Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 124-131).

CHAPITRE XII


— Oh ! m’sieu Bernard, faites excuse, je ne savais pas que vous étiez là.

— Quelle heure est-il donc, Zoé ?

Et le jeune régisseur jeta sur la bonne un regard étonné.

— Il n’est pas loin de six heures, m’sieu Bernard ; on ne voit plus clair, et comme il n’y avait pas de lumière chez vous, je vous croyais au château.

— Six heures !

Il y avait donc quatre heures que Jean était là enfermé, inconscient du temps, ne sachant plus s’il était éveillé ou s’il avait été le jouet d’un rêve… Mais le léger parfum de violette qui flottait dans la pièce lui rappela soudain tout ce qui s’était passé, et il se leva brusquement de son fauteuil.

— Zoé, courez prévenir Mlle de Neufmoulins que je suis… souffrant. Elle m’aura sans doute attendu l’après-midi. Dites-lui que ce n’est qu’un malaise, une migraine. Demain, je serai à ses ordres.

Oui, il paraissait vraiment malade son maître, pensait la vieille Zoé, comme elle franchissait la distance entre l’Abbaye et le château, toute frappée encore de la pâleur du jeune homme, de l’éclat fiévreux de ses yeux noirs, de son visage contracté.

C’est que Jean Bernard venait d’éprouver une émotion telle qu’il n’en avait jamais ressenti de sa vie… Et il se trouvait plongé tout à la fois dans un abîme de bonheur et de désespoir.

Sa bonne était partie au marché d’Ailly ce jour-là, il était deux heures, et il s’apprêtait à se rendre au château quand sa porte ouverte brusquement avait livré passage à Paule, pâle, tout en pleurs, plus belle que jamais dans son chagrin éploré.

— Monsieur Jean, s’était-elle écriée, tante Gertrude ne veut plus de moi… elle me chasse… et je suis venue vous demander conseil.

Puis, tandis que le régisseur, bouleversé, la faisait entrer dans son cabinet et l’installait dans un fauteuil, elle lui contait sa peine ingénument, avec un abandon plein de confiance, ne cherchant même pas à cacher les larmes qui coulaient sur son beau visage défait.

— Cela dure depuis trois mois, vous le savez bien ; depuis ce mariage auquel je n’ai pas voulu consentir. Tante Gertrude en a été furieuse… elle ne peut me pardonner d’avoir refusé ce parti superbe… et elle me martyrise sans relâche ! J’ai essayé d’être patiente, de tout supporter sans me plaindre, mais elle m’a dit des choses si dures !… sans cesse elle me jette à la face que je suis pour elle une lourde charge… Et maintenant, c’est fini !… Mais que faire, que vais-je devenir ?

Jean écoutait, navré… Cette voix tendre dans laquelle vibrait une note si plaintive lui allait au cœur !

Paule leva sur lui ses grands yeux humides.

— Thérèse, de son côté, ne savait plus que me conseiller. Elle aussi, la pauvre chère, elle a tant à subir !… Elle ne voit pas pour moi d’autre issue que de consentir à cette union… Mais non, je ne peux pas !… Si vous saviez, monsieur Jean, — et le jeune homme, profondément troublé par la douceur avec laquelle Paule prononçait son nom, baissait la tête pour cacher son émotion, — si vous saviez comme vous avez modifié mes idées au sujet du mariage… Je ne voyais pas, avant de vous connaître, ce que je vois maintenant… je ne me doutais même pas de ce que j’éprouve… Mes yeux étaient pour ainsi dire fermés… aujourd’hui, ils s’ouvrent, et que de choses nouvelles ils découvrent !

Jean Bernard, bercé par la douceur infinie de cette voix caressante, n’osait relever la tête, craignant de se trahir, de laisser lire son amour dans ses prunelles ardentes.

Paule continua :

— Peut-être, il y a un an, aurais-je pu épouser celui que tante Gertrude me propose. Mais il est trop tard… mon cœur ne m’appartient plus ! Et — vous l’avez dit, monsieur Jean, avant tout il faut aimer celui dont on porte le nom… Je préfère vivre pauvre et travailler que d’accepter la fortune de M. Le Saunier, dont je ne puis partager l’affection… Tout à l’heure, ma tante m’a mis le marché en main : ce mariage ou mon départ. Je partirai… Mais je n’ai aucune ressource, il me faudra chercher une situation quelconque… Monsieur Jean, c’est ce que je suis venue vous demander… si vous voulez bien m’aider. Je ne suis guère savante, mais je pourrais me placer demoiselle de compagnie, ou auprès d’enfants… Oh ! j’aime tant les petits enfants ! Je les soignerais si bien !…

Et ses grands yeux bleus brillaient soudain d’un éclat lumineux à travers les larmes qui les obscurcissaient.

Jean Bernard était devenu d’une pâleur livide… Il parla, mais sa voix était si changée qu’on avait peine à la reconnaître.

— N’avez-vous pas d’amis, quelqu’un ayant une certaine influence… à qui vous puissiez vous adresser ?… qui vous aide dans des circonstances aussi pénibles ?

— Non, je n’ai personne… C’est pourquoi je suis venue à vous, monsieur Jean, vous êtes mon seul ami.

Le régisseur s’appuya avec une telle force sur le bras de son fauteuil que le meuble fit entendre un sourd craquement.

— Mais… cet homme dont vous parliez tout à l’heure… celui à qui vous avez donné votre cœur ?

La voix s’éteignit… la tête du jeune homme se courba plus fort, tandis qu’il attendait, haletant, une réponse.

S’il avait pu voir l’expression de tendresse des yeux bleus qui s’étaient soudain levés vers lui, il eût tressailli jusqu’au fond de l’âme.

— Celui à qui j’ai donné mon cœur n’en saura sans doute jamais rien… Je l’aime tout bas… non pas que je ne sois fière de l’aimer… Mais il est lui-même pauvre et accablé de charges… mon amour ne serait pour lui qu’un fardeau de plus. Oh ! si j’étais riche, ce serait bien différent alors… J’irais à lui et lui dirais tout ce qu’il est pour moi… Je lui dirais comment il a transformé mon esprit, mes goûts, mes aspirations, mon âme tout entière… Il saurait quels nobles sentiments il m’a inspirés par ses exemples, son caractère si grand, sa nature si élevée… Je lui offrirais tout ce que je posséderais, et je voudrais avoir tant à lui donner !… Puis, tout bas, je lui demanderais de m’aimer un peu en retour…

— Paule !

L’émotion de Jean avait été si forte qu’il n’avait pu y résister. Et il était tombé à genoux aux pieds de l’adorée, laissant ce nom aimé s’échapper de ses lèvres, tandis qu’éperdu il appuyait son front brûlant sur le bras du fauteuil…

— Jean !

Ils s’étaient alors avoué leur amour. Pendant deux heures, ils avaient tout oublié : la vieille châtelaine, M. Le Saunier, le monde entier avait disparu pour eux. Ravi, Jean contemplait dans une sorte d’extase l’adorable créature qui avait toujours occupé son cœur, et qu’il retrouvait dans tous ses souvenirs… Il ne pouvait se lasser de l’entendre.

— C’est bien vrai, Paule, que vous m’aimez ?

— Oui, Jean. Je n’ai jamais aimé et je n’aimerai jamais que vous… Je ne savais pas ce que c’était que d’aimer avant de vous connaître.

— Mais je suis pauvre, ma bien-aimée.

— Qu’importe, Jean ! Je le suis autant, sinon plus que vous ! La pauvreté à vos côtés ne m’effraie pas, je la préfère mille fois à la fortune avec un autre.

— Et votre tante ?

Paule avait tressailli à ce nom qui la rappelait soudain à la réalité.

— Ma tante ?…

— Oui… Croyez-vous qu’elle consente jamais à vous laisser épouser son intendant ?

Et Jean Bernard appuya avec intention sur ce dernier mot.

Mais la jeune femme le regarda de ses grands yeux clairs et francs.

— Je suis libre, Jean ! Si ma tante me refuse son consentement, je m’en passerai.

— Elle m’accusera d’indélicatesse… elle n’aura pour moi que du mépris ! Elle croira toujours que j’ai tout mis en œuvre pour vous séduire…

— Je saurai bien la détromper ! déclara Paule fièrement. Je lui dirai que c’est moi qui vous ai demandé en mariage ! — et un sourire espiègle se dessina au coin de sa bouche rieuse. — On ! Jean ! vous aurez maintenant trois enfants !… Madeleine sera heureuse ! Elle me disait un jour tout bas : « Il faut aimer Jean, car il vous aime bien. » La chère mignonne ! Elle ne se doutait pas que vous aviez pris tout mon cœur !

Pendant longtemps la voix caressante de Paule avait ainsi bercé délicieusement les oreilles du jeune homme des aveux naïfs de son amour, aussi frais que son âme candide. Il avait appris l’indiscrétion de son amie Thérèse, mais il était trop heureux pour lui en vouloir.

Puis, Paule était partie, toute réconfortée par ses encouragements, ne craignant plus rien, ayant presque oublié l’accès de désespoir qui l’avait amenée auprès de Jean. Il lui avait dit de prendre patience, de se montrer pleine de déférence à l’égard de Mlle de Neufmoulins, qui ne mettrait sans doute pas sur-le-champ sa menace à exécution.

Et elle l’avait quitté les yeux ravis, se retournant sur le seuil pour lui adresser encore un geste d’affection…

Resté seul, Jean était tombé dans une rêverie si profonde qu’il ne s’était même plus souvenu de ses devoirs : la vieille châtelaine l’avait attendu en vain.

Paule l’aimait !… Il y avait déjà quelque temps qu’il s’en doutait, mais il n’osait y croire. Il n’avait pas été sans s’apercevoir de l’empire qu’il exerçait sur la jeune femme, de la confiance qu’elle lui témoignait en toutes circonstances, de l’importance qu’elle attachait à ses moindres approbations, mais il n’eût jamais rêvé un amour si entier, si absolu… Et maintenant qu’il le savait, il en était presque effrayé… Qu’allait-il faire ? Épouser Paule ?… Le pouvait-il ? Son cœur répondait oui, mais sa raison lui disait non. Avait-il le droit de lui laisser partager sa vie de luttes et de misère ?… Certes, elle l’aimait sincèrement, il n’en doutait pas ; elle était prête à accepter la pauvreté avec lui, elle le lui avait dit elle-même. Mais devait-il profiter d’une heure d’affolement, d’un accès de découragement ? D’autre part, l’honneur l’obligeait à tout avouer à Mlle de Neufmoulins, et que se passerait-il alors ? Connaissant la nature violente de la châtelaine, il savait qu’elle le jetterait à la porte comme un chien, et ne manquerait pas de l’accuser d’avoir tout fait pour arriver à gagner l’affection de sa nièce, en vue de son héritage !… C’était là une première épreuve, mais ce n’était pas la dernière ! Il perdrait du même coup sa situation, le gagne-pain qui faisait vivre ceux dont il était le seul protecteur… Et à cette pensée, le cœur du jeune homme se serrait affreusement, tandis qu’il cherchait une issue, un moyen de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait ainsi acculé… Non, il ne pouvait songer pour le moment à épouser Paule, non, il n’en avait pas le droit !… Il le lui dirait, il la supplierait d’attendre qu’il eût trouvé une autre position. Elle savait qu’elle pouvait avoir foi en lui, qu’il lui appartenait pour toujours… elle comprendrait, elle se résignerait. Il croyait pouvoir compter aussi sur elle ; il l’avait éprouvée par tous les moyens, et elle n’avait pas montré la moindre faiblesse.

— Je ne suis qu’un intendant, lui avait-il dit, un domestique à gages, ne rougirez-vous jamais d’être la femme d’un Jean Bernard ?

— Non, Jean. Je serai aussi fière de m’appeler Mme Bernard que je l’eusse été de porter le titre de comtesse de Ponthieu.

Il avait tressailli et était devenu d’une pâleur livide à ce nom jeté ainsi brusquement, mais elle ne s’en était pas aperçue.

Une joie immense avait ensuite rempli le cœur de Jean en entendant cette protestation d’amour invincible ; mais à cette heure il était déchiré par la perspective des épreuves, des souffrances qui les attendaient tous les deux. Il eût été seul à les supporter, il eût tout accepté, tout enduré héroïquement, mais la pensée de Paule l’affolait !… Il l’aimait éperdument et il lui fallait lui infliger une torture cruelle… se séparer d’elle, pour toujours peut-être !

Il avait affecté une grande confiance pendant qu’elle était là ; il n’avait pas voulu troubler la douceur de leurs épanchements, mais à cette heure le malheureux se débattait, désespéré, cherchant en vain un moyen de sortir de la situation inextricable que lui avaient créée les aveux de Paule.

Dévoré d’inquiétude, la tête en feu, il arpentait fiévreusement sa chambre, se demandant ce qui allait se passer entre la jeune femme et sa vieille parente.

Il n’avait osé bouger de la soirée, redoutant une nouvelle scène, craignant à tout instant de voir Paule arriver. À minuit, il se dirigea vers le château, mais il ne vit plus aucune lumière ; le silence le plus profond régnait partout ; vraisemblablement, chacun dormait.

Il s’assit sur un des bancs de marbre placés à l’entrée des avenues du parc et resta longtemps en contemplation devant la magnifique demeure seigneuriale bâtie par son oncle. Elle se détachait comme une masse imposante, éclairée en plein par les rayons de la lune qui la faisaient encore paraître plus grandiose. Le regard de Jean s’arrêta sur la fenêtre de la chambre où reposait sans doute celle qu’il aimait… Il se vit alors chassé par la vieille châtelaine, emmenant avec lui la charmante créature si bien faite pour le luxe, les richesses, et condamnée à partager sa vie pauvre, son existence misérable, privée de tout ce bien-être auquel elle avait été accoutumée…

Non, il ne pouvait accepter son sacrifice !… Il n’avait vraiment pas le droit de lui faire perdre cet héritage, la possession de tous ces biens que Mlle de Neufmoulins lui ôterait impitoyablement si elle l’épousait, lui, le paria, l’intendant !

Il se leva brusquement. Son visage était livide, ses traits contractés faisaient peine à voir, mais ses prunelles sombres brillaient d’un éclat farouche tandis que sa pensée volait vers celle qui dormait là-bas, et à qui il venait de faire le sacrifice de son bonheur… celle dont la vie lui était plus chère que la sienne et pour qui il saurait piétiner son propre cœur…

Sa résolution était prise : il irait trouver Mlle de Neufmoulins et lui avouerait ce qui s’était passé entre Paule et lui. Il la supplierait de rendre la jeune femme heureuse, d’avoir pour elle un peu de tendresse, d’affection, de l’aider à oublier ce Jean Bernard qu’elle avait été trop bonne d’aimer… Puis, il partirait… Il s’en irait bien loin, en pays étranger, chercher du pain pour ses deux enfants… Paule était jeune, elle se consolerait… elle oublierait et épouserait alors un homme de son rang qui la ferait riche et considérée partout… Jean Bernard ne pouvait pas être le mari de Mme Wanel, la nièce de sa maîtresse… Il n’avait que le droit de l’aimer tout bas, de loin, et sans que personne le sache jamais !

Lorsque le régisseur descendit de sa chambre le lendemain et que la vieille Zoé l’aperçut, elle s’arrêta, pétrifiée, tant elle le trouva changé.

— Vous êtes encore malade, m’sieu Bernard, bien sûr, vous ne devriez pas sortir.

— Non, je suis beaucoup mieux, Zoé, et l’air achèvera de me remettre.

— Mais n’allez-vous pas déjeuner ?

— Non, merci. Je ne rentrerai que pour midi.

La servante le regarda s’éloigner. Jean Bernard, d’allure si virile d’ordinaire, marchait la tête basse, le dos voûté, d’un pas presque chancelant.

— Pour sûr, il a quelque chose, murmura la femme, il a quasiment vieilli de dix ans depuis hier !