Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 5-13).

Tante Gertrude



CHAPITRE PREMIER


— La voilà ! la voilà !

Et un brouhaha indescriptible suivit cette exclamation. On se pressait, on s’écrasait pour apercevoir la mariée qui s’avançait lentement au milieu d’un nuage de tulle et de dentelles. Sans respect pour le lieu saint, les uns grimpaient sur les chaises, d’autres même se risquaient sur la rampe des balustrades qui séparaient la nef des bas-côtés ; tous voulaient voir.

Là-haut, l’orgue, touché par une main habile, faisait éclater soudain ses notes triomphales, couvrant le bruit des chaises, le tumulte des curieux. Le cortège des invités s’était formé : les couples se succédaient, les toilettes claires des demoiselles d’honneur faisant un heureux contraste avec les robes de velours sombre et les habits noirs. Mais la foule, indifférente à ces élégances, n’avait d’yeux que pour la mariée, ne s’occupait que d’elle seule. C’est que ce mariage était un véritable événement dans la petite localité d’Ailly. M. Wanel, le riche fabricant de serrurerie, le plus gros bonnet du pays, épousait Mlle Paule de Neufmoulins, citée partout pour sa merveilleuse beauté, mais n’ayant pour toute fortune que ses quartiers de noblesse. Mlle de Neufmoulins était orpheline. Sa famille s’était toujours opposée à cette union, mais la jeune fille, parvenue à sa majorité, avait passé outre.

Dans l’église, le calme s’était fait peu à peu, la messe commençait ; les accents du violoncelle et de la harpe se mêlaient aux notes plus graves de l’orgue, berçant de leur mélodie les oreilles des assistants ; mais les conversations continuaient à voix basse et les réflexions marchaient leur train.

— Comment peut-on être si belle et épouser un homme aussi laid, aussi vulgaire ? faisait remarquer à sa compagne une petite blondine, dont la mise modeste indiquait une ouvrière.

— Assurément, elle ne l’aime pas.

L’autre, plus âgée, haussa les épaules.

— Est-ce qu’il est question d’amour dans les mariages de ce monde-là ! Il a de l’argent, c’est le principal !

Au premier rang de la nef, confortablement installées devant leur prie-Dieu de velours rouge, deux dames se communiquaient leurs impressions.

— Oui, ma pauvre amie, déclarait Mme de Béthencourt, on a tout fait pour détourner Paulette de cette mésalliance, mais il n’y a pas eu moyen.

Il y a deux ans, quand sa mère est morte, il ne restait presque rien à la petite ; M. de Neufmoulins, avec ses goûts princiers et ses fantaisies excentriques, avait fait une telle brèche à sa fortune ! Sa veuve, après avoir tout liquidé, avait à peine retrouvé sa dot, assez mince, comme vous le savez. Paulette fut alors recueillie par Jean de Neufmoulins, son oncle, mais elle ne put jamais s’habituer au caractère et aux manies de ce vieil original. Mlle Gertrude, sa tante, n’était pas faite non plus pour lui plaire. La petite adore le luxe et elle a hérité de son père un fol amour pour la dépense et les plaisirs.

— Je crois que sa mère n’était guère plus raisonnable, fit remarquer la seconde interlocutrice, la comtesse de Neuilly. Elle a été bien mal élevée, cette petite !

— C’est dommage, repartit Mme de Béthencourt, car je vous assure que Paulette, au fond, est charmante et a beaucoup de cœur.

— Elle le prouve, ma foi, en se vendant comme elle le fait ! déclara la comtesse d’un ton pincé.

— Pauvre mignonne, il faut l’excuser, elle a été si abandonnée ! Les circonstances plaident pour elle ! Je la plains plus que je ne la blâme. insista Mme de Béthencourt. Il est si difficile de vivre dans la gêne, quand on a toujours connu l’opulence.

— Son oncle n’avait-il pas voulu la marier avec le vicomte de Dreuil ?

— Oui, il en a été question, je crois ; mais cet officier n’a pas de fortune non plus, et cette perspective aura sans doute effrayé Paulette.

— Je comprends ! elle aura préféré ce vulgaire Wanel et ses millions à un garçon vraiment digne d’elle et de son rang. Elle me fait horreur, cette petite, et je regrette presque d’avoir consenti à vous accompagner à cette messe. Voyez, il n’y a personne de notre monde !

Pour toute réponse, Mme de Béthencourt poussa un profond soupir. Non ! il n’y avait personne de leur monde ! Et la bonne âme en souffrait pour la Paulette qu’elle aimait et qu’elle excusait en dépit de tout.

— Oh ! ma chère, murmurait en ce moment Berthe de Couteville — une des demoiselles d’honneur — à sa sœur également demoiselle d’honneur, a-t-elle de la chance cette Paulette ! Il paraît que ce gros pot-à-tabac l’aime tant, qu’il a déjà fait son testament et qu’il lui lègue toute sa fortune, dans le cas où il mourrait avant elle.

— Une bonne affaire pour Paulette, répondit l’autre en clignant de l’œil, car je crois qu’elle sera veuve avant de longues années. Il est apoplectique, pour sûr ! Regarde-moi ce cou de taureau, ma chère ! et cette figure violette ! Vrai ! on dirait qu’il va éclater !

— Qui donc a conduit la mariée à l’autel ? demandait à son voisin le notaire de l’endroit, un monsieur décoré, à la tournure militaire.

— C’est un parent du marié, je crois. M. de Neufmoulins, l’oncle de la jeune fille, n’a même pas voulu assister au mariage ; il paraît qu’il est furieux. Il n’y a d’ailleurs personne de sa famille, excepté la vieille demoiselle, là-bas, dans le chœur au second rang.

— Fâcheux pour la petite ! fit remarquer le monsieur décoré. Le vieux pourrait bien la déshériter. Est-elle sa plus proche parente ?

Mlle Gertrude, sa sœur, est son héritière légale. Mais le frère et la sœur ne sont jamais d’accord, ils se chamaillent sans cesse comme chat et chien, aussi est-il plus que probable qu’il ne lui laissera pas ce qu’il possède. Il y a encore du côté de sa femme un neveu qu’il aime beaucoup, dit-on, et il pourrait bien jouer le tour aux deux autres.

— Sa femme n’est-elle pas une Ponthieu ?

— Oui, parfaitement. Le frère de sa femme avait épousé une Parisienne. Ils sont morts tous les deux, laissant trois enfants, je crois. Celui dont je vous parle est justement l’aîné.

— Connaissez-vous ce Ponthieu ?

— Non. Lorsqu’il était enfant, il venait toujours passer ses vacances au château de Neufmoulins ; puis le propriétaire s’est fâché, paraît-il, avec sa belle-sœur, la mère de ce garçon, et on ne l’a plus revu depuis. Il a dû s’expatrier, si je ne me trompe, aller à l’étranger chercher une situation, car à la mort de ses parents, il est resté absolument sans ressources. Les autres enfants sont beaucoup plus jeunes que lui et il travaille pour les élever.

— Bien, cela ! Le vieux devrait leur laisser sa fortune.

— Je suis de votre avis. Mais, en tout cas, c’est fort aléatoire, puisqu’il n’a même jamais eu l’idée de leur venir en aide.

Dans le coin le plus obscur de l’église, derrière un pilier qui le dissimulait presque, un jeune homme ne quittait pas du regard la mariée, dont il apercevait de loin le fin profil.

Revenant de Belgique où il habitait, Jean de Ponthieu avait été pris soudain du vif désir de revoir Ailly, où il n’avait pas mis les pieds depuis bientôt quinze ans. Ailly se trouvait justement sur sa route. Il comptait n’y rester que quelques heures, apercevoir de loin le château où il avait passé de si bonnes vacances autrefois, du vivant de sa tante. M. de Neufmoulins, après la mort de sa femme, s’était fâché avec le comte de Ponthieu et tout rapport avait alors cessé entre les deux familles.

Jean de Ponthieu avait perdu ses parents dans la même année. Ils le laissaient sans fortune et il s’était trouvé dans une situation bien difficile ; mais trop fier pour s’adresser à son oncle après ce qui s’était passé, il s’était mis courageusement à la recherche d’une position qui lui permit d’élever le frère et la sœur dont il restait le seul protecteur. Il avait réussi à obtenir en Belgique un emploi qui, bien que peu lucratif, suffisait au moins pour faire face aux premiers besoins.

Il avait la gérance d’une immense propriété et s’acquittait de sa tâche avec le courage qu’il mettait en toutes choses. Le prince d’A… apprécia bientôt la valeur, l’intelligence et surtout la loyauté de son régisseur ; il en fit son secrétaire, presque son ami, s’intéressant aux orphelins dont ce frère aîné avait la charge, et améliorant de jour en jour sa position.

Jean de Ponthieu, en se résignant comme il l’avait fait à prendre cet emploi subalterne, n’avait eu qu’un scrupule : ce beau nom de Ponthieu dont il était si fier ne pouvait pas être porté par un de ces hauts valets dont la situation, pour être un peu plus relevée, n’en est pas moins servile ! En conséquence, il s’était donné comme nom ses deux prénoms et pour tous il ne fut plus désormais que Jean Bernard. Personne ne te connaissait, personne ne se souciait de lui : l’honneur était sauf ! Il en avait décidé ainsi. Le jour où il pourrait sortir de cette impasse, le jour où il arriverait une situation indépendante, il reprendrait son nom et son litre.

À l’hôtel où il était descendu, on lui apprit l’événement du lendemain et toutes les circonstances qui avaient accompagné ce mariage : M. de Neufmoulins, furieux, avait chassé sa nièce ; celle-ci s’était réfugiée chez sa tante, la vieille demoiselle Gertrude, qui ne voyait pas non plus cette union d’un bon œil, mais avait consenti cependant à y assister.

Jean se sentit tout ému au souvenir de cette Paulette avec qui il avait joué bien des fois durant ses vacances à Ailly, il y avait si longtemps de cela !

Et maintenant, il retrouvait chez la jeune mariée tous les traits de la mignonne Paulette d’autrefois. Cette beauté qui s’annonçait déjà chez l’enfant était devenue si merveilleuse que le jeune homme ne pouvait détacher ses yeux de la radieuse vision là-bas, penchée à l’autel dans une attitude méditative. Et son regard tombant sur l’homme agenouillé à ses côtés, dont les traits vulgaires semblaient plus repoussants encore auprès du visage idéal de sa compagne, une colère sourde étreignait le cœur de Jean, tandis qu’il se détournait instinctivement avec une sorte de mépris.

— C’est une de ces coquettes effrénées qui vendraient leur âme pour de l’argent ! une de ces poupées modernes sans cœur et sans pudeur, qui ne vivent que pour le luxe et l’étalage !

Ces mots, prononcés derrière lui par une vieille dame à l’air hautain, frappèrent soudain son oreille et le jeune homme se sentit pris d’une immense tristesse.

Si belle et si vénale ! Quel désenchantement ! L’argent avait-il donc tant de charmes aux yeux de certaines personnes ! Certes, lui, Jean de Ponthieu, le travailleur acharné, il connaissait mieux que n’importe qui la valeur de l’argent. Il savait sa vie de privations pour arriver à gagner ce qui lui était nécessaire pour élever les deux orphelins dont il restait le seul protecteur… Mais qu’une ravissante créature comme cette Paulette sacrifiât sa beauté par amour de l’or ! Non, cela le surpassait !

Et, pris de dégoût, il se prépara à quitter l’église, où une impulsion secrète l’avait poussé à entrer tout à l’heure. Il devait partir d’Ailly le soir même, et il avait eu la curiosité de revoir de loin la petite amie de son enfance, celle qui s’appelait désormais Mme Wanel.

En ce moment, un remous se produisit dans le bas de la nef, les mariés quittaient la sacristie, et Jean, refoulé, dut se résigner à attendre que le cortège fût parti pour sortir de l’église.

La jeune femme, au bras de son mari, avançait lentement, le suisse qui les précédait écartant à grand’peine les rangs pressés des assistants. Souriante et radieuse, elle s’inclinait avec une grâce charmante à droite et à gauche, répondant aux saluts des amis de son mari. Celui-ci, bouffi d’orgueil, les oreilles agréablement chatouillées par le murmure d’admiration que soulevait sur son passage la merveilleuse beauté de sa compagne, se redressait d’un air vainqueur. Serré à éclater dans son habit, la figure congestionnée, les veines du cou gonflées, il exultait !

Enfin ! elle était à lui la belle Paule de Neufmoulins, la descendante de cette vieille famille, une des plus anciennes du pays, et dont la noblesse remontait aux croisades ! Par sa femme, il allait pénétrer dans ce monde de fiers aristocrates qu’il comptait bien éblouir de son luxe et de son or !

Et tandis que là-haut l’orgue lançait ses notes les plus vibrantes et les plus joyeuses, l’industriel emmenait celle qui venait de lui donner sa foi et qui serait à lui pour toujours…

La foule se précipitait maintenant au dehors pour voir la mariée monter dans l’élégant coupé, entièrement tapissé de lilas blancs, qui l’attendait devant le porche de l’église.

L’étranger qui avait pu enfin se frayer un chemin s’éloigna, emportant comme en une vision la jolie tête blonde encadrée dans un fouillis de fleurs et de tulle vaporeux… Un sentiment de tristesse indéfinissable s’était emparé de lui. Il hâta le pas pour regagner son hôtel, comme s’il eût voulu chasser au plus vite les tristes réflexions que ce mariage lui faisait faire.

Mais en se retournant au coin de la rue pour jeter un dernier regard sur le cortège, il tressaillit et s’arrêta, étonné. Que se passait-il donc là-bas ? Un rassemblement nombreux s’était formé autour de la voiture des mariés ; des curieux sortant des maisons venaient se joindre aux groupes, la foule grossissait de minute en minute. Assurément, il était arrivé quelque chose. Des personnes se détachaient maintenant et couraient de tous côtés ; un domestique arrivait en ce moment auprès du jeune homme.

— Qu’y a-t-il donc ? interrogea celui-ci.

— Un affreux malheur, monsieur ! Notre maître vient de tomber… une attaque d’apoplexie dit-on… en montant en voiture… Je vais à la recherche d’un médecin.

Et le domestique, affolé, s’éloigna en courant.

L’étranger, frappé de stupeur, hésita un instant. Il fit quelques pas en arrière, comme pour se diriger vers le lieu de l’accident ; mais se ravisant bientôt, il reprit le chemin de l’hôtel.

— Monsieur est toujours décidé à partir ce soir, par l’express ?

Jean tressaillit comme l’hôtelière lui posait cette question deux heures plus tard.

— Non, répondit-il d’un ton hésitant, je ne crois pas… Mes affaires ne sont pas terminées… je ne pourrai pas partir ce soir.

Depuis son retour de l’église, il avait écouté avidement tous les détails donnés par les voyageurs et les domestiques sur l’événement du matin. Il avait vu, le cœur serré d’une angoisse inexprimable, le cortège nuptial repasser sous les fenêtres de l’hôtel ; le marié porté avec précaution sur une civière, et dans le coupé fleuri de lilas blancs, il avait entrevu, comme dans un éclair, ses grands yeux bleus encore pleins d’épouvante, la belle Paule, le visage aussi pâle que les fleurs qui l’encadraient.

— Monsieur n’a sans doute pas trouve tous ses clients ? interrogea, d’un air affable, l’hôtelière qui prenait le jeune homme pour un voyageur de commerce. Ce n’est pas étonnant, tout le monde était au mariage ce matin.

— Oui, dit Jean vivement, je n’ai pas trouvé mon monde. Je ne repartirai que demain.

Il essayait de se persuader qu’avant de s’éloigner, il voulait au moins apercevoir son oncle ; mais la véritable cause, celle qui lui tenait à cœur et qu’il n’osait s’avouer à lui-même, c’était le désir de savoir la fin de cette tragédie dont il n’avait vu que le premier acte… La pensée de Paule de Neufmoulins ne le quittait pas, quoi qu’il fît pour la chasser.

Il erra toute l’après-midi autour de la petite maison habitée par Mlle Gertrude de Neufmoulins, où l’on avait transporté M. Wanel, la propriété de ce dernier étant trop distante d’Ailly pour songer à l’y conduire dans l’état où il se trouvait.

Se mêlant à la foule qui ne cessait de stationner aux alentours, il saisissait au passage les renseignements donnés par les domestiques.

M. Wanel n’était pas bien…

— Il avait repris connaissance… on espérait.

— Le médecin de Lille était arrivé… Il y avait une consultation…

— On ne pouvait encore se prononcer, mais le mieux s’accentuait…

Quand il rentra à l’hôtel, fort tard dans la soirée, on ne savait encore rien de précis sur l’état de l’industriel.

Mais le lendemain, Jean se décida à partir : Mme Wanel était veuve.