Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 36-47).


CHAPITRE IV


— Vite, mon brave Étienne, pressez-vous un peu ; je ne sais pas ce qu’ont ces vilaines bêtes ce matin, mais on ne peut en venir à bout ! Je n’ai pas trop de toute ma force pour les maintenir.

Le vieux concierge, qui était enfin parvenu à ouvrir toute grande la lourde grille du parc, ne put s’empêcher de sourire en regardant les mignonnes petites mains qui serraient nerveusement les guides du fringant attelage.

— Madame ne devrait pas se fatiguer ainsi, murmura-t-il d’un ton respectueux. Madame paraît avoir bien chaud ?

Et il leva son regard plein d’admiration sur le beau visage tout rose, éblouissant de fraîcheur et d’éclat de Mme Wanel.

— Oui, j’aurais dû laisser Louis conduire ses chevaux, mais ça m’amuse tant ! Oh ! le joli baby ! s’écria soudain la jeune femme, en apercevant un enfant de deux à trois ans, sur le seuil du pavillon ; c’est à vous ce chérubin, Étienne ?

La femme du vieux concierge, qui arrivait à cet instant et avait entendu l’exclamation de Mme Wanel, rougit de plaisir, et, prenant le petit dans ses bras, l’amena auprès de la voiture.

— C’est notre petit-fils, madame, dit-elle, l’enfant de notre Louise que madame a bien connue.

— Oui, je me souviens. Est-elle heureuse d’être la mère de ce joli mignon !

Et une tendresse touchante se lisait dans les grands yeux de pervenche de la jeune femme, tandis qu’elle prenait dans ses bras, avec des précautions infinies, l’enfant que la vieille domestique lui tendait.

— Embrasse-moi, mignon, dit-elle doucement.

Le petit leva son regard étonné sur Mme Wanel, puis, comme s’il eût été charmé par la beauté séduisante de son jeune visage, d’un mouvement spontané, il jeta ses bras potelés autour du cou de Paulette, tandis qu’il l’embrassait câlinement.

Mme Wanel avait donné les guides au cocher, et sans s’inquiéter des chevaux qui piaffaient avec impatience, elle se complaisait à admirer ce baby qui était déjà tout aussi à l’aise avec elle que s’il l’eût toujours connue.

Au bout de quelques instants, elle se rappela le but de sa sortie, et, écartant l’enfant avec un air de regret, elle le tendit au vieux concierge.

— Je reviendrai le voir bientôt, mon bon Étienne, dit-elle, mais aujourd’hui je suis un peu pressée ; tante Gertrude doit m’attendre depuis longtemps, et vous savez que la patience n’est pas sa principale qualité.

L’enfant qui avait pris dans ses menottes les breloques de Mme Wanel poussa des cris désespérés, ne voulant pas les lâcher.

Paule, sans une hésitation, décrocha vivement les petits bijoux, d’une grande valeur pour la plupart, qui ornaient sa chaîne d’or, et, les donnant à la vieille concierge :

— Tenez, gardez tout cela et laissez-le s’amuser tant qu’il voudra. Je lui en fais cadeau. La première fois que je reviendrai, je lui apporterai toute une caisse de joujoux.

Puis, reprenant les guides, elle partit au grand trot de ses chevaux fougueux, se retournant plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle fût au bout de la longue avenue, pour envoyer des baisers à l’enfant qui les lui rendait joyeusement, tandis que les deux vieux serviteurs la suivaient d’un regard à la fois ému et attendri.

— Pourquoi n’est-ce pas elle notre maîtresse ? murmura la vieille femme d’un ton de regret, lorsque Mme Wanel eut disparu. Nous serions tous si heureux ! elle est si bonne ! si généreuse ! La vieille, au contraire, est, dit-on, aussi dure et aussi avare que son frère.

— Bah ! répondit le concierge, qu’en sait-on ? Pour moi, je la crois bonne et charitable, seulement elle est encore plus originale que notre maître ! Ce n’est pas étonnant, d’ailleurs ! tous les Neufmoulins sont ainsi…

Depuis un mois, Mlle Gertrude était en possession de l’héritage de son frère ; depuis un mois, elle régnait en maîtresse dans le grand château tant désiré par elle ; elle se trouvait enfin à la tête de cette immense fortune, objet de ses convoitises ! Certes, il y avait loin de sa petite maisonnette, antique et modeste, à ce palais superbe dont les hautes tourelles se dressaient orgueilleusement au sommet de la colline dominant la vallée et les villages aux alentours.

En parcourant ces pièces luxueuses, ornées de tableaux et de statues de prix, ces magnifiques galeries décorées avec un goût princier, elle avait haussé les épaules en murmurant :

— Je vous demande un peu la figure que devait faire ce vieux fou de Jean dans tout cet étalage ! Si ça a du bon sens !

Et, à la vue de la vaisselle d’argent finement ciselée, des cristaux délicatement taillés qui s’étalaient dans les vitrines des larges buffets de vieux chêne sculpté, elle avait eu un rire sarcastique :

— Un tel luxe de plats pour les pommes de terre qui composaient le menu journalier du vieil avare, c’était un comble, vraiment !

En querelle perpétuelle avec son frère, Mlle Gertrude n’avait jamais pénétré dans cette partie du château ; M. de Neufmoulins, dont la marotte pendant les dernières années de sa vie avait été la construction et l’aménagement de cette merveilleuse résidence ne l’avait jamais habitée ; il vivait dans le vieux bâtiment presque en ruine qui avait été, au moyen âge, une des curiosités de la contrée et qu’on appelait l’Abbaye.

Bâtie d’abord par des moines, comme son nom l’indiquait, l’Abbaye avait été ensuite occupée par des seigneurs qui l’avaient religieusement conservée dans son état primitif ; mais la Révolution en avait détruit une partie. La chapelle, le cloître, la salle du chapitre avec ses curieuses fenêtres ogivales et son plafond à caissons subsistaient toujours et attiraient chaque année quantité de touristes, d’archéologues et de savants.

Quelques cellules et quelques autres pièces restaurées par M. de Neufmoulins lui servaient d’habitation. C’était là que Mlle Gertrude était venue soigner son frère, lors de sa dernière maladie ; c’était dans une de ces petites chambres modestes, presque pauvres qu’il était mort. Et comme dans son testament il défendait formellement de pénétrer dans le château, dont son homme d’affaires avait seul la clef, la sœur et la nièce ne se doutaient guère des trésors qu’il renfermait.

Paulette avait poussé plus d’un cri d’admiration à la vue de ces appartements magnifiques, et elle était restée presque en extase sur le seuil d’une chambre encore plus luxueuse que les autres, avec ses murs tendus de satin rose, ses fenêtres élégamment drapées de riches tentures… Sur la cheminée de marbre blanc, un buste de femme se dressait sur un socle de velours et de chaque côté, dans un cadre d’or orné de pierreries, se trouvaient deux portraits d’enfants : une fillette au visage d’une idéale beauté et un jeune garçon à l’air plutôt rêveur.

— Oh ! tante Gertrude, regardez ! s’écria Paule toute surprise, c’est mon portrait. Mais l’autre… n’est-ce pas Jean de Ponthieu ?

La vieille fille tressaillit… Elle comprit soudain le rêve de son frère, son testament original… C’était sans doute la chambre qu’il avait destinée à la future comtesse de Ponthieu… Elle regarda Mme Wanel de ses yeux perçants : celle-ci n’avait rien deviné, rien senti.

— Oui, ce doit être Jean de Ponthieu, dit-elle d’un ton indifférent. Ne te le rappelles-tu pas ?

— Oh ! guère ! répondit Paulette, déjà occupée à examiner autre chose.

Mlle Gertrude attacha sur sa nièce un regard étrange, tandis qu’un sourire énigmatique se jouait sur ses lèvres minces.

— Il n’était pas bien beau, continua la vieille fille et, certes, s’il n’a pas changé, ce n’est pas un joli godelureau comme le neveu que tu vas me donner bientôt. Mais à propos, quand te maries-tu ?

— Nous ne savons pas encore. Oh ! nous avons le temps ! Nous voudrions que la cérémonie fût tout à fait grandiose, qu’on en parlât longtemps dans le pays, et, pour cela, il faut attendre que le deuil de Pierre soit passé.

Mlle Gertrude avait décidé d’abord de faire comme son frère, c’est-à-dire de fermer une partie de ses appartements et d’occuper l’Abbaye ; mais, après mûres réflexions, elle renonça à ce projet : le monastère était trop froid, trop glacial : elle habiterait l’aile gauche du château située en plein midi, et s’y installerait à sa façon, selon ses goûts.

La plupart des domestiques étaient partis à la mort de M. de Neufmoulins, il ne restait guère que le concierge et sa femme. Mlle Gertrude conserva sa vieille bonne qui était accoutumée à ses manies ; elle y adjoignit quelques filles du pays pour le service intérieur et un cocher pour la conduire à Ailly, qui se trouvait assez éloigné du château. Elle se paya un autre luxe qui étonna grandement Paulette : ce fut celui d’une demoiselle de compagnie.

— Elle m’assommera assurément, cette petite, déclara-t-elle à sa nièce avec sa brusquerie ordinaire, lorsqu’elle lui annonça cette nouvelle ; mais je ne vois pas le moyen de faire autrement. Sa mère, que j’aimais beaucoup, a eu la stupidité de se laisser mourir de chagrin parce que son mari, qu’elle adorait bêtement, est mort l’année dernière ! Et la petite est si nulle, si sotte, que si je ne la prends pas avec moi, elle ne saura jamais se tirer d’affaire toute seule. Mais il faudra qu’elle marche droit et que je ne m’aperçoive pas de sa présence !

Paule fut très amusée ! Une demoiselle de compagnie qui devait se tenir dans l’ombre, ne pas se montrer, c’était bien là une idée de son originale parente ! Elle plaignit la jeune fille et se promit intérieurement de s’intéresser à son sort.

Depuis que sa tante était au château, elle la réclamait sans cesse, la consultant sur tous ses arrangements, lui demandant toujours son avis mais, neuf fois sur dix, faisant le contraire de ce que sa nièce lui suggérait. Loin de s’en fâcher, Paule, habituée aux excentricités de la vieille fille, s’en égayait. Elle se prêtait à tout avec la bonne grâce qui lui était familière, enchantée d’être agréable à sa parente.

Ce matin-là, elle avait été éveillée presque dès l’aube, le cocher de Mlle de Neufmoulins venant la prévenir que sa maîtresse l’attendait immédiatement.

— Ma tante n’est pas malade, au moins ? avait fait demander la jeune femme, d’abord inquiète.

— Je ne le pense pas, avait répondu l’automédon ; mais depuis deux heures, Mademoiselle parcourt la maison du haut en bas, et elle n’a pas l’air d’être contente.

— Dites-lui que dans une heure j’y serai, le temps de m’habiller et de faire atteler.

Mais malgré toute sa bonne volonté, Mme Wanel ne fut guère prête avant midi.

Mlle Gertrude, énervée par l’attente, fit à la jeune femme un accueil moins que gracieux.

— Pour se moquer du monde, ma nièce, c’est ainsi qu’il faut faire ! C’était bien la peine vraiment que je te dépêche Julien à 7 heures du matin pour te prier d’arriver tout de suite !

— Oui, je suis un peu en retard, tante Gertrude, mais ce n’est pas ma faute, je vous assure, répondit Paulette sans s’émouvoir. Heureusement que je vous savais en bonne santé, sans cela j’aurais été très ennuyée de ne pouvoir venir plus tôt. Je me suis pourtant bien pressée ; je n’ai même pas pris le temps de déjeuner, aussi j’ai une faim de loup ! Vous n’avez pas encore dîné n’est-ce pas ? Je vais manger avec vous ; vous me direz pourquoi vous avez besoin de moi si tôt.

— Je suis furieuse, déclara la vieille fille en agitant ses longs bras.

— Oui, ça se voit, interrompit tranquillement Paulette.

Mlle Gertrude regarda sa nièce pour voir si elle se moquait d’elle, mais, rassurée par l’air innocent de la jeune femme, elle continua :

— Mon frère était un imbécile ! Ça n’est pas nouveau, d’ailleurs, et je n’ai pas attendu jusqu’à ce jour pour me faire de lui cette opinion ! Il était volé par ses fermiers, volé par ses domestiques, volé par son intendant…

Paulette qui, tout en écoutant sa tante, s’était dirigée vers la salle à manger, s’arrêta tout net.

— Oh ! tante Gertrude, est-ce possible ? tous les gens ne sont pas des voleurs.

— Si, ma nièce ! dans le monde, il n’y a que des voleurs et des volés ! et je ne serai pas de ces derniers !

— Pourtant, cela vaut encore mieux que d’être dans les premiers, fit remarquer Paulette, qui était enfin arrivée, suivie de sa tante, devant la table où le déjeuner était servi, et s’asseyait à sa place habituelle, après avoir adressé un signe d’amitié à une jeune fille vêtue de noir, qui se tenait debout à la fenêtre.

— Thérèse, viens te mettre à table et sers-nous, dit Mlle Gertrude à cette dernière.

Puis, sans interrompre ses doléances sur la mauvaise foi du genre humain, la vieille fille prit le plat de viande froide, et choisissant la plus grosse tranche, la déposa dans l’assiette de celle à qui elle venait d’ordonner de servir.

Sans s’inquiéter alors des dénégations de la jeune Thérèse, qui trouvait la part trop copieuse, elle se mit en devoir de servir sa nièce de la même façon.

Quant à elle, l’agitation lui ayant fait perdre sans doute l’appétit, elle repoussa son couvert et continua à exposer ses griefs à Mme Wanel.

Celle-ci, qui écoutait sans broncher ce déluge de paroles, finit par connaître la cause de la fureur de Mlle Gertrude : en vérifiant les comptes des fermiers, les livres du régisseur, etc., la nouvelle châtelaine de Neufmoulins s’était aperçue que depuis longtemps son frère avait été effrontément volé.

L’idée lui étant venue de jeter un coup d’œil sur ces paperasses la veille au soir, elle s’y était mise, aidée de Thérèse. À minuit, elle avait envoyé sa compagne se coucher, mais dans l’indignation des découvertes qu’elle faisait à chaque page, elle en avait oublié l’heure et le sommeil ; le matin l’avait trouvée encore assise à son bureau. Elle eût donné gros pour avoir là, sous la main, le malheureux régisseur ! Il en aurait entendu de belles ! Mais, craignant sans doute qu’un jour ou l’autre on finît par découvrir ses malversations, il s’était dérobé et avait quitté le pays depuis trois mois.

Pressée de pouvoir conter ses griefs à quelqu’un, Mlle Gertrude avait vite envoyé chercher sa nièce, non pas que la jeune veuve pût lui être d’aucune aide dans ces questions d’intérêts qui la laissaient fort indifférente, mais, comme nous l’avons déjà dit, c’était une habitude de la nouvelle châtelaine : quoi qu’il lui arrivât, il fallait que Paulette le sût, que Paulette donnât son avis… avis qu’on ne suivait jamais, naturellement !

— Je vais les mettre tous à la porte, conclut la vieille fille, après avoir fini le récit de ses déboires.

— Puisque c’est déjà fait, fit remarquer judicieusement Paulette, inutile d’en reparler. Il n’y a qu’à chercher un régisseur honnête, intelligent.

— Ah ! vraiment, tu t’imagines qu’on trouve cela comme toi tu trouves un cheval !… Mais, à propos, qu’est-ce que ces nouveaux chevaux avec lesquels tu es venue tout à l’heure ?

— N’est-ce pas qu’ils sont jolis ? Vous les avez remarqués, tante Gertrude ? Ils me sont arrivés hier ; c’est mon marchand de Paris qui me les a expédiés. Il a un goût, ce Rolson ! un goût épatant ! Je vous le recommande ; quand vous aurez besoin de chevaux adressez-vous à lui.

Mlle de Neufmoulins haussa les épaules.

— Et, sans indiscrétion, ma nièce, combien paies-tu ce nouvel attelage ?

Paulette leva sur sa tante un regard ingénu.

— Je ne sais pas, dit-elle tranquillement ; c’est mon homme d’affaires qui se charge de tout cela.

La vieille fille bondit.

— Comment ! tu ne sais même pas le prix de ce que tu achètes ? Mais c’est absurde ! Tu n’as pas honte d’une pareille indifférence ?

— Oh ! voyons, tante Gertrude, pourquoi vous fâcher et me faire de tels reproches ? Vous ne voudriez pas que je me creuse la tête avec tous ces détails ennuyeux.

— Et si hommes d’affaires et marchands te volent comme on a volé ton oncle ?

— Bah ! repartit Paulette en attaquant sa troisième tranche de rosbif, le monde n’est pas si mauvais que vous voulez le dire. D’autre part, ce pauvre M. Wanel était si riche que je ne viendrai jamais à bout de dépenser tout ce qu’il m’a laissé.

En ce moment les veux de Mlle Gertrude tombèrent sur la chaîne d’or qui ornait le corsage de sa nièce, et elle remarqua l’anneau auquel étaient attachées les breloques, que la jeune femme avait si généreusement données à l’enfant.

— Aurais-tu perdu ta montre, Paulette ? interrogea-t-elle vivement.

Mme Wanel regarda sa chaîne.

— Non, ma tante, répondit-elle, la voici. Cet anneau servait à tenir mes breloques.

— Eh bien ! où sont tes breloques ?

— Je les ai données tout à l’heure au petit-fils du vieil Étienne, votre concierge. Oh ! quel ravissant baby, continua-t-elle sans s’apercevoir de l’air furibond de sa tante ; je n’ai jamais vu un si bel enfant. Est-elle heureuse cette Louise d’être la mère d’un pareil chérubin ! Ce doit être si bon d’avoir une de ces mignonnes créatures à caresser, à aimer ! Comme j’en raffolerai le jour où j’en aurai un à moi ! Vous verrez, tante Gertrude, que vous l’adorerez aussi ! Et il sera joli, joli… comme sa maman, continua-t-elle avec son rire perlé d’enfant.

La vieille fille contemplait sa nièce d’un air étrange, tout à la fois furieux et ému. Elle resta un moment silencieuse, et comme Mme Wanel la regardait, étonnée de cet apaisement subit, elle fit un effort sur elle-même et reprit de son ton sarcastique :

— Ce sera une jolie poupée, en effet, si elle ressemble à sa mère ! Franchement, Paulette, c’est dépasser les bornes ! Comment ! tu donnes à cet enfant des bijoux d’une telle valeur ! Mais c’est de la folie toute pure !

— Oui, je sais bien, dit la jeune femme, ce ne sont pas des joujoux bien amusants pour un baby, mais il était si heureux de les tenir dans ses petites menottes que c’eût été cruel de les lui reprendre. La prochaine fois que je reviendrai, je lui apporterai toute une caisse de jouets, ça vaudra mieux.

Mlle Gertrude eut un geste désespéré. À quoi bon essayer de raisonner cette écervelée ! Elle se tourna vers Thérèse ; celle-ci attachait son regard pensif, rempli d’admiration, sur le beau visage radieux de jeunesse et de fraîcheur penché de son côté ; elle écoutait, charmée, la voix vibrante de Paule, disant sa joie le jour où elle serait mère ! elle contemplait Mme Wanel, éblouie par l’éclat de ses prunelles caressantes, fascinée par la tendresse de sa bouche d’enfant… Thérèse se retournant alors s’aperçut de l’air soucieux de sa maîtresse ; les deux femmes se regardèrent et se comprirent :

— Une poupée ! disaient les yeux perçants de Mlle Gertrude.

— Mais si charmante, si bonne, plaidait le regard sérieux de l’orpheline.

La vieille fille, après un nouveau silence, poussa un profond soupir, tandis que sa nièce, inconsciente de cette petite scène muette, reprenait :

— Voyons, ma tante, occupons-nous de ce qui vous touche. Il n’y a qu’un moyen de remédier à cet état de choses : chercher un régisseur intègre…

— Penh ! autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Il faut être naïve, comme toi, ma pauvre fille, pour espérer trouver de l’intégrité chez un intendant !

— Oh ! tante Gertrude, protesta gaiement Paulette en se levant de table, il y a encore de braves gens sur notre planète ! pour le moment voulez-vous me permettre d’emmener Thérèse faire une petite promenade en voiture ? Je vous la ramènerai dans une heure ou deux, proposa la jeune femme de son air câlin.

— Là ! pour ce qu’elle m’est utile ! tu peux bien la garder jusqu’au soir. Elle dînera avec toi, et tantôt Mathieu, qui doit aller à Ailly, la reprendra.

— Merci, tante Gertrude.

Et, sans s’inquiéter de l’air renfrogné de sa tante, Paulette l’embrassa joyeusement sur les deux joues.

Une fois assise sur son siège, et après s’être bien assurée que sa compagne était installée confortablement, Mme Wanel lança au trot son élégant équipage, tout en bavardant sans relâche.

— Quel croquemitaine que ma tante ! si on ne la connaissait pas, on en aurait vraiment peur ! Heureusement qu’on sait à quoi s’en tenir, n’est-ce pas, Thérèse ?

La jeune orpheline sourit sans répondre, et une lueur d’attendrissement éclaira un instant ses yeux tristes.

Pendant ce temps, le « croquemitaine », comme disait Paulette, rentré dans la pièce qui lui servait de bureau, examinait attentivement une petite photographie, presque effacée, aux bords noirs, qu’elle avait trouvée dans un portefeuille de son frère.

Les traits durs de Mlle Gertrude, ses yeux perçants, sa bouche dédaigneuse, son front bas et têtu, tout en elle semblait lui mériter l’appellation donnée par sa nièce, et rien n’attirait la sympathie dans ce rude visage. L’extérieur et la tournure aussi étaient à l’avenant : très grande et très maigre, elle avait une façon d’agiter ses longs bras anguleux qui donnait à tous ses mouvements quelque chose d’étrange et de saccadé.

— Gertrude me fait toujours l’effet d’un grenadier en jupons, répétait son père, le colonel de Neufmoulins, lorsqu’elle était jeune et qu’il la voyait trotter, la tête haute, le pas vif et pressé, sans souci de sa coiffure négligée, de ses vêtements démodés, de son allure disgracieuse.

C’était aussi l’effet qu’elle produisait sur tout le monde.

Les paysans la craignaient, et les enfants se sauvaient lorsqu’ils l’apercevaient ou qu’ils entendaient sa voix grondeuse.

Tous auraient été bien étonnés s’ils avaient pu voir la vieille châtelaine, en cet instant où elle se savait seule et sûre de ne pas être observée : une douceur étrange brillait dans ses yeux d’ordinaire si durs, un frémissement agitait le coin des lèvres : elle paraissait en proie à une profonde émotion tandis qu’elle s’oubliait dans la contemplation de ce portrait, qui lui rappelait sans doute mille souvenirs du passé.