Tandis que la pointolle se vulcanise la baudruche

Tandis que la pointolle se vulcanise la baudruche
L’Arc, n°37 (extrait) (p. 39-43).

TANDIS QUE LA POINTOLLE
SE VULCANISE LA BAUDRUCHE

par RENÉ CREVEL


L’État est le produit et la manifestation de l’antagonisme inconciliable des classes. L’État apparaît là où les contradictions de classes ne peuvent être objectivement conciliées et dans la mesure où elles ne peuvent l’être. Et inversement : l’existence de l’État prouve que les contradictions sont inconciliables.

Lénine : L’État et la Révolution
Août-septembre 1917, veille d’Octobre.


Dans l’administration des P.T.T., à la suite d’un nouveau décret-loi, nul ne pourra désormais prétendre à certains postes, s’il n’a fourni un certificat policier de « Loyalisme », c’est-à-dire s’il n’a purement et simplement renoncé à son droit de grève.

Les journaux : 29 avril 1934.


Dialectique de la putréfaction : ce qui est carié jusqu’à la pulpe de la moelle a revêtu sa plus impitoyable carapace d’artériosclérose. Des cascades de glouglous se répercutent, se répondent, se confondent en échos informes à l’angle obtus des crânes que la hargne a blindés, reblindés, surblindés. Les viscosités à sourires de provocation nationale ne se résignent point à tourner en eau de boudin. La bourgeoisie sue la peur. Or, une goutte de peur, c’est un océan de férocité. Ce qu’il y a de plus caduc, de plus sournois, de plus taré se fait chien de grande chiennerie. Et certes non pour se contenter de montrer les dents. À même les gencives de la décrépitude, les râteliers rêvent tout haut de morsures à l’emporte-pièce. Les exploiteurs et leurs valets cherchent par quels moyens retarder et ensanglanter le bond en avant, la Révolution qui doit mettre le prolétariat et, avec le prolétariat, l’humanité tout entière dans le juste chemin de son devenir. Les fascismes mitoyens leur donnent des leçons. De Goering, de Goebbels, d’Hitler, ils ont appris déjà comment et à quelles fins se servir de la T.S.F. Devant le microphone pour ne pas abîmer le masque de trêve, chaque bedaine a décidé de se faire ventriloque. Du nombril qui lui sert d’oreille, ça s’écoute croître et enlaidir. La grande presse amplifie cette jolie musique intérieure. Dans les quartiers de résidence, il n’est pas un immeuble à gros loyer qui n’offre gracieusement son éléphantiasis en miroir à la bouffissure capitaliste. Et cette bouffissure au minois de poisson-scie, elle a réussi le paradoxal miracle d’être à la fois molle et pointue, si pointue, si molle qu’elle mérite d’être à jamais baptisée « pointolle ».

La Pointolle. Nous vivons les beaux jours, les derniers jours, les derniers beaux jours de la pointolle. Pour son chant du cygne, elle ne demande qu’à faire sa Jeanne d’Arc ou sa putain du 2e bureau.

En quête de colonne vertébrale, la pointolle, la bourgeoisie, ce magma parfumé au gougni-gougna, vient de ressusciter l’esprit de 1934. Croix de Feu, Action française, Solidarité refrançaise et tutti quanti, l’ensemble nous vaut une fameuse boule puante. Plus ça pue, plus ça gonfle. Mais surtout plus ça gonfle, plus ça pue. Les ondées, les éclaircies printanières faisandent ce bouquet d’œdèmes tricolores, au fur et à mesure qu’elles s’épanouissent.

La pointolle n’arrête pas de se vulcaniser la baudruche. Elle a du bien au soleil et phlegmons sur rue. Et quels phlegmons, des blocs de phlegmons, hauts, larges, épais, si hauts, si larges, si épais que toute l’ouate, tout le taffetas gommé, tout le crêpe velpeau des officines à hypocrisie ne suffiraient à panser une seule de ces façades que boursouflent le délétère et le nauséabond. Elles finiront bien par crever, les somptueuses ordures en peau de maison, ces gangrènes gazeuses, ces montgolfières des lèpres effervescentes dont le troupeau enfle, les pieds pris à la glu du macadam. Elles crèveront comme crèvera la pointolle et tout ce qui la champignonne et la maquereaute. En attendant la pointolle sabre et goupillonne, mieux que de plus belle. Mais aussi elle gémit, elle implore. Elle regrette son passé et commence à comprendre la stabilisation dont le rythme va s’accélérant sans cesse. Au cours des années « 20 » la vieille saleté s’était vue repeinte à neuf. Française donc née maline (puisque le Français né malin inventa le vaudeville) la forcenée n’avait que mépris pour la très classique danse sur le non moins classique volcan. Abritée derrière des monceaux d’affiquets et de bimbeloteries, elle jouait aux arts décoratifs. En bordure de Seine, avec des vieux torchis, elle s’essayait à créer un style nouveau. Le ministère des fliqueries étrangères, les Invalides, leur caserne, leur musée de la grande vacherie, le très pieux quartier du Gros-Caillou en fait et en symbole, limitaient le marais offert aux moustiques de l’esthétisme sur la bourbe de cartons-pâtes, sur des tarabiscotages par trop paludéens la pointolle avait répandu en photogéniques — mais aussi vains que photogéniques — flots d’ocre une teinture d’iode préventive. Aujourd’hui, elle n’en pourrit pas moins bel et bien, elle qui n’a su construire que des hostelleries, des casinos, des villas, des palaces, des palais faits vraiment de boue et de crachat. Mais (toujours la dialectique de la putréfaction) à cette heure, la voici toute à des petits travaux d’agrément sur acier trempé. Elle se sait condamnée. Nouvelle mère Ubu, avant de crever, elle voudrait, par la faim, par le fer et par le feu, tuer tout le monde, le monde qui n’en peut plus, qui n’en veut plus.

Les mâles de la pointolle, les coffres-forts à deux pattes jouissent de leur reste. Ils jouissent avec accompagnement de Marseillaise. Un hymne national, il leur faut un hymne national pour se justifier, se donner du cœur au ventre, aller, venir, glapir, éructer, menacer, provoquer, assassiner. Entre deux décrets-lois, l’opinion publique est priée de s’attendrir sur la bibliothèque de Tournefeuille de rose. Et surtout, prière de ne pas oublier les succès de Tardieu, au Concours général, du temps qu’il n’était qu’un pucelet de petit requin. Tout autant que les exploits de leur flicaille, tout autant que les matraquages et les fusillades, tout autant que les dernières créations des marchands de canons et de gaz asphyxiants, nos squales ministériels apprécient le miel de l’Hymette, la culture classique et les fleurs de rhétorique. Alors vite, vite. En robe des champs. M. Delteil, M. Delteil soi-même, M. Delteil soudain ressuscité vous convie à descendre au salon dans vos plus agrestes atours, putains des lettres françaises. Écoutez-le, vous réussirez. Il a su charmer les maquerelles du Prix Fémina-Vie Heureuse. Vie heureuse, bonheur de vivre, Encore un instant de bonheur. C’est M. de Montherlant qui soupire, c’est M. de Montherlant qui fait sa Dubarry, après avoir troqué sa robe des champs de bataille contre une robe des champs marocains, algériens, tunisiens. Entre l’ossuaire de Douaumont et l’Afrique de Lyautey, ses bucoliques gambades l’ont conduit à l’École de guerre. Il y a fait halte pour un bijou de conférence aux professionnels de la tuerie. La France officielle tient à lui rendre sa politesse. On organise une grande séance à la Sorbonne. L’impérialisme se doit bien de couronner son chantre. Nous voici revenus au bon vieux temps du Paradis à l’ombre des épées.

Pour sa robe des champs, M. Delteil, lui, a dépecé son œuvre. Cousus de fil blanc, les bouts et morceaux de l’Arlequinade marient, dans une crasseuse harmonie, le francisme ordurier et la bondieuserie fanfaronne. Dès leurs titres et par leurs seuls titres, ils nous édifient ces bouquins dont l’auteur tira tout ce bric et ce brac. Je cite au hasard : Le petit Jésus, Saint-François d’Assise, Les Poilus, Jeanne d’Arc, le Vert Galant. Sans conteste, pareille anthologie ne peut que devenir (et au plus vite !) le livre de chevet du colonel de la Rocque. Et d’ailleurs, dans un petit prêchi-prêcha préliminaire, l’éditeur, moraliste de M. Delteil, vante ce temps où les notions de bonne foi, de naturel et de santé retrouvent place et honneur en France. Voilà déjà tout un programme, le programme de la maison Grasset et d’autres grosses maisons d’édition, vieilles ou jeunes firmes bien pensantes, bien françaises et surtout bien capitalistes. Dès octobre dernier, dans l’immonde 1934 qui n’était encore qu’un répugnant petit 1933, M. Paul Morand sur l’autel saint-sulpicien des Plon-Nourrit, abjurait la turlupinade pour se convertir à la nécrophilie. Avec le zèle du néophyte, il réclamait des « cadavres propres ». La propreté n’était, sans doute, qu’une dernière concession à l’anglomanie. Il voulait des cadavres. Il a été servi. M. Lebrun, cette sensitive, se garderait bien d’arrêter le couperet de la guillotine. Décidément, son septennat nous rajeunit de vingt ans. Nous pouvons nous croire encore à l’heureuse époque où M. Poincaré disposait du droit de grâce. Et il n’abusa point de cette prérogative présidentielle dont bénéficia une seule des femmes condamnées à mort par les conseils de guerre si élégamment désinvoltes. Tout porte à croire que cette femme, la Ducimetière, dut son salut à l’unique magie d’un nom bien fait pour charmer le Lorrain de la revanche fraîche et joyeuse.

À ce propos, plutôt que de nous égarer dans les arcanes de l’occulte, déplorons qu’une loi (qui finira bien par être rapportée, du train dont va le gouvernement de trêve) interdise aux membres des familles ayant régné en France de prendre part, dans la métropole et aux colonies, à ces jolis massacres organisés par l’impérialisme républicain. Ainsi, un être aussi bien doué pour la tuerie que le feu duc d’Orléans, au lieu de pouvoir tuer le boche, le bicot et le prolétaire, en a été réduit à chasser le papillon, la baleine bleue, le gorille, le mouflon, la panthère, le lièvre, l’éléphant, l’once, l’autruche, le tamanoir, le phoque, la cigogne, le crocodile, le rat, la loutre, l’ours de l’Himalaya, le boa, l’ornithorynque, le rhinocéros unicorne, le rhinocéros bicorne, la girafe, le buffle, le vampire, le colibri et l’hippopotame.

L’assassinat de tant d’espèces emplit quatre immenses salles d’un musée. Rue Buffon. Grâce aux progrès de la taxidermie, tous les cadavres sont photogéniques. Un tigre saisit à la nuque un éléphant. Un oiseau des Indes jaune et noir porte à son bec une libellule, comme n’importe quel garçon d’honneur un œillet à sa boutonnière. Dans un fouillis de palmes, un tigre mort-né se fait assez menaçant pour témoigner de l’audace cynégétique de Monseigneur. Tandis qu’on empaillait les animaux, on stérilisait les plantes, les herbes de leurs contrées originelles. De tout ce végétal pourtant bien desséché, de ces très fragiles papyrus, soudain, éclate, en parfums fétides, la lourdeur des humidités tropicales. Cet encens monte vers des narines de carton. Ainsi, pour des yeux de verre, aux murs de cette caserne sans fenêtre, se déroulent les films de l’Arctique, du Nil, de la brousse. On pense aux séances de cinéma édifiant organisées, dans les prisons américaines, par les féroces, les niaises bonnes âmes.

Férocité, niaiserie, nous y revoilà.

Si de la férocité à la niaiserie, ces deux pôles de leur péripatéticiennerie, en guise de méridiens, des écrivains lancent leurs grosses ficelles, c’est que la prostitution intellectuelle ne va jamais à son business sans s’être mise au goût du jour. Les Delteil, Montherlant, Morand et consorts n’attendront même pas de pouvoir invoquer l’excuse de cette nécessité qui, sous le règne du militaire, contraindra, tôt ou tard, à se militariser les filles désireuses de ne point mourir de faim.

Parallèlement au prestige des aviateurs très haut bottés, la Grande Guerre vit éclore et croître l’usage putassier des très hautes bottes. L’exploiteur, le prostituant ne va pas se borner à exiger de l’exploitée, de la prostituée qu’elle se réduise à l’état de marchandise, mais encore, gare à cette marchandise si la matière ne s’en laisse point façonner. Inflexible dans son orgueil, le plus informe Jupiter de saindoux est toujours, selon la formule de Feuerbach, un objet psychologique pour lui-même, tandis qu’il ne voit jamais qu’un objet physiologique, un objet à pétrir, à modeler dans l’autre, celle qui partage son lit. Il y va d’un petit « Je pense donc je suis ». Et son « pense » l’on en devine la traduction à l’heure de la virilité glorieuse. De même que pour l’auteur du Discours de la méthode, les animaux, ainsi, pour le consommateur cartésien les créatures métamorphosées en bêtes à volupté ne sont que des machines, des mécaniques. Or, les machines n’ont pas fini de jouer des mauvais tours à l’homme. Celui-ci, en l’occurrence, entendait manœuvrer à son gré la femme, cette chose, sa chose. Or sa chose, cette chose, la femme devient la forme où et dont il va se modeler.

Il y a quelques années, à Berlin, au musée Hirschfeld, on voyait, documents et preuves à l’appui, comment, dès leur retour à la vie civile, d’anciens uhlans, du type le plus brutal, le plus soudard, le plus trousseur de filles, se trouvaient atteints d’éonisme. Ils échangeaient tunique, culotte et caleçons réglementaires contre corsage, jupe et jupons. Et, paradoxe de paradoxe, nombre de ces colosses copiaient, dans leur vêture féminine, certaines raccrocheuses qui, elles-mêmes, pour leur tenue de travail s’étaient inspirées du style le plus violemment soldatesque. Un lustre plus tard, les nazis avaient brûlé les précieuses collections d’Hirschfeld. Aujourd’hui, tous comme un seul homme, ils habillent leurs mollets de cuir fauve. Extatisme de l’habillement. Dans l’Allemagne hitlérienne, dans l’Italie mussolinienne, ceux qui s’opposent au bond en avant pour un retour en arrière jusqu’à la féodalité, ceux qui n’imaginent que pour inventer atrocités et méfaits dont taxer les communistes et leur reprocher, entre autres choses mensongères, de vouloir réduire la diversité humaine à la monotonie, ceux-là, dis-je, se condamnent eux-mêmes et condamnent les autres à l’obsession de l’uniforme.

Sans doute la camisole de force nationale ou raciale va-t-elle comme un gant à la folie furieuse d’une classe qui voit, dans le fascisme, l’unique chance de survivre encore un peu à ses faillites et banqueroutes frauduleuses. Par la rigidité toute militaire de ses cadres, l’État ne cesse d’exaspérer les contradictions inconciliables. Le monde extérieur, le monde sert de bouillon de culture à ces délires que réfléchit, à la surface comme au plus profond de ses eaux, le miroir sensible et mouvant que nous appelons le monde intérieur.

Or, nous ne croyons pas à la génération spontanée des délires. Tout et tous obéissent à la grande loi d’universelle réciprocité. Un marxiste ne peut nier que, à la lumière des plus sombres folies, s’éclairent, donc se métamorphosent, les faits dont naquirent ces sombres folies.

Machine à réprimer et à comprimer, au sein des contradictions inconciliables, l’État, dans et par ses mesures les plus générales, jamais ne cesse d’être le responsable des refoulements les plus particuliers. Donc, réciproquement, rendre compte du particulier, ce sera dénoncer le général. Du fait, du seul fait qu’elle explique l’individu actuel, la psychanalyse est un réquisitoire contre la société actuelle, la société capitaliste qui, en refusant à l’immense majorité des individus des conditions acceptables de vie matérielle, leur interdit le libre épanouissement de la vie psychique.

Les ennemis de Freud, ses ennemis de gauche et de droite aussi bien que ses disciples à la ferveur trop exclusive, tous ont une fâcheuse tendance à oublier que le plus grand psychologue des temps modernes n’a jamais accordé une valeur nouménale à l’inconscient, à ses manifestations. Comme toute autre science, sa science s’attaque à ce qui apparaît encore à l’état d’irrationnel, pour en faire un nouveau rationnel, un nouveau rationnel qui servira de chemin vers un nouvel irrationnel, qui lui-même…

Toujours, partout (et dans ses Essais de psychanalyse appliquée récemment traduits plus encore qu’ailleurs et jamais) Freud insiste sur la nécessité de considérer le contexte. Le déterminisme psychique est déterminé par d’autres déterminismes que, lui-même, à son tour, il va déterminer. Il s’agit de ne négliger aucun de ces liserons conducteurs qui peuvent nous aider à nous y retrouver dans l’enchevêtrement équatorial des déterminismes. Pas plus que les êtres, les choses, les mots qui désignent choses et êtres et les songes qui les relient ne sauraient être abstraits définitivement de l’ensemble, d’où, pour des nécessités d’analyse, il a fallu les extraire.

Dans Dichtung und Warheit, Goethe a osé écrire : On peut tout affirmer lorsqu’on se donne la liberté d’employer et d’appliquer les mots d’une manière tout à fait vague, dans un sens tantôt élargi, tantôt rétréci, tantôt approché, tantôt lointain.

Ici, par sa volonté même de confusionnisme, l’Olympien se précise. Son masque, l’olympianisme, ne cache plus mais accuse la mauvaise conscience de qui a voulu plus d’une fois détourner les mots à son profit, au détriment d’un temps, d’un lieu et de ses voisins dans ce temps, ce lieu.

Jamais (et surtout en France, pays de l’éloquence) on ne prend assez de précautions contre les spécialistes des précautions oratoires. Les escroqueries verbales vont de pair avec les autres.

Toujours la même Marseillaise : les enfants de la patrie, les fils de putains, les dignes rejetons de la république bourgeoise ont fait, d’un chant à l’origine révolutionnaire, l’hymne même de la provocation. Tel historiographe du fumier contemporain s’attendrit sur l’amour de petit dissentiment qui a servi de mouche aux touchantes connivences de MM. Chiappe et Renard. Le premier, le César en peau de bourrique, ne partage point le culte que le second, le chancre mou à binocle, voue à Robespierre. Et pendant ce temps-là, M. Barthou, préposé aux fliqueries étrangères dans une quasi-dictature de grande fliquerie, M. Barthou, d’un œil, surveille les hypothèques de l’impérialisme français sur la Tchécoslovaquie des sokols et des gardes blancs, tandis que, de l’autre, il ose encore diriger une collection d’études historiques intitulées « Les grands révolutionnaires » où, récemment, a paru un ouvrage sur Marat. Et voilà comment nos saletés les plus salement officielles jouent de l’accordéon avec les plus propres des noms propres. Mais qu’importe, Robespierre demeure l’incorruptible et Marat le premier théoricien de l’insurrection armée. Cette priorité lui vaut, depuis bientôt un siècle et demi, la haine des historiens bourgeois. Elle lui vaut aussi l’admiration des historiens soviétiques, tous d’accord pour reconnaitre un magistral essai de théorie de la Révolution dans Les Chaînes de l’esclavage, ce livre dont Karl Marx annota le texte avec un soin extrême.

Si la France de 1934 voit ressusciter l’infect esprit d’union sacrée, ce n’est point par un barrésisme d’extrême gauche qu’il faut répondre au barrésisme de droite et d’extrême droite. Les intellectuels révolutionnaires ne doivent donc pas oublier que Marat est aussi l’auteur d’un Essai sur l’homme qui portait en épigraphe cette phrase de Jean-Jacques Rousseau : La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme. Marat reproche à Racine, à Pascal, à Voltaire d’avoir fait de la connaissance de l’homme une énigme. L’effroi ravage les deux premiers. Comme l’Esquimau dont Lévy Bruhl rapporte les paroles (Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive), comme tous les croyants, Racine, Pascal eussent pu dire : « Nous ne croyons pas, nous avons peur. » Mais qu’elle se fasse ironie pour cravater le cou décharné de l’agnosticisme voltairien, toujours et encore, quelle que soit la forme de son renoncement, la terreur devant l’énigme n’est jamais que l’expression variée, variable d’une seule et unique lâcheté intellectuelle.

Quand un poète aussi merveilleusement sensible qu’Éluard s’écrie : « Il faut déshumaniser l’univers », quand les écrivains révolutionnaires réunis au congrès de Kharkov s’accordent à reconnaître qu’un intellectuel ne doit jamais venir à la Révolution par humanitarisme, c’est que, d’abord, il faut nier les notions d’humain, d’humanitarisme, d’humanisme telles qu’elles ont cours dans une société bourgeoise à la fois pourrie de christianisme et peinturlurée de scepticisme. L’homme doit nier l’humain, l’humanitarisme, l’humanisme bourgeois, parce que cet humain, cet humanitarisme, cet humanisme nient l’homme. L’homme doit nier ce qui le nie. Ainsi, et seulement ainsi, par la négation de la négation, il s’affirme.

En vue d’une nouvelle affirmation, Marat requiert contre le régime, contre la religion. La rigueur qu’il apporte dans toute considération fait de lui le précurseur du socialisme scientifique. Dès son extrême jeunesse il a une activité — culturelle, dirions-nous aujourd’hui — qui va servir de fondement inébranlable à sa non moins inébranlable activité révolutionnaire. Ses recherches sur la lumière lui valent d’être salué comme un nouveau Newton. Il soigne ses malades à l’électricité. Il dresse un plan de législation criminelle.

Ce dernier travail nous semble témoigner d’une préoccupation qui ne saurait jamais cesser d’être actuelle en période pré-révolutionnaire.

À lui seul, le moindre délit particulier dénonce le mauvais état général.

Et Violette Nozières, à la Petite Roquette, n’a plus d’avocat. Elle est une accusée embarrassante. Pas pour les accusateurs, bien sûr. Mais « les droits sacrés de la défense » ont d’autres robes à brûler. M. J. C. Legrand a trop de lettres à écrire aux journaux. Le vieux Géraud est trop vierge. Et puis ça ne l’amuse pas de plaider pour une femme, puisqu’on ne guillotine pas les femmes, en temps de paix.

Violette Nozières, dans la moisissure de l’ombre qui l’emprisonne, il ne peut se faner le bouquet des beaux phosphores. Une haute flamme noire danse plus haut que l’horizon et l’habitude. Tous les orages vont faire écho à la voix qui hurla en mots de soufre, en mots de souffrance, la condamnation d’un monde où tout était contre l’amour.

RENÉ CREVEL.