au docteur h. vergne, à beauregard.

Mon ami, ce n’est pas vous qui me reprocherez de vouloir farder la nature et dépasser la vraisemblance dans les sentimens exprimés par le narrateur de cette histoire. Vous n’en auriez pas le droit, vous qui n’avez jamais compris le bonheur que dans le dévouement.

George Sand.


Nohant, 10 janvier 1862.

I.

En mars 1860, je venais d’accompagner de Naples à Nice, en qualité de médecin, le baron de La Rive, un ami de mon père, un second père pour moi. Le baron était riche et généreux ; mais je m’étais fait un devoir de lui consacrer gratis les premières années de ma carrière médicale : il avait sauvé ma famille de plus d’un désastre, nous lui devions tout. Il se vit contraint d’accepter mon dévouement, et il l’accepta de bonne grâce, comme un grand cœur qu’il était. Atteint, deux ans auparavant, d’une maladie assez grave, il avait recouvré la santé en Italie ; mais je lui conseillai d’attendre à Nice les vrais beaux jours de l’année pour s’exposer de nouveau au climat de Paris. Il suivait ma prescription, il s’établissait là pour deux mois encore et me rendait ma liberté, dont au reste la privation s’était peu fait sentir, grâce au commerce agréable de mon vieux ami et au charme du voyage. Ayant quelques intérêts à surveiller en Provence, une petite succession de famille à liquider pour le compte de mes parens, établis en Auvergne, je m’arrêtai à Toulon et j’y passai trois mois, durant lesquels se déroulèrent les événemens intimes que je vais raconter.

M. de La Rive ayant déjà fait un séjour forcé de plusieurs semaines dans cette ville au début de son voyage, je m’étais lié avec quelques personnes, et le pays ne m’était pas complètement étranger. Parmi ces amitiés passagèrement nouées, il en était une dont le souvenir m’attirait particulièrement, et j’appris avec un grand plaisir, dès mon arrivée, que l’enseigne La Florade était passé lieutenant de vaisseau, et se trouvait à bord du navire de guerre la Bretagne, dans la rade de Toulon. La Florade était un Provençal élevé sur la mer et débarrassé en apparence de sa couleur locale, mais toujours Provençal de la tête aux pieds, c’est-à-dire très actif et très vivant d’esprit, de sentimens, de caractère et d’organisation physique. C’était pour moi un type de sa race dans ce qu’elle a de meilleur et de plus distingué. J’ai peu connu de natures aussi heureusement douées. Il était plutôt petit que grand, bien pris, large d’épaules, adroit et fort ; la figure était charmante d’expression, la bouche grande, ornée de dents magnifiques, la mâchoire un peu large et carrée, sans être lourde, la face carrée aussi, les pommettes hautes, le cou blanc, fort et admirablement attaché, la chevelure abondante, soyeuse, un peu trop frisée malgré le soin qu’il prenait de contrarier ce caprice obstiné de la nature. Le nez était petit, sec et bien fait, l’œil d’un cristal verdâtre, clair et perçant, avec des moiteurs soudaines et attendries, des sourcils bruns bien arqués, et autour des paupières un large ton bistré qui devenait d’un rose vif à la moindre émotion. C’était là un trait caractéristique, moyennant lequel on eût pu le spécifier dans un signalement, et que je n’ai vu que chez lui : bizarrerie plutôt que beauté ; mais ses yeux y gagnaient une lumière et une expression extraordinaires. Sa physionomie en recevait cette mobilité que j’ai toujours aimée et prisée comme l’indice d’une plénitude et d’une sincérité d’impressions rebelles à toute contrainte et incapables de toute hypocrisie.

Tel qu’il était, sans être un fade ou insolent joli garçon, il se faisait remarquer et plaisait à première vue. Ses manières vives, cordiales, un peu turbulentes, et empreintes à chaque instant d’une sensibilité facile, répondaient au charme de sa figure. Son intelligence rapide, nette, propre à chercher et à retenir, — deux facultés généralement exclusives l’une de l’autre, — faisait de lui un excellent marin qui eût pu être aussi bien un artiste, un industriel, un avocat, un colonel de hussards, un poète. Il avait cette espèce d’aptitude universelle qui est propre aux Français du midi, race grecque mêlée de gaulois et de romain, intelligences plus étendues en superficie qu’en profondeur. On peut dire qu’elles ont pour ver rongeur, et souvent pour principe de stérilité, leur propre facilité et leur fécondité même.

Heureusement pour Hyacinthe de La Florade, car il était gentillâtre et supprimait de son plein gré la particule, il avait été jeté de bonne heure, par la force des choses, dans une spécialité qui dominait tout caprice. Quoiqu’il sût assez bien dessiner et qu’il chantât d’une voix charmante et d’une manière agréable, bien qu’il fît des vers à l’occasion et qu’il lût avec ardeur et pénétration toute espèce de livres, bien qu’il possédât quelques notions des sciences naturelles et qu’il eût le goût des recherches, il était marin avant tout ; son cœur et son esprit s’étaient mariés d’inclination, comme son corps et ses habitudes, avec la grande bleue, c’est ainsi qu’il appelait gaîment la mer. « Je sais très bien, disait-il, que notre beau siècle a tout critiqué, et que la critique n’est plus que l’enseignement du dégoût de toutes choses. Vous autres jeunes gens de Paris, blasés sur tous les plaisirs qui vous provoquent, vous riez volontiers d’un homme de mon âge, — La Florade avait alors vingt-huit ans, — qui aime avec passion la plus austère, la plus perfide, la plus implacable des maîtresses… Vous croyez que c’est là une brute, avide d’émotions violentes, et j’ai connu un homme de lettres qui me conseillait de me faire arracher une dent de temps à autre pour assouvir ce besoin de situations critiques et désagréables. Selon lui, c’était bien plus commode et plus prompt que d’aller chercher les détresses et les épouvantes à trois mille lieues de chez soi. Moi je vous dis que ces esprits dénigrans sont des malades hypocondriaques, et qu’il leur manque un sens, le sens de la vie, rien que ça ! »

La Florade raisonnait de même à l’égard de ses autres passions. Il se faisait une sorte de point d’honneur d’en ressentir vivement tous les aiguillons. Il aimait et choyait en lui toutes les facultés du bonheur et de la souffrance. Il regardait presque comme une lâcheté indigne d’un homme la prudence qui s’abstient et se prive par crainte des conséquences d’un moment d’énergie. Il ne voulait pas maîtriser ni dominer la destinée ; il était fier de l’étreindre et de sauter avec elle dans les abîmes, disant qu’il y avait plus de chances pour les audacieux que pour les poltrons, et que peu importait de vivre longtemps, si on avait beaucoup et bien vécu. Ce système n’allait pas jusqu’aux mauvais extrêmes. Il avait une sincère, sinon scrupuleuse notion du bien et du mal, et, sans y réfléchir beaucoup, il était préservé du vice par son tempérament d’artiste et ses instincts généreux ; mais il n’en est pas moins vrai qu’emporté par de bouillans appétits et se prescrivant à lui-même de ne jamais leur résister, il amassait sur sa tête des orages très redoutables.

Mon ami La Florade n’était donc point un parfait héros de roman, on le verra de reste dans ce récit ; mais, avec ses défauts et ses paradoxes, il exerçait sur ceux qui l’entouraient une sorte de fascination. Je la subissais tout le premier, cette influence un peu vertigineuse. J’étais jeune et je n’avais pas eu de jeunesse. Le devoir, la nécessité, la conscience, m’avaient fait une vie de renoncement et de sacrifices. Après des années d’étude austère, où j’avais ménagé parcimonieusement mes forces vitales comme l’instrument de travail qui devait acquitter les dettes de cœur et d’honneur de ma famille envers M. de La Rive, je venais de passer deux ans auprès de ce vieillard calme, patient avec ses maux et doué d’un courage à toute épreuve pour vaincre la maladie par un régime implacable. En qualité de médecin, habitué à considérer la conservation de la vie comme un but, je tombais avec La Florade en pleine antithèse, et, tout en le contredisant avec une obstination vraiment doctorale, je me sentais charmé et comme converti intérieurement par le spectacle de cette force épanouie, de cette ivresse de soleil, de cette intensité et de cette bravoure d’existence qui étaient si bien ce qu’elles voulaient être, et que tout caractérisait fortement : la figure, les idées, les paroles, les goûts, et jusqu’à ce nom horticole de La Florade, qui semblait être le bouquet de sa riante personnalité. Je le voyais presque tous les jours ; mais au bout d’une semaine un incident romanesque nous jeta dans une complète intimité.

Je fus, en vue des affaires personnelles qui me retenaient à Toulon, engagé à consulter un propriétaire résidant non loin du terrain dont j’avais hérité, et qu’il s’agissait pour moi de vendre aux meilleures conditions possibles. C’était un ancien marin, officier distingué, qui avait créé une bastide et un petit jardin sur la côte, pour ne pas se séparer de la mer et pour se livrer à la pêche, son délassement favori.

L’endroit s’appelle Tamaris. C’est un des quartiers (divisions stratégiques du littoral)qui enserrent le petit golfe du Lazaret, à une lieue de Toulon à vol d’oiseau. Ce nom précieux de Tamaris est dû à la présence du tamarix narbonnais, qui croît spontanément sur le rivage, le long des fossés que la mer remplit dans ses jours de colère[1]. L’arbre n’est pas beau : battu par le vent et tordu par le flot, il est bas, noueux, rampant, échevelé ; mais au printemps son feuillage grêle, assez semblable d’aspect à celui du cyprès, se couvre de grappes de petites fleurs d’un blanc rosé qui rappellent le port des bruyères et qui exhalent une odeur très douce. Une de ces grappes prise à part ne sent rien ou presque rien, la haie entière sent bon. Il en est ainsi de la véritable bruyère blanche arborescente, qui, au mois d’avril, embaume tous les bois du pays.

J’avais pris une barque pour aller par mer à Tamaris. C’est le plus court chemin quand le vent est propice. J’abordai à la côte juste au pied de la bastidette de M. Pasquali. Je trouvai un homme entre deux âges, d’une aimable figure, d’une grande franchise et d’une obligeance extrême. Il avait peu connu le vieux parent dont j’héritais. — C’était une espèce de maniaque, me dit-il ; il ne sortait plus depuis longtemps, et vivait là avec une espèce de fille naturelle…

— Qui a droit, je le sais, à la moitié du petit héritage. Il n’y aura pas contestation de ma part. Si elle veut acquérir l’autre moitié, je ne lui ferai certes pas payer ce qu’on appelle la convenance. C’est pour savoir en toute équité la valeur de cette portion de terrain que je suis venu vous consulter.

— Eh bien ! puisque vous êtes un bon garçon et un honnête homme, je prendrai les intérêts des deux parties. Cela vaut quinze mille francs. Mlle Roque a de quoi payer comptant une portion de la somme. Avec le temps, elle acquittera le reste.

— C’est une honnête personne ?

— Vous ne la connaissez donc pas ?

— Pas plus que je ne connais la propriété.

— Vous n’êtes pas curieux !

— On m’a dit que l’endroit était triste et laid, et quant à la fille, j’aurais cru manquer au savoir-vivre en allant faire une sorte d’expertise chez elle.

— Oui, vous avez raison ; je vois que La Florade m’avait dit la vérité sur votre compte.

— Vous connaissez donc La Florade ?

— Pardieu, si je le connais ! il est mon filleul. Un charmant enfant, n’est-ce pas ? une diable de tête ! Mais à son âge je raisonnais un peu comme lui ! Me voilà vieux, j’aime la pêche, je m’y donne tout entier. Vous, vous aimez la science. Au bout du compte, chacun en ce monde court à ce qui lui plaît, et il n’y a que les hypocrites qui s’y rendent en cachette.

Là-dessus le franc marin me força d’accepter un verre d’excellent vin où il me fit tremper un pain frais de biscuit de mer. — Je n’ai pas d’autre gala à vous offrir, me dit-il, car je n’ai pu aller à la pêche ce matin. Il y avait encore trop de ressac dans mes eaux. Il faut aussi vous dire que je ne couche presque jamais ici. J’ai ma demeure au port de La Seyne, à une demi-heure de marche, sur l’autre versant de la presqu’île. Je viens tous les jours de grand matin visiter mes appâts et explorer mon quartier de pêche. Je fais une sieste, je fume une pipe, je me remets en pêche quand le temps est bon, et au coucher du soleil je retourne à la ville.

— Et vous ne laissez ici personne ? Votre propriété est respectée durant la nuit ?

— Oui, grâce aux douaniers et gardes-côtes qui sont échelonnés sur le rivage. Les gens du pays sont généralement honnêtes ; mais nos sentiers déserts, nos bastides isolées les unes des autres par de vastes vergers sans clôture, tentent ce ramassis de bandits étrangers que la mer, les grands ateliers et les chemins de fer nous amènent. Vous voyez que tous nos rez-de-chaussée sont grillés comme des fenêtres de prison, et si vous demeuriez ici, vous sauriez qu’on ne sort pas la nuit sans être bien accompagné ou bien armé. Malgré tout cela, on vole et on assassine ; mais avec un bon revolver et un bon casse-tête on peut aller partout.

— Vous ne me donnez pas grand regret d’avoir dans vos parages une propriété à vendre au plus vite. Je n’aimerais pas à vivre sur ce pied de guerre avec mes semblables.

— Les bandits ne sont pas nos semblables, reprit-il ; mais venez donc jeter un coup d’œil sur nos rivages, et puis nous irons voir votre propriété.

Le terrain de la plage assez vaste qui se prolongeait vers le sud était plat et coupé d’une multitude de cultures à peu près toutes semblables : des plantations de vignes basses rayées de plantations d’oliviers et de larges sillons de céréales hâtives et souffreteuses ; dans chaque enclos, une bastide généralement laide et décrépite. Celle de M. Pasquali était agréable et confortable ; mais, placée au niveau de la mer, elle n’avait pas de vue, et, comme j’en faisais la remarque, il me dit : — Vous ne connaissez pas le pays. Là où nous sommes, il ne paie pas de mine, mais vous ne le voyez pas. Je me suis planté au ras du flot, parce que j’y suis abrité du mistral par la colline, et parce que tout ce que j’aime dans la campagne, c’est l’eau salée, c’est le roc submergé et les intéressans animaux qui s’y cachent et qui me font ruser et chercher. Cependant, si vous aimez les belles vues, faisons deux cents pas un peu en raideur, et vous ne regretterez pas votre peine.

Nous gravîmes un escalier rustique formé de dalles mal assorties qui, de terrasse en terrasse, nous conduisit au sommet de la colline, tout près d’une maison basse assez grande et assez jolie pour le pays. Le toit de tuiles roses se perdait sous les vastes parasols d’un large bouquet de pins d’Alep négligemment, mais gracieusement jeté sur la colline. Au premier abord, ce dôme de sombre verdure enveloppait tout ; mais en faisant le tour du parc, si l’on peut appeler parc une colline fruste, herbue, crevée de roches, et où rien n’adoucissait les caprices du sentier, on saisissait de tous côtés, à travers les tiges élancées des arbres, de magnifiques échappées de vue sur la mer, les golfes et les montagnes : au nord, une colline boisée que dépassait la cime plus éloignée du Coudon, une belle masse de calcaire blanc et nu brusquement coupée en coude, comme son nom semble l’indiquer ; à l’est, des côtes ocreuses et chaudes festonnées de vieux forts dans le style élégant de la renaissance ; puis l’entrée de la petite rade de Toulon et quelques maisons de la ville, dont heureusement un petit cap me cachait la triste et interminable ligne blanche sans épaisseur et sans physionomie ; puis la grande rade, s’enfonçant à perte de vue dans les montagnes et finissant à l’horizon par les lignes indécises de la presqu’île de Giens et les masses vaporeuses des îles d’Hyères. De ce côté, la vue, heureusement encadrée par les pins-parasols et les buissons fortement découpés, était si bien composée et d’un ton si pur et si frais que je restai un instant comme en extase ; je n’avais rien trouvé de plus beau sur les rivages de Naples et de la Sicile. La grande rade ainsi vue de haut, et partout entourée de collines d’un beau plan et d’une forme gracieuse, avait les tons changeans du prisme. La houle soulevait encore quelques lignes blanches sur les fonds bleus du côté de la pleine mer ; mais, à mesure qu’elle venait mourir dans des eaux plus tranquilles, elle passait par les nuances vertes jusqu’à ce que, s’éteignant sous nos pieds dans le petit golfe du Lazaret, elle eût pris sur les algues des bas-fonds l’irisation violette des mers de Grèce.

— Voici, dis-je à mon guide, une des plus belles marines que j’aie jamais vues. Qui donc habite cette maison si bien située ?

— Une jeune veuve avec un enfant malade a loué Tamaris pour la saison, car c’est ici le véritable endroit, jadis appelé Le Tamarisc, qui a donné son nom au quartier. La petite villa appartient à un de mes amis ; mais dans nos pays on ne loue aux étrangers que pour la mauvaise saison, puisque les étrangers ont la simplicité de croire à nos printemps, et on ne prend sa propre villégiature qu’à la fin de l’été.

J’observai que si la nature était belle en ce lieu, le climat m’y semblait effectivement bien âpre, et mal approprié aux délicats organes d’une femme et d’un enfant.

— C’est rude, mais sain, reprit M. Pasquali. L’enfant s’en trouve bien, à ce qu’il paraît. Quant à la mère, elle ne m’a pas semblé malade. C’est une jolie femme très douce et très aimable. Et tenez ! la voilà qui nous fait signe d’approcher.

En effet, une des fenêtres du rez-de-chaussée s’était ouverte, et à travers les barreaux de fer une gracieuse main blanche s’offrait à la main du vieux marin, une voix douce l’appela du titre de cher voisin, et on échangea des politesses cordiales. L’enfant sortit au même moment, et, comme je me tenais discrètement à l’écart, il vint autour de moi, ainsi qu’un oiseau curieux, babiller tout seul, faire des grâces, et finalement répondre à mes avances en grimpant sur mes épaules. La mère s’inquiéta sans doute, car j’entendis M. Pasquali lui dire : — Oh ! soyez tranquille ; s’il le casse, il le raccommodera, c’est un médecin !

— Un médecin ? reprit la mère. Oh ! tant mieux. Je consulte pour lui tous les médecins que je rencontre, et je serais bien aise d’avoir son avis.

Elle sortit aussitôt et m’invita à m’asseoir sur la terrasse pavée de grands carreaux rouge étrusque et ombragée de plantes exotiques, qui est, dans le pays, l’invariable appendice de toute maison, si pauvre ou si riche qu’elle soit.

Il me sembla, en regardant cette femme, que je l’avais vue quelque part, peut-être dans les premières loges de l’Opéra ou des Italiens ; mais M. Pasquali l’appelait d’un nom qui me dérouta : ce nom de Mme Martin, qui s’accordait mal avec un type confus dans mes souvenirs, ne me rappelait plus rien du tout.

Je ne la décrirai pas. Il est des êtres que l’analyse craint de profaner… Je dirai seulement qu’elle pouvait avoir trente ans, mais seulement pour l’œil exercé d’un physiologiste, car il ne tenait qu’à elle d’en avoir vingt-cinq, tant sa démarche avait d’élégance et ses traits de pureté. Elle avait pourtant beaucoup souffert, on le voyait ; mais ce n’avait jamais été par sa faute, on le voyait aussi. Il y a tant de différence entre la trace des malheurs non mérités et celle des passions irritées ou assouvies !

Cette femme était belle et d’une beauté adorable. Une perfection intérieure toute morale semblait se refléter dans ses paroles, dans sa voix, dans son sourire mélancolique, dans son regard bienveillant et sérieux, dans son attitude pliée plutôt que brisée, dans ses manières nobles et rassurantes, dans tout son être chaste, aimant, intelligent et sincère. Telle fut mon impression dès le premier coup d’œil, et je n’ai pas eu lieu de changer d’opinion.

Comme j’hésitais à examiner son fils, alléguant qu’elle devait avoir un médecin, elle insista. — Nous avons un excellent docteur, un ami, me dit-elle ; mais il est à Toulon. Cette campagne-ci est loin et d’un accès peu facile quand la mer est mauvaise. Il ne peut donc pas venir tous les jours, et il y a près d’une semaine que je ne l’ai consulté. Voyez, je vous prie, en quel état est la poitrine de ce cher enfant. Il me semble, à moi, qu’il guérit ; mais j’ai tant peur de me tromper !

L’enfant avait huit ans. Il était bien constitué, quoique frêle, et tous les organes fonctionnaient assez bien. Je demandai quel âge avait son père. — Il était vieux, à ce qu’il paraît, répondit sans façon M. Pasquali. N’est-ce pas, madame Martin, vous m’avez dit qu’il était plus âgé que moi ?

L’âge du père constaté, la débile structure de l’enfant me parut un fait organique dont il fallait tenir grand compte. Aucune lésion ne s’étant produite, on pouvait, avec des prévisions et des soins bien entendus, compter sur un développement à peu près normal. — Ne songez qu’à le fortifier, dis-je à la mère ; ne le mettez pas trop dans du coton. Puisque l’air vif et salin de cette région lui convient, c’est la preuve qu’il a plus de vitalité qu’il n’en montre. Il vivra à sa manière, mais il vivra, c’est-à-dire qu’il aura souvent de petits accidens qui vous affecteront, mais il les secouera par une force nerveuse propre aux tempéramens excitables, et peut-être sera-t-il mieux trempé qu’un colosse. C’est ici le pays des corps secs, actifs, cuits et recuits par les excès de température et mus par des esprits ardens et tenaces. Votre fils se trouve donc là dans son milieu naturel. Restez-y, si vous pouvez.

— Oh ! s’écria-t-elle, je peux tout ce qu’il lui faut, je ne peux que cela ! Merci, docteur, vous avez dit absolument comme notre médecin de Toulon, et vous m’avez fait grand bien. Vous n’êtes pas du midi, je le vois à votre accent ; mais êtes-vous fixé près d’ici ? Vous reverra-t-on ?

M. Pasquali lui expliqua ma situation, et lui dit à l’oreille un mot qu’elle comprit en me tendant la main avec grâce et en me disant encore d’une voix attendrie : — Merci, docteur ! Revenez me voir quand vous reviendrez chez mon voisin.

Cela signifiait : « Je sais qu’il ne faut pas vous offrir d’argent ; alors va pour une gratitude qui ne pèsera pas à un cœur comme le mien ! »

— Quelle adorable femme ! dis-je à mon guide quand nous nous fûmes éloignés ; mais d’où sort-elle, et comment ne fait-elle pas émeute à Toulon quand elle passe ?

— C’est qu’elle ne passe pas ; elle ne se promène que dans les endroits où personne ne va. Elle ne voit et ne connaît, ni ne veut, je crois, connaître personne. Quant à vous apprendre d’où elle est, elle m’a dit qu’elle était née en Bretagne, et que son nom de demoiselle commençait par Ker, mais j’ai oublié la fin. Elle est veuve d’un vieux mari, comme vous savez, et elle l’est depuis peu, je crois. Elle ne parle jamais de lui, d’où on peut conclure qu’elle n’a pas été bien heureuse. Elle paraît avoir une certaine aisance : elle a quatre domestiques, une bonne table, point de luxe ; mais elle ne marchande rien. Je n’ai pas pu savoir la profession de son mari, ni si elle a des parens. Je n’ai pas cru devoir faire de questions indiscrètes. C’est une femme absolument libre, à ce qu’on peut croire, et ne songeant à rien au monde qu’à son enfant. Ils descendent quelquefois à ma baraque. Je les promène sur le golfe dans mon passe-partout. On me confie même le moutard pour le mener à la pêche. Enfin c’est une très bonne personne, et son voisinage m’est agréable.

— Vous la voyez tous les jours ?

— Je passe tous les jours à travers la propriété. Je n’ai pas d’autre sentier pour regagner La Seyne, à moins de faire un grand détour, et dans ce pays-ci, où il n’y a ni murs d’enceinte, ni barrières, ni portes, on a droit de passage les uns chez les autres. Cela donne pourtant lieu à de grandes disputes quand on a des voisins fâcheux ; mais ici ce n’est pas le cas. Toutes les fois que je passe, même bien discrètement, et le plus loin possible de la maison, la mère, l’enfant ou les domestiques courent après moi pour me faire politesse ou amitié. Mais allons voir votre héritage ; c’est sur le chemin de La Seyne, à un petit quart d’heure de marche.

— Vous savez que je ne veux pas troubler cette pauvre cohéritière que je ne connais pas, et qui peut bien avoir hérité des préventions de son père contre le mien, car, je vous l’ai dit, nous étions fort brouillés.

— Bah ! bah ! elle verra bien que vous n’êtes pas un diable. Je la connais fort peu, mais assez pour qu’elle ne me jette pas à la porte. Elle ne passe pas pour une mauvaise créature d’ailleurs ; c’est une grosse endormie, voilà tout.

Et comme j’allais questionner M. Pasquali sur cette personne dont j’ignorais l’âge, le nom et les mœurs, il détourna ma pensée vers un sujet sur lequel deux ou trois fois déjà il m’avait entamé.

— Parbleu, dit-il, il serait probablement bien facile de vous entendre avec elle. Si vous vouliez sa part, elle vous la céderait et s’en irait vivre dans son vrai pays. Pourquoi diable, ayant ici un coin de terre, n’y installez-vous pas vos vieux parens ? Ils y vivraient peut-être plus longtemps que dans votre froide Auvergne : vous y viendriez les voir quelquefois, et je vous aurais pour assez proche voisin, ce qui ferait bien mes affaires, vu que vous me plaisez beaucoup.

Comme je discutais l’excellence de son climat, sur lequel il se faisait au reste peu d’illusions, nous passâmes au pied du fort Napoléon, l’ancien fort Caire, dont la prise assura celle de Toulon et fut le premier exploit militaire et stratégique du jeune Bonaparte en 93. Je ne pus résister au désir de gravir le talus rocheux qui nous séparait du fort à travers les chênes-liéges, les pins et les innombrables touffes de bruyère arborescente qui commençaient à ouvrir leurs panaches blancs. Nous atteignîmes le sommet de la colline, et je contemplai une autre vue moins gracieuse, mais plus immense que celle de Tamaris, toute la chaîne calcaire des montagnes de la Sainte-Baume, la petite rade de Toulon et la ville en face de moi, à l’ouest une échappée sur les côtes pittoresques de La Ciotat. — Montrez-moi la batterie des hommes sans peur, dis-je à M. Pasquali.

— Ma foi, répondit-il, j’avoue que je ne sais pas où elle est, et je doute que quelqu’un le sache aujourd’hui. Les bois abattus à l’époque du siège de Toulon ont repoussé, et par là-bas, car ce doit-être par là-bas ; au sud-ouest, il n’y a que des sentiers perdus.

— Cherchons.

— Ah ! bah ! que voulez-vous chercher ? Les paysans ne vous en diront pas le premier mot. Vous ne vous figurez pas comme on aime peu à revenir sur le passé dans ce pays-ci.

— Oui, trop de passions et d’intérêts ont été aux prises dans ces temps tragiques. On craint de se quereller avec un ami dont le grand-père a été tué par votre grand-oncle, ou réciproquement.

— C’est précisément cela.

— Mais moi, repris-je, moi qui n’ai eu ici personne de tué, moi dont le père était soldat à la batterie des hommes sans peur, je tiens à voir l’emplacement, et d’après ses récits je parierais que je le reconnaîtrai !

— Eh bien ! allons-y ; mais votre propriété ?

— Ma propriété m’intéresse beaucoup moins. Je la verrai au retour, s’il n’est pas trop tard.

— Alors, reprit M. Pasquali, il nous faut descendre la côte en ligne droite et suivre le chemin creux de l’Évescat, parce que je suis sûr que les corps français républicains ont dû passer par là pour aller assaillir le fort, pendant qu’une autre colonne partie de la Butte-des-Moulins passait par La Seyne.

Nous suivîmes pendant vingt minutes le petit chemin bas, ombragé et mystérieux qu’il désignait, puis pendant vingt minutes encore un sentier qui remontait vers des collines, et nous entrâmes à tout hasard dans un bois de pins, de liéges et de bruyère blanche de la même nature que celui du fort. Un sentier tracé par les troupeaux dans le fourré nous conduisit à une palombière. Dix pas plus loin, pénétrant à tour de bras à travers les buissons épineux, nous trouvâmes les débris d’un four à boulets rouges et les buttes régulières bien apparentes de la fameuse batterie ; les arbres et les arbustes avaient poussé tout à l’entour, mais ils avaient respecté la terre végétale sans profondeur qui avait été remuée et recouverte de fragmens de schiste. Nous pûmes suivre, retrouver et reconstruire tout le plan des travaux et ramasser des débris de forge et de projectiles. En face de nous, à portée de boulet, nous apercevions le fort à travers les branches ; un peu plus loin, d’énormes blocs de quartz portés par des collines vertes avaient été soulevés par la nature dans un désordre pittoresque ; puis, à la lisière du bois, une vallée charmante d’un aspect sauvage et mélancolique que le soleil bas couvrait d’un reflet violet ; les montagnes, la mer au loin ; autour de nous, un troupeau de chèvres d’Afrique couleur de caramel, gardées par une belle petite fille de cinq ans, qui, chose fantastique et comme fatale, ressemblait d’une manière saisissante à une médaille du premier consul.

— Impératrice romaine, m’écriai-je, que diable faites-vous ici ?

— Elle s’appelle Rosine, répondit la mère de l’enfant en sortant des bruyères.

— Et comment s’appelle l’endroit où vous êtes ?

— Roquille.

— Et la batterie ?

— Il n’y a pas de batterie.

— Personne ne vient se promener dans ce bois ?

— Personne, mais on vient là-bas chez moi pour boire de bon lait ; en souhaitez-vous ? Tenez, voilà une chèvre blonde qui me rapporte un franc par jour. Croyez-vous que c’est là une chèvre !

Le jour tombait, nous nous fîmes montrer un sentier pour gagner La Seyne à vol d’oiseau. J’y pris congé à la hâte de mon aimable compagnon de promenade. Il rentrait à son bord, c’est-à-dire dans sa maison de citadin, et j’avais à me presser pour ne pas manquer le dernier départ du petit steamer-omnibus qui, à chaque heure du jour, transporte en vingt minutes à Toulon la nombreuse et active population ouvrière et bourgeoise occupée ou intéressée aux travaux des ateliers de construction maritime.

À peine eus-je retrouvé La Florade, qui m’attendait sur le port avec une anxiété à laquelle je ne donnai pas en ce moment l’attention voulue, que je lui parlai de ma découverte et de l’abandon où j’avais trouvé la batterie des hommes sans peur ; mais il était distrait, il ne m’écoutait pas. — Avez-vous enfin vu votre propriété ? me dit-il.

— Non, je n’ai pas eu le temps.

— Ah ! vous n’avez pris alors aucun renseignement sur la valeur de votre lot ?

— Si fait ! Est-ce que cela vous intéresse ?

— À cause de vous… oui ! Combien ça vaut-il ?

— Quinze mille.

— Diable ! c’est trop cher !

— Vous croyez ? Moi, je n’en sais rien.

— Je ne discute pas la valeur, du moment que c’est le papa Pasquali…

— Auriez-vous par hasard l’intention d’acheter ?

— Je l’avais, je ne l’ai plus.

— Que ne le disiez-vous ? Vous auriez fait le prix vous-même.

— Moi, je n’y entends rien, et je m’en serais rapporté au parrain. Je m’étais imaginé que c’était une affaire de deux ou trois mille francs ; mais la différence est trop grande. Je n’ai pas le sou, je n’attends aucun héritage, il n’y faut plus songer.

— Comment ! m’écriai-je en riant, vous êtes Provençal à ce point-là, de penser déjà, vous, marin de vingt-huit ans, à l’achat d’un verger et d’une bastide ! Si quelqu’un me semblait devoir être exempt de cette manie locale, c’est vous, le roi du beau pays d’imprévoyance.

— Aussi, répondit-il, n’était-ce pas pour moi… On a toujours quelque parent ou ami à caser ;… mais n’en parlons plus, je chercherai autre chose. — Vous me disiez donc que la fameuse batterie était abandonnée ? Je savais cela. J’y ai été, comme vous, à l’aventure, et j’ai vu avec chagrin que le caprice de la pioche du propriétaire peut la faire disparaître d’ici à demain. Les antiquaires cherchent avec amour sur nos rivages les vestiges de Tauroëntum et de Pomponiana ; on a écrit des volumes sur le moindre pan de muraille romaine ou sarrasine de nos montagnes, et vous trouveriez difficilement des détails et des notions topographiques bien exactes sur le théâtre d’un exploit si récent et si grandiose ! Aucune administration, aucun gouvernement, même celui-ci, n’a eu l’idée d’acheter ces vingt mètres de terrain, de les enclore, de tracer un sentier pour y conduire, et de planter là une pierre avec ces simples mots : Ici reposent les hommes sans peur ! — Ça coûterait peut-être cinq cents francs ! — Ma foi, si je les avais, je me paierais ça ! Il semble que chacun de nous soit coupable de ne l’avoir pas encore fait ! Quoi ! tant de braves sont tombés là, et l’écriteau prestigieux qui les clouait à leurs pièces n’est pas même quelque part dans l’arsenal ou dans le musée militaire de la ville ?

— Ah ! qui sait, lui dis-je, si, en présence d’un monument fréquenté par les oisifs, le charme serait aussi vif que dans la solitude ? Je ne peux pas vous dire l’émotion que j’ai eue là. Je reconstruisais dans ma pensée une série de tableaux qui me faisait battre le cœur. Je rétablissais la petite redoute, je revoyais les vieux habits troués des volontaires de la république, et leurs armes, et leurs groupes pittoresques, et leurs bivacs, et la baraque des officiers… peut-être la palombière qui est là auprès dans une petite clairière gazonnée.

— Et lui ! s’écria La Florade, l’avez-vous vu, lui, le petit jeune homme pâle, avec son habit râpé, ses bottes percées, ses longs cheveux plats, son œil méditatif, son prestige de certitude et d’autorité déjà rayonnant sur son front, et cela sans orgueil, sans ambition personnelle, sans autre rêve de grandeur que le salut de la patrie ? La plus belle page, la plus belle heure de sa vie peut-être ! Mais il est trop beau quand on le voit là, et la foule aime mieux le voir drapé et couronné sur les monumens grecs et romains de l’empire !

Tout en causant avec le jeune lieutenant, je commis une grande faute que je me reprocherai toute ma vie. Je ne me bornai pas à lui parler du bon accueil que m’avait fait son parrain, je me laissai entraîner à lui parler avec enthousiasme de la voisine établie depuis peu au petit manoir de Tamaris. Je vis aussitôt ses yeux briller et ses paupières rougir jusqu’aux sourcils.

— Ah ! ah ! lui dis-je, vous la connaissiez avant moi ?

— Je vous jure que je n’en ai jamais entendu parler. Il y a deux ou trois mois que je n’ai été voir Pasquali, et vous m’apprenez que le gaillard a une belle voisine ; mais je vous réponds bien que, s’il en rêve la nuit, c’est sous la forme d’un poulpe caché entre deux roches. Voyons, voyons ! parlez-moi de cette beauté mystérieuse : une grande dame, vous dites ?

— J’ai dit l’air d’une grande dame ; mais elle s’appelle d’un nom plébéien.

— Ça m’est bien égal ! Il n’y a pour moi de noblesse que celle du type. Une batelière est une reine, si elle a l’air d’une reine.

— Comment se nomme-t-elle ?

— Qui ?

— La batelière qui vous fait roi ?

— Il n’est pas question d’elle. Parlez-moi de la voisine à Pasquali. Quel âge ?

— Quarante-cinq ans, répondis-je pour me divertir de son désenchantement. J’y perdis ma peine.

— Quarante-cinq ans, c’est beaucoup, si elle les a, reprit-il ; mais si elle a vingt-cinq ans sur la figure, c’est comme si elle les avait sur son acte de naissance.

— Comme vous prenez feu, mon petit ami ! Je vois que vous êtes comme tous ces rassasiés que vous méprisez tant. La plus belle des femmes est pour vous celle que vous rêvez.

— Oh ! ma foi non, je vous jure que non ! La plus belle est celle qui me plaît ; mais, si vous êtes peintre, ce n’est pas ma faute ! Si vous me montrez un portrait qui me tourne la tête ! On peut s’éprendre à la folie d’un portrait. Cela se voit dans tous les contes de fées, et la jeunesse se passe dans le pays des fées. J’irai demain à Tamaris. Je suis sûr que Pasquali jure après moi, parce que je l’abandonne !

Le lendemain, il était à Tamaris ; il en revint sans avoir aperçu la dame. Elle était partie dès le matin en voiture, avec son enfant, pour une promenade dont M. Pasquali ignorait le but. Les devoirs du service ne permettaient pas à La Florade d’attendre qu’elle rentrât. Il était désappointé, un peu rêveur, aussi contrarié que le permettait son caractère ouvert et riant.

— Il n’est pas possible, lui dis-je, que le regret de n’avoir pas vu cette inconnue vous pénètre à ce point. Cette aventure-là en cache une autre, n’est-ce pas ?

— Ma foi non ! répondit-il. Parlons de la batterie des hommes sans peur.

— Ah ! bien, c’est-à-dire ne me faites pas de questions !

Deux jours après, M. Aubanel, l’avoué que je consultais pour ma vente, et qui était précisément le propriétaire de la bastide Tamaris, m’engagea à ne pas vendre mon terrain à Mlle Roque, la fille naturelle de mon défunt parent. Il motiva ce conseil sur ce que la pauvre héritière était bien capable de se faire illusion sur ses ressources, mais non de jamais rembourser.

Il m’est si odieux de me faire faire droit au préjudice d’une personne gênée, tant d’occupations plus intéressantes pour moi me rappelaient dans ma province, que j’eusse, à coup sûr, abandonné tout à Mlle Roque ou à mon ami La Florade, si cette mince affaire n’eût concerné que moi ; mais ma famille, fière et discrète, était pauvre. Mon père n’était plus, et ma mère rêvait de ces quinze mille francs pour doter ma jeune sœur. Tout est relatif ; cela avait donc de l’importance pour nous, et je résolus de m’en rapporter entièrement aux sages avis de M. Aubanel. Je ne pus cependant me défendre de lui demander si Mlle Roque était une personne digne d’intérêt.

— Je n’en sais rien, répondit-il. Elle a été élevée si singulièrement que personne ne la connaît. Et puis… Permettez-moi de ne pas m’expliquer davantage ; je craindrais de faire un propos hasardé. Voyez vous-même si elle vous intéresse.

— Je ne sais pas pourquoi elle m’intéresserait, répondis-je. Vendez mon terrain, et renvoyez-moi le plus tôt possible.

Une difficulté arrêtait M. Aubanel. La petite propriété perdait beaucoup à être divisée. Il eût voulu me faire acheter l’autre moitié, ou tout au moins persuader à Mlle Roque, dans notre commun intérêt, de vendre sa part indivise avec la mienne. Il me promit de s’occuper de cette solution, et me proposa de m’emmener à Tamaris, où il devait se rendre le jour même ; mais je n’étais pas libre. Je promis de l’y rejoindre le lendemain.

Je m’y rendis cette fois par La Seyne, dont le port est à l’entrée nord de la presqu’île ou promontoire du cap Sicier. Tamaris est sur le versant oriental.

Ce coin de terre, où j’ai tant erré depuis, et que je connais si bien à présent, est la pointe la plus méridionale que la France pousse dans la Méditerranée, car la presqu’île de Giens, auprès des îles d’Hyères, est un doigt presque détaché, tandis que ceci est une main dont le large et solide poignet est bien soudé au corps de la Provence. Cette main s’est en partie fermée, abandonnant au flot qui la ronge deux de ses doigts mutilés, la presqu’île du cap Cépet, qui formait son index, et les îlots des Ambiers, qui sont les phalanges rompues de son petit doigt. Son pouce écourté ou rentré est la pointe de Balaguier, qui protège la petite rade de Toulon d’un côté, de l’autre le golfe du Lazaret et par conséquent le quartier de Tamaris. Ceci n’est pas une comparaison poétique : rien n’enlaidit la nature comme de comparer sa grandeur à notre petitesse ; c’est tout simplement une indication géographique nécessaire pour dessiner à l’œil les mouvemens d’un littoral labouré et déchiré par de grands accidens géologiques.

Cette presqu’île, tournée vers l’Afrique, n’a pas de nom qui la caractérise. Dans le Var, il ne faut pas beaucoup espérer retrouver l’orthographe des noms propres ; chacun les arrange à sa fantaisie, et beaucoup de localités en ont plusieurs à choisir. Les cartes nouvelles sont sur beaucoup de points en plein désaccord avec les anciennes pour spécifier les criques, les calangues, les caps, les pointes, les écueils et les îlots. Il paraît que le cap Sicier lui-même, ce beau bastion naturel qui brise l’effort d’une mer furieuse, et dont le front, souvent couronné de nuages, préserve Toulon des vents de sud-ouest, a perdu son nom. Conservons-le-lui quand même et donnons-le à tout le promontoire, d’environ trois lieues de long sur autant de large, qui s’étend de La Seyne à Saint-Nazaire, et de la route de Marseille à la pointe des Jonquiers.

Tamaris est situé dans la courbe décrite entre le pouce tronqué et l’index déchiré. On voit dès lors que de La Seyne, située à la jointure du poignet, j’avais peu de distance à parcourir pour m’y rendre par terre. Le petit chemin ondulé monte et descend, remonte et redescend, et remonte encore. Un kilomètre à vol d’oiseau comporte toujours dans cette région un kilomètre en plus, quand il n’en comporte pas davantage. La presqu’île, si elle était dépliée sur un plan uni, occuperait peut-être une superficie quadruple de son emplacement maritime. Le département du Var n’a qu’une vallée, étroite et longue, de Toulon à Fréjus ; le reste est une série de plis de montagnes et de gorges plus ou moins profondes, qui méritent à peine le nom de vallons, mais qui recèlent des beautés de premier ordre.

Dans une des parties encaissées de mon trajet, frappé de la brusque variété des zones de terrain fertiles ou désolées, je remarquai sur ma gauche une bastide si laide que je me pris à rire. Dans ce pays du laid en fait de constructions, celle-ci devait remporter le prix ; c’était une petite masse informe de bâtimens décrépits, plantée de travers et comme à demi enterrée au beau milieu d’un champ de blé : ni cour, ni jardin ; une façade sans entrée, soudée à un appendice complètement aveugle. En revanche, la façade avait quatre gros yeux carrés ; mais, en regardant mieux, je reconnus que trois de ces fenêtres étaient peintes, et qu’une seule, fermée d’un volet, pouvait s’ouvrir.

Je ne sais pourquoi il est de ces gîtes insignifians qu’on prend en horreur rien qu’à les regarder de loin et à rêver qu’on pourrait être forcé par un accident d’y entrer et d’y mourir. En voici un, pensai-je, où je voudrais mourir vite par exemple ! Quelle créature humaine abandonnée du ciel et des hommes peut donc s’être résignée à vivre là, et quel insensé a pu faire édifier à ses frais une pareille demeure ?

Les Provençaux sont fiers de leurs bastides, parce qu’ils ont les matériaux à discrétion, et que leurs yeux ne sont jamais attristés par les chaumes moussus et les pignons pittoresques du vieux temps français. Depuis l’époque gallo-romaine, je crois qu’ils ont toujours dû bâtir à l’instar caricaturé des villas de la campagne de Rome. Il semble que le moyen âge et la renaissance n’aient point passé par là, et que de temps immémorial on ait gardé, en l’abêtissant de plus en plus, la tradition imposée par la conquête. On a perdu l’art des parties en relief. Il était plus facile et plus prompt de percer les ouvertures dans la muraille lisse, sans les rehausser par aucun filet en saillie. Soit : l’économie est une nécessité qui ne se discute pas ; mais le goût est autre chose, et celui des Provençaux, toujours entiché de la tradition romaine de la décadence, s’est vengé de la pénurie de sculpture par une atroce peinture imitant de la façon la plus grossière les angles en pierre de taille, les cordons d’architecture en saillie, et les reliefs d’encadrement des ouvertures. De plus, comme on est sous le ciel de la couleur, il en faut mettre partout, et les maisons sont badigeonnées des tons les plus faux ou les plus criards. C’est beaucoup quand on s’en tient au jaune d’ocre sale, qui est le moins voyant et le moins prétentieux. Quant aux reliefs, sous prétexte d’imiter les marbres antiques, ils sont d’un vert désolé ou d’un rouge féroce. Dans l’horrible masure que j’avais sous les yeux, ils étaient vert bouteille rehaussés d’un filet orange dont le soleil et la pluie, qui avaient tout rayé de noir inégalement, n’avaient encore pu atténuer l’aigre contraste.

Prétention et misère, c’est le caractère de toutes ces maisons ; or toute maison est comme le vêtement d’une pensée ou la révélation d’un instinct. — La Provence possède à profusion la plus belle pierre à bâtir qui existe, un calcaire gris ou bleuâtre qui a la finesse de grain et la densité du marbre. Les yeux indigènes ont horreur de ce beau produit de la nature. Il faut cacher et barbouiller cela. Il faut tâcher de faire croire aux Italiens qui passent en mer, le long des côtes, qu’on a comme eux des palais de marbre de toutes les couleurs. Aussi cette région, que la nature semble avoir mouvementée et plantée pour les délices des artistes, est-elle gâtée par une sorte de gale. On ne peut appeler autrement cette multitude de bâtisses ridicules qui lui sortent de partout, et qui semblent se disputer la gloire de grimacer et de clignoter d’une façon burlesque, en détruisant l’harmonie sévère de sa belle couleur, jusque dans les sites les plus sauvages. La bastide, épuisons ce sujet pour n’y plus revenir, a encore un agrément remarquable : c’est que, sous un ciel généralement pur et sur un sol désastreusement sec, elle est une éponge salpêtrée qui trouve moyen de ne jamais sécher. Les habitans prétendent que les pluies amenées par le vent d’est, et qui sont diluviennes, il faut le reconnaître, prennent les murs horizontalement et les pénètrent en vingt-quatre heures de part en part ; mais, au lieu de bâtir à cette exposition une muraille épaisse et dense, ils imaginent toute sorte de revêtemens ingénieux. Le moins laid est en tuiles imbriquées. Le plus atroce et le plus estimé est en goudron de navire. Imaginez l’agréable effet de ces maisons, dont la couleur voyante accuse les formes piètres et bâtardes, flanquées sur toute une face d’une immense tache d’encre ! Pauvre charmant paysage, qu’as-tu donc fait à l’homme barbare de ces contrées ?

Au reste, le site, qu’achevait d’enlaidir la bastide aux trois yeux crevés, la bastide cyclope que j’avais devant moi, était d’une tristesse navrante. Des champs maigres où l’on ne connaît pas le bluet, et que n’égayait pas encore la fleur du glaïeul pourpré des moissons ; au-delà des champs, les pentes pierreuses de la colline, l’horizon fermé par une ligne symétrique d’oliviers blafards et par la masse carrée du fort Napoléon : il y avait là de quoi mourir du spleen en vingt-quatre heures. Tout à coup l’idée me vint que ce maussade terrain pourrait bien être le mien, la cause de mon séjour forcé dans un pays où je n’avais rien autre chose à faire que de m’en défaire. Qui me l’eût demandé en ce moment eût pu l’avoir à bon marché, mais non, la dot de ma pauvre petite sœur ! Voyons ce que cela peut être.

Je pris une espèce de chemin à demi perdu sous les sillons et obstinément disputé à la charrue par les lentisques, et je cherchai une entrée. Il n’y avait pas de clôture à la petite cour infecte placée derrière la maison ; le pays nourrit très peu de bestiaux, donc il manque d’engrais, et, ne voyant point là de fumiers, je cherchais la cause de cette insupportable odeur. Des grognemens sourds me firent remarquer que j’étais sur une espèce de pont à fleur de terre, et qu’une demi-douzaine de porcs engraissaient dans les silos abjects creusés sous mes pieds. C’est l’usage du pays ; ces misérables bêtes ne sortent de là que pour mourir. On ne nettoie guère leur bauge qu’une fois l’an, pour prendre le fumier à la saison du labour. Un médecin ne voit pas sans en être indigné ces foyers de pestilence auprès des habitations.

Sauf la présence de ces animaux et de quelques poules criardes, j’aurais cru la bastide abandonnée. Les petits bâtimens, dégradés et lézardés, tombaient en ruine. Le châssis sans vitres de ce qui pouvait avoir été la fenêtre du fermier pendait le long du mur, à une corde fatiguée de le disputer au vent d’est. Il y avait pourtant derrière le logis principal une espèce de jardin, quelques légumes dans un carré de cyprès. Le cyprès pyramidal est encore une des grâces de la bastide : on en plante une haie serrée qui forme péristyle devant les fenêtres, cache la vue, et jette dans les chambres basses une ombre de cimetière. J’avisai une porte entre-bâillée, je frappai : rien ne répondit. Je voulais simplement demander le nom de l’habitation, et j’allais y renoncer, lorsque je vis, au fond du couloir sombre, une vieille femme assise par terre et courbée dans l’attitude du sommeil. J’élevai la voix en l’appelant madame ; elle se leva, comme en colère, en grommelant qu’elle n’était pas madame, et quand elle fut dans le rayon de jour que projetait la porte entr’ouverte, je vis que c’était une négresse d’un âge très avancé et vraiment hideuse.

— Moi madame donc aujourd’hui ? dit-elle d’un ton grondeur. Vous plus aimer personne ici donc ? Vous méchant de plus jamais venir ! Maîtresse toujours pleurer !

En me tenant cet étrange discours, la vieille Africaine, presque aveugle, marchait devant moi vers un horrible escalier noir.

— Vous vous trompez sûrement, lui dis-je. Je ne connais personne ici, je suis un passant qui vient vous demander le nom…

Elle ne me laissa pas achever, et, donnant les signes de la plus grande terreur, elle fit entendre des cris inarticulés. Ne pouvant lui faire comprendre que je n’étais pas un voleur, j’allais me retirer, lorsqu’un petit chien furieux, s’élançant par l’escalier, vint ajouter au ridicule de la scène. — Qu’est-ce qu’il y a donc ? cria d’en haut une voix dont le timbre doux et voilé contrastait avec la rudesse de l’accent provençal, et une très belle jeune femme se montra comme une apparition dans le cadre noir de l’escalier.

Dès que je lui eus expliqué, pour la rassurer, l’objet de ma demande, elle me regarda avec attention, et me dit : — Ne seriez-vous pas le docteur *** ?

— Précisément.

— Eh bien ! vous êtes ici chez Mlle Roque. Entrez, monsieur, on s’attendait à l’honneur de votre visite.

Je montai une douzaine de marches derrière elle, et je me trouvai avec surprise dans un très joli salon entièrement meublé à l’orientale. Je me rappelai alors que la défunte mère de Mlle Roque était une Indienne de Calcutta, et je crus reconnaître là les vestiges de l’héritage maternel ; mais je ne fus pas longtemps occupé de l’étrangeté de ce riche mobilier dans une maison si misérable. Mlle Roque, car c’était elle en personne qui m’introduisait dans son sanctuaire, devenait tout d’un coup pour moi un bien autre objet de surprise et de curiosité. Elle offrait dans toute sa personne un mélange singulier de races, et ce mélange avait produit un de ces types indéfinissables que l’on rencontre parfois dans les régions maritimes commerçantes, et en Provence particulièrement. Elle était petite et grasse, très brune, mais non mulâtre ; une peau unie magnifique, des yeux superbes, un peu trop longs pour le reste de sa figure, qui était courte et sans autre expression que celle d’une curiosité enfantine ; le nez arqué, les lèvres fortes et fraîches, de beaux bras, de petites mains effilées et paresseuses, de belles poses, de la grâce dans les mouvemens, un air de nonchalance qui semblait trahir l’absence complète de la réflexion ; un ensemble de séductions toutes physiques qui n’éveillait dans l’esprit aucun intérêt puissant ou délicat. « Elle est très belle ! » voilà tout ce qu’on pouvait dire d’elle. L’idée ne venait pas de chercher dans son cœur ou dans son cerveau l’âme de sa beauté. Comme elle était trop belle pour sourire, rougir ou s’effrayer de quoi que ce soit, son accueil était impassible. La tranquille froideur de ses manières mit les miennes à l’unisson.

Sa toilette, car elle était en toilette, était métissée comme sa figure. Sur une robe de soie de Lyon très garnie de fanfreluches et très mal faite, elle portait une sorte de draperie en foulard qui n’était ni châle, ni manteau ; ses cheveux, divisés en nombreuses petites nattes, pendaient sur son dos, et je vis sur la table auprès d’elle un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les Françaises ont eu l’esprit de mettre à la mode pour la campagne, et qu’elles devraient avoir celui de porter à la ville.

Un superbe narghiléh était posé à terre devant une pile de riches carreaux. Était-ce pour l’ingrat dont la négligence, au dire de sa négresse, la faisait pleurer ? Mais ces beaux yeux d’émail, fixes comme ceux d’un sphinx, connaissaient-ils les larmes ?

Je m’adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis Mlle Roque repousser du pied le tapis, comme s’il n’eût pas dû être profané par un étranger, m’offrir un siège et s’asseoir elle-même sur le divan, ni plus ni moins qu’une Française qui se dispose à faire la conversation ; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha rien, ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et à travers. J’avais donc à faire tous les frais de la conversation. J’allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon intérêt comme dans le sien.

Quand elle m’eut bien écouté sans donner le moindre signe d’assentiment ou de répugnance : — Que voulez-vous que je pense de cela ? me dit-elle. Je n’y entends rien. Je sais que me voilà très gênée. J’avais toujours compté sur la petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas qu’elle n’était pas bien mariée avec lui, et il n’y a pas longtemps que je le sais moi-même. J’ai toujours vécu sans rien comprendre à l’argent, et je ne savais pas qu’il faut en avoir beaucoup pour vivre en France. Je suis pourtant Française ; mais on ne m’a rien appris de ce qu’il faudrait savoir. Mon père disait que j’en aurais assez. Je croyais qu’il avait pensé à tout ; mais vous savez comment le pauvre homme est mort !

— D’un coup de sang, m’a-t-on dit ?

— Oh ! non, d’un coup de pistolet.

— Comment ! il s’est battu ?

— Mais non ! il s’est tué.

Mlle Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne : « Dieu lui pardonne ! » du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux : « C’était écrit. »

— Vous ne savez donc pas ? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais qu’on vous l’aurait dit en confidence. On l’a caché parce que les prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple d’ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères. Ils auraient dit que c’était la cause du péché de suicide commis ici. Vous voyez qu’il ne faut pas en parler à ceux qui n’ont rien su.

— Je m’en garderai bien ; mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin ?

— Non, il s’ennuyait. Il disait qu’il avait assez vécu. Il avait la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n’avait plus de patience. Voulez-vous voir ce qu’il a écrit avant de mourir ?

— Oui ; si c’est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds que ma famille la respectera, fût-elle illégale.

— Oh ! il n’est pas question de moi, reprit Mlle Roque en tirant d’un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu’elle toucha sans frémir. Je lus ces mots :

« Cachez mon suicide, si c’est possible ; mais, si quelqu’un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs de ma propre main.
« Jean Roque. »

— Il ne vous aimait donc pas ? dis-je à mon hôtesse impassible.

— Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.

Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber sur ses joues, qu’elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne rougirent pas ses paupières et ne leur imprimèrent pas la moindre contraction. Elle pleurait sans effort et sans que le cœur parût prendre aucune part à l’acte de sa douleur. Elle me paraissait si extraordinaire que je ne pus me défendre de lui demander, bien ou mal à propos, dans quelle religion elle avait été élevée.

— Je suis chrétienne, répondit-elle. J’ai été baptisée et j’observe la vraie religion.

— Mais votre mère ?…

— Ma mère était de race mêlée. Elle était de l’Inde, mais elle y avait été élevée dans la loi du Coran, et mon père n’a jamais exigé qu’elle changeât sa manière d’aimer Dieu, qui était bonne aussi.

Il fallait conclure sur nos intérêts respectifs, et je vis bien qu’elle ne le pouvait pas, faute des plus simples notions sur le monde pratique. Elle me paraissait en proie à un découragement complet de sa situation, acceptée avec la plus complète inertie. Je voulus en vain réveiller en elle quelque esprit de prévoyance ; je me permis quelques questions. Elle m’apprit qu’elle ne possédait rien au monde que la terre qui entourait sa maison, les meubles et bijoux qui remplissaient la pièce où nous nous trouvions.

— À quoi évaluez-vous tout cela ? me dit-elle. On m’a dit que j’en tirerais un peu d’argent.

— Pour cela, lui dis-je, je n’en sais pas plus que vous. Avez-vous confiance en quelqu’un dans votre voisinage ?

— J’ai confiance en tout le monde, répondit-elle avec une candeur qui me toucha.

— Me permettez-vous d’en causer avec M. Pasquali et M. Aubanel ?

— Certainement.

— De leur confier vos intérêts comme les miens propres, et de chercher avec eux le moyen de tirer de ce qui vous reste de quoi assurer votre existence dans des conditions peut-être meilleures que celles où je vous vois ?

— Oui, oui ; mais écoutez : je veux bien vendre, mais je ne veux pas quitter la bastide.

— Comment ! vous y tenez, à cette horrible masure qui vous rappelle à toute heure de si tragiques souvenirs ?

— Où voulez-vous que j’aille ? Je n’ai jamais habité d’autre maison. Je me trouve bien où je suis née. Je ne suis pas loin de l’église pour dire mes prières, et quant à mon pauvre papa, je ne veux pas l’oublier.

Je trouvai une certaine grandeur d’âme dans cette stupidité de caractère, et bien que cette fille de seize ans, qui paraissait en avoir vingt-cinq, n’exerçât sur mes sens aucune espèce de fascination, je me promis de la servir malgré elle du mieux que je pourrais.

— Est-ce que vous reviendrez ? me dit-elle en me reconduisant jusqu’au bas de l’escalier.

— Si cela peut vous être utile, oui.

— Ne revenez pas, reprit-elle sans aucun embarras. Je vous remercie d’être venu : mais une autre fois, si vous avez quelque chose à me dire, il faudra m’envoyer le vieux Pasquali.

— Ou vous écrire ?

— Oh ! c’est inutile, reprit-elle en souriant sans confusion aucune, je ne sais pas lire !

Je m’en allai stupéfait. Je venais de voir un être tout exceptionnel probablement, et comme une anomalie de type et de situation. Je m’expliquai ce phénomène en me rappelant que c’était la fille d’une sorte d’esclave amenée par un Turc ou un Persan à Marseille, et d’un homme atteint peut-être depuis longtemps de la monomanie la plus sinistre. Je m’expliquai pourquoi Pasquali m’avait dit d’elle : « C’est une grosse endormie. » Pourtant cette endormie avait un ami de cœur, un amant peut-être. N’était-ce pas à lui d’arranger ses affaires et de veiller sur son sort ? Il la négligeait, au dire de la négresse ; mais il ne l’abandonnait pas, puisqu’il était jaloux et que je ne devais pas revenir.

Je quittai avec empressement cette lugubre bastide, et je ne me retournai pas pour la regarder. J’étais bien sûr de la trouver plus hideuse depuis que je savais la catastrophe dont elle avait été le théâtre, et que sans doute elle avait provoquée en partie par sa laideur. Il est des lieux qu’on n’habite pas impunément. Je me croisai dans le sentier avec le fermier ou régisseur de Mlle Roque et sa fille, assez jolie, vêtue de haillons immondes comme toutes les paysannes des environs. Il m’aborda en me demandant si j’étais le propriétaire de la moitié qu’il cultivait encore, et si je voulais le garder. Je lui demandai s’il avait un bail, mais il me répondit d’une façon évasive ou préoccupée. Lui aussi semblait atteint de spleen ou d’imbécillité. Sa fille prit pour lui la parole. — Mon père ne comprend pas beaucoup le français, dit-elle d’une voix glapissante ; il ne sait que le provençal. Pauvre homme, il est en peine et nous de même ! Nous avons perdu la pauvre maman il y a quinze jours. Pauvres de nous ! elle nous fait bien faute, elle avait du courage, oui. Il n’y a plus que nous pour servir la demoiselle et la vieille sorcière noire, qui n’est plus bonne à rien. C’est de l’ouvrage, allez ! des femmes qui ne s’aident non plus que deux pierres ! Et aller aux champs, et tout faire, et gagner si peu ! Bonsoir, monsieur, il faudra avoir égard à nous, qui sommes les plus à plaindre !

Après ce discours, débité avec une volubilité effrayante, elle remit sur sa tête un paquet de bruyère coupée et suivit son père, qui était déjà loin.

À peine eus-je repris le chemin de Tamaris, que je vis M. Aubanel venir à ma rencontre.

— Retournons, me dit-il ; vous voilà, sans le savoir, tout près de votre propriété : je vais vous y conduire.

— Oh ! grand merci ! m’écriai-je, j’en viens, et j’en ai assez ! — Et je lui racontai mon aventure, sans lui parler de ce que je croyais devoir lui taire ; mais il me prévint.

— Ne vous inquiétez pas tant de sa position, me dit-il ; Mlle Roque a une liaison. J’en suis sûr à présent, la fille de son fermier a causé avec la femme du mien. On ne sait pas encore le nom du personnage. Il vient, le soir, bien emmitouflé ; mais, quoiqu’il ne soit pas très assidu, il paraît qu’il a l’intention d’acheter votre part pour la lui donner. Attendez les événemens, et ne vous montrez pas trop coulant avant de savoir à qui nous avons affaire. Or donc venez vous reposer chez moi et vous rafraîchir.

Au bas de la colline de Tamaris, nous vîmes accourir Paul, l’enfant de la charmante locataire de M. Aubanel. Il se jeta dans mes bras, et je le portai jusqu’en haut en excitant son babil. Il était beau comme sa mère, aimable et sympathique comme elle. Aubanel me fit l’éloge de Mme Martin, dont il était déjà l’ami, disait-il. Aimable et sympathique lui-même, il pouvait être cru sur parole ; mais je remarquai qu’en prononçant son nom, il eut un certain sourire de réticence : elle ne s’appelait pas réellement Mme Martin, cela devenait évident pour moi.

Comme je souriais aussi, il ajouta : — Vous croyez donc qu’elle ne s’appelle pas Martin ?

— Vous ne le croyez pas plus que moi.

— C’est vrai, je sais son nom, mais j’ai promis de ne pas le dire.

Il me fit entrer dans le pied-à-terre qu’il s’était réservé dans sa maison et qui avait une entrée du côté opposé aux appartemens de sa locataire. — Savez-vous, me dit-il en me forçant à boire du vin de Chypre, que votre ami La Florade est déjà venu faire l’Almaviva sous les fenêtres du rez-de-chaussée ? Mais il a perdu son temps, et le voisin Pasquali s’est fièrement moqué de lui !

— C’est donc un séducteur, ce lieutenant ?

— Eh ! oui, et dangereux même !

— Ce n’est pourtant pas un roué, je vous jure, il a trop de cœur et d’esprit…

— C’est pour cela. Je le sais bien, qu’il est charmant, et il a un grand attrait pour les femmes, c’est qu’il les aime toutes.

— Toutes ?

— Toutes celles qui sont jolies.

— Et il les aime toutes à la fois ?

— Ça, je n’en sais rien. On le dit, mais j’en doute ; seulement je sais que la succession est rapide, et qu’il s’enflamme comme l’étoupe.

— Mais vous pensez que Mme Martin…

— N’est pas pour son nez, je vous en réponds !

— Elle est trop haut placée ?…

— Vous voulez me faire parler, vous n’y réussirez pas !

— Est-ce que j’insiste ?

— Non, mais vous courez des bordées autour de moi ; or je suis un rocher, vous ne pourrez pas m’attendrir.

M. Aubanel était vif et enjoué, et le secret n’avait sans doute pas une grande importance, car il mourait d’envie de me le confier ; mais, au moment de profiter de l’occasion, je m’arrêtai, saisi d’un respect instinctif pour cette femme que j’avais vue un quart d’heure et qui m’avait pénétré de je ne sais quel enthousiasme religieux.

Aubanel remarqua ma réserve subite, s’en amusa, et prétendit que j’étais amoureux d’elle.

— Je ne crois pas, répondis-je en riant ; pourtant, depuis que vous me faites pressentir qu’elle, appartient à une région inaccessible, je ne suis pas assez fou pour souhaiter de la revoir souvent, et j’aime autant…

— Vous sauver chez Pasquali ? Il est trop tard, mon cher, et vous êtes perdu, car la voilà !

Elle accourait pâle et agitée. Paul venait de se blesser en jouant. Une pierre lui avait foulé un doigt. J’y courus. L’enfant gâté criait et pleurait. — Oh ! quel douillet ! lui dis-je en le prenant sur mes genoux. Regardez donc comme maman est pâle ! — Il se tut aussitôt, regarda sa mère, comprit qu’elle souffrait plus que lui, m’embrassa et m’abandonna sa petite main, qui n’était que légèrement blessée. Je le pansai, et avant la fin du pansement il s’agitait déjà sur mes genoux pour retourner à ses jeux.

Mme Martin nous retint au salon, Aubanel et moi, comme pour nous prouver que son système de claustration ne nous concernait pas. Cette femme si rigidement ensevelie avait une grande effusion de cœur quand elle se sentait avec de bonnes gens. Elle était même gaie, et le sourire était attendrissant sur cette physionomie mélancolique. Elle semblait faite pour la vie intime et les joies de la famille. D’où vient donc qu’elle était seule au monde avec son fils ?

Au bout d’un quart d’heure, Aubanel, qui était forcé de retourner à Toulon, me proposa de m’y conduire dans sa voiture. Je le remerciai ; je voulais descendre au rivage pour rendre visite au bon M. Pasquali. Je pris congé en même temps que lui de Mme Martin, sentant bien qu’il serait indiscret de rester davantage. Elle me retint. Aubanel se retira en me lançant un coup d’œil malin qui n’avait rien d’offensant pour elle ; mais elle ne le vit pas : toute légèreté était si loin de sa pensée !

— Docteur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, pouvez-vous me trouver un professeur pour mon fils ? Aubanel et Pasquali n’en connaissent pas un dont ils puissent me répondre, car il me faut un être parfait, pas davantage ! Je sais que vous n’êtes pas du pays ; mais vous avez fait vos études à Paris, vous avez voyagé ensuite : peut-être connaissez-vous quelque part un honnête homme pauvre, instruit et bon, qui viendrait demeurer dans mon voisinage et qui tous les jours consacrerait deux ou trois heures à mon fils ? Puisque je demeure ici,… c’est l’histoire du grec et du latin, vous savez ; pour le reste, je m’en charge.

— J’espère trouver cela, et je vais m’en occuper tout de suite.

— Comme vous êtes bon !… Attendez ! je l’aimerais plutôt vieux que jeune.

— Vous avez raison.

— Pourtant, si c’était un homme sérieux !… Mais dans la jeunesse c’est bien rare, et puis ça ferait causer, et bien que je me soucie peu des propos, il est inutile de devenir un sujet d’attention ou de risée quand on peut se faire oublier dans son coin.

— Il me paraît difficile qu’on vous oublie, et je m’étonne de la tranquillité dont vous jouissez.

— On est toujours tranquille quand on veut l’être. Pourtant j’ai à me débattre un peu contre mon ancien monde !

— Votre ancien monde ?

— Oui, un monde avec lequel je n’ai pas de raisons pour rompre, mais dont j’aimerais à me délier tout doucement. Je ne suis pas Mme Martin, je suis la marquise d’Elmeval.

— Ah ! mon Dieu, oui ! Je vous reconnaissais bien ! Je vous ai vue… une seule fois,… un instant, chez…

— Oui, oui, vous me connaissiez de vue, j’ai vu cela dans vos yeux l’autre jour. Je ne fais réellement pas mystère de mon nom ; mais j’ai beaucoup de personnes de ma connaissance à Hyères, à Nice, à Menton et sur toute la côte, sans compter celles qui vont en Italie ou qui en reviennent. Toulon est un passage : je l’ai choisi parce que ce n’est pas la mode de s’y arrêter ; mais à force de venir me voir en passant on ne me laisserait plus seule, et que de questions, que de persécutions pour m’arracher à cette solitude ! Vous savez ! les gens qui ne comprennent la campagne qu’avec la vie de Paris ou la vie de château ! On me trouverait bizarre d’avoir les goûts d’une bourgeoise ; peut-être irait-on jusqu’à me traiter d’artiste, c’est-à-dire de tête folle, ou bien l’on supposerait que j’ai quelque intérêt de cœur bien mystérieux pour vivre ainsi dans une villa de troisième ordre, loin de toute région adoptée par la mode. — Et toutes ces questions, toutes ces insinuations, toutes ces critiques, tous ces étonnemens devant mon enfant, qui, un beau matin, me dirait : — Ah ça, mère, tu es donc bizarre ? Qu’est-ce que c’est ? — Je vous confie mon secret ; il ne pourra pas durer bien longtemps, mais ce sera toujours autant de pris, et quand on viendra me crier : — Mais vous ne pouvez pas vivre ici ; vous y mourrez ! le climat tuera votre fils ; comment ! vous, habituée au luxe… — j’aurai le droit de répondre : — C’est le luxe qui tuait mon fils, et nous voilà ici depuis assez longtemps pour savoir que nous nous en trouvons bien.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion. Sans doute votre famille sait où vous êtes ?

— Je n’ai plus de famille, docteur ; aucun proche parent du côté de mon mari ni du mien. Quant à de vieux amis, bien bons et bien respectables, j’en ai. Dieu merci ; mais ceux-là me comprennent et ne me tourmentent pas. Ils disent à Paris que je suis dans le midi, et c’est si grand, le midi ! Personne ne me cherche jusqu’à présent, et c’est tout ce qu’il me faut. Je resterai ici tant qu’on m’y laissera en paix, et si l’on m’y relance, j’irai dans quelque autre coin du pays. Le vent est un peu dur, le mistral me fatigue ; mais Paul le boit comme un zéphyr, et je m’y habituerai. Je serai si heureuse et si fière, si je viens à bout de l’élever sans que son éducation soit abandonnée ! C’était impossible dans le monde. Une puérile multitude de faux devoirs m’arrachaient à lui à toute heure ; il me fallait le confier à des gens qui avaient une certaine valeur assurément, mais qui n’étaient pas moi. Il est assez curieux, il aime l’étude ; mais il a besoin de mouvement, et il y avait toujours trop ou trop peu de l’un ou de l’autre. Ici je peux lui mesurer la dose, et même fondre ensemble l’étude et l’exercice. J’apprends tout ce que j’ai à lui apprendre. J’ai des livres, je travaille un peu le soir, quand il est couché. Je tâche de m’instruire pour l’instruire à mon tour. Nous faisons de grandes promenades ; nous étudions l’histoire naturelle en courant, et il y trouve un plaisir extrême, sans cesser d’être joueur et lutin. Quand vous m’aurez tranquillisé l’esprit sur les études classiques…

— Je m’en occuperai dès ce soir.

— Eh bien ! merci, dit-elle en me tendant la main. Et à présent laissez-moi vous dire que je ne suis pas si indiscrète ou si légère que j’en ai l’air en acceptant vos soins et en réclamant vos services. On est toujours dans son droit quand on se fie à la bonté d’un cœur et à la raison d’une intelligence : or je vous connais depuis longtemps.

— Moi, madame ?

— Oui, vous ! Est-ce que le baron de La Rive ne vous a jamais parlé de moi ?

— Plusieurs fois au contraire.

— Eh bien ! il était tout simple qu’il me parlât de vous. Il est un de ces vieux amis dont je me vantais tout à l’heure, et si vous ne m’avez rencontrée chez lui qu’une seule fois, lorsqu’il a été si malade il y a deux ans, c’est parce qu’à cette époque, ayant moi-même un malade à soigner, je ne devais pas sortir ; mais le baron, depuis sa guérison, m’a écrit d’Italie. Il ne me sait pas encore ici, il ne savait pas que je vous y rencontrerais ; il m’a dit vos soins pour lui, votre dévouement, votre mérite,… et votre nom, que je ne savais pas mettre hier sur votre figure, mais que M. Aubanel m’a dit ce matin en me confirmant votre identité. Au revoir donc, et le plus souvent que vous pourrez !

Tout cela était bien naturel, bien simplement dit, et avec la confiance d’une noble femme qui s’adresse à un homme sérieux. D’où vient donc qu’en descendant l’escalier rustique pour aller chez Pasquali, j’étais comme un enfant surpris par l’ivresse ? Moi, d’une organisation si bien matée par la volonté, je sentais un feu inconnu monter de mon cœur et de ma poitrine à ma tête. Il me semblait que ce long escalier surplombait la mer éblouissante, et que j’allais étendre deux longues ailes pour m’y précipiter, ni plus ni moins qu’un alcyon en délire de force et de joie.

Aimer cette femme ! Pourquoi l’aimer, moi qui à trente ans avais su me défendre de tout ce qui pouvait me distraire de mes devoirs et entamer ma persévérance et ma raison ? Cet impétueux La Florade m’avait-il inoculé sa fièvre de vie et d’audace ? Mais cela ne m’allait pas du tout, et je me sentais ridicule sous cette peau de lion !

Pasquali était sur sa barque, à peu de brasses du rivage. Il vint me prendre, et, m’expliquant tous ses engins de pêche et la manière de s’en servir, il m’emmena à quelque distance. Il ne pêchait guère que des poulpes et des coquillages : il n’y a pas de bons poissons dans ce golfe sans profondeur, et sa pêche était une affaire d’art et de ruse, sans aucun but d’utilité personnelle. Il n’y goûtait jamais et donnait tout aux pêcheurs de la côte, qui n’étaient pas moins jaloux pour cela de son habileté, et prétendaient qu’il dépeuplait leurs eaux avec ses malices. Il se servait principalement d’un long roseau tout simplement taillé par un bout, en croix double ou simple. Les bouts écartés du roseau forment ainsi une sorte de pince que l’on applique lestement et adroitement sur le coquillage aperçu au fond de l’eau. On l’y fixe en appuyant ; les aspérités de la coquille se prennent aux bouts du roseau, qui tendent à se rejoindre, et on ramène la proie bien entière et bien vivante. La chasse aux poulpes et aux calmars est plus savante. Ces animaux sont méfians, voient et entendent on ne peut mieux : ils savent se cacher ou fuir rapidement. Pasquali avait l’œil d’une mouette, pour voir au fond de l’eau et pour distinguer dans les algues une patte mal rentrée, que j’aurais cent fois prise pour un bout de plante marine.

Je m’amusai une heure avec lui de ses prises intéressantes, de ces étranges polypes qui s’épanouissent comme une fleur à la surface de l’eau, et qui rentrent tout à coup dans leur tige, de ces moules délicates, appelées dattes de mer, qui habitent le cœur des plus durs rochers, où elles savent se creuser une demeure dont il ne leur est plus possible ni nécessaire de sortir, l’eau pénétrant leurs galeries et leur apportant la nourriture. Les rochers de calcaire compacte forés par ces patiens coquillages arrivent à représenter un gâteau de cire travaillé par les abeilles. J’aurais pourtant mieux aimé parler de Mme Martin ; mais Pasquali était trop absorbé pour me répondre. Couché à plat ventre sur sa barque, le corps penché sur l’eau et les bras étendus pour manœuvrer son roseau, il ressemblait au féral de proue d’une gondole vénitienne.

Quand je le quittai au bout de deux heures, j’avais retrouvé l’équilibre de mes idées. Je m’étais rappelé avec quel respect M. de La Rive m’avait parlé à diverses reprises de la vie austère et méritante de Mme d’Elmeval. C’était à ce point que, sans connaître les particularités de son caractère et de sa situation, j’avais à peine osé la regarder lorsque je l’avais rencontrée chez lui. Je traversai la colline de Tamaris à distance craintive de la maison, et sans vouloir observer si les fenêtres étaient ouvertes. Il faisait encore chaud. Je fus donc étonné, après que j’eus dépassé la bastide Roque, de voir marcher devant moi un homme enveloppé d’un burnous et la tête cachée comme un blessé ou un malade. Il marchait vite et sans voir ni entendre que j’étais derrière lui. Quand nous nous trouvâmes près de La Seyne, dans un endroit très encaissé, auprès d’une petite voûte de terre et de verdure formée par le cours d’un égout pluvial, il s’enfonça sous cet abri, se débarrassa de son burnous, qu’il mit sous son bras, et se trouva en face de moi au moment où il reprenait la voie. Je fus très surpris : c’était La Florade.

Il faut croire que j’étais déjà envahi à mon insu par une passion insensée, car, au lieu de l’aborder avec satisfaction comme de coutume, je sentis en moi un mouvement de jalousie amère, et une seule idée me vint à l’esprit : c’est qu’il venait encore de rôder autour de Tamaris, peut-être de voir la marquise et de lui parler ou d’attirer son attention.

La Florade ne comprit rien à ma figure bouleversée, sinon que la fantaisie de sa promenade en capuchon par un si beau temps m’étonnait beaucoup. Il se hâta, après m’avoir serré la main avec autant de cordialité que de coutume, de me dire qu’il avait été pris le matin d’une insupportable névralgie dans l’oreille, et qu’il venait de se guérir en se promenant au soleil la tête empaquetée. — Je suis sujet à cela, ajouta-t-il ; mais je sais le remède, et pour moi il est infaillible : porter le sang à la tête.

— C’est très ingénieux ! lui répondis-je d’un ton probablement assez aigre, car il en fut frappé et me demanda brusquement ce que j’avais.

— Peut-être une douleur d’oreille aussi ! repris-je du même ton maussade ; mais je me sentis parfaitement ridicule, et j’essayai de simuler l’enjouement en lui faisant entendre que je n’étais pas sa dupe, et que son capuchon arabe ne couvrait pas une ruse digne d’un Arabe, mais une très peu discrète entreprise sous quelque balcon d’alentour.

— Ah ça ! qu’est-ce qui vous prend ? répondit-il en s’arrêtant à l’entrée du chemin de La Seyne à Balaguier. On dirait que vous avez de l’humeur. De qui êtes-vous, en ce pays si nouveau pour vous, le garde du corps ou le chevalier ?

Après l’échange de quelques plaisanteries un peu acides, il me prit le bras en me disant : — Mon cher docteur, il y a ici un quiproquo ; je n’ai été hier qu’à Tamaris, et vous, vous avez été aujourd’hui ailleurs qu’à Tamaris, n’est-ce pas ?

La lumière se fit. — Ah ! m’écriai-je, c’est de la bastide Roque que vous venez ?

Comme il s’en défendait, je lui racontai l’indiscrétion de la négresse, les propos des paysans et la coïncidence d’un personnage mystérieusement emmitouflé avec l’accoutrement dont il venait de se débarrasser. Il rêva quelques instans, et regardant sa montre :

— J’ai encore une heure de liberté, dit-il, et vous ?

— Et moi aussi.

— Voulez-vous que nous prenions par ici, à droite, un sentier qui nous reconduit au pied du fort ? La promenade est jolie, et je pourrai causer avec vous.

Nous traversâmes un champ et gravîmes le revers de la colline qui regarde l’ouest par un sentier en escalier dans des schistes lilas, à travers les arbres et les buissons. Il n’était pas facile de causer sur une pente si raide ; mais quand nous eûmes gagné un joli coin herbu, en vue de la mer, sous les cytises, nous nous arrêtâmes, et La Florade me parla ainsi :

« J’aime autant vous dire tout. Vous êtes un homme sérieux, vous serez discret, et puis vous me donnerez un bon conseil. J’en ai besoin. Je ne suis pas l’amant de la personne que vous avez vue, et je ne le serai pas, je vous en donne ma parole d’honneur. Si je l’avais rencontrée dans son pays, je ne me serais pas fait grand scrupule d’être le premier ami d’une fille de seize ans. À cet âge-là, les femmes de l’Orient d’une certaine classe savent fort bien ce qu’elles font et comptent pour l’avenir sur une succession plus ou moins florissante d’amis de passage. L’opinion n’est pas sévère pour elles, car elles trouvent fort bien à se marier dans leur race, surtout quand elles ont mis de côté quelque argent.

« J’aurais donc pu aimer Nama sans avoir de grave reproche à me faire ; mais je n’aurais pas fait la sottise de l’enlever à son milieu pour la transplanter dans le mien, comme M. Roque a enlevé la mère de Nama à un riche musulman en voyage pour la transplanter dans sa triste bastide ; on ne peut pas s’attacher à ces femmes déclassées et dépaysées qui sont vieilles à vingt ans, et qui, n’ayant rien de commun avec nous dans l’esprit et dans les habitudes, ne sont ni des compagnes, ni des servantes. Une des causes de la mélancolie noire à laquelle a succombé votre vieux parent, — je sais qu’on vous a tout dit, — est certainement cette association impossible qu’il a eu la charité de ne pas rompre, mais qui lui a pour ainsi dire ôté peu à peu la moitié de son cœur et de son cerveau.

« Or je ne veux pas faire comme lui. Je ne veux pas vivre conjugalement avec Nama ; mais je ne veux pas non plus être son amant, car Nama est Mlle Roque, Française et passible des mœurs et usages de la société française. Elle a beau n’y rien comprendre, avoir été élevée dans une cave et ne pas savoir les conséquences d’une faute, je les connais, moi, et je serais un misérable si je la séduisais pour l’abandonner. Vous me croyez, j’espère, je ne suis pas menteur ! »

— Je vous crois parfaitement ; mais permettez-moi de vous dire…

« — Ce que vous allez me dire, je le sais ! je me le suis dit à moi-même. J’ai eu tort, grand tort de rendre quelques visites à Mlle Roque. Écoutez l’aventure, elle n’est pas compliquée.

« Un soir, il y a six semaines, en revenant seul de chez Pasquali, c’était trois jours après la mort tragique du vieux Roque, j’entendis des cris effroyables partir de la bastide. Je crus qu’on assassinait les femmes restées seules dans cette maison en deuil. Je ne fis qu’un saut ; j’enfonçai la porte d’un coup de poing, et je vis Nama pour la première fois. Étendue sur un tapis avec sa vieille négresse, elle était vêtue d’une courte tunique de laine blanche, les cheveux épars, belle comme une statue grecque… »

— Sauf l’embonpoint ?

— C’est vrai ; mais la tête, les bras, les épaules, les pieds ;… enfin elle est très belle, vous ne le niez pas ?

— Je ne le nie pas. Continuez.

« Je vous ai dit que je ne l’avais jamais vue. Je ne savais donc pas à quel point elle est musulmane, et combien, malgré une éducation à moitié catholique, elle a conservé les usages, les idées religieuses et jusqu’aux rites orientaux. Elle était là, je ne peux pas dire pleurant, mais criant son père à la manière antique ; c’était comme une cérémonie qui devait durer un certain nombre d’heures, de jours ou de semaines.

« Mon apparition l’effraya un peu. La négresse s’enfuit tout à fait épouvantée. J’allais me retirer, lorsque Nama me retint d’un geste, me montrant un siège, et semblant me prier d’attendre qu’elle eût fini ses lamentations. J’aurais dû m’en aller ; mais ce spectacle me parut si curieux à observer sur la terre française, que je restai immobile et très respectueux, je vous assure, à la regarder et à l’écouter. Elle parlait tout haut, en je ne sais quelle langue, et je devinais à sa pantomime et à son accent quelque étrange et saisissante improvisation. C’était entrecoupé de sanglots tragiques et de hurlemens sauvages. Il y avait des poses superbes, des larmes plutôt gémies que pleurées, une douleur parlée plutôt que sentie ; c’était beau comme une scène de Sophocle ou d’Eschyle, ou, encore mieux, comme un chant de l’Iliade ; c’était naïf en même temps qu’emphatique.

« Je fus très ému sans que mon cœur fût précisément attendri. Ces cris et ces soupirs, qui durèrent encore une demi-heure, me causaient une excitation nerveuse que je ne peux guère définir, car les sens n’y étaient pour rien. Quelque bizarre que fût cette manifestation de ses regrets, je ne pouvais pas oublier un seul instant que c’était une fille pleurant son père enseveli la veille.

« D’ailleurs le cadre de la scène était lugubre. J’ai horreur du suicide, je ne le comprends pas ; j’aime la vie, j’en ai toujours savouré le bienfait, en me reprochant de n’en pas savoir assez de gré au divin pouvoir qui l’a inventée. Cette chambre à demi éclairée par une lampe, ces murs blancs chargés d’ornemens rouges que par momens je prenais pour des taches de sang, cette belle fille arrachant ses cheveux et meurtrissant sa poitrine et ses bras, c’était beau, mais ce n’était pas gai.

« Quand minuit sonna, elle s’apaisa tout à coup ; mais comme je craignais, en la voyant immobile, qu’elle ne se fût évanouie, je la pris dans mes bras et je la portai sur le divan, où elle resta inerte et comme épuisée pendant quelques instans. Puis, sortant comme d’un rêve et véritablement égarée, elle se jeta à mes pieds, voulut embrasser mes genoux et baiser mes mains en me suppliant de ne pas la chasser de la maison de son père.

« Je n’y comprenais rien. La vieille négresse rentra avec une couverture rayée dont elle enveloppa sa maîtresse et un verre d’eau qu’elle lui fit boire. Elle s’en alla de nouveau et revint encore avec des gâteaux qu’elle la pressa de manger, et comme elle m’en offrait aussi, et que je refusais, Nama me supplia, en s’agenouillant de nouveau, de partager son repas.

« Je voulus faire des questions ; on me fit signe que l’on était condamné à garder le silence, et que par decorum je devais le garder aussi. Je mangeai donc d’un air hébété des pâtisseries préparées par la négresse. On me fit prendre du café, on m’alluma un cigare qu’on me mit dans la main, puis on me montra la porte d’un air abattu et respectueux en me disant à demain. Comme je me retournais pour saluer, je vis les deux femmes, qui avaient fort bien mangé, se recoucher sur le tapis et se mettre en devoir de recommencer leur scène de désespoir. Elles s’étaient donné des forces pour accomplir jusqu’au bout cette solennité.

« Arrivé à l’endroit où nous nous sommes rencontrés tout à l’heure, j’entendais encore ces accens de désolation. Un peu plus loin, je vis de la lumière à la fenêtre d’un maraîcher du faubourg de La Seyne. La fenêtre était ouverte, et j’entendis une voix d’homme dire à sa femme, probablement réveillée par ces cris : Rien, rien ! C’est les sorcières de la bastide Roque qui font leur sabbat. Ferme donc la fenêtre !

« J’aurais dû ne pas retourner à cette bastide maudite. J’y retournai, poussé par la curiosité, par l’imagination, si vous voulez ; j’y retournai le soir, avec mystère, m’avisant bien de cette idée que je ne devais pas compromettre Mlle Roque. Ce fut effectivement Mlle Roque, et non plus Nama que je vis ce soir-là. Il paraît que le rite était accompli quand j’arrivai. On m’attendait. Le café était servi. Mlle Roque, parlant patois et vêtue à la française, grave, froide et polie, s’expliqua, et je vis alors à ses discours qu’elle me prenait pour vous. »

— Pour moi ?

« Oui. Elle avait appris vaguement, le lendemain de la mort de son père, qu’elle n’héritait que de la moitié de son avoir, qu’un parent avait droit au reste et viendrait probablement bientôt s’occuper de la vente. Elle avait supposé que l’étranger arrivé si brusquement chez elle vers minuit ne pouvait être qu’un héritier pressé de réclamer, et ne sachant pas si vous ne lui contesteriez point la bastide, elle vous suppliait de la lui laisser.

« Quand j’eus réussi à lui faire comprendre que je n’étais pas vous, mais que je vous connaissais, elle me pria de vous parler d’elle. Il me semblait avoir entendu dire que la maison lui était spécialement réservée ; mais je n’en étais pas sûr, et je promis de le lui faire savoir le lendemain. Quant à elle, consternée et comme stupéfiée par le suicide de son père, elle n’avait absolument rien compris à la communication qui lui avait été faite du testament, et elle avait peut-être regardé comme indigne de sa fierté de se faire expliquer quoi que ce soit. Je questionnai Aubanel comme par rapport à vous, et, sans lui rien dire de mes deux entrevues avec Mlle Roque, je sus qu’elle n’avait rien à craindre de ce qu’elle redoutait, et je pensai à lui écrire, mais je ne sais pas écrire en indien, et j’avais découvert qu’elle ne savait pas lire le français. On n’a aucune idée de l’abandon intellectuel où son père l’a laissée vivre. Sans sa mère, qui lui a appris le peu qu’elle sait, et les enfans du fermier, qui lui ont parlé provençal, elle n’eût su, je crois, s’exprimer dans aucune langue. »

— Elle parle pourtant un français assez correct ?

— Elle est fort intelligente à certains égards, et sa douceur cache une grande force de volonté. Elle a toujours compris le français, mais elle s’obstinait à ne pas le parler. Quand elle a vu que je ne trouvais pas grand charme à notre dialecte méridional, dont la musique est si rude et les intonations si vulgaires, elle s’est résolue à parler français, et ceci a été l’affaire de quelques jours, une sorte de prodige qu’elle n’a pas su m’expliquer et dont je n’ai pu me rendre compte.

— L’amour ?

— Oui, l’amour ! C’est très ridicule à dire, mais il faut bien que je le dise, puisque je suis ici pour confesser et demander la vérité !

« Je n’écrivis donc pas, je revins la voir. Cette troisième fois, je ne me le reproche pas, je n’étais poussé que par un sentiment de compassion pour cette malheureuse fille abandonnée de tous, n’inspirant d’intérêt à personne, livrée aux soins d’une vieille négresse à demi en enfance, et réduite à chérir le triste asile dont les passans se détournaient avec terreur et dégoût. Oui, mon cher ami, je vous jure qu’il n’y avait pas en moi autre chose. Mlle Roque en robe et en bottines, parlant comme les femmes du pays, dépouillée de tout son prestige oriental et ne disant que des choses niaises ou insensées eu égard à la vie pratique, n’avait plus pour moi aucune espèce d’attrait.

« Ce qui acheva de me glacer, c’est l’engouement subit et spontanément avoué dont cette créature hybride, demi-bourgeoise et demi-sauvage, se prit pour moi. Elle s’imagina tout d’un coup que mon obligeance pour elle cachait un autre sentiment, et que j’allais l’épouser et l’emmener sur mon beau navire. Voilà où elle en était de son appréciation des choses de ce monde.

« Je me promettais bien de ne plus retourner chez elle ; j’aurais dû ne jamais repasser devant sa maison, mais le hasard m’y ramena, et la vieille négresse, se traînant comme une panthère blessée et sortant de derrière la haie, me força de prendre un billet en caractères hiéroglyphiques. Je ne pus le lire, je le brûlai pour n’être pas tenté de me le faire traduire ; mais j’appris par Aubanel que cette pauvre fille était très malade et qu’elle ne voulait voir personne. Mme Aubanel, mue par un sentiment de charité, n’avait pu pénétrer chez elle. La femme du fermier se mourait, et au milieu de tous ces désastres on craignait que Mlle Roque n’eût hérité de la fatalité du suicide.

« Je crus qu’il serait lâche de l’abandonner, j’y courus le premier soir dont je pus disposer. La négresse me fit attendre, puis elle m’introduisit dans ce salon asiatique que vous avez vu, où l’on avait exhibé tous les objets curieux et précieux rassemblés par M. Roque au temps de son amour pour la mère de Nama. On avait fait de l’ordre et de la propreté, brûlé des parfums, débarrassé la fenêtre de son épais rideau. Vous n’avez pas remarqué sans doute que de cette fenêtre on voit la mer et les montagnes. Un store transparent, à demi baissé et éclairé par la lune, jetait sur la muraille une mosaïque pâle et d’un effet charmant. Il y avait des fleurs partout. Nama parut, vêtue à la manière des almées, dans les riches atours qui lui venaient de sa mère. Elle était superbe ; elle parlait français pour la première fois. Elle se plaignait de mon abandon, elle pleurait, elle aimait avec une complète innocence et surtout avec une hardiesse de cœur qui me tourna la tête. Elle flattait par son courage et sa foi ma manière de voir et de sentir la vie, et elle agissait ainsi sans le savoir, ce qui la rendait bien puissante.

« Eh bien ! mon cher ami, je fus très fort, et je suis encore étonné d’avoir pu résister à l’emportement de ma nature. Non-seulement je lui refusai un baiser, non-seulement je m’acharnai à lui faire comprendre mon devoir et le danger de sa confiance, mais encore je la quittai brusquement sans lui dire : Je t’aime. Je l’aimais pourtant diablement dans ce moment-là.

« Le lendemain je n’étais pas dégrisé. Croyez-moi si vous voulez, j’ai passé plusieurs nuits sans fermer l’œil. Je voyais toujours cette belle fille chaste et même froide me regarder d’un air de reproche et se jeter dans le sein de sa négresse en disant : — Il ne veut pas m’aimer !

a Je ne l’ai donc jamais trompée ! Non, pas un instant ! mais elle m’a vu ému malgré moi. Elle n’a pas compris l’espèce de combat dont je voulais triompher. Elle ne sait pas la différence qui existe entre le cœur et l’imagination. Elle n’y comprendra jamais rien. Elle croit que je l’aime, mais qu’un autre engagement me défend de le lui dire. Elle espère toujours. Elle croit que mes rares et courtes visites sont aussi un engagement que j’ai contracté avec elle. Elle me dispute à une rivale imaginaire. Elle est malade et abattue quand elle ne me voit pas ; elle préfère mes duretés et ma froideur à mon absence. Je l’ai revue encore une ou deux fois. Aujourd’hui elle m’a dit qu’elle ne se marierait jamais qu’avec moi, et qu’elle se tuerait si j’en épousais une autre. Il n’y a rien de plus stupide qu’un homme qui croit à ces menaces-là et qui les raconte : pourtant voyez la situation exceptionnelle de cette fille ! Songez à la fin horrible de son père, à l’hérédité possible de certaines affections du cerveau, à l’abominable influence de la bastide Roque… Voilà où j’en suis ; dites-moi ce que vous feriez à ma place !… »

— Je ne sais pas, répondis-je.

— Comment, vous ne savez pas ?

— Non, il m’est impossible de me mettre à votre place, précisément parce que je ne m’y serais pas mis. Je ne serais pas retourné chez Mlle Roque, si je m’étais senti inflammable comme vous l’êtes !

— Mais ce n’est pas moi qui suis inflammable, c’est elle qui a pris feu comme l’éther !

— On s’enflamme pour vous parce que le feu vous sort par les yeux. Ces aventures-là n’arrivent qu’à certains hommes. Voyons, vous n’êtes pas plus laid ni plus sot qu’un autre, je le sais bien ; mais vous n’êtes pas un dieu, et vous ne faites pas boire de philtres à vos clientes ! D’où vient donc que vous avez partout des amourettes et que vous passez pour un homme à bonnes fortunes ? C’est que cela vous plaît, allez ! et que vos regards, vos manières, vos paroles trahissent, même malgré vous, cette inquiétude fiévreuse que vous avez de dépenser toute votre vie dans un jour !

En parlant ainsi à La Florade, j’étais irrité, j’étais cent fois plus fou que lui ; je me disais qu’avec son fluide électro-magnétique et la naïveté de ses émotions, aussi vives à vingt-huit ans, après une vie orageuse, que celles d’un jeune écolier, il pourrait bien plaire à la marquise, si elle venait à le rencontrer. J’étais donc jaloux de cette femme, dont il ne savait pas le nom et qu’il n’avait pas encore vue.

Ma vivacité le fit rire. Il prétendit que j’étais épris de Mlle Roque. Je me souciais vraiment bien de Mlle Roque !

— Enfin, mon ami, me dit-il, « tire-moi du danger, tu feras après ta harangue. »

— C’est juste ; voyons ! — Eh bien ! il ne faut jamais remettre les pieds chez elle, ou il faut l’épouser. Quoi que vous en disiez, vous y avez songé, puisque vous eussiez voulu pouvoir acheter pour elle le sot et aride terrain que j’ai sur les bras.

— Vous n’avez pas daigné le regarder, ce terrain, reprit La Florade en riant. Moi, je l’ai contemplé ce matin, et vous pouvez, je crois, le voir d’ici. Oui, c’est cette bande de terre humide, là-bas, tout en bas ; regardez.

— Qu’est-ce que ça ? des artichauts ?

— Eh ! oui, mon cher. Un champ d’artichauts de cette vigueur-là représente de la terre à cinq pour cent. Vous avez le meilleur lot ; mais ça ne fait pas que je doive épouser une bayadère. Si vos artichauts eussent été des lentisques ou des genêts épineux, si, avec deux ou trois mille francs, j’eusse pu assurer le sort de cette pauvre fille, je me serais payé cette satisfaction-là, afin de ne plus avoir à y penser ; mais endetter toute ma vie pour elle,… en réparation de quoi ? je vous le demande. — Pourtant si vous pensez que ma conscience y soit engagée,… car enfin voilà qu’on sait mes visites et qu’on jase,… je ferai ce que vous conseillerez. Je ne vous consulte pas pour n’agir qu’à ma guise.

— Vous voilà bien, cœur d’or et folle tête ! Non, je ne vous conseille pas cela. Tâchez de décider Mlle Roque à quitter cette maison où elle deviendra folle, et à s’en aller vivre ailleurs où elle n’espérera plus vous voir. Décidez-la aussi à vendre quelques bijoux inutiles, Pasquali m’a dit qu’elle en avait pour une certaine valeur ; alors, qu’elle vende ou non la bastide, elle pourra échapper aux propos qui ne font que d’éclore, et trouver, à deux ou trois lieues d’ici, dans un coin où vous aurez soin de ne jamais passer, un bon paysan riche ou un rude marin qui l’épousera sans lui demander compte de quelques battemens de cœur apaisés et oubliés.

— Fort bien ; mais pour lui persuader cela il faut que je retourne la voir, et j’ai juré que ce serait aujourd’hui la dernière fois, car chaque visite ramène ses illusions. Voulez-vous vous charger de lui faire entendre raison ?

— Elle m’a défendu, à cause de vous, de revenir.

— Mais si je vous en prie !

— Mon cher, cette maison me fait un mal horrible. Moi aussi je déteste le suicide, et je ne peux pas oublier que ce malheureux Roque était le proche parent de ma mère. Et puis je suis jeune, et mes visites feront jaser. Il faut employer Aubanel.

— Elle ne veut pas entendre parler de lui.

— Pourquoi ?

— Parce que son chien a voulu dévorer le sien.

— Voilà une belle raison !

— Nama est de cette force-là. N’oubliez pas qu’à beaucoup d’égards nous avons affaire à une enfant de six ans.

— Eh bien ! M. Pasquali n’a pas de chien. Chargez-le de parler à votre place, et pour qu’il y mette le zèle d’un ami, dites-lui la vérité.

— Vous avez raison, je la lui dirai demain.

— Demain ! m’écriai-je, saisi de nouveau d’une risible épouvante à l’idée que le lendemain il repasserait à Tamaris.

— Eh bien ! oui, demain, reprit-il. Faut-il ajourner ce qui est décidé ? Venez-y avec moi à neuf heures du matin. Je ne peux plus m’absenter le soir d’ici à une semaine ; voilà pourquoi, voulant en finir aujourd’hui avec la maison maudite, j’y étais retourné en plein jour.

J’aurais préféré qu’il allât chez Pasquali le soir : à peine la nuit venue, je savais que la marquise ne sortait plus de sa maison ; mais il fallait bien céder à la nécessité. D’ailleurs La Florade ne me fournissait-il pas un prétexte pour la revoir moi-même le lendemain ? Nous convînmes de nous rendre en canot à la bastide Pasquali sans passer par La Seyne.

George Sand.
(La seconde partie au prochain n°.)

  1. Par corruption, les géographes ont écrit quelquefois Tamarin, croyant traduire littéralement, et confondant le tamarinier (tamarindus)avec le tamarisc, qui appartient à une tout autre famille. Les géographes ne devraient jamais corriger les noms traditionnels.