitif dans les colonies étrangères ; à ceux du centre et du nord-ouest, par la répulsion des spiritueux étrangers, par la taxe élevée de tous les produits agricoles. On leur a assuré encore des avantages indirects par les consommations obligées des travailleurs des autres états.

Les États-Unis, tout en se le dissimulant à eux-mêmes, sont entrés cette fois d’une manière plus ferme dans le système commercial adopté par toutes les nations de l’Europe, le système de protection au travail industriel et agricole de l’intérieur, voie dans laquelle ils s’étaient placés dès leur origine à l’égard de leur système maritime. Heureusement pour eux, ils se sont arrêtés à des tarifs élevés sans recourir à la prohibition, la pire de toutes les protections, car elle engourdit au lieu d’avertir et d’exciter. S’ils persévèrent, il est hors de doute qu’ils devront demander aux contributions des divers états, par l’impôt de la propriété, par l’accise ou les taxes locales, les moyens de pourvoir aux dépenses du gouvernement fédéral et à la défense commune. Le temps ne peut être éloigné où la douane produira si peu, qu’alors se révélera la nécessité de compter avec le collecteur des taxes. Le lien qui réunit les diverses parties de l’Union devra, dans cette circonstance, être rendu encore plus solide et plus puissant. Ce résultat ne sera pas atteint sans de vives résistances ; le tarif n’est populaire dans le sud-est, le sud-ouest et le nord-ouest, que pour le petit nombre d’articles que ces pays étendus peuvent fournir. On ne peut s’y figurer que le manufacturier du nord-est ait quelque droit à faire accepter ses produits à un taux supérieur à celui de l’étranger, taux qu’à la vérité la concurrence intérieure réduira, mais qui, en attendant, est le prix du concours des diverses régions dans une nationalité commune.

L’Angleterre, pour être libre dans ses luttes maritimes, cherche à naturaliser dans l’Inde la culture du coton américain. Ses premiers essais n’ont pas réussi ; mais, si elle parvient à vaincre les causes qui les ont fait échouer, elle développera dans les contrées dont elle est souveraine cette culture importante, comme elle l’a fait pour celle de l’indigo, ravi au Mexique, à Guatimala, à Saint-Domingue, à la Louisiane, à la Caroline et à l’île Maurice, pour se concentrer au Bengale et dans les provinces voisines. Si le coton est transplanté, les États-Unis perdent une grande partie de leurs moyens d’échange, et c’est pour eux une bonne politique que de favoriser à l’avance la consommation intérieure qui tend chaque jour à s’accroître.

Des autres cultures américaines, le tabac et le riz seront toujours des articles d’exportation des États-Unis : ce sont des produits exceptionnels auxquels tous les peuples ont recours ; mais les céréales, les farines, les animaux domestiques, les bois, les merrains, sont repoussés ou surtaxés dans la Grande-Bretagne et presque partout en Europe. Un débouché naturel pourrait se trouver dans les possessions anglaises des mers d’Amérique et d’Afrique ; mais, comme le démontre un rapport au congrès du 14 avril 1842, les entraves pour la navigation américaine y sont multipliées à tel point, qu’elles équivalent à une répulsion, et que le principe de concession réciproque en est entièrement détruit. Les griefs nombreux des deux côtés forment à eux seuls une longue et intéressante histoire.

Le chiffre officiel des importations et des exportations a quelquefois besoin d’être rectifié par le calcul des circonstances particulières qui accompagnent le mouvement commercial ; mais la part des erreurs est faible aux États-Unis, où les prix du commerce servent de base aux évaluations, et où le tableau comprend même les métaux précieux qui servent de mesure aux autres valeurs. On peut déduire, de l’excédant des importations sur les exportations, que l’Amérique n’a soutenu la disproportion du numéraire circulant avec les besoins des échanges que par un système vicieux de banques intérieures et de circulation. Cependant l’émission immodérée du papier ne peut plus se reproduire, et la valeur des marchandises importées doit arriver à une égalisation rapprochée avec celle des produits donnés en échange. Les frets de transport gagnés pour les deux tiers par le pavillon américain, les remises appartenant aux opérations de fonds publics, doivent entrer pour quelque chose dans le calcul de cette balance, qui exigerait de nombreuses investigations pour arriver à un degré suffisant d’exactitude ; l’état des changes et les envois de numéraire à travers l’Atlantique suffisent cependant pour indiquer la situation réciproque des puissances commerçantes.

Depuis 1841, la Russie, le Portugal, la France, la Belgique, les États-Unis, l’union allemande, ont aggravé les impôts sur les produits étrangers. Si l’on étudie avec soin les changemens adoptés par la Grande-Bretagne, on verra que, pénétrée de l’idée du malaise qui afflige ses populations laborieuses, voyant le cercle se rétrécir autour d’elle, elle cherche à retenir quelque portion de son ancienne influence en diminuant le prix de la main-d’œuvre par l’allégement des droits sur les articles de consommation, et peut-être à engager les autres nations à des concessions libérales. C’est sur elle que le tarif des États-Unis pèse du plus grand poids. Elle a si long-temps, ou de droit ou de fait, voué à l’interdiction l’industrie des Américains, qu’elle s’étonne aujourd’hui du vide immense que la cessation de la demande produit dans ses ateliers. La France doit éprouver un dommage moins grand, car ses exportations en Amérique comprennent principalement des marchandises pour lesquelles la concurrence américaine n’est pas excitée au même degré.

Le temps nous apprendra quelles auront été les conséquences finales du tarif de 1842 ; quelques-unes peuvent être prévues dès ce moment, et chaque jour amène déjà à cet égard des révélations.

On ne peut cependant regarder que le dernier mot ait été dit aux États-Unis sur cette grande question. L’élection prochaine du président remettra en présence les deux partis politiques qui se disputent le pouvoir. L’un d’eux est favorable à un système de protection, seulement à l’égard de l’intérêt agricole, et s’il obtenait le succès, il se pourrait que les taxes actuelles subissent de grandes réductions. En attendant, des deux côtés, on discute les argumens opposés, et nous allons reproduire avec impartialité quelques-unes des raisons alléguées pour et contre.

Les partisans d’un tarif modéré sur les produits étrangers s’appuient sur l’exemple de l’Angleterre, où un système de haute protection pour la production nationale a produit d’un côté l’excès de la richesse pour les propriétaires et les manufacturiers, et de l’autre, le dernier degré de la pauvreté et de la misère pour les ouvriers et les journaliers. La surabondance du travail offert sous toutes les formes a amené la dépréciation des salaires, pendant que des taxes élevées agissant sur tous les articles d’importation ont empêché l’abaissement du prix de la nourriture et de toutes les choses nécessaires à l’existence.

L’Angleterre, disent-ils, aurait pu encore conserver l’empire des marchés du monde, si elle eût admis de l’étranger, à des droits légers, les denrées servant à la nourriture, en échange de ses produits manufacturés, que l’on eût alors reçus avec moins de répugnance. Mais elle fait peser sur le manufacturier et ses ouvriers de lourds impôts pour l’avantage de l’agriculteur. Elle a taxé l’agriculteur pour l’avantage du manufacturier, et tous les deux en considération de la navigation maritime. Les colonies sont imposées pour le bien de la mère-patrie, qui, à son tour, supporte des taxes destinées à la protection coloniale. Il en résulte un cercle complet de taxes, dont le montant, après avoir acquitté les frais de recouvrement, sert à maintenir la puissance et la gloire du pays, à qui l’on sacrifie le bonheur et le bien-être de la masse du peuple, à ce point qu’un sixième de la population est chaque jour à la veille de mourir de faim.

Passant à des considérations plus immédiates, les adversaires du système de protection remarquent qu’il ne favorise que huit ou dix des états de l’Union (ceux que nous avons compris dans la division du nord-est). Ils établissent que, dans la production de la laine, la fabrication des lainages, l’industrie du fer et de la fonte, les tanneries des cuirs et les manufactures de coton, cette région livrait à la consommation intérieure, en 1840, pour 102 millions de dollars (535,500,000 fr.), tandis que tout le reste de l’Union ne fournissait dans les mêmes articles que pour 23 millions de dollars (130,750,000 fr.) ; que par conséquent la protection était trop ouvertement établie en leur faveur ; que cette protection devait nécessairement agir à l’étranger de manière à nuire à l’exportation des produits agricoles des états moins bien partagés sous le rapport de l’industrie. Les débouchés, ainsi paralysés, ne seraient pas, au reste, le seul de leurs griefs, car les droits élevés en moyenne à 35 pour 100 imposaient les consommateurs des états agricoles d’une somme énorme au profit des états du nord-est.

Au reste, ce système entraînerait des conséquences qui n’avaient pas été prévues. Les états producteurs de coton feraient en sorte d’établir des manufactures rivales de celles du nord. L’agriculteur de l’ouest en ferait autant pour ses laines, et chacun voudrait élever les animaux domestiques et cultiver les céréales qu’il avait coutume de demander à ses voisins. La lutte intérieure ramènerait les embarras de la concurrence extérieure.

D’un autre côté, les partisans du système protecteur disent qu’il est impolitique de laisser au commerce la faculté de se régler par lui-même ; que la société, ne pouvant faire un partage, entre les commerçans, des opérations auxquelles le pays devrait se limiter pour rester dans une situation prospère, il s’ensuit que les voies de circulation sont sans cesse engorgées, et conduisent à la ruine et aux désastres. Peut-être, si l’étranger, en échange des articles manufacturés qu’il fournit, recevait libéralement le blé et les produits de l’Amérique sous des taxes modérées des deux côtés, les états de l’Union auraient quelque tort de soulever la question qui s’agite. Cependant alors un simple changement de législation en Europe, sur les grains par exemple, amènerait la baisse des principales denrées de l’Amérique ; le numéraire serait exporté, et avec lui disparaîtrait la confiance due aux effets servant de medium circulant. L’impossibilité, sans numéraire ni crédit, d’acquitter les dettes, plongerait de nouveau dans la banqueroute les classes engagées dans les affaires. Le prix des salaires, celui des produits, descendraient à un taux tellement avili, que l’on pourrait fabriquer à aussi bas prix qu’en Angleterre. Telle est la perspective qu’offre le commerce libre considéré dans ses diverses phases, mais peut-on penser que ce soit là résoudre la difficulté ?

Serait-il sage d’engager un peuple dans sa ruine, parce qu’une fois ruiné, le prix du travail et des denrées tombera tellement qu’il sera avantageux de recommencer des entreprises ? Et ces entreprises auront-elles des chances de durée ? À la première lueur de prospérité, ne verra-t-on pas de nouveau se succéder les cargaisons britanniques, amenant à leur suite la répétition des désastres antérieurs ?

La véritable et saine politique du gouvernement américain, ajoutent-ils, doit être de lutter contre la politique agressive de ses rivaux, de repousser les restrictions par des restrictions, les droits par des droits ; de protéger et de favoriser ses manufactures comme la Grande-Bretagne protége son agriculture, de garder ainsi le peuple de l’abîme sans fond de la dette étrangère et de la banqueroute, d’étendre la sphère de l’industrie, et de poser des bases profondes à l’indépendance nationale.

Les conséquences de l’acte de navigation, qui n’eût pas porté si haut la puissance de l’Angleterre, si dès le milieu du XVIIe siècle la France, la Hollande, l’Espagne, y eussent répondu par de semblables dispositions, n’échappent point aux regards des défenseurs du système de protection. Forcé de nous borner, nous ne pousserons pas plus loin l’exposition des raisons alléguées par les partisans du commerce libre et par ceux de la protection du travail ; nous jetterons seulement un dernier coup d’œil sur ce qui se passe actuellement en Amérique.

Dans les états du nord-est, l’industrie manufacturière est en voie de progrès et s’y maintiendra jusqu’au jour où le prix de la main-d’œuvre formera équilibre avec le tarif. Tel qu’il est, ce tarif permet de payer la main-d’œuvre d’une manière libérale ; il assure à l’ouvrier dans la société un rang honorable et tel qu’aucun des travailleurs de la vieille Europe ne peut jamais espérer d’en occuper un semblable. Là les matières premières produites par les autres états de l’Union, et aussi les denrées destinées à la subsistance, trouvent des consommateurs de plus en plus importans. Les prix des articles fabriqués se réduisent par la concurrence et le progrès, et une exportation croissante indique les résultats que déterminent chaque jour l’accumulation des capitaux et l’intelligence portée dans le travail.

Les sections du sud-est et du sud-ouest continuent à élever des plaintes sur le renchérissement que le système de protection amène à sa suite, et sans doute les récriminations dureront long-temps encore. Elles ne deviendront moins vives que lorsque l’intérêt politique aura consolidé le système adopté par le congrès. Les cultures spéciales de ces deux régions du sud assurent leur prospérité, et combien ne s’applaudiraient-elles pas d’avoir contribué à fonder dans le nord des manufactures de coton, et de trouver des consommateurs à l’intérieur, si la Grande-Bretagne venait à bout de naturaliser dans l’Inde la production de cette plante ! En attendant, les débouchés restent ouverts pour les produits d’une culture immense, et si les prix ne sont plus aussi élevés, cela est dû à la chute des spéculations soutenues par un crédit poussé jusqu’à l’extravagance, et à la réaction qui a ramené la sécurité dans les transactions.

Les fertiles contrées du nord-ouest n’ont presque rien à attendre de l’Europe. Les céréales, les animaux domestiques qu’elles élèvent avec tant de facilité, sont repoussés de presque tous les marchés. Les terres à défricher valent à peine 1 dollar et demi l’acre (19 fr. 45 c. l’hectare), et le laborieux immigrant trouve dans le plus faible capital le moyen de fonder pour sa famille une aisance qu’il n’aurait jamais pu entrevoir dans sa mère-patrie. Cette terre de promission, répondant aux moindres efforts, effraie les vieux états de l’Europe par l’abondance dont elle les menace, et nos lois douanières n’auront chaque année d’autre tâche que de repousser quelque produit qui se sera fait jour au moment où l’on se croyait en sécurité contre cette invasion. Les lois européennes sur les grains, les bestiaux, les laines, sur tout ce qui peut alimenter ou vêtir l’homme, ont justifié et jusqu’à un certain point provoqué les dispositions des tarifs américains.

En résumé, et en considérant l’influence du tarif sur l’Union américaine tout entière, nous trouvons qu’il lui assure le retour d’un change plus constamment favorable avec les pays d’Europe, le rétablissement à l’intérieur des moyens de circulation nécessaires pour que l’action des banques puisse exister sans danger, une sécurité plus grande en cas de guerre, et enfin, malgré toutes les résistances, la perspective d’une nouvelle combinaison du revenu public offrant plus de garanties que celle qui a existé jusqu’à ce jour. Peut-être des modifications partielles dans la longue nomenclature des articles taxés seront-elles bientôt reconnues nécessaires ; mais, en donnant des exceptions au système, elles le consacreront. Elles seront le prix de concessions analogues de la part des états européens et le résultat de traités discutés avec maturité. Des deux parts, les négociateurs comprendront combien une conciliation importe à la prospérité de l’Amérique et à celle de l’Europe.


D.-L. Rodet.