Tannhæuser (Schuré)

Librairie Fischbacher (p. 5-15).


Monsieur et cher Confrère,


Vous me dites que la remarquable représentation du Tannhæuser à Bayreuth de l’année dernière n’a pas été appréciée à sa juste valeur par la critique allemande. Au lieu de s’attacher au fond du drame et au sentiment puissant qui l’anime d’un bout à l’autre, on a ergoté sur la forme et l’on s’est escrimé sur des vétilles. Comme dans cette œuvre le style musical de Richard Wagner n’a pas encore atteint toute la souplesse et toute la savante complication qui distinguent sa troisième manière, on en a conclu que cette œuvre rentrait décidément dans la catégorie de l’opéra, et on l’a jugée comme telle. Il y a quarante ans, on la trouvait incompréhensible, à cause de ses audaces, et le maître était taxé de fou de génie, mais de fou. Aujourd’hui, on veut être plus wagnérien que Wagner, et on la déclare vieillie, surannée, vieux jeu.

Vous me demandez. Monsieur, si je suis de cet avis. C’est pour moi à la fois un honneur et un plaisir de vous répondre en toute sincérité.

Certes, quand on songe au fâcheux accueil fait à Tannhæuser, à Paris, en 1861, il y a quelque chose de piquant dans le rôle d’un Français venant défendre aujourd’hui ce même Tannhæuser contre des Allemands. Mais n’est-ce pas le propre des très grands génies de provoquer ces revirements d’opinion à longue échéance et de toujours passionner les esprits en sens divers ? Les choses, d’ailleurs, ont marché depuis quarante ans. Aujourd’hui, Lohengrin est applaudi sur cette même scène du Grand-Opéra, où jadis on ne voulut pas comprendre le Tannhæuser. D’autre part, Bayreuth, où l’art s’élève à la hauteur d’une initiation supérieure, réunit presque tous les ans une élite du public européen. Tout cela prouve les progrès gigantesques de l’idée de Wagner dans le monde et le caractère de plus en plus universel du mouvement dont il est le créateur.

Les représentations de Bayreuth de l’année dernière ont eu pour moi un charme spécial. Depuis la première des Nibelungen et depuis Parsifal, il n’y en a pas eu de si intéressantes. Je me suis donné le plaisir d’entendre les trois drames dans l’ordre chronologique : Tannhæuser, le drame de la volupté et du repentir ; Tristan et Iseult, la tragédie de l’amour à deux ; et pour conclure, Parsifal, le mystère de la pitié et de la sainteté. On pourrait appeler cette suite merveilleuse la trilogie de la passion, qui va de l’amour désordonné et insatiable à travers l’amour unique et absolu jusqu’à l’Amour divin.

Quant au Tannhæuser, je dois avouer que ce n’est que depuis cette représentation de Bayreuth que j’en ai senti toute la puissance pathétique. Les deux seules exécutions de l’œuvre auxquelles j’ai assisté précédemment, l’une à Bologne et l’autre à Strasbourg, ne me semblent en comparaison de celle-ci que de ridicules caricatures, qui ne donnaient pas la moindre idée des intentions du maître. J’en avais bien compris la radicale insuffisance. Ce dont je ne me doutais pas, c’est à quel point l’idée et l’âme de ce drame peuvent s’incarner dans la chair et le sang d’une action palpitante de vie et de vérité. Cette belle réalisation tient sans doute aux conditions uniques dans lesquelles le théâtre de Bayreuth a été fondé et au sens esthétique si pénétrant de l’esprit supérieur qui le dirige en fidèle dépositaire et en continuateur de la tradition du maître. La beauté spéciale qui distingue les exécutions de Bayreuth de toutes les autres a été obtenue par la parfaite harmonisation des tableaux scéniques ainsi que des gestes et de la déclamation avec les nuances en quelque sorte infinies de l’orchestre et par la subordination rigoureuse de l’ensemble à la pensée maîtresse du drame, à l’âme de l’action. Un tel résultat suppose l’excitation intelligente de tous les interprètes. Il suppose aussi un rajeunissement continu de l’œuvre par l’enthousiasme personnel, une invention, une création perpétuelle dans les détails, une adaptation toujours nouvelle de l’interprétation aux moyens particuliers de chaque acteur.

Après ces observations générales, je donnerai les impressions essentielles que j’ai reçues de l’œuvre elle-même par cette mémorable exécution. À deux reprises, Richard Wagner a donné l’analyse psychologique de son Tannhæuser avec cette plénitude de conscience et cette énergie de passion qui soulèvent et vident le fond d’un sujet en quelques pages ou en quelques lignes[1]. Après lui, rien d’essentiel ne reste à dire sur l’interprétation de ce rôle. Rappelons seulement cette parole remarquable, que tout acteur devrait méditer longuement avant de se risquer à jouer ce personnage : « Je déclare sans détour qu’une réussite complète dans le rôle de Tannhæuser est l’apogée de la perfection qu’un chanteur dramatique puisse atteindre dans son art. » Je ne prétendrai pas que l’acteur Winckelmann ait réalisé cet idéal, l’année dernière, à Bayreuth. Wagner résume ce qu’il exige de Tannhæuser, en deux mots. Il réclame de l’acteur « l’extrême énergie dans l’extase (voluptueuse et religieuse), comme dans la contrition (Zerknirschung) ». Ce mot intraduisible exprime un repentir si violent que l’homme s’y broie dans sa douleur. Or, une telle puissance d’expression n’est possible qu’avec un tempérament spécial joignant la fougue suprême de la passion à la plus haute maîtrise de la voix et du chant. Du vivant du maître et de son propre aveu, Schnorr seul y avait atteint. Mais il faut tenir compte à l’éminent acteur de l’an dernier de ses efforts pour soutenir ce rôle écrasant et de quelques beaux effets obtenus notamment dans la lutte des chanteurs à la Wartbourg et dans le récit de la malédiction du pape au troisième acte.

Quelques mots d’abord sur l’étonnante scène du début dont la désignation usuelle de « ballet du Venusberg » ne peut donner une idée. Sauf quelques détails, qui auraient peut-être exigé un mécanisme plus ingénieux, comme l’arrivée des Amours, je crois bien qu’à la direction de Bayreuth revient la gloire d’avoir rendu pour la première fois cette prodigieuse pantomime selon les intentions du maître. Car, songeons-y bien, ici Wagner a eu l’audace de vouloir reproduire une orgie antique dans toute sa fougue, dans toute sa hardiesse et dans toute sa grandeur ; mais, en même temps, il a voulu créer un tableau scénique qui, par ses fines nuances, ses gradations savantes et son énergie terrible, nous donnât, sous forme d’une représentation plastique, la psychologie intime de la volupté. On sait que ce ballet fut composé pour les représentations de Paris. D’un style plus avancé que le reste de l’œuvre, il constitue à lui seul un poème mimique accompagné d’une symphonie qui surpasse l’ouverture en intensité. Heureuse gageure du génie ! On croirait que Wagner s’est dit : « Puisqu’il vous faut absolument un ballet, je m’en vais vous en faire un plus audacieux, plus luxuriant, plus effréné que tous vos ballets à l’eau de rose. Il vous entraînera jusqu’au vertige ; mais, en même temps, il aura un sens, non puéril et banal, mais profond et symbolique. J’apaiserai les forces que j’aurai déchaînées, et vous resterez sous le charme d’un noble enchantement. Ce sera à la fois le triomphe de la danse et la rédemption du ballet. » On peut affirmer que l’art de Bayreuth a, pour la première fois, réalisé cette fête de séduction. L’arrivée des Bacchantes et de leurs compagnons, leurs rondes précipitées donnent la sensation aiguë du délire des sens, qui sème la fureur de l’âme et le désordre de l’esprit. L’irruption des Faunes au frémissement des castagnettes met le comble à cette folie. Maintenant ce n’est plus seulement le désir concentré sur un seul objet, c’est sa multiplicité effrayante, sa dispersion, c’est le besoin du changement perpétuel qui agite les couples dissociés, c’est la torture et la damnation du plaisir qui s’emparent de cette foule. Les Bacchantes, lancées en l’air, volent de bras en bras. Mais voici la troupe des Amours qui glisse dans les airs et va mettre un peu d’harmonie dans ce pandémonium. Sous leurs flèches, les Bacchantes éperdues et leurs compagnons tombent comme foudroyés. Une puissance nouvelle les a saisis. Ils se réveilleront amants, et l’amour fixé sera la rédemption du plaisir. Lorsque, enfin, les trois Grâces s’avancent pour pacifier l’orgie au nom de la Beauté, mère de l’Amour, et que rassemblées en groupe elles s’inclinent et se plient devant la déesse, comme trois branches de lierre doucement balancées par le vent ; lorsque la nuée rose s’entrouvre sur un lac et que le chant des sirènes, — de sa phrase délicieusement alanguie, — appelle au repos tous ceux qui s’aiment, alors les soupirs prolongés de la symphonie mourante expriment le dernier évanouissement de la conscience dans un océan de volupté. — Tout cela, intense comme la vie, rapide comme une vision. Les Bacchantes se sont enfuies avec leurs bien-aimés, les nuages roses se referment. On ne voit plus que le groupe de Vénus à demi couchée, qui veille immobile sur le chevalier endormi à ses pieds. Les scènes entrevues ne seraient-elles qu’une magie, un rêve évoqué par la déesse pour surexciter les désirs de son trop heureux captif ? Elles ont passé comme l’écume de la mer, et nous comprenons que ce bonheur des sens soit parvenu jusqu’à la satiété, jusqu’à la soif après la liberté et la douleur ! — parce que nous l’avons traversé.

Cette orgie du Venusberg est un exemple éclatant, parmi cent autres, de l’heureux emploi fait par Wagner de tous les moyens scéniques pour concourir à l’action intérieure. Jamais il ne cesse de faire de la psychologie en paroles, en musique, en tableaux vivants. Tout ce qui ne concourt pas à ce but est rigoureusement banni. Voilà ce qui captive, voilà ce qui empoigne dans ses drames, une fois que la pensée maîtresse s’est emparée de vous.

Je ne veux m’arrêter ni au premier, ni au commencement du second acte. Je passe sous silence le défilé des hôtes de la Wartbourg, animé par une foule de détails piquants, spirituels et fins, inventés, je crois, par celle qui préside si savamment à la mise en scène. Je n’insiste pas non plus sur la lutte des chanteurs dont la progression dramatique a été renforcée par une heureuse coupure et par une interprétation mouvementée de tous les personnages. J’arrive au point culminant de la scène qui est le pivot de l’œuvre entière. Il s’agit du moment où Élisabeth se jette entre Tannhæuser et les chevaliers, qui, dans le paroxysme de leur indignation, veulent mettre à mort l’amant déclaré de Vénus. Ce moment se résume dans le premier cri d’Élisabeth : « Arrêtez ! » et dans ce mot qui, tout d’un coup, la grandit si étrangement à nos yeux : « Que sont vos épées auprès du glaive dont il vient de me transpercer ? » Oui, ce cri de douleur et de protestation, poussé par le cœur brisé d’une femme à qui la force de son amour donne le courage suprême de la foi et l’ivresse du sacrifice, ce cri est le sommet du drame. Il en condense, il en darde toute la pensée, comme la foudre décharge en une seconde toute l’électricité amassée dans un nuage. J’observe qu’à la représentation de Bayreuth, ce mot : « Arrêtez ! » a eu tout son effet dramatique, parce que Mlle  Viborg l’a poussé comme un cri musical sur la note haute marquée dans la partition. En pareil cas, la parole est insuffisante. Le cri est la seule expression possible d’un pareil élan de l’âme et d’une aussi prodigieuse action. Il produit l’effet d’un surnaturel éclair dans une obscurité épaisse. Pourquoi donc ce cri a-t-il le pouvoir de clouer sur place les chevaliers en fureur, de paralyser leurs bras, de frapper d’impuissance leurs épées nues et brandies ? Pourquoi dissipe-t-il les lourds nuages que les voluptés du Venusberg ont accumulés autour des sens toujours inassouvis de Tannhæuser pour se frayer un chemin jusqu’à son cœur, pour l’inonder de la lumière divine d’un autre amour qu’il ne connaissait pas ? Ah ! c’est que ce cri, comme celui de la Léonore de Fidelio : Tœdt erst sein Weib ! franchit la distance entre deux mondes et brise d’un seul flot torrentiel toutes les barrières qui les séparent. Par ce cri, le pur amour se projette du monde divin de l’Âme dans celui de l’épaisse matière, et l’amour spirituel triomphe de l’amour humain. C’est l’irruption d’un fleuve de lumière qui jaillit par une blessure ouverte. Maintenant il va déborder dans les paroles d’Élisabeth, qui acquièrent la force d’un oracle et d’une inspiration céleste par la puissance sacrée de la douleur et du sacrifice ! Ce fleuve d’émotion, qui désormais emportera le drame vers son but, crée, en quelque sorte, un nouveau style, un nouveau rythme musical, qui est le plus grand style de Wagner.

Au troisième acte, en effet, l’âme d’Élisabeth est devenue la puissance occulte et souveraine qui pousse le drame vers son accomplissement : le salut du coupable par le pouvoir rédempteur de l’amour, par le renoncement de celle qui s’est donnée à lui en pensée et qui, pour le sauver, offre sa vie en holocauste. Cette idée toute chrétienne, et d’une si profonde vérité, se déroule pendant ce troisième acte en une série de scènes émouvantes, d’une poésie intime qu’enveloppe un charme de mélancolie automnale.

Et tout d’abord, quel chef-d’œuvre de conception poétique et d’instrumentation que le prélude ! La prière fervente d’Élisabeth et le sombre désespoir de Tannhæuser, la litanie des pèlerins repentants et le motif du salut s’y répondent comme dans le monologue d’une âme angoissée. Puis, tout à coup, une supplication passionnée, impérieuse de tous les instruments à cordes, qui finit en un cri déchirant. Cri de désespoir et de mort, cri d’une âme qui s’offre au martyre et d’où sortira la rédemption. Après quoi, comme les branches mortes d’une vie déracinée, les motifs se brisent et s’effeuillent un à un dans un lamento funèbre, qui va s’assombrissant — et où sinistrement oscille et grandit la tache noire d’un cercueil…

Ce prélude n’est qu’un puissant raccourci du drame qui va suivre. Quand la toile se lève et nous montre Élisabeth prosternée devant un petit calvaire, au pied de la Wartbourg, nous apercevons avec les yeux du corps ce que la musique avait fait voir à notre œil intérieur. Il y a, dans les scènes suivantes, une admirable gradation de tonalités fondues l’une dans l’autre qui vont du plus profond sentiment religieux au tragique le plus intense. La prière d’Élisabeth, où une vie entière se répand et s’immole ; le retour des pèlerins et le désespoir silencieux de la vierge qui cherche anxieusement et vainement Tannhæuser parmi eux ; la scène muette d’adieu entre Wolfram et Élisabeth d’une si suave et délicate sensibilité ; la lente et mélancolique disparition de cette blanche fiancée de la mort entre les troncs d’arbres de la forêt ; puis, la romance de Wolfram à l’étoile du soir qui prolonge l’adieu suprême et le transpose dans une sphère supraterrestre ; toutes ces scènes, par une gamme merveilleuse d’émotions, s’harmonisent et nous enlèvent par dessus la douleur humaine dans une paix idéale et céleste. Mais Wagner ne nous laisse planer un instant dans ce pur éther de l’âme que pour nous reprécipiter dans le gouffre de la souffrance humaine et nous ramener avec son héros sous la verge de fer du Destin. Comme le râle d’un mourant, se traînent dans les contrebasses les cinq notes incisives qui figurent le pas haletant du pèlerin, de Tannhæuser revenant de Rome et frappé d’excommunication. L’un des premiers mots qu’il dit à Wolfram exprime d’une manière poignante l’état de son âme : « Ne t’assieds pas à côté de moi, dit-il, la place où je repose est maudite ! » Rien de plus dramatique que son récit ; car, en racontant sa condamnation par le Saint-Père, il met en scène toute l’amertume de son désespoir, tout l’effondrement de son âme écrasée sous le malheur. Ce qui l’avait forcé à s’humilier dans la poussière, lui l’orgueilleux, le triomphant chevalier de Vénus, ce n’était pas le désir de faire son salut, mais uniquement le besoin de mettre fin à la souffrance de celle en qui il a reconnu son ange sauveur, d’Élisabeth qu’il aime maintenant d’un amour sans espoir, mais d’autant plus grand. Durement repoussé par l’Église, le malheureux n’a plus d’autre ressource que de se rejeter dans les bras de la déesse païenne. Ce qu’il y cherche, ce n’est plus le bonheur, mais l’oubli et l’anéantissement. L’évocation fiévreuse de Vénus, la transformation du paysage, l’entrée graduelle dans l’antre de perdition où titillent les appels des désirs insensés, où les voluptueuses sarabandes s’égrènent dans les lointains roses, l’apparition de la déesse sur sa couche de nacre et de corail, la palpitation de sa voix qui atteint, dans le pianissimo, le dernier degré de l’attirance lascive, — vraiment, pour rompre cette magie redoutable, il ne faut rien moins — qu’une sainte ! Wolfram a prononcé le nom d’Élisabeth. À ce nom chéri, au tintement de ces syllabes célestes et rédemptrices, Vénus et sa montagne s’évanouissent dans les ténèbres. Au même moment, des pèlerins noirs traversent la vallée avec des torches ; ils portent sur une civière le corps de la vierge expirée. Tannhæuser tombe inanimé, — mais purifié et sauvé pour toujours devant la dépouille de celle qui est morte en priant pour lui. Cette rédemption, cette félicité suprême, est rendue sensible au spectateur par le chœur triomphal d’une éclatante sonorité qui monte jusqu’au ciel sur les larges ondes de l’orchestre, au-dessus du cadavre de la pure amante de l’Âme, de la sainte martyre du vrai, du divin Amour. La lumière du soleil naissant qui embrase la montagne et les créneaux de la Wartbourg symbolise cette transfiguration. Ici encore, le tableau scénique, magnifiquement accompagné par les fanfares de l’orchestre et des voix, représente et résume l’idée de tout le drame. L’amour et le sacrifice d’Élisabeth ont sauvé le pécheur. Cet amour, qui a jailli au deuxième acte sous le coup de la douleur, en un cri de défense et de sympathie, qui a traversé, au troisième, l’initiation de l’agonie et de la mort, s’est accru comme un fleuve par la force d’une prière toute puissante. Il a vaincu, submergé tous les obstacles, et célèbre son apothéose, par dessus la mort des deux amants, dans la victoire de l’esprit sur la chair.

J’ose dire que cette magnifique apothéose nous a été rendue sensible pour la première fois, — dans le mode où le maître l’a conçue, — par la représentation de Bayreuth. Un tel résultat n’est possible que par l’étude approfondie d’une œuvre sous une direction intelligente et par la solidarité de tous les interprètes dans un même enthousiasme. Ce qui caractérise le théâtre de Richard Wagner, dans l’ensemble comme dans chacune de ses pièces, c’est à la fois sa richesse et son unité. Dans tous ces drames, l’idée dominante produit l’exaltation d’un sentiment unique poussé à sa plus haute intensité. Voilà pourquoi leur interprétation ne supporte pas la médiocrité et réclame les plus grands efforts. Mais aussi, en cas de réussite, l’impression est-elle souveraine et transcendante. On sent alors que ces drames révèlent non la surface de la vie, mais son fond, sa vérité intime et universelle, et lorsqu’on y assiste avec la vraie conscience et la vraie sympathie, il semble que par elles le rêve de l’âme se réalise sous nos yeux.

Telle est l’importance que me paraît avoir la représentation de Tannhæuser à Bayreuth au point de vue esthétique. Elle n’en a pas une moins grande, à mon avis, au point de vue de l’idée religieuse qui se dégage de toute l’œuvre de Richard Wagner. Lorsqu’on y regarde de près, il y a dans l’œuvre comme dans la pensée du maître un courant païen et un courant chrétien. — Le courant païen, qui se rattache à la philosophie de Schopenhauer et qui repose sur une conception pessimiste du monde, j’entends non seulement de son état visible, présent et terrestre, mais, d’une manière absolue, de son origine et de sa fin, ce courant païen a trouvé dans la tétralogie des Nibelungen une expression d’autant plus grandiose qu’elle s’est incarnée dans la mythologie Scandinave et dans les légendes héroïques qui sont les traditions mères et les arcanes de la race germanique. Ce que j’appelle, par contre, le courant chrétien dans l’œuvre de Wagner se rattache à une conception spiritualiste et mystique de la vie et à cette idée capitale de la rédemption de l’homme par l’amour et le sacrifice. Tannhæuser est tout entier conçu selon cette idée, qui conduit aux splendeurs du Saint-Graal, à travers Lohengrin et Parsifal. Selon moi, le courant païen représente l’élément exotérique ou extérieur dans l’œuvre et la pensée du grand maître, tandis que le courant chrétien en constitue le fond ésotérique ou intérieur, c’est-à-dire la pensée intime et l’âme religieuse.

Mais le développement de cette idée me conduirait bien au delà des bornes d’une simple lettre. Je les ai déjà dépassées. Excusez-moi, Monsieur et cher Confrère, puisque Richard Wagner et le théâtre de Bayreuth en sont la cause, et veuillez agréer mes vœux les plus sincères pour l’œuvre haute et salutaire à laquelle vous avez consacré le meilleur de votre vie.

Paris, 20 janvier 1892.

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  1. Ueber die Aufführung des Tannhauser. Voy. Gesammelte Schriften — Erinnerungen an Schnorr, VIII.