Traduction par Francis de Miomandre.
Les Écrits nouveauxmai 1921 — tome VII — no 5 (p. 59-60).


TANGO



Tango sévère et triste.

Tango de menace.

Tango où chaque note tombe lourde, et comme à regret, sous la main bien plutôt faite pour serrer le manche d’un couteau.

Tango tragique, dont la mélodie joue sur un thème de combat.

Rythme lent, harmonie compliquée de contre-temps hostiles.

Danse qui met un vertige d’exaltation virile dans les esprits troublés par la boisson.

Créateur de silhouettes qui se glissent sans bruit, sous l’influence hypnotique d’un rêve sanglant.

Chapeaux rabattus sur des grimaces brutales.

Amour absorbant de tyran, jaloux de sa volonté dominatrice.

Femmes livrées, dans une soumission de bête obéissante.

Rire mêlé de stupre.

Haleine de maison close. Atmosphère qui pue la fille prostituée et le mâle en sueur de lutte.

Pressentiment d’un éclat imminent de cris et de défis qui finiront par une sourde plainte, dans un jaillissement de sang fumant, comme la suprême protestation d’une colère inutile.

Tache rouge, qui se coagule en noir.

Tango fatal, orgueilleux et brutal,

Notes traînant, paresseuses, sur un clavier nasillard.

Tango sévère et triste.

Tango de menace.

Tango d’amour et de mort.


Ricardo Guïraldes.
(Traduction de Francis de Miomandre)