Tant mieux pour elle/Chapitre 5

Romans et contes, première partie (p. 193-195).


CHAPITRE V

Où le Prince n’est pas gâté.


C’étoit un homme de cinq pieds six pouces, bien campé sur ses pieds, la jambe peut-être trop fournie, mais mieux cependant qu’une qui l’eût été moins ; des épaules larges et effacées, de belles dents, des yeux à fleur de tête, et un nez d’espérance. Je ne sais pas s’il avoit beaucoup d’esprit ; mais tout cela vaut mieux que de bons mots. Comme il étoit prévenu que la Fée Rusée venoit le consulter, il avoit pris son visage de Prophete ; il la salua légérement, et regarda le Prince comme un répondeur de mésses.

Seigneur, lui dit-elle respectueusement, votre réputation est si étendue, que j’ai cru devoir vous demander conseil. Vous savez mes bontés pour la Reine. Oui, reprit-il froidement, je suis instruit de tout ; le bonheur de votre fils est votre unique objet. Il est fort amoureux, cela est assez simple ; il veut se marier, cela est assez plat ; il veut que sa femme soit sage, cela est assez plaisant. Elle ne le sera donc pas, dit vivement le Prince ? Vous ou moi l’en empêcherons, repartit le Pontife. Vous voulez vous marier, et n’être pas trompé ? Ce seroit être un original sans copie. Madame votre mere, qui a garanti son mari d’un pareil ridicule, a prévu la misere de vos préjugés, et y a pourvu par la métamorphose de la Reine. Je ne vous comprends pas, interrompit le Prince avec un ton d’impatience ; vos discours sont absolument inintelligibles. Je le crois bien, dit la petite Fée, oh ! c’est un bel esprit, que notre Instituteur !

J’en reviens, dit le Prince, à l’enchantement de la Reine. Doucement, dit le grand Instituteur, cela ne vous regarde point ; ce ne sera point vous qui le romprez, ce sera moi. Et comment cela, répliqua le Prince. Ah ! comment cela, reprit le grand Instituteur avec un air ironique ! Vous savez comme vous avez fait l’entrevue de Tricolore chez la Reine. Le Prince rougit, les deux Fées rirent, et le Prêtre continua ainsi : Vous savez comment vous avez fait cette entrevue, n’est-il pas vrai ? convenez-en de bonne foi. Hé bien, sans doute ? dit le Prince, je le sais ; que cela prouve-t-il ? Cela prouve, répondit le grand Instituteur, que votre science est celle des entrevues, et que la mienne, à moi, est celle de rompre des enchantemens. Chacun a ses talens ; je n’en dirai pas davantage. J’y consens, poursuivit le Prince ; mais, du moins, tirez-moi d’un doute cruel : lequel, de Potiron ou de moi, sera assez fortuné pour posséder la Princesse ? Vous allez le savoir clairement, repartit le Prophete. Il fit alors trois tours dans la chambre, marqua trois fois trois croissans, ce qui en faisoit neuf, leva trois fois les yeux du côté de la Lune, fit trois grimaces, trois cabrioles, trois éclats de rire, et prononça cet arrêt infaillible :

Le Prince Discret aura la Princesse Tricolore, et ne l’aura pas ; tant mieux pour elle. Le Prince Potiron aura la Princesse Tricolore, et ne l’aura pas ; tant mieux pour elle et pour moi.

Ah ! l’habile homme, dit la Fée Rusée ! Ah ! le grand homme, dit la petite Vieille ! Ah ! le sot homme, dit le Prince Discret ! Alors l’Instituteur, toujours poli, quoiqu’inspiré, fit une révérence à la Fée Rusée, présenta la main à la petite Vieille, et prit congé du Prince, en lui disant : Demeurez toujours le bien illuminé.