Tant mieux pour elle/Chapitre 12

Romans et contes, première partie (p. 221-224).


CHAPITRE XII

Qui vise au touchant.


Le lendemain matin étoit consacré au cérémonial de la toilette. Lorsque Tricolore en fut débarrassée ; après qu’elle eut essuyé toutes les visites des femmes de Cour, qui, ce jour-là, plus que de coutume, avoient recrépi leurs appas et grimacé leurs mines ; après qu’elle eut soutenu les regards malins de la Reine et de la Fée Rusée ; après qu’elle eut entendu les plates équivoques de tous les Courtisans, elle crut pouvoir donner l’apres-dînée aux réflexions et au repos. À quoi une Princesse peut-elle rêver ? À ce qu’elle aime ; par conséquent, le Prince Discret joua un rôle dans la tête de Tricolore (on verra bientôt ce que la tête emporte). Elle s’imaginoit avoir tué son cher Prince ; elle pesoit tout son malheur d’avoir eu un Amant qui étoit mort, et d’avoir un mari qui ne pourroit pas être vivant, sans pour cela qu’elle fût veuve. La profondeur de ses méditations l’avoit conduite jusqu’à la fin du jour, lorsqu’on vint lui dire qu’un jeune homme lui demandoit un moment d’entretien. Un jeune homme, répliqua-t-elle d’une voix émue, un jeune homme ! Oui, Madame, répondit-on ; il ne paroît pas avoir plus de vingt ans. Son âge m’attendrit, répondit-elle ; qu’on le fasse entrer : je n’ai pas encore besoin de lumieres. On l’introduisit dans l’appartement ; mais il y fut pris d’une foiblesse ; il s’appuya sur un bureau, et ne put prononcer que cette seule parole d’une voix éteinte : Ah ! Mademoiselle ! La Princesse fut troublée. Mademoiselle, reprit-elle ! que veut dire ce mot ? Je me meurs, s’écria le jeune homme ; vous êtes donc Madame Potiron ? Qu’entends-je, ô Ciel ! dit Tricolore, quel son a frappé mes oreilles ! telle étoit la voix expirante de ce pauvre ver luisant, lorsqu’il me remercioit si poliment de l’avoir écrasé ; mais plus je le considere, plus je crois le reconnoître. Dis-moi, as-tu toujours eu sur toi cette étoile précieuse ? Ah Dieux ! répliqua le Prince, puisque vous êtes mariée, il n’est plus d’étoile pour moi. Hélas ! je n’en puis plus douter, s’écria Tricolore ; c’est mon Prince, c’est lui ; il voit encore le jour..... Il ne tiendroit qu’à vous de me le faire aimer ; mais je crains vos préjugés : je crains.... Seigneur, interrompit Tricolore, vous serez mieux assis ; il vous sera plus commode de parler à tête reposée. J’y consens, répondit Discret, pourvu que la vôtre n’en soit pas plus tranquille. Il prit un fauteuil, et Tricolore se mit sur sa chaise longue. Discret reprit ainsi la conversation avec un air tendre et sérieux :

Madame, puisqu’il faut vous nommer ainsi, je m’intéresse à Potiron. Je reconnois votre générosité, repartit la Princesse ; que voulez-vous faire pour lui ? Lui épargner de la peine, poursuivit Discret. La Princesse, qui avoit beaucoup de pénétration, vit bien où le Prince en vouloit venir, et dit spirituellement : Seigneur, je reconnois votre délicatesse, mais je sais mon devoir. Remplit-il bien le sien, reprit vivement Discret ? La Princesse ne répondit rien. Ah ! je vois, continua le Prince, que Potiron agit comme vous répondez. Quoi ! il n’est point en adoration devant tant de charmes ? En achevant cette phrase, Discret se jeta aux genoux de la Princesse. Prince, dit-elle, relevez-vous, je vous le demande ; votre attitude est respectueuse, mais on prétend qu’elle est commode pour manquer de respect. Ne le croyez pas, repartit Discret, et connoissez-moi mieux ; mon amour est fondé sur la plus parfaite estime. Hélas ! répliqua Tricolore en soupirant, l’amour qui commence, annonce l’estime, et ment ; l’amour qui finit, promet l’amitié, et manque de parole. Voilà une maxime, reprit Discret, qui tire au précieux. Hé quoi ! seriez-vous déjà bel-esprit. Tricolore, Tricolore, ne vous occupez que de votre cœur.

Apparemment qu’il la pressa, car la Princesse lui dit avec vivacité : Monsieur, je vais sonner. Hé ! que ce ne soit que l’heure du Berger, repartit Discret de la façon la plus tendre. Non, non, j’ai trop dans mon cœur l’idée de la vertu. J’ai vu un temps, répondit le Prince, où j’y aurois du moins été en second. En prononçant ces mots, il jeta sur elle un regard expressif, et lui serra la main. Tricolore en fut émue, et se défendit ainsi : Ah ! Prince, mon cher Prince, laissez-moi donc, je vous prie. Le Prince ne la laissa point, mais lui donna un baiser convenable à la circonstance. C’en est trop, s’écria la Princesse, sortez, et ne revenez jamais. Le Prince fut anéanti, et dit en tremblant : Madame, je vous obéirai.

Il étoit dans l’anti-chambre, lorsque Tricolore, touchée de son état, se crut obligée de lui crier de loin : Prince, quand vous reverra-t-on ? Tout à l’heure, Madame, répliqua-t-il d’un air ressuscité. Mais Potiron entra, et Discret sortit, après lui avoir fait la révérence la plus respectueuse. Potiron crut que c’étoit pour lui ; un mari s’approprie les égards qu’on lui rend, et sa vanité est toujours de moitié avec sa femme, lorsqu’il s’agit de le tromper.