Tanastés, conte allégorique


TANASTÉS
CONTE
ALLEGORIQUE.
Par Mlle DE ***.
Qui poteſt capere, capiat.



A LA HAYE,
Chez VANDER SLOOTEN,
dans le Kalver-ſtraat.

M. DCC. XLV.

PREFACE.

Ami Lecteur, point de ſurpriſe, je ne m’érige point en Auteur, je ſuis ſimple Copiſte : je n’ai point tiré ce Conte de ma cervelle, je l’ai trouvé dans un vieil Billot, qui a pour titre : Le Conte des Contes, imprimé en Hollande l’an 1503. Je l’ai lû avec plaiſir, j’ai crû qu’il pouroit ne te pas déplaire ; au reſte, je m’en ſoucie fort peu.

Il eſt vrai que je coure riſque d’être repriſe par ceux qui auront vû l’Original, parce que je n’ai pas ſuivi les événemens dans leur arrangement ; mais auſſi ils pouront me pardonner, lorſqu’ils s’apercevront que je n’y ai rien changé. D’ailleurs, ſi je trouve des Lecteurs qui critiquent cet Ouvrage, j’ai à leur répondre que je n’ai ni étude ni ſcience, & qu’un Conte peut être lû par raport aux événemens : tel je l’ai pris, tel je le rends, je ne ſuis point obligée à davantage ; & crainte d’ennuyer avec un rien, je vais finir cette Préface par où l’Auteur du Conte a commencé : Qui poteſt capere, capiat.


TANASTÉS
CONTE
ALLEGORIQUE.


DE tout tems l’air a été habité par les Silphes ; mais il s’eſt paſſé tant de ſiécles avant qu’ils ſe ſoient manifeſtés aux hommes, que vraiſemblablement nous ſerions encore dans une parfaite ignorance à leur ſujet, ſans un événement aſſez ſingulier qui nous les a fait connoître. Ils célébrent tous les cent ans une Fête en l’honneur d’Amariel, leur Chef, où tous les Silphes & Silphides ſont obligés de ſe trouver : le lieu qu’ils choiſiſſent ordinairement pour cette Aſſemblée eſt la Voïe lactée, ou quelque nuage que les rayons du ſoleil décorent des plus brillantes couleurs. Ces Génies aiment ſurtout ce qui a raport à cet Aſtre, étant celui dont ils éprouvent le plus ſouvent les influences ; une belle nuë, qui s’élevoit ſur le royaume de Zarim, les fixa pour cette fois.

A peine avoient-ils fini de rendre leurs hommages à Amariel, que des cris aigus vinrent troubler l’ordre de la Fête, & attirérent tous les regards vers l’endroit d’où ils venoient. Le premier objet qui les frapa, fut une femme étenduë ſur un lit, environnée de pluſieurs perſonnes de l’un & de l’autre ſexe, qui paroiſſoient s’empreſſer à la ſecourir : ce ſpectacle étoit nouveau pour eux ; juſques-là ils ne s’étoient point mêlés des humains : & les Silphides étant par nature à l’abri de toutes les incommodités des mortels, ne pouvoient leur donner une idée juſte de ce qu’ils voyoient ; la curioſité cependant piquoit tous les Spectateurs aëriens. Amariel s’en apperçût ; & feignant de céder à leurs empreſſemens, mais en effet pour ſatisfaire le ſien, dépêcha Célénit, le Meſſager ordinaire de la Troupe, pour aller s’éclaircir de la vérité ; il partit, & revint preſqu’au même tems aprendre que tout ce tumulte étoit cauſé par l’accouchement de la Reine de Zarim, qui attiroit l’attention de tout ſon peuple, l’Enfant qu’elle alloit mettre au monde devant être leur Souverain preſqu’en naiſſant. Célénit n’avoit pas achevé de rendre compte de ſa commiſſion, lorſque l’on vit paroître cet Enfant tant ſouhaité, qui étoit un fils. Dans le moment la ſcène fut changée ; à une attention inquiéte qui regnoit parmi ces peuples, ſuccéda une joïe vive & inexprimable : tous les viſages étoient riants, & s’entr’annonçoient le bonheur qui venoit de leur arriver ; il ſembloit que la Nature eût pris pour eux une face nouvelle depuis qu’il y avoit un homme de plus ſur la terre. Les Silphes examinoient tout en ſilence ; & peut-être l’auroient-ils gardé long-tems, ſi Amariel ne l’eût rompu le premier. Quel excès de folie ! s’écria-t’il, & que penſez-vous de ces mortels qui ſe livrent à des tranſports de joïe pour la naiſſance d’un Maître dont ils ignorent les bonnes & mauvaiſes diſpoſitions à venir ? Ne devroient-ils pas plutôt apréhender que celui pour la venuë duquel ils ſe réjoüiſſent, ne leur donne lieu de ſe repentir de leur allégreſſe prématurée, s’il devenoit leur Tiran, & non leur défenſeur : mais pour que ce peuple ne ſoit pas la dupe de ſa bonne foi, il me vient une idée. Ce Prince paſſera bien des années ſans pouvoir gouverner par lui-même ; pendant cet intervale dérobons-le à ſes Sujets : formé par nos ſoins, il n’en ſera que plus digne de remplir un jour le Trône qui lui eſt deſtiné ; mais afin qu’on ne s’aperçoive pas de notre larcin, ſubſtituons à ſa place un enfant qui lui reſſemble aſſez pour tromper les perſonnes qui lui ſont attachées. Partez, Célénit, exécutez ponctuellement mes ordres ; vous, (*) Oromal, je vous commets à la garde du Prince : tranſportez-le ſur le champ dans ce Palais inhabité, que je vois ſur la frontiére de ce Royaume ; embéliſſez cette demeure, qu’il y ſoit elevé ſelon mes volontés : (Dire & faire, pour des Génies, ce n’eſt preſqu’une même choſe.)

Célénit s’acquitta ſi bien de ſa commiſſion, qu’il trouva l’enfant d’un Eſclave, qui reſſembloit ſi parfaitement au Prince, qu’il faloit être Silphe pour ne s’y pas méprendre : tout cela fut fait en un clin d’œil, & la Cour ne s’apercevant point de l’échange, fut ſon train ordinaire. Les Silphes ſe ſéparérent, & chacun alla reprendre le poſte qu’il devoit occuper ſur l’Atmoſphere, excepté Oromal qui ſe rendit auprès de ſon Pupile, & ne le quitta plus juſqu’au tems qu’il prit poſſeſſion de ſes Etats.

Les premieres années de la vie des deux Enfans n’eurent rien d’extraordinaire. Agamil (*) ſur le Trône, & Tanaſtès (a) dans ſa retraitte, croiſſoient également, & quant à l’extérieur, il n’étoit pas poſſible de les diſtinguer ; mais l’âge venant à déveloper leurs inclinations, on vit bientôt la différence infinie qui étoit entr’eux. Tanaſtès inſtruit par Oromal dans tout ce qui peut faire un honnête homme & un grand Prince, ſe portoit ſi naturellement au bien, qu’on auroit aiſément connu qu’il étoit fait pour commander aux autres : l’air de bonté qui brilloit en lui, ſembloit être un préſage certain de l’amour que lui porteroit un jour ſon Peuple.

Pour Agamil livré aux Courtiſans, élevé dans la moleſſe, & reſpecté juſques dans ſes défauts par ceux mêmes qui devoient l’en corriger, il s’abandonna d’autant plus volontiers à ſes caprices, que perſonne n’oſoit lui montrer ſon devoir : incapable de toute occupation ſérieuſe, le plaiſir ſeul piquoit ſon goût ; il s’y livroit avec une vivacité qui tenoit de l’emportement : on n’étoit bien venu auprès de lui, qu’autant qu’on pouvoit lui en procurer de nouveau.

(*) Une Fée déja antique, étoit en poſſeſſion du Gouvernement du Royaume depuis quelques années ; elle n’ignoroit pas ce qu’étoit Agamil ; mais n’ayant pû s’opoſer à l’enlevement du Prince, elle en gardoit le ſilence, & conduiſoit le Roy regnant, de façon que s’il ne faiſoit pas de bien, au moins il ne fit pas de mal, attendant patiemment que quelque heureuſe révolution rendît aux Zarimois leur légitime Souverain. Les ſoins de cette Fée, & l’humeur pacifique d’Agamil, avoient toûjours entretenu les Peuples dans la paix & le repos ; ils en joüiſſoient ſans en connoître le prix.

Ce fut en ce tems-là que (a) Phelinette préſenta (b) Ardentine à l’aſſemblée des Fées pour y être admiſe ; c’étoit une jeune perſonne qu’elle avoit élevée, qu’elle aimoit beaucoup, & qui étoit effectivement aimable, belle, pleine d’eſprit, vive juſqu’à l’étourderie, mais extrêmement ambitieuſe, & paſſablement coquette. Phelinette connoſſoit très-bien ſes défauts, & ne ſouhaitoit lui procurer le don de Féerie, que pour ſatisfaire ſon ambition ; mais les Fées l’ayant examinée attentivement, jugèrent qu’il y auroit trop de danger à confier une grande Puiſſance entre les mains d’une femme ſi broüillone : n’oſant pas cependant refuſer ouvertement Phelinette, elles lui dirent qu’avant d’initier Ardentine à leurs myſtères, il étoit bon qu’elle fît une eſpéce de noviciat pendant pluſieurs années, afin de mieux connoître ſes talens ; Phelinette accepta la condition avec plaiſir, il n’en fut pas de même d’Ardentine ; outrée du refus qu’elle venoit d’eſſuyer, elle ſort précipitamment du Conſeil pour exhaler ſon dépit plus à l’aiſe ; & quoiqu’elle prît un ſoin extrême de le diſſimuler à ſa Protectrice, elle tomboit de tems en tems dans des accès de mélancolie qui auroient dévoilé à Phelinette les ſentimens de ſon Eléve, ſi elle ne les avoit pas déja connus par le ſecours de ſon art. Pour la tirer de cette humeur ſombre, elle la tenoit preſque continuellement occupée, & lui faiſoit parcourir toutes les parties du monde pour les affaires qui ne demandoient point une puiſſance ſurnaturelle : tout cela étoit peu de choſe pour l’ambitieuſe Ardentine, elle vouloit commander ; rien, outre le pouvoir abſolu, ne pouvoit lui plaire.

Un jour qu’elle revenoit d’éxécuter les ordres de la Fée dont elle étoit chargée, elle paſſa par le Royaume de Zarim, & s’y arrêta, tant pour ſe délaſſer, que pour voir en même tems une Cour, à laquelle juſques-là elle n’avoit fait aucune attention ; l’objet où elle ſe fixa d’abord, fut Agamil : à la faveur des connoiſſances qu’elle avoit acquiſes, elle démêla facilement le fond de ſon caractère, qui lui parut tel qu’elle pouvoit le ſouhaiter pour l’accompliſſement de ſes deſirs ; auſſi ne balança-t’elle pas un inſtant ſur le parti qu’elle vouloit prendre : déterminée à reſter dans Zarim, la préſence de la Fée gouvernante (*) fut le ſeul obſtacle qu’elle y trouva ; mais comme elle étoit fertile en expédiens, elle jugea qu’il ne lui ſeroit pas impoſſible de l’en faire décamper ; & prenant auſſitôt l’air & le ton néceſſaire pour bien joüer ſon rôle, elle vole chez la Gouvernante, qui ne fut pas peu ſurpriſe d’une viſite à laquelle vraiſemblablement elle ne s’attendoit pas.

Ardentine, avec tous les ſignes de cet empreſſement qu’on a d’ordinaire, lorſque l’on eſt chargé d’une grande nouvelle aborda la Fée ; & ſans lui laiſſer le moment de la réfléxion, Madame, lui dit-elle, vos Sœurs les Fées, vous ordonnent de vous trouver à un Conſeil, qu’elles doivent tenir aujourd’ui pour une affaire importante à tout le Corps ; partez vîte, vous n’avez pas un inſtant à perdre. La vieille Fée fut dupe de cette tromperie ; elle ſe tranſporte avec précipitation où les Fées tenoient leur aſſemblée. On ne peut exprimer ſon dépit, lorſqu’elle reconnût la vérité, & comment on l’avoit joüée : elle voulut retourner ſur ſes pas pour ſe venger, mais il n’étoit plus tems ; les autres Fées, pour la punir d’avoir ajouté foi trop légérement aux paroles d’une étourdie, elle que l’âge & l’expérience auroient dû rendre prudente, la condamnèrent à paſſer cent ans dans la retraite, ſans ſe mêler en aucunes façons des affaires terreſtres. Cette punition étoit terrible pour une Fée accoûtumée à dominer ; mais il falut en paſſer par-là. (Ces ſortes d’Arrêts ſont ſans apel.) Comme le départ de cette Fée étoit tout ce qu’Ardentine attendoit, il ne lui fut pas mal-aiſé de ſe faire jour juſqu’au Roy. Elle connoiſſoit déja tous ces foibles, & s’aprêta pour les mettre à profit en femme habile : jeune, belle & preſque Fée, c’en étoit plus qu’il n’en faloit pour faire tourner une tête plus forte que celle d’Agamil ; ainſi on peut juger de ce que la ſienne devint.

Ardentine ſut bientôt au plus haut dégré de puiſſance & de grandeur : elle ordonnoit deſpotiquement ; tout alloit à ſa fantaiſie, & tout alloit de travers. Agamil lui obéïſſoit en eſclave, ſon nom de Roy ne lui ſervoit qu’à mettre ſes vices dans un plus grand jour. Tanaſtès, qui pendant tout ce tems étoit enfermé dans ſa retraite, s’impatientoit de reſter ainſi dans l’oiſiveté : Oromal l’avoit inſtruit depuis peu de ſon deſtin ; cette connoiſſance l’avoit rendu mélancolique, il ſe faiſoit une violence extraordinaire pour ne pas laiſſer éclater devant Oromal le chagrin qu’il reſſentoit d’être confiné dans un déſert, pendant qu’un Etranger occupoit le Trône de ſes Ancêtres. Le zélé Gouverneur le tranſportoit quelquefois ſur un nuage, & de-là lui faiſoit conſidérer ſes Etats, & tout ce qui s’y paſſoit, ſurtout les fautes qui ſe commettoient dans le Gouvernement, afin qu’il évitât d’en faire de ſemblables, lorſqu’il ſeroit en place. Ardentine n’échapa point à leurs remarques : Tanaſtès naturellement vif, ſe mettoit en colére à chaque ſotiſe qu’il lui voyoit faire ; & ſans la ſage précaution du Silphe qui affermiſſoit le nuage qui le ſoûtenoit, il ſe ſeroit pluſieurs fois précipité dans Zarim, pour réparer les torts qu’elle y cauſoit. Il n’eſt pas tems encore, diſoit Oromal : (*) c’eſt un événement conſidérable qui doit vous rendre à vos Sujets, & je n’ai vû juſqu’ici dans votre Royaume que des choſes ordinaires ; profitez, en attendant, de ces exemples, pour n’en pas donner de pareils à l’avenir : ces leçons faiſoient peu d’effet ſur le chagrin du Prince ; il ſe taiſoit pourtant, ne pouvant pas faire mieux, & retournoit toûjours dans ſa ſolitude plus rêveur que lorſqu’il en étoit parti.

Cependant Agamil recevoit tous les jours des Députés de toutes les Provinces du Royaume, pour l’obliger à ſe marier, une ſeule tête ne ſuffiſant pas pour apuïer la Couronne, que ſa mauvaiſe conduite rendoit déja aſſez chancelante. Pluſieurs Princes lui offroient leurs alliances ; mais Ardentine qui craignoit que ſon pouvoir ne fût balancé par celui d’une Reine, mettoit tout en uſage pour faire rejetter toutes propoſitions ſur cet article : il falut pourtant céder aux coûtumes du Pays, qui ne permettoient pas aux Souverains de reſter dans le célibat ; nouvelle embarras ſur le choix d’une Epouſe. Agamil n’auroit peut-être jamais ſorti de ſon incertitude, ſi la politique de ſes Miniſtres ne fût venuë à ſon ſecours, & le fixa enfin pour Sterlie, fille d’un Roy ſon voiſin. Cette jeune Princeſſe méritoit qu’on la recherchât par des vûës plus obligeantes qu’une raiſon d’Etat ; mais en ce tems, comme en celui-ci, le cœur avoit rarement part à ces ſortes d’alliances ; auſſi ne faut-il pas s’étonner de voir tant d’infidélités réïtérées de la part des Grands, qui ne connoiſſent de loix que celles qui favoriſent leurs paſſions criminelles auxquelles elles ſacrifient tout.

Cependant tout s’aprêtoit pour la célébration du mariage d’Agamil ; toutes les cérémonies requiſes en pareille occaſion furent obſervées : Ambaſſades, Envois de portraits, rien ne fut obmis. Ardentine ſouffroit cruellement à la vûë des préparatifs que faiſoient les Zarimois pour cette Fête : ſon cœur naturellement ambitieux, ne trouvoit nullement ſon compte dans cette alliance ; elle craignoit que la Reine future, dont toute la Cour vantoit les perfections, ne mît fin à ſes plaiſirs, en la mettant au même rang que la Fée qu’elle avoit ſuplantée. Cette penſée qui l’agitoit ſans ceſſe, l’auroit peut-être miſe au tombeau, ſi Agamil, qui l’idolâtroit & qui n’étoit pas plus à ſon aiſe qu’elle, ne l’eût aſſurée d’une conſtance éternelle : la joïe publique ſembloit augmenter les peines de ces deux Amans.

La Princeſſe & tout ſon cortége aprochoient de la Capitale, lorſqu’Oromal porta Tanaſtès ſur ſon nuage : voyons, lui dit le Génie, comment vous trouverez l’Epouſe d’Agamil ? Le Prince la chercha des yeux, la trouva, & rougit : un trouble inconnu qui s’empara de lui, le rendit honteux ; il n’oſoit regarder le Silphe, qui prenant plaiſir à le décontenancer, lui demandoit en ſoûriant malignement, ce qu’il penſoit de Sterlie, Tanaſtès ne répondoit qu’en rougiſſant encore d’avantage : ces regards toujours fixés ſur la Princeſſe, dont l’air tranquile & modeſte n’annonçoit ni empreſſement, ni crainte pour le fort qui l’attendoit, & ſembloit n’être plus capable que de voir en vain.

Oromal redoubloit ſes queſtions ; il jettoit alors les yeux ſur lui d’un air diſtrait, & retomboit dans ſa rêverie ſans dire un mot : en ce moment on vit paroître le Roy qui alloit au-devant de la Princeſſe : nouveau chagrin pour Tanaſtès ; il ne parloit point ; mais ſon agitation faiſoit aſſez connoître ce qui ſe paſſoit dans ſon cœur : juſques-là il n’avoit laiſſé paroître au-dehors que ce qu’il ne pouvoit pas cacher ; mais l’impatience lui échapa, lorſque Sterlie defcendit de ſon char, & reçût ſon Epoux à genoux, comme cela ſe pratique ordinairement : ce ſpectacle lui rendit l’uſage de la parole, qu’il paroiſſoit avoir perdue ; & ſe tournant avec vivacité vers le Silphe, il lui demanda bruſquement juſqu’à quand il comptoit le tenir en tutelle : cette demande toute déplacée qu’elle étoit, fut ſuivie de propos auſſi ridicule, ſans penſer au reſpect qu’il devoit à un Génie tel qu’Oromal ; il donnoit carriére à ſon imagination echauffée, en homme qui n’écoute plus la raiſon : enfin, dit-il, faiſant un effort pour arranger quelque choſe de cenſé, n’a-t’on pas déja aſſés fait d’injuſtice dans Zarim, & n’eſt-ce pas ſe rendre complice d’une qui me paroît la plus cruelle ? Il alloit ſans doute continuer ; mais le Silphe l’arrêta par un regard ſévere. Tanaſtès, lui dit-il, vous vous oubliez ; que parlez-vous d’injuſtice ? Je ne vois que vous ici d’injuſte, de quel droit oſez-vous me demander une liberté que vous ne devez attendre que de ma bonté : il ne tenoit qu’à moi de vous laiſſer dans une éternelle ignorance ſur votre ſort, ou de vous confondre avec les hommes vulgaires, dont à peine on connoît l’exiſtence ; je ne l’ai point fait, au contraire, tous mes ſoins n’ont tendu qu’à vous rendre digne du Trône : cependant aujourd’hui vous voulez exiger… mais je n’en dis pas davantage ; vous connoiſſez mes volontés, conformez-y votre conduite : le Prince qu’il avoit élevé dans une parfaite ſoumiſſion, baiſſa les yeux, ſoûpira, & ſe tut.

Pendant ce dialogue, les Epoux arrivérent au Temple du Soleil, qui étoit la Divinité adorée en ces climats, le Grand-Prêtre commença auſſi-tôt la cérémonie de l’Union, & leur fit faire les ſermens ordinaires : le pauvre Tanaſtès ſe ſentit le cœur ſi preſſé au moment de ces promeſſes qu’il entendoit faire à Sterlie, que ne pouvant plus garder un ſilence, qu’il n’avoit obſervé pendant le Sacrifice, que de crainte d’irriter le Silphe, il fit un grand ſoupir ; Hélas ! dit-il, Sterlie ſe donne à un Avanturier, Agamil eſt-il fait pour la poſſéder ? Cette charmante Princeſſe ſera donc la victime de cette tromperie ; & ſi jamais je regne comme vous me le faites eſperer, que deviendrat’elle ? Vous pouvez alors l’épouſer, dit Oromal, vous en ſerez le maître. Cette réponſe ne ſatisfit point Tanaſtès, il pouvoit ſe paſſer encore bien du tems avant que ſon Trône lui fût rendu ; & Sterlie au pouvoir de ſon rival pendant cet interval, étoit une choſe dont il ne ſuportoit l’idée qu’avec un eſpece de déſeſpoir ; auſſi ne daigna-t’il pas répliquer, & ſe contenta de tourner le dos à Oromal avec un mouvement de dépit qu’il ne put retenir. Le reſte du jour ſe paſſa en divertiſſemens, tous les Courtiſans avoient étalé leur magnificence. Ardentine parut à la fête plus brillante que la Reine ; mais certain air d’impudence qui caractériſoit toutes ſes actions, diminuoit beaucoup ſes charmes, & mettoit au contraire les graces touchantes de Sterlie dans tout leur éclat. Il étoit aiſé de s’apercevoir que l’amour n’étoit pas de la partie entre les deux Epoux : ils ſe prêtoient pourtant d’aſſez bonne grace à tout ce que la bienſéance exigeoit deux : mais on remarquoit dans tout ce qu’ils faiſoient l’un pour l’autre, un air de froideur qui n’échapa pas à Tanaſtès, il ne pouvoit s’imaginer comment on voyoit Sterlie avec indifférence ; pour elle il lui ſavoit un gré infini de ne point aimer ſon mari : il ſe félicitoit de cette découverte, comme s’il eût dû en tirer avantage : le jour commençoit à baiſſer, au grand regret du Prince, qui l’auroit ſouhaité durer un ſiécle, tant la fin lui en paroiſſoit fâcheuſe. Ces ſouhaits furent inutiles ; le jour ne fut ni plus ni moins long qu’à l’ordinaire ; & l’heure ſi redoutée où l’on devoit conduire les Epoux dans leur apartement, arriva : L’amoureux Tanaſtès ſe trouva alors dans un état ſi violent, qu’il auroit fait pitié à tout autre qu’à un Silphe ; ſa reſpiration haute & précipitée, ſes regards troublés, qu’il fixoit alternativement ſur Sterlie & ſur Oromal, ſembloient demander quelque reméde à ſon mal, mais c’étoit en vain : l’inexorable Silphe regardoit tout froidement, ne paroiſſant pas même s’apercevoir de ſa ſituation. Sterlie fut enfin miſe au lit, le monde commençoit à ſe retirer, pour laiſſer les mariés en liberté, quand il prit au déſeſpéré Tanaſtès un friſſon, qui ſe communiquant à toutes les parties de ſon corps, porta un froid mortel juſques à ſon cœur : ſes jambes affoiblies lui manquérent ; il ſe laiſſa tomber aux pieds d’Oromal en jettant un cri plaintif : heureux, s’il avoit pû s’anéantir en ce fatal moment ! mais il n’eut pas la ſatisfaction de perdre connoiſſance ; les différentes paſſions qui l’agitoient produiſant chacune leur effet, le tenoient comme ſuſpendu entre la vie & la mort : la crainte lui fermoit les yeux, il trembloit de les ouvrir mal-à-propos ſur cette funeſte chambre : une violente ſecouſſe qui fut donnée en ce moment à ſon nuage, le tira de cet état. Il ouvrit un œil en tremblant ; & croyant voir un lieu différent de celui où il devoit être, il les ouvrit tous deux, & penſa les refermer auſſitôt, en ſe trouvant auprès du lit de la Reine dans une chambre toute ſemblable à celle d’Agamil ; il crut qu’Oromal le vouloit rendre témoin de ce qu’il craignoit tant de voir en punition de ſes emportemens du jour : il ſe raſſura pourtant lorſqu’il eût remarqué que Sterlie étoit ſeule dans le lit ; elle le regardoit d’un air ſurpris qui n’étoit cauſé que par celui qu’elle voyoit au Prince : ſa parfaite reſſemblance avec Agamil, ne lui donnant pas le moindre ſoupçon de l’échange, il auroit ſans doute reſté long-tems immobile dans l’excès de ſon étonnement, ſi Sterlie n’eût parlé la premiere : Prince, lui dit-elle, vous eſt-il arrivé quelque choſe qui vous ait obligé de vous lever ? ſi vous êtes incommodé, il faut apeller du monde : Tanaſtès ne répondit point, ne ſçachant que dire ; mais ſaiſiſſant une de ſes mains, il la baiſa avec tranſport ; elle ne fit aucun effort pour la retirer : certain ſentiment qu’elle n’avoit point éprouvé pour Agamil, l’attendriſſoit en faveur de celui-ci ; les regards qu’elle laiſſoit tomber ſur lui comme à la dérobée, étoient pleins d’une langueur qui n’annonçoient rien moins que de l’indifférence : il s’en apperçut & devint plus téméraire ; on lui opoſa une ſi foible réſiſtance, qu’il réſolut de tout hazarder pour ſe rendre heureux ; il avoit bien connu par les propos de Sterlie, qu’elle étoit dans l’erreur ; ainſi il ſe crut en droit d’en profiter. Quoi ! diſoit-il à lui-même, ne s’eſt-elle pas donnée au Roi de Zarim ? Quel autre que moi peut prendre ce titre ſi juſtement ? Agamil n’en eſt que l’image donc elle eſt à moi, & non à lui. Toutes les réflexions où les mouvemens de ſon cœur avoient beaucoup plus de part que ſa raiſon, le déterminerent ; & s’abandonnant à toute l’impétuoſité de ſes deſirs, ſans conſulter s’il étoit en effet dans le Palais d’Agamil, ou ailleurs, il ſe livra à des plaiſirs d’autant plus vifs, qu’ils avoient été précédés par de grandes peines.

Sterlie enchantée de trouver tant d’amour dans ſon Epoux, étoit fâchée de ne l’avoir pas aimé plutôt ; ſon cœur lui faiſoit de tendres reproches, & répétoit tout bas ce que Tanaſtès diſoit tout haut : des ſoupirs à demi étouffés, de timides careſſes, & quelques petits tranſports qui lui échapoient malgré elle étoient les ſeuls interprétes de ce qu’elle ſentoit ; ſon amour novice ne lui permettant pas de s’expliquer plus intelligiblement : ce langage muet a ſans doute une éloquence bien touchante, puiſque Tanaſtès, tout nouveau qu’il étoit, ne ſe méprit en rien, & ſentit toute l’étendue de ſon bonheur, comme s’il eût eû beaucoup d’expérience. D’un autre côté Agamil n’étoit point mécontent de ſon ſort ; une Doüariere encore un peu fraîche qui avoit pris la Cour pour retraite depuis la mort de ſon mari, fut celle que l’obligeant Oromal choiſit pour remplacer Sterlie auprès du Roi. Il avoit eu ſoin de répandre ſur les deux Dames, au moment de l’enlévement, une vapeur légere qui les avoit étourdies de façon qu’elles ne s’en étoient point apperçuës ; & les lumiéres qu’il éteignit dans la chambre d’Agamil, en y tranſportant la Veuve, ôtoient tout moyen d’éclairciſſement. Il eſt bien rare qu’un jeune homme reſte inſenſible auprès d’une jolie femme qu’il a en ſa diſpoſition, auſſi ne perdit-il pas ſon tems.

Sterlie avoit plus de charmes qu’il n’en faloit pour triompher d’une indifférence plus ſorte que celle d’Agamil ; elle avoit auſſi l’agrément de la nouveauté, tout cela parloit en ſa faveur : on ne tient point à tant de choſes avec un peu de goût pour le plaiſir, auſſi Agamil ne reſiſta-t’il pas à l’idée qu’il avoit de ſon Epouſe, & ſuivit ſon penchant de la meilleure foi du monde ; l’objet auquel il prodiguoit ſes careſſes, étoit pourtant bien différent de celui qu’il croyoit poſſéder ; mais ſon imagination y ſupléa, répara les charmes délabrés de la Veuve, & fit une métamorphoſe parfaite d’une doüairiere ſur ſon déclin, en une tendre adoleſcente. Ardentine fut peut-être la ſeule qui paſſa cette heureuſe nuit dans le chagrin ; elle cherchoit cependant à ſe conſoler par l’eſpérance de détruire bientôt la jeune Reine dans l’eſprit de ſon Epoux : elle étoit trop certaine de ſon pouvoir ſur l’eſprit du Roy, pour ne pas compter ſur la réüſſite de cette entrepriſe.

Dans ces entrefaites, tous nos Amans de part & d’autre, qui avoient profité du tems en gens qui ſçavent en faire uſage, s’endormirent : Oromal prit ce moment pour remettre chacun à ſa place ; la Veuve dans ſon lit, Sterlie dans celui du Roy, & Tanaſtès dans la chambre qu’il occupoit ordinairement.

Il n’y avoit point à craindre qu’Agamil fît quelques tentatives contre Sterlie ; (*) le Soleil commençant à paroître ſur l’horiſon, le mettoit à l’abri de tout inconvénient.

La prude Doüairière fut celle qui ſe réveilla la premiere : les incidents de cette nuit ſi extraordinaire ne lui permirent pas de dormir tranquillement ; toutes ſes penſées ſe tournérent d’abord vers ce qui lui étoit arrivé ; mais ne voyant rien autour d’elle de ce qu’elle y croyoit trouver, elle ſe perſuada que le tout étoit une illuſion ; & qu’elle avoit fait un de ces rêves frapans, qui laiſſent de fortes impreſſions dans l’eſprit ; je ne ſçai ſi elle fut ſatisfaite de ſe voir réduite aux idées : quoiqu’il en ſoit, elle fit tout ce qu’elle put pour ſe rendormir, [aparemment la bonne Dame aimoit à rêver :] mais ce fut en vain, trop agitée pour joüir du ſommeil, elle ſe vit obligée d’avoir recours à ſon imagination pour s’entretenir agréablement. Il y avoit déja du tems qu’elle s’occupoit à retracer dans ſa mémoire ce qui lui étoit arrivé pendant la nuit, lorſque Tanaſtès à demi éveillé porta la main où devoit être Sterlie ; ne l’y ſentant plus, il ouvrit les yeux pour la chercher : mais il demeura comme pétrifié, lorſqu’il ſe vit dans ſa chambre ordinaire avec le ſeul Oromal aſſis près de ſon lit : les avantures de la nuit, la vûë des objets préſens broüilloient tellement ſes penſées, & le jettoient dans une ſi grande confuſion, qu’il n’en pouvoit tirer aucune conſéquence ; il croyoit avoir des preuves aſſez fortes, pour ne pas douter de la réalité de ſa nuit ; mais le moyen d’accorder tant de choſes contraires, & comment le ſévére Oromal lui pardonnera-t’il d’avoir abuſé de la crédulité de Sterlie ? Ces réflexions ne s’arrangeoient point du tout dans ſa tête ; au contraire elles s’y mêloient toutes enſemble, & le mettoient dans la plus embaraſſante ſituation où il ſe fut trouvé de ſa vie : comment vous portez-vous, lui dit le Silphe ? Cette demande, le troubla, il la prit pour une ironie qui lui reprochoit ce qu’il avoit fait ; & ne ſe ſentant pas le courage de répondre, il s’enfonça dans ſon lit, ſe couvrant le viſage ; il ſeroit demeuré tout le jour dans cette poſition, ſi un éclat de rire que fit Oromal ne l’eût raſſuré, il hazarda de paroître au jour ; & ne remarquant point dans la phiſionomie du Silphe cette ſévérité qu’il craignoit, il attendit avec moins de frayeur qu’il lui plût de parler. Eh bien, mon cher Tanaſtès, dit le Génie, cette nuit ſi terrible pour votre cœur eſt enfin paſſée, & la tranquilité avec laquelle je vous ai vû dormir, m’aſſure qu’il ne vous y eſt arrivé rien de fâcheux, cette raillerie le déconcerta de nouveau, & penſa le faire diſparoître pour la deuxiéme fois : ſortez d’embaras, continua Oromal, vous auriez dû me reconnoître au bonheur que je vous ai procuré : toûjours attentif à vous prouver mon amitié, avez-vous pû me ſoupçonner de vouloir vous rendre malheureux, en livrant à votre rival une Princeſſe dont il n’eſt pas-digne ; je l’ai miſe dans vos bras en qualité d’Epouſe, vous joüirez toutes les nuits de cet avantage, en attendant que le deſtin vous mette en état de la poſſéder publiquement ; je l’ai cependant remiſe à la Cour, il eſt bon qu’elle y paroiſſe comme elle doit : ſachez que vous n’avez rien à craindre pour elle ; gardez-vous de lui déclarer qui vous êtes, vous offenſeriez ſa délicateſſe, & vous priveriez ſon retour du bonheur d’être à elle.

Tanaſtès tranſporté de joïe, d’amour & de reconnoiſſance, promit de garder le ſecret, & s’en acquita mieux qu’on ne devoit l’attendre d’un homme dont le cœur amoureux n’étoit qu’à demi ſatisfait de recevoir les faveurs les plus tendres au nom d’un autre. Oromal le prenant enſuite par la main, le conduiſit dans la chambre qu’il avoit préparée comme celle d’Agamil, pour faire illuſion à Sterlie. C’eſt ici, lui dit-il, le lieu où vous vous êtes uni à la Princeſſe, ſongez à lui conſerver votre foi ; jurez par le Soleil que vous ſerez fidèle. Tanaſtès ayant obéi ; c’eſt aſſés, lui répondit le Génie, vous voyez à quoi vous vous êtes engagé, rempliſſez vos devoirs ; vous connoiſſez ma puiſſance, tremblez d’éprouver les châtimens deſtinés aux parjures, ſinon vous ſentirez ce que c’eſt que de violer un engagement formé par un (*) Silphe. Ils partirent de-là pour aller occuper leur poſte ordinaire ſur la nuée.

Agamil venoit de s’éveiller, il bailloit, frottoit ſes yeux, étendoit les bras comme un homme qui a peine à ſecoüer le ſommeil. Pendant tout ce manége il n’avoit pas paru s’apercevoir que Sterlie fût auprès de lui, il s’en ſouvint pourtant ; & la régalant d’un fade bon jour accompagné de quelques équivoques peu gracieuſes pour ſa vertu, il la contraignit de ſe détourner, pour lui dérober ſa rougeur. Agamil ſonne, on entre, il ſe leve, & ſans autre compliment paſſe dans un apartement voiſin, pour ſe montrer aux Courtiſans qui attendoient ſon lever.

Sterlie étoit ſi confuſe, que ſes femmes la tirérent du lit, & la

mirent à ſa toilette, comme on auroit pû faire une ſtatuë mouvante, elle les ſuivoit machinalement ſans parler : elle n’ignoroit pas les préjugez qui condamnoient les téméritez amoureuſes qui pouvoient ſe commettre pendant le jour ; mais les yeux & la bouche ne ſont pas de ces choſes inutiles en amour : à peine ſon Epoux l’avoit-il honoré d’un coup d’œil obligeant, quels diſcours lui avoit-il tenus ? Elle ne ſe les rapelloit qu’avec une eſpéce de honte, & les croyoit plus puniſſables que toutes les entrepriſes qu’il auroit pû faire pendant la nuit.

On eſt bientôt maître en amour ; une ſeule nuit avoit ſuffi à Sterlie pour lui aprendre que cette paſſion ſe diverſifie à l’infini : Quoi ! pas un mot de tendreſſe ! rien qui aprochât de ſes tranſports charmants qui l’avoient rendu ſi ſenſible quelques heures auparavant ! quelle différence de l’Epoux de la nuit à celui du matin ! elle ſentoit pourtant qu’elle aimoit, les agitations de ſon cœur l’en inſtruiſoient aſſez ; mais pour qui s’atendriſſoit-elle ? C’étoit-là l’écüeil de toutes ſes réflexions ; attachée à une chimére dont tout ce qu’elle voyoit ne lui offroit point la réalité, elle ſe perdoit en raiſonnemens, ſans pouvoir en faire un juſte. Toute la Cour qui vint à ſa toilette, ne la tira point de ſes rêveries ; elles lui cauſoient des diſtractions qui furent remarquées. Les Politiques en tirérent diverſes conjectures, dont pas une ne viſoit à la vérité. La préſence d’Agamil qui entra chez la Reine, partagea l’attention des Courtiſans ; il avoit d’abord l’air auſſi gai que Sterlie l’avoit triſte : mais la vûë d’Ardentine, qui parut un moment après, l’étourdit de façon qu’il fit pendant long-tems un perſonnage fort ridicule ; quelques marques d’une triſteſſe étudiée qu’elle feignoit de vouloir cacher, lui perſuadérent qu’il étoit redevable à ſon égard de toutes les careſſes qu’il avoit faites à une autre ; ne trouvant pour ſa juſtification que la néceſſité de ſuivre l’uſage, il n’oſoit lever les yeux ſur elle, tant il craignoit d’y trouver ſa condamnation. La contrainte d’Agamil & la mélancolie de la Reine répandirent un ſombre ſur tout ce qui les environnoit, les plaiſirs même s’en reſſentirent juſqu’à la fin du jour.

Tanaſtès ſur ſon nuage ſe réjoüiſſoit de tout ce qu’il voyoit, excepté des peines de Sterlie qu’il auroit bien voulu terminer, aux dépens même de ſa propre ſatisfaction. La nuit vint heureuſement réparer l’ennui du jour, du moins pour une partie des perſonnes interreſſées. Les enlevemens furent pareils à ceux de la veille : Tanaſtès plus inſtruit n’en fut que plus empreſſé, & Sterlie plus agréablement ſurpriſe ; ſermens, tranſports, careſſes, tout fut mis en uſage par ſes Amans ; ils n’auroient pas changé leur ſort en ces heureux inſtans contre l’Empire du monde. Cette nuit ne fut pas ſi avantageuſe à la Doüariere qui s’étoit couchée au déclin du ſoleil pour s’endormir plus vîte ; mais cette précaution fut inutile, elle n’en commença pas plutôt à rêver. Comme Agamil n’avoit point de goût pour Sterlie, il n’avoit uſé de ſes droits que comme d’une bonne fortune qu’un jeune voluptueux laiſſe rarement échaper : il avoit agi en conſéquence avec la Veuve ; mais la poſſeſſion, qui éteint preſque toujours les deſirs ſur tous ceux qui ne ſont excités que par l’occaſion, le rendit moins vif, & plus éclairé pour cette fois. Ainſi parcourant avec moins de prévention tous les charmes qui étoient en ſa puiſſance, il les trouva ſi inférieurs à la premiere idée qu’il en avoit eûë, qu’il commença à voir la Veuve [qui paſſoit toûjours pour Sterlie] à peu près telle qu’elle étoit. Elle s’aperçut de ce refroidiſſement ; & l’attribuant à quelques vapeurs qui pouvoient s’être gliſſés dans ſon cerveau, & empêcher l’heureux cours de ſes ſonges, elle ſe promit bien de faire à l’avenir une ſérieuſe attention ſur tout ce qui pouvoit tromper ainſi ſon imagination, & troubler ſes plaiſirs. Le réveil & les réflexions qui le ſuivirent, furent à-peu-près ſemblables à celles du matin précédent, les ſujets étant les mêmes. Pluſieurs jours ſe paſſerent, pendant leſquels Agamil ſouffrit beaucoup du joug de l’hymen ; les charmes puiſſans d’Ardentine, joints à ſon dégoût, qui augmentoit de nuit en nuit, pour les graces fanées de ſa compagne nocturne, le déterminérent à s’affranchir de cet eſclavage, ſe perſuadant qu’un Roi n’eſt pas fait pour être victime des loix qu’il impoſe aux autres ; il ceſſa tout commerce avec la prétendue Sterlie, qu’il ne vit plus que lorſque le cérémonial l’exigeoit : elle ne remarqua point ce changement. Il pouvoit ſe faire que ſon Epoux ſe couchât plus tard, & ſe levât plus matin qu’elle, la nuit étant toûjours la même de la part du tendre Tanaſtès.

L’indifférence d’Agamil avoit ſi fort éclaté dès les premiers jours de leur union, qu’un peu d’augmentation ne pouvoit pas faire un grand effet ſur l’eſprit de Sterlie, qui n’étoit occupée qu’à démêler la contrariété infinie qu’elle éprouvoit, tant dans ſes ſentiments que dans ceux des deux Princes qu’elle confondoit enſemble. Pour la Veuve, elle fut plus fâchée que ſurpriſe de la fin de ſes plaiſirs ; elle l’avoit prévû, par leur décroiſſement : la chronique ſcandaleuſe ajoûte que s’étant fait une douce habitude de cette façon de rêver, elle chercha à la perpétuer en la diverſifiant, & qu’elle y parvint en femme qui ne fait jamais les choſes à demi : il s’étoit écoulé près d’une année ſans aucune révolution.

Agamil plein de ſon amour pour Ardentine, mettoit tout ſon pouvoir à prendre des plaiſirs de toute eſpéce, & Ardentine toute occupée de ſa puiſſance, cherchoit à l’agrandir en affoibliſſant celle de ſon Amant. Elle avoit un talent merveilleux pour ſe faire des créatures : elle tournoit ſi bien les choſes à ſon avantage, que ſes ſotiſes même paſſoient pour des ſervices d’Etat, du moins aux yeux du Roi ; pour Sterlie toûjours contraire à elle-même, paſſoit ſa vie à aimer & haïr alternativement, ſans pouvoir en comprendre la cauſe. Tanaſtès ſe diſſipoit dans ſa ſolitude le jour par l’eſpérance, & la nuit, par des plaiſirs réels.

Tout en étoit là, lorſqu’un différend qui s’éleva parmi les peuples de la frontiére de Zarim, obligea Agamil de s’y porter avec une partie de ſes forces : Ardentine s’imagina que ſa préſence étoit néceſſaire pour l’apaiſer, & elle partit ; après pluſieurs débats qui ne mirent point fin aux troubles commencés, elle les accorda enfin bien ou mal. La route qu’elle prit pour revenir, fut juſtement celle qui conduiſoit à la retraite de Tanaſtès : elle fut d’abord frapée de la beauté des dehors du Palais ; & ne voyant perſonne à qui elle put demander qui en étoit le maître, elle avança vers un bois qui terminoit les Jardins. Tanaſtès s’y promenoit avec Oromal, qui ſe rendit inviſible auſſitôt qu’il l’aperçût, & s’empara de toutes les facultés de l’eſprit du Prince, afin qu’il ne parlât pas plus qu’il ne faloit dans une occaſion où il ne devoit pas ſe faire connoître. Ardentine au contraire ne conſultant que ſes yeux, & voyant dans Tanaſtès tous les traits d’Agamil, elle ſe perſuada que le Roy impatient de la voir, étoit venu au-devant d’elle juſqu’à cet endroit : flatée, comme on peut le juger, de cette prétenduë galanterie, elle aborde le Prince avec cet air libre & aiſé qui lui étoit naturel, & lui demanda en ſoûriant ce qui pouvoit l’emmener ſi loin de ſa Capitale. Comme elle s’attendoit à quelques complimens gracieux, elle fût très-ſurpriſe d’entendre celui qu’elle prenoit pour Agamil, l’aſſurer froidement qu’il ne la connoiſſoit point : il la connoiſſoit pourtant, & auroit bien voulu lui dire des choſes plus obligeantes, elle en valoit la peine ; & ſans doute que rendu à lui-même, ſon penchant pour le beau ſexe l’auroit emporté ſur toute autre conſidération. Une belle femme vaut toûjours ſon prix ; & quelques griefs qu’il eut contr’elle, un joli minois déſarme aiſément : c’étoit ce qu’Oromal craignoit, & à quoi il avoit ſagement remédié, en mettant Tanaſtès dans la néceſſité de ne ſuivre que les impreſſions qu’il voudroit lui donner. Ardentine prenant ſa réponſe pour un badinage, lui dit : Prince, ceſſons la raillerie, ce n’eſt point avec moi que vous pouvez vous déguiſer, je vous connois trop bien ; mais moi, dit Tanaſtès, je ne vous connois point ; & continuant ſur le même ton, elle le pouſſe de queſtions en queſtions, & lui fait un précis de toutes les anecdotes ſecrettes qui prouvoient leur connoiſſance : à tout cela point d’autre réponſe ; alors tranſportée de colere, & outrée juſqu’au cœur de ce froid & inſultant (je ne vous connois pas) dont il la regaloit à chaque période de ſon diſcours, elle lui prodigue toutes les épithétes dont une femme emportée eſt capable de ſe ſervir : ce fut en vain qu’elle eut recours aux invectives, le flegme aparent du Prince n’en parut point ébranlé, quoiqu’au fond du cœur il fût au déſeſpoir de ne pouvoir parler : elle n’en put tirer que ce qu’elle en avoit déja eû, ſoit que ſon emportement étant au plus haut point, tomba tout-à-coup, ſoit par un inſtant de réflexion, elle s’arrêta tout court ; & regardant le Prince fixement, elle commença à ſoupçonner qu’elle pouvoit s’être trompée : le lieu où elle trouvoit Tanaſtès, cette indifférence qu’Agamil n’avoit jamais eûe pour elle, ces aſſurances réïtérées de ne la pas connoître, la mirent dans l’embaras ſur la vérité ; mais trop vive pour reſter long-tems dans l’incertitude, elle part comme un trait ; voulant s’éclaircir à quelque-prix que ce fut, elle arrive chez Phelinette, où ſans s’amuſer à lui faire le récit de ſon avanture, elle la prie de lui dire à qui elle vient de parler ; Phelinette, pour la contenter, prend ſes livres, les conſulte, & l’aſſure que c’eſt au Prince de Zarim, confondant ainſi le vrai avec le faux. Cette conviction excita un ſi violent dépit dans Ardentine ; qu’elle ne délibéra que ſur l’eſpéce de vengeance qu’elle vouloit en tirer : il ſuffit, Madame, dit-elle à Phelinette, j’ai cependant encore une grace à vous demander ; confiez-moi pour un moment votre baguette & votre puiſſance, l’uſage que j’en ferai ne vous déplaira pas ; il me fournira un moyen de vous faire connoître que je ſçaurai un jour ſoutenir la dignité de Fée à laquelle vous me deſtinez. Phelinette ſe défendit de lui accorder ſa demande, lui repréſentant combien cette complaiſance pouroit avoir pour elle de fâcheuſes ſuites, en la livrant à la diſcrétion des autres Fées, contre leſquelles elle n’auroit rien à oppoſer tant qu’elle ſeroit dépoüillée de ſon pouvoir. Ces raiſons étoient bonnes ; mais Ardentine qui comptoit pour rien tout ce qui ne la touchoit pas directement, redoubla ſes priéres : poſſédant ſur toutes choſes l’art de perſuader, elle s’en ſervit avec tant de ſuccès, qu’elle obtint ce qu’elle ſouhaitoit. Phelinette l’arma de ſa baguette, & lui recommanda de n’en uſer qu’à propos. Ardentine promit tout, bien réſoluë pourtant de ne rien faire que ce qu’il lui plairoit : elle quitte la Fée plus contente qu’elle n’avoit été de ſa vie, entre dans Zarim au milieu de la nuit, que tout le monde étoit livré au ſommeil ; & s’arrêtant à l’entrée du Palais, elle conſidéra avec une joie maligne les malheureux qu’elle alloit ſacrifier à ſa fureur ; & voulant que ſa vengeance fût éclatante autant que ſingulière, elle enléve d’un ſeul coup les corps de tous les Courtiſans : elle les tranſporte dans une caverne du royaume des Gnômes, dont le Souverain étoit depuis long-tems amoureux d’elle, ne laiſſant à leur place que leurs ombres, qu’elle revêtit d’une reſſemblance ſi parfaite aux corps à qui ils apartenoient, qu’il n’y avoit que ceux qui en aprochoient de près, qui pûſſent s’apercevoir du défaut de réalité.

Son intention n’étoit pas de ſe venger de cette ſorte ſur Agamil ; elle avoit quelque intérêt à ne pas le déréaliſer : mais envelopant Sterlie dans cette défaite, elle court dans ſon apartement pour lui faire éprouver quelque choſe de plus cruel qu’aux autres, s’il étoit poſſible ; elle ne l’y trouva pas. Cette Princeſſe tranquille dans les bras de Tanaſtès, étoit bien éloignée de prévoir le coup qui la menaçoit. La pétulante Ardentine, ſans s’arrêter à pénétrer les raiſons de ſon abſence, paſſe chez le Roy, entre bruſquement dans ſa chambre ; & l’accablant d’injures & de reproches, elle lui aprend l’expédition qu’elle venoit de faire. Agamil d’autant plus ſurpris, qu’il ne devoit pas s’attendre à cette incartade de la part d’une femme qu’il combloit de biens, parut douter de ce qu’elle lui diſoit ; mais le prenant par la main, elle le conduiſit dans tous les lieux où il pouvoit ſe convaincre de la vérité ; cet étrange ſpectacle rendit d’abord Agamil immobile ; les yeux attachés ſur ces fantômes, il ſembloit chercher ce qui n’étoit plus. Une ironie piquante qu’Ardentine s’aviſa de lui faire, le réveilla ; & paſſant rapidement d’une extrémité à l’autre, il s’élance vers elle, déterminé à l’immoler à ſon reſſentiment ; mais elle le prévint en l’arrêtant avec ſa baguette. Téméraire, lui dit-elle, j’aurois eû aſſez de bonté pour ne point étendre ma vengeance juſqu’à toi, & par ta ſoûmiſſion tu avois mérité le pardon de ta faute ; mais ce nouvel outrage te rendant indigne de ma clémence, le juſte châtiment dont je vais te punir, aprendra à tout l’Univers combien il eſt dangereux de m’offenſer : en diſant cela, elle le frape ; & le malheureux Roy ſe ſentant défaillir, voulut ſe retenir contre le mur, mais il n’en eut pas le loiſir ; & tombant par terre, il perdit auſſitôt ſa forme d’homme, & fut transformé en une couleuvre, qui rampant juſqu’à un marais prochain, ſe cacha dans les roſeaux, après avoir effrayé tous les environs par ſes ſiflemens. Ardentine ſe reſſouvenant enſuite de Sterlie, elle retourna chez elle pour la trouver, & lui faire auſſi ſentir l’effet d’une vengeance à laquelle elle ne s’attendoit pas.

Oromal venoit de la raporter ; cette jeune Princeſſe dormoit profondément lorſque cette furieuſe entra : mais le bruit qu’elle fit, l’ayant éveillée, elle penſa s’évanoüir en voyant cette cruelle femme s’avancer vers elle avec fureur ; elle connoiſſoit toute ſa haine, & en avoit ſouvent reſſenti les effets : outre cela l’heure où elle recevoit cette viſite, & les ſignes qui l’accompagnoient, ne lui annonçoit rien que de funeſte.

Ardentine ne lui laiſſa pas le tems de rapeller ſes eſprits ; une vapeur empoiſonnée qu’elle lui ſoufla au viſage, défigura tous ſes charmes, puis la touchant de ſa baguette : Vas, dit-elle, ſubir la peine que tu mérites, pour avoir oſé troubler mon repos. Cela dit, le corps de Sterlie diſparut, & fut tenir compagnie aux triſtes victimes qui étoient enfermées au centre de la terre : ſatisfaite enfin de tant de noirceurs, elle penſa à s’emparer du pouvoir ſuprême ; perſuadée que les Peuples déjà accoûtumés à ſa domination, ſe ſoumettroient volontiers à elle, & la reconnoîtroient pour Souveraine, elle ne s’occupa plus que de trouver les moyens de réüſſir ; ce qu’elle auroit ſans doute effectué, ſi Oromal, qui ſçavoit ce qui étoit écrit au livre du deſtin, ne lui eût donné à franchir des obſtacles inſurmontables : connoiſſant qu’Ardentine avoit comblé la meſure de ſes méchancetés, il crut devoir avertir le Prince. Comme il s’y diſpoſoit, Amariel parut : Tanaſtès ne fut pas médiocrement ſurpris de cette apparition : il n’avoit vû de Génie qu’Oromal, qui par ſa qualité de Silphe ſubalterne, n’avoit jamais pû paroître avec l’éclat qui environnoit ſon Souverain. Allons, Prince, dit Amariel, il eſt tems de ſortir de la retraite ; Sterlie, vos Sujets, tout périt, ſi vous ne volez à leur ſecours : puis l’enlevant juſqu’à la moyenne région, il prit une partie de la foudre qui commençoit à former un orage dans l’air ; & l’envelopant d’un nuage leger, il la mit entre les mains du Prince, & lui dit : Ceci ne doit vous ſervir que dans la derniére extrémité, il ſuffira alors de créver le nuage, ne vous inquiétez pas du reſte ; partez, continua-t’il : cet éclair qui va vous précéder, guidera vos pas ; & ſans l’inſtruire davantage, il lui donne un coup ſur l’épaule, qui le précipita avec tant de rapidité, qu’il ſe trouva dans des abîmes affreux, ſans ſçavoir quel chemin il avoit tenu pour y arriver.

Son éclair lui découvrant les ſentiers de ce ſombre Royaume, le conduiſit par une infinité de détours, dans des ſoûterains qui renfermoient les corps de ſes Sujets, & celui de la Reine. Ils étoient rangés les uns devant les autres, & paroiſſoient immobiles. Son premier ſoin fut de chercher Sterlie ; déja il croyoit la découvrir dans un coin de la caverne, lorſqu’un bruit terrible qui ſe fit entendre, l’étonna tellement, qu’il reſta à l’endroit où il étoit ſans pouvoir avancer, ni reculer. Les portes du ſoûterain s’ouvrirent avec un fracas épouventable ; une légion de Gnômes entrérent pêle-mêle, faiſant des hurlemens & des grimaces ſi horribles, que Tanaſtès ſentit tout ſon ſang ſe glacer : il auroit voulu ſe dérober à leurs regards ; & n’oſant fixer les ſiens ſur eux, il ſe tourna du côté de ſes Courtiſans. Les cris des Gnômes redoublant, il ſe fit un mouvement extraordinaire parmi les corps des Zarimois, en ſe choquant les uns contre les autres : ils ſe mêlerent avec tant de confuſion, que bientôt on ne diſtingua plus que des objets informes, qui diminuant inſenſiblement, fondirent enfin tout-à-fait. L’eſpace qu’ils avoient laiſſé vuide par leur diſparution, fut ſoudain rempli par une quantité d’yeux, qui ſe multipliant à l’infini, firent un effet ſi étrange, que le courage du Prince ne pût ſoutenir contre l’impreſſion que cette vûë fit ſur lui. La peur le ſaiſit, il ſe fit une révolution ſubite dans tous ſes ſens : ſes forces l’abandonnèrent, & tombant par terre ſans mouvement, ſa chûte créva le nuage ; la foudre part, briſe les voûtes du ſoûterain, & contraint les Gnômes de ſe retirer dans les antres les plus reculés, pour éviter l’éclat de la lumiére qui entroit pour la premiere fois en ce lieu ténébreux.

Tanaſtès tiré de ſa léthargie par ce tintamare, ouvre les yeux, & ne voit autre choſe que le Palais de Zarim, dans lequel il ſe trouve une voix qu’il reconnoît pour celle de Sterlie, il tourne la tête du côté d’où elle partoit ; mais Dieux ! quel objet vient le fraper ! une femme à la vérité, mais ſi difforme, qu’il s’arrête ſaiſi d’horreur. La pauvre Sterlie ignorant ce qui peut cauſer ſa ſurpriſe, court à lui les bras ouverts, en lui prodiguant les noms les plus tendres.

Charmée d’avoir recouvré ce tendre Epoux dont elle ſe croyoit ſéparée pour toûjours, elle l’apelle, il recule ; elle avance, il fuit ; elle le pourſuit, il crie & ſe déſeſpere : l’embaras, la crainte & la douleur agiſſant ſur ces eſprits encore foibles, le mettent au moment de retomber dans l’état d’où il ne faiſoit que de ſortir : furieux, égaré, il ſuccomboit à ſon déſeſpoir, lorſqu’Amariel & Oromal parurent ; ils tenoient Phelinette & Ardentine enchaînées : malheureuſes, leur dit le Souverain Génie, vous allez éprouver les châtimens que vous méritez. Il eſt juſte, Phelinette, que vous partagiez le malheur d’Ardentine, puiſque vous avez contribué à ſes crimes en lui confiant votre puiſſance ; puis montrant à celle-ci le faux Roy Agamil, qu’il tenoit à ſa main toûjours ſous la forme d’une couleuvre : voilà, continua-t’il, l’inſtrument de tes injuſtices, & la victime de tes cruautés. Il eſt dans l’équité que vous ſoyez punis l’un par l’autre : le deſtin qui a permis ſa métamorphoſe, t’ordonne de l’avaler, afin qu’ayant au-dedans de toi la ſource de ton ſuplice, ta punition dure autant que ta vie : enſuite ordonnant à Oromal de lui aider, il ſe mit en devoir d’effectuer ſa menace, les gémiſſemens qu’un tel Arrêt arracha à cette infortunée, attendrirent Tanaſtès, qui eut la généroſité de prier pour elle : laiſſez, dit Amariel, laiſſez lui ſubir la peine dûe à ſes forfaits, c’eſt de-là que dépend le rétabliſſement des charmes de Sterlie ; voyez ſi vous aimez mieux la poſſéder hideuſe comme elle eſt : le Prince qui auroit donné ſon ſang pour la voir autrement, ſe prêta lui-même à l’execution qui ſe fit enfin, non ſans beaucoup de réſiſtance de la part d’Ardentine.

A peine les triſtes reſtes d’Agamil étoient-ils paſſez juſqu’à ſon cœur, que Sterlie reprenant toutes ſes graces, parut plus belle qu’elle n’avoit jamais été. Amariel conduiſit les deux Fées dans le même ſoûterain qui avoit ſervi à la vengeance d’Ardentine, & les y confina pour mil ans. Tanaſtès aprit alors à Sterlie ce qu’il étoit, faiſant un détail de tout ce qui avoit précédé cette derniere cataſtrophe ; elle fut charmée d’avoir cet éclairciſſement qui lui dévoiloit la vérité ſur les mouvemens de ſon cœur. Quelques cérémonies qui furent ajoutées à leur union, tranquiliſerent ſa ſcrupuleuſe délicateſſe, qui vouloit que tout fut en ordre : le ſort d’Agamil excita ſa pitié ; elle lui donna quelques regrets qu’elle accompagna de ſes larmes. Tanaſtès la conſola bientôt d’un chagrin que la ſeule humanité avoit cauſé ; pour Oromal, comme il n’avoit plus rien à faire ſur la terre, il retourna habiter l’air, & s’il rendit depuis des viſites au Prince, ce fut toûjours incognito. Les Courtiſans étoient revenus matérialiſer leur ombres, au moment que la foudre avoit diſſipé l’armée des Gnômes ; mais on tient pour certain qu’il y eut quelques corps de perdus dans ce tumulte, & que par malheur, ce ne fut pas des moins conſidérables de la Cour.

On donnera dans peu la ſuite.
  1. (*) Il n’étoit rien moins qu’un Génie ; il avoit le gouvernement du Royaume.
  2. (*) Agamil, faux Roy.
  3. (a) Tanaſtès, véritable Roy.
  4. (*) La Reine.
  5. (a) Phelinette, maîtreſſe du Roy.
  6. (b) Ardentine, ſœur de Phelinette.
  7. (*) Elle n’avoit que le nom de Reine ; cet événement eſt hors de Place.
  8. (*) Ce qui eſt effectivement arrivé.
  9. (*) Entre les ſuperſtitions qui faiſoient partie de la Religion des Zarimois, ils avoient celle de croire que la colére céleſte puniſſoit de mort quiconque oſoit franchir les bornes de la plus exacte bienſéance après le lever du Soleil.
  10. (*) Les Silphes ne ſont pas grands obſervateurs des cérémonies du mariage ; la probité qui régne entr’eux, les en diſpenſe ; c’eſt pour cela qu’Oromal crut que la promeſſe de Tanaſtès ſuffiſoit, vû qu’il étoit ſon éléve, & ne connoiſſoit pas d’autres principes que les ſiens.