Talleyrand (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 241-275).
TALLEYRAND


I

Aux époques de crise surgit ordinairement un homme, parfois supérieur, parfois médiocre, que l’urgence de conclure rend, pour un moment fugitif, l’arbitre des événemens. En 1814 et en 1815, Talleyrand fut cet homme.

« Parler de Fénelon est un titre pour plaire », disait l’aimable Andrieux. Admirer Talleyrand donne un air de profondeur, presque un brevet d’homme d’État. Personne n’est cependant moins digne d’admiration. Non qu’il fût une de ces nullités dont l’élévation est une insolence de la fortune. Il était rempli de talent, éclairé, habile, fécond en ressources, lucide, sagace, souple, d’autant plus calme que les circonstances devenaient plus tragiques, d’un goût sûr, sachant observer, actif de pensée sous les dehors de l’indolence, sans cesse en éveil quoique jamais pressé. À l’entendre, l’homme d’État se forme par l’application à la jurisprudence, surtout à la théologie ; cependant il n’était pourvu que de connaissances limitées, si ce n’est en diplomatie et étiquette de cour, et son suprême éloge sur quelqu’un était : Il a de l’esprit. Il avait le droit d’en exiger, en ayant beaucoup lui-même. Seulement cet esprit absolument négatif ne valait qu’à mettre en œuvre et à polir les idées d’autrui. Stérile d’invention, né démolisseur, brouillon flegmatique, il n’était, livré à lui-même, malgré ses dons brillans, apte qu’à gâter, trafiquer, faire et défaire sans cesse, surtout à ne pas faire en paraissant beaucoup faire, incapable de rien créer si ce n’est la confusion et le désordre. Dès que les sujets s’élevaient au-dessus du lieu commun moyen, son intelligence s’essoufflait. Nul ne se trompait avec plus de facilité et ne pénétrait moins l’avenir. Il avait le flair souvent en défaut du sceptique, non l’intuition prophétique du penseur. Parce qu’il était alerte à se retirer à temps de dessous les ruines branlantes et à profiter des écroulemens, on lui a prêté l’infaillibilité à les prévoir. Il se déclarait, au contraire, l’ennemi des prédictions[1]. Sa perspicacité, en effet, consistait à bien attendre les événemens, comme son éloquence à persuader des choses dont on était déjà convaincu.

Dans ses relations de famille et d’amitié, on le trouvait affectueux, fidèle, sûr ; envers ses inférieurs, bienveillant et facile. C’est par les petits qu’on s’élève, avait-il coutume de répéter. Il se rattrapait dans la vie publique. Là même il n’était pas méchant, mais vicieux à dérouter. Saint-Simon a dit de Dubois, — un défroqué aussi à la manière du temps, — que tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. En Talleyrand ils s’accordaient entre eux paisiblement, sans bruit et sans combat. Il était, avec un naturel parfait, joueur et rapace, raffiné en calculs, retors en fourberie, dépourvu de la notion du bien et du mal, d’un cœur subalterne sous l’aristocratique de ses manières, ne sachant qu’obéir ou trahir, sans susceptibilité parce qu’il était sans honneur, d’une effroyable effronterie dans ses affirmations contraires à la vérité[2], comme revêtu d’une enveloppe dure et polie, sur laquelle l’injure et le mépris glissaient sans pouvoir y pénétrer[3]. « Si on lui donnait vingt coups de pied, on ne s’en apercevrait pas sur son visage, » disait Lannes. Elève au séminaire de Saint-Sulpice, « tourmenté d’une espérance inquiète et vague, » il aperçoit dans une chapelle de l’église une jeune et belle personne. Un jour de pluie il la suit, lui offre la moitié de son parapluie, monte chez elle, et pendant deux ans y revient chaque jour pour apprendre une théologie toute spéciale. Le jour de la Fédération, encore évêque, il montait les marches de l’autel portant avec componction le calice ; il aperçoit La Fayette à la tête de la garde nationale : « Ne me faites pas rire, » lui dit-il. Il est là tout entier. Dès le début, les observateurs le virent comme il ne cessa plus d’être. « C’est, écrivait Morris à Washington en 1792, un homme de haute naissance, d’esprit et de plaisir, généralement décrié par la multitude et la publicité de ses amours, la légèreté de ses discours et son agiotage. »

Il variait ses moyens d’action avec la flexibilité d’un comédien émérite. D’une mise soignée, parfumé d’ambre, dissimulant de son mieux sa claudication sous la lenteur de ses mouvemens, le cou emprisonné et tenu droit par une cravate haute et raide, sa jolie petite tête féminine, sans barbe, rendue majestueuse par une chevelure abondante bien frisée, entrait-il en scène, dans un salon, dans un conseil, dans un congrès, il éteignait son air de malice, d’effronterie, de sensualité, et en prenait un d’examen, d’insouciance, de politesse froide et haute, de réserve ennuyée. Afin de mieux en imposer, de paraître profond, il gardait de longs silences, ou, d’une voix forte et grave, qui surprenait venant d’un corps en apparence grêle, il lançait solennellement quelque sentence préparée d’avance, d’ordinaire peu originale, car il était commun dans le sérieux[4], qui frappait toutefois par un certain tour relevé et par le poids qu’il accordait lui-même à ce qu’il disait.

Se retrouvait-il dans le laisser aller des relations privées, étant de ceux « qui portent leur velours en dedans », il se montrait doux, sans apprêt, d’une familière aménité, empressé à plaire, habile à s’insinuer, ingénieux à captiver par une conversation légère, mélange d’impertinence, de grâce, d’imperturbabilité, de bonne humeur. Si on le prenait à deux heures du matin, à la suite d’une soirée passée dans le monde, on n’avait qu’à l’écouter patiemment, sans paraître le pénétrer ; il jasait à tort et à travers, laissait échapper les secrets d’Etat les plus importans et commentait mille indiscrétions[5]. Il était particulièrement irrésistible à envelopper par le charme délicieux d’une flatterie exquise et comme involontaire. Bonaparte lui parlait de son projet de transporter sa bibliothèque à un étage supérieur de la Malmaison. « En effet, lui dit-il, vous ne pouvez habiter que sur les hauteurs. » — « Vous êtes un agioteur, lui disait Napoléon, combien avez-vous gagné avec moi ? — Je n’ai spéculé qu’une fois dans ma vie> repartit-il, j’ai acheté de la rente la veille du 18 brumaire. »

Prêtre sans vocation, homme d’Etat sans principes, avide de plaisirs, d’argent, d’importance, en quête, à toutes les époques, du dominateur du jour pour s’en servir en le servant, « dès ses premières années, il n’avait eu d’autre règle que de se mettre à la disposition des événemens » et, sans s’inquiéter d’aucun scrupule, « de ne pas élever d’obstacle entre l’occasion et lui, et de se réserver pour elle[6]. » Par prévision, il traitait ses ennemis comme s’ils devaient être ses amis, et ses amis comme s’ils devaient devenir ses ennemis[7].


II

Après avoir été l’ami de Mirabeau, il était devenu celui du général Bonaparte. L’amitié de Mirabeau lui acquit de la renommée, celle de Bonaparte le pouvoir et l’argent. Avec Mirabeau, il avait travaillé à renverser l’ancien régime, avec Bonaparte à constituer le nouveau.

Aucun révolutionnaire n’avait plus rudement assailli la vieille société. C’est sur sa proposition que la Constituante adopta le décret déliant les députés des obligations de leurs cahiers (7 juillet 1789), ce qui créa l’état de révolte. Plus qu’aucun autre, il contribua à détruire, par la constitution civile du clergé, la hiérarchie de l’Église et à la dépouiller de ses biens ; il sacre les deux premiers évêques constitutionnels et accepte le 10 août[8]. Ministre du Directoire, il glorifia Fructidor dans une circulaire, justifia dans un discours la commémoration du 21 janvier « comme nécessaire, juste et politique », et, en 1798, essaya de vaincre la répugnance de Bonaparte à y assister[9].

Dans son office spécial il avait signé des dépêches écrites dans ses bureaux, élégantes mais vagues, et « n’allant jamais au fait », comme le lui reprochait justement Rewbell, homme de caractère et de talent. Pour se consoler de suivre une politique contraire à ses idées, il dénigrait le Directoire auprès du ministre prussien Sandoz-Rollin. « Concevez-vous, lui disait-il, que la République française n’ait que des fous pour agens, pour ministres, pour ambassadeurs ? » Il avait surtout pratiqué son principe « que quand on ne peut être bon à rien, il faut, sous peine de folie, penser à soi »[10]. Il y pensa tellement que l’opinion publique irritée de ses tripotages financiers l’obligea à donner sa démission (2 thermidor an VII). Avant de se retirer, il avait expédié au général Bonaparte l’ordre officiel de revenir d’Egypte et corroboré cet ordre par une lettre privée à l’amiral Bruix. « Ramenez-le ! » lui enjoignait-il. Il a néanmoins écrit dans ses Mémoires « que le général s’était dérobé à son armée. »

Le 18 brumaire obtint son concours. Après le succès, il se montra plus empressé qu’aucun des royalistes remis en place à restaurer les mœurs et les institutions monarchiques à l’abolition desquelles il s’était employé. Il ne déploya pas moins de zèle à négocier le Concordat et à éteindre par le pacte pacificateur le brandon de discorde allumé avec sa complicité par la constitution civile du clergé. Selon sa règle de ne pas se perdre de vue, il avait glissé sa pacification particulière dans la pacification générale et obtenu du pape sa sécularisation. Napoléon le contraignit alors à régulariser par un mariage sa liaison publique avec Mme Grand.

Partisan de l’alliance anglaise avec Mirabeau, il en devient l’ennemi avec Bonaparte. Nullement martial ni soucieux de l’expansion de la France, il eût préféré une politique de paix ; cependant il ne refusa à personne de s’adapter à une politique de guerre.

Ministre des affaires étrangères du Consulat et de l’Empire, sa sagesse se réduisit à être toujours de l’avis de Napoléon, quel qu’il fût, à l’approuver, à l’admirer, à le défendre, à devancer par le conseil le désir en formation encore indécise dans l’esprit du maître. Eût-il été étranger ou contraire à l’enlèvement et à l’exécution du duc d’Enghien, comme Cambacérès le fut, il les eût néanmoins justifiés. Mais il avait énergiquement poussé aux dernières extrémités à l’égard de l’infortuné prince. « Vers deux heures du matin, chez la vicomtesse de Laval, nonchalamment étendu dans un fauteuil, il tira lentement sa montre sans que sa voix ni son visage décelassent la moindre émotion et il dit : « En ce moment le dernier des Condé a cessé d’exister[11]. » Il n’exprimait pas une opinion de commande en répondant, le lendemain, à l’un des principaux fonctionnaires de son ministère, qui se présentait à lui la figure bouleversée : « Eh bien, êtes-vous fou ? Pourquoi faire tant de bruit ? Un conspirateur est saisi près de la frontière, on l’amène à Paris, on le fusille, qu’est-ce que cela a d’extraordinaire[12] ? » Il se défendait lui-même en s’efforçant d’établir, dans une note au duc de Bade, la légalité de l’enlèvement.

De même, il ne fut pas seulement résigné à la conquête de l’Espagne. Croyant plaire, il en suggéra le projet. C’était une des plus belles portions de l’héritage du grand roi, et l’Empereur devait le recueillir tout entier. « Il n’y a plus sur le trône, — disait-il dans un mémoire remis à l’Empereur à Fontainebleau, — qu’une seule branche de la maison de Bourbon, celle d’Espagne, qui, placée sur nos derrières quand il s’agit de faire face aux puissances d’Allemagne, sera toujours menaçante. Lors des guerres que la France pourrait soutenir soit vers le Nord, soit en Italie, elle paralyserait une partie de nos forces et serait un objet continuel d’inquiétude. Le moment est venu de déclarer que la dernière branche de la maison de Bourbon a cessé de régner[13]. »

Une fois cependant, en 1805, il paraît avoir une idée personnelle. Il conseille une alliance avec l’Autriche, dont la conséquence devait être une irréconciliable et permanente hostilité entre la France et la Russie. Dépouillée de ses possessions en Italie et en Souabe, augmentée de la Moldavie, la Valachie, la Bessarabie, et d’une partie de la Bulgarie, l’Autriche serait postée ainsi sur le Danube en sentinelle d’avant-garde contre la Russie. Les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteraient leurs inquiétudes et leurs efforts vers le midi de l’Asie, où le cours des événemens les mettrait aux prises avec les Anglais aujourd’hui leurs alliés[14].

Cette politique, dénuée de prévision et de possibilité même alors, dénoterait un fort médiocre jugement si elle ne marquait plus encore de corruption. « L’attribuer à une préoccupation sur l’équilibre européen, a dit le chancelier Pasquier, serait une naïveté un peu trop forte. » Il voulait que l’Autriche fût maintenue à tout prix, « parce que ses meilleures affaires s’étaient toujours faites avec elle ; que les traités les plus fructueux pour lui ont toujours été ceux qui se sont négociés avec cette puissance ; qu’il leur devait la plus grande partie de sa fortune, aucun cabinet ne sachant mieux que celui de Vienne faire à propos les sacrifices nécessaires[15]. »

La vénalité, qui avait inspiré ses conseils d’alliance, se marqua par de telles extorsions à l’égard des rois de Wurtemberg et de Bavière que, sur la plainte réitérée de ces princes, coïncidant avec la divulgation d’un secret important confié à lui seul, son renvoi fut résolu[16]. Il a voulu accréditer la fable que cette disgrâce était due à sa prétendue opposition à la guerre d’Espagne, qui alors donnait des mécomptes. Il n’y réussit pas ; trop de personnes savaient que sa chute tenait à d’autres causes[17].

Mais le cœur de Napoléon, comme celui de Henri IV, ne pouvait se porter à faire du mal à un homme qui l’avait si longtemps servi et lui avait été si familier. En lui retirant le ministère, il lui conféra la charge de vice-grand-électeur et ne lui ferma pas la porte de son cabinet. Il l’emmena même à Erfurt. Il comptait sur son habileté de diplomate pour « faire succéder la brouille au froid qui régnait entre la Russie et l’Autriche[18] » et en même temps resserrer les liens de Tilsit en préparant, en vue du divorce déjà projeté, un mariage avec la grande-duchesse Catherine, renommée par son esprit et son éclatante beauté.


III

Comment Talleyrand s’acquitta-t-il de cette double mission ? Dès le premier jour de son arrivée, il se présente chez l’empereur Alexandre et lui dit : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de la Russie est civilisé, et son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français[19]. »

« Ces paroles dévoilèrent à Alexandre, qui jusque-là n’avait pas douté de la toute-puissance de Napoléon, les crevasses qu’il y avait dans l’édifice si imposant en apparence de l’empire français, en lui apprenant qu’un fort courant intérieur se manifestait déjà contre les projets aventureux de l’Empereur. De là il n’y avait plus loin à la conclusion que le colosse pouvait bien avoir des pieds d’argile[20]. »

Chaque soir, pendant toute la durée du séjour, Talleyrand, dans des entretiens nocturnes au sortir du spectacle, chez la princesse de Tour-et-Taxis, répétait les confidences reçues de Napoléon à son lever. Il ne cessait de démontrer que « la France elle-même exige que les puissances en état de tenir tête à Napoléon se réunissent pour opposer une digue à une insatiable ambition ; que la cause de Napoléon n’est plus celle de la France ; que l’Europe enfin ne peut être sauvée que par la plus intime union entre l’Autriche et la Russie[21]. » Dans ces entrevues, on concertait les paroles que le lendemain le Tsar devait opposer aux instances de Napoléon. Souvent la princesse les écrivait sous la dictée de Talleyrand. Alexandre les emportait pour les relire et les apprendre par cœur. Napoléon les répétait ensuite à son diplomate à titre de confidence, disant : « Cet homme est inconcevable, il a bien plus d’esprit que nous ne lui en avons accordé[22]. » Talleyrand insista si bien et parvint à gagner une telle influence sur les sentimens du mobile Alexandre, que les offres, les caresses, les emportemens de Napoléon n’en obtinrent rien de sérieux. Le Tsar répondit dilatoirement sur le mariage, s’en référant à sa mère. Il signa une convention confirmative en apparence de l’alliance de Tilsit, mais avec des réserves qui la rendaient difficile, et avant de regagner ses États, il écrivit de sa propre main à l’empereur d’Autriche afin de dissiper les craintes que l’entrevue avait inspirées. Ce manège souterrain avait été dextrement conduit ; Napoléon, n’en soupçonnant rien, quitta Erfurt, confiant, heureux, enivré, convaincu d’avoir définitivement subjugué Alexandre, se croyant autorisé à entrer en potentat sans rival dans son rôle de nouveau Charlemagne.

Après la chute de l’Empire, Talleyrand a souvent raconté sa machination comme l’un des plus beaux traits de sa carrière. « Vous le savez, disait-il à Vitrolles, tout le monde a sauvé la France, puisqu’on la sauve trois ou quatre fois par an, mais croyez-le bien, à Erfurt, j’ai sauvé l’Europe d’un complet bouleversement[23]. » Pasquier, l’ayant aussi entendu se glorifier de la sorte, trouvait le fait si révoltant « qu’il se demandait s’il ne se vantait pas d’une trahison qu’il n’avait pas commise[24] ». Depuis la publication des Mémoires, le doute n’est plus permis. Non content d’avouer sa trahison, il s’en targue comme d’un service rendu à l’Europe et à Napoléon lui-même[25]. Qui donc l’avait chargé des intérêts de l’Europe ? N’était-ce pas pour sauvegarder ceux de la France, inséparables alors comme toujours de la grandeur de son gouvernement, qu’il avait été emmené et accrédité auprès d’Alexandre ? Jusque-là la seule manière honorable de marquer à un chef d’État qu’on désapprouve sa politique était de lui refuser ses services. Quelle considération peut justifier un ministre d’agir et de stipuler contre celui dont il continue à rester le serviteur ? N’est-ce pas dépasser les limites connues du mépris envers les hommes, que de présenter une trahison comme une preuve de dévouement ?

Le salaire ne se fit pas attendre. Ce fut la main de la fille de la duchesse de Courlande, Dorothée, pour son neveu Edmond de Périgord, officier dans l’armée française. Il décida Alexandre à lui obtenir cette alliance, en lui représentant « que la duchesse de Courlande deviendrait un intermédiaire sûr, commode, au-dessus de tout soupçon, pour les rapports secrets qu’il avait à cœur de continuer[26]. »

De retour à Paris, il voulut trop tôt pousser à bout la trame commencée à Erfurt. Persuadé que Napoléon allait succomber en Espagne, il se réconcilie avec Fouché pour organiser, à l’aide de Murat et de Caroline, le renversement de L’Empire. Napoléon, averti par le fidèle La Valette, accourt. Le 29 janvier 1809, à son grand lever, devant tous les ministres et les grands officiers, dignitaires de la couronne, en se promenant de long en large avec des gestes de colère, il se déchaîne dans les plus terribles paroles : « Vous êtes un lâche, un traître, un voleur ; vous ne croyez pas même en Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde : il n’y a rien de sacré pour vous ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens, et il n’y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Ainsi depuis dix mois vous avez l’impudeur, parce que vous supposez à tort et à travers que mes affaires en Espagne vont mal, de dire, à qui veut l’entendre, que vous avez toujours blâmé mon entreprise sur ce royaume, tandis que c’est vous qui m’en avez donné la première idée, qui m’y avez persévéramment poussé. Et cet homme, ce malheureux (le duc d’Enghien), par qui ai-je été averti du lieu de sa résidence ? Qui m’a excité à sévir contre lui ? Quels sont donc vos projets ? Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? Osez le dire. Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre ; j’en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine[27]. » Cela pendant une demi-heure, sans que Talleyrand, terrassé, risquât un mot de justification. Le lendemain, il était remplacé dans ses fonctions de grand chambellan avec interdiction d’entrer à toute heure dans le cabinet impérial, afin qu’il ne pût se targuer d’avoir conseillé ou déconseillé certains actes.

On ne lui avait pas interdit l’accès de la cour, supposant qu’il ne se risquerait pas à y paraître. Dès le prochain dimanche, il arrivait le premier à la réception du soir. L’Empereur, en passant devant lui, détourna la tête et adressa la parole à son voisin. Néanmoins, il était encore à la même place le dimanche suivant et les dimanches successifs. Cette obséquieuse assiduité finit par obtenir quelques paroles banales. Au sortir de ces audiences, dans lesquelles sa haine s’excitait par les humiliations, ou bien il avertissait Metternich que l’Autriche était menacée et conseillait de prévenir l’attaque ; ou bien il envoyait des rapports inquiétans à Alexandre dont il s’était institué le correspondant secret à Paris[28].


IV

Grâce à ses perfides et constantes insinuations, l’amitié entre Alexandre et Napoléon ne cesse de se refroidir et d’être troublée par la méfiance. Les relations demeurent tendues, incertaines. Elles se rompent à la suite du divorce. Napoléon avait demandé cette fois, formellement, à Alexandre, la main de sa sœur. Il ne s’agissait plus de la princesse Catherine que l’impératrice mère s’était hâtée de marier au prince George d’Oldenbourg, « afin de la soustraire à l’opprobre de partager la couche de l’infâme usurpateur corse », mais de la grande-duchesse Anne, qui allait entrer dans sa seizième année. Si Alexandre avait accueilli avec promptitude cette demande, tous les malentendus se dissipaient incontinent ; l’alliance de Tilsit se consolidait par un lien étroit de famille et les deux empereurs unis devenaient les arbitres du genre humain.

Napoléon exigeait une réponse dans les quarante-huit heures. Alexandre réclama dix jours de réflexion, puis dix encore, enfin il donna un non enguirlandé de regrets polis. « N’ayant pu accorder à l’empereur Napoléon comme garant de son amitié l’une de ses sœurs, il élèverait ses frères dans le sentiment de l’alliance et des intérêts communs des deux États (4 février 1810). » Napoléon, a-t-on dit, aurait dû patienter ; il aurait fini par venir à bout de ce refus, imposé par la volonté de l’impératrice mère. En vérité, on ne pouvait demander au vainqueur d’Austerlitz et de Friedland de se morfondre comme un blanc-bec famélique en quête d’une dot opulente. Il se sentit joué, offensé, et il eut raison.

Quelques critiques ont douté que, dans une solennelle réunion, où Napoléon eut le tort de le convier, Talleyrand se fût prononcé contre le mariage russe. C’est cependant certain, et il n’y a pas de quoi surprendre.

Le mariage autrichien avait été inventé par Metternich pour empêcher une alliance durable entre Napoléon et le Tsar. Cambacérès avait deviné cette arrière-pensée. « Pourquoi donc, lui demandait Pasquier, êtes-vous si opposé à l’archiduchesse d’Autriche ? — Parce que avant deux ans nous aurons la guerre avec celle des deux puissances dont l’Empereur n’aura pas épousé la fille. Or une guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre contre la Russie ; les conséquences en sont incalculables[29]. »

Talleyrand apercevait cette éventualité aussi bien que Cambacérès, et il poussait vers l’archiduchesse Marie-Louise par la même raison qui décidait l’archichancelier à se prononcer contre elle. Il en convient dans ses Mémoires, un peu embarrassans en ce point comme en tant d’autres pour les crédules qui ont pris au sérieux ses paroles de comédien. « Mon motif secret était que la conservation de l’Autriche dépendait du parti que l’Empereur allait prendre, mais ce n’était pas là ce qu’il fallait dire[30]. » C’est, en effet, ce qu’il ne dit pas, quoique le voyant très bien. Ce qu’il dit surtout, pour entraîner par les fumées de l’orgueil au parti funeste, fut qu’époux d’une princesse d’aussi antique lignée, le chef du nouvel empire n’aurait plus rien à envier aux Bourbons. Ainsi, à ce moment, la duplicité de Talleyrand était en partie double. Il jouait Napoléon pour Alexandre, et Alexandre pour Metternich son véritable client.

Les craintes de Cambacérès comme les espérances de Talleyrand ne se réalisèrent que trop. L’Empereur François ne se fit pas prier, il accorda son consentement avec autant de bonne grâce qu’Alexandre en avait mis de mauvaise à ne pas accorder le sien. Napoléon ne se croyant plus obligé à se montrer condescendant refuse de signer la convention préparée sur la Pologne. Alexandre s’offense à son tour du coup qu’il s’était attiré. Dès lors tout est rompu entre les deux souverains. Les négociations qui suivirent furent sans intérêt comme sans efficacité ; elles ne pouvaient pacifier le véritable motif de la querelle, la blessure personnelle qu’on s’était portée réciproquement.

Pour venger la sienne, Napoléon, cédant à son tempérament offensif une fois de plus, se jette dans les steppes russes. Ce fut la stupeur de l’Europe. Il est devenu fou ! s’écria-t-on. « Napoléon, écrivait de Pétersbourg Joseph de Maistre, perd évidemment la tête en s’avançant ainsi qu’il le fait ; il ne peut plus être sauvé que par son étoile, mais quand on se fie aux étoiles, à la fin on est dupe… je ne sais en vérité comment ce furieux se tirera de là[31] ! »

Cette expédition qui, de l’avis de Wellington et de beaucoup d’excellens juges militaires, eût été désastreuse en tout cas, même indépendamment des rigueurs d’un hiver précoce, a été la véritable cause de la perte de Napoléon. Jusque-là il n’avait commis aucune faute, pas même la guerre d’Espagne, qui ne pût être réparée. A Moscou, à la lueur du Kremlin en flammes, il reçut le coup mortel auquel il n’a pas survécu. A partir de ce moment fatal, son histoire n’est plus que celle d’une agonie gigantesque.


V

Jusqu’au bout Talleyrand hésita à croire à la catastrophe qu’il souhaitait et préparait par ses intrigues depuis Erfurt. On rapportait de lui des expressions de haine contre l’Empereur, des vœux ardens contre sa personne et son pouvoir, mais jamais des partis pris ou à prendre[32]. Pendant la campagne de France son principal souci est qu’on n’accorde des conditions trop douces au défenseur du territoire. Il écrivait dans ce temps-là de petits billets quotidiens à la duchesse de Courlande, « son cher ange », dans lesquels les nouvelles politiques se mêlaient aux effusions tendres. « Les puissances, écrit-il le 20 janvier 1814, ne sauraient prendre trop de sûreté dans le traité qu’elles feraient, si elles ne veulent pas être obligées à recommencer sur nouveaux frais l’année prochaine. Les mauvais restent toujours mauvais. Quand on a fait des fautes par la tête, tout est pardonnable ; quand on a péché par le cœur, il n’y a pas de remèdes, et, par conséquent, pas d’excuses. Adieu, vous qui avez bonne tête et cœur parfait, je vous aime de toute mon âme. » Brûlez ! ajoutait-il. L’avertissement était, en effet, destiné à être transmis à Alexandre. Craignant que la communication de la duchesse de Courlande fût interceptée, il chargea son ami Dalberg d’envoyer un gentilhomme royaliste fort entreprenant, Vitrolles, au camp des alliés afin de les prémunir contre les dangers d’une trop facile négociation et de hâter leur marche sur Paris.

Cependant Talleyrand ne se compromet pas lui-même. Son espérance, sous-entendue dans, tous ses billets, est que Napoléon sera tué. Tant qu’il est vivant et les armes à la main, il craint un retour de fortune, et il se tient coi. Sachant que Joseph a reçu l’ordre d’éloigner Marie-Louise de Paris, il se déclare contre cette erreur de conduite, certain de ne pas l’empêcher. Il ne se prononce enfin, il ne découvre ses ressentimens qu’après l’abandon de la capitale, par Joseph, aux intrigans, aux conspirateurs, aux alliés. Prudent néanmoins, même à ce moment, il se crée à tout hasard une justification de n’avoir pas suivi l’Impératrice en se faisant arrêter à la barrière par des gardes nationaux, compères apostés par son ami Rémusat. Retenu ainsi dans la place, il entreprend à visage découvert une de ces œuvres de destruction pour lesquelles il était né.

L’entrée des alliés à Paris a été l’apogée de Talleyrand. Alexandre, confiant dans la loyauté de son correspondant dont il ignorait l’asservissement aux intérêts de l’Autriche, était descendu à l’hôtel de la rue Saint-Florentin. Clément, généreux, loin de songer à dépecer la France, il ne vise qu’à la captiver, à connaître sa volonté afin de la respecter. Son animosité contre Napoléon, auquel, malgré les événemens de 1812, il conserve encore de la sympathie[33], tomberait s’il croyait que le vœu public est pour son maintien.

Talleyrand le proclame « le héros de son imagination et de son cœur » ; il le flatte et il le trompe. Quoique sachant l’opposition du peuple de Paris au rétablissement des Bourbons[34], il affirme qu’on le désire ardemment. Pour donner une apparence de vérité à sa tromperie, il obtient du Sénat le décret de déchéance, et de Marmont, la défection. Il annonce ce dernier acte, qui achève Napoléon, à la duchesse de Courlande d’un ton tout particulier de contentement : « Chère amie, le maréchal de Marmont vient de capituler avec son corps. C’est l’effet de nos proclamations et papiers. Il ne veut plus servir pour Bonaparte contre la pairie. Je vous prie de dîner ici avec Dorothée (la duchesse de Dino, un « cher ange » aussi), que j’embrasse. Je vous aime. »

L’armée hors de combat, le Sénat conservateur, au nom du peuple français, appelle au trône François-Xavier, frère du dernier roi (6 avril). En quelques semaines la France étourdie, surprise, confisquée, avait glissé de Napoléon aux Bourbons. Il ne manquait plus à la consommation de l’événement que la signature de la victime : on l’obtint. À bout de forces après tant d’efforts surhumains, obsédé par l’impatience de repos de ses maréchaux, Napoléon abdique à Fontainebleau.

Alors Talleyrand devient le chef incontesté du gouvernement jusqu’à l’arrivée du roi. Il est enfin en situation de montrer son génie. Jusque-là il avait été subordonné, le voilà maître. Il avait été le bon sens de Napoléon, a-t-on répété, oubliant celui qui le fut en réalité, Cambacérès. C’est maintenant qu’on va s’en assurer. Comment emploie-t-il, pour son compte et pour le nôtre, ce bon sens qu’aucune volonté supérieure ne gêne plus ?

D’un trait de plume, par un simple armistice (23 avril 1814), sans paraître soupçonner la gravité de son acte, en retour de l’évacuation du territoire français, tel qu’il se trouvait au 1er janvier 1792, il abandonne toutes les conquêtes de la Révolution et de l’Empire, cinquante places fortes occupées par nos troupes, un immense matériel estimé au moins à un milliard et demi. Il n’exige, ne tente d’obtenir, en retour, aucune garantie pour une paix moins désastreuse, aucune atténuation des sacrifices inévitables. Les ennemis mêmes s’en étonnent. Un des plus acharnés à notre perte, le Prussien Stein, s’écrie : « La France se dessaisit par l’inadvertance honteuse de son ministère des gages d’une paix moins défavorable. » En effet, après cet effondrement du 23 avril, le traité de Paris (30 mai 1814) ne pouvait être qu’une capitulation sans merci aux pieds de l’envahisseur. La supériorité de talent du négociateur était trop admise pour que le murmure public l’accusât d’incapacité. « Les contemporains ont affirmé, dit Vaulabelle, que plusieurs millions furent le prix de cet indigne abandon. Est-ce une calomnie ? Nous ne le croyons pas[35]. »

Dans son administration il se montre insouciant, inexact, sans prévision et sans sollicitude, laissant tout aller au hasard, uniquement occupé de ne pas se fatiguer ou de ne pas s’ennuyer, aussi incapable de reconstruire qu’il avait été supérieur à démolir. Il ne déploya de diligence qu’en ses propres affaires. Au milieu de ses intrigues générales, de ses billets galans, de ses traités, il trouva le temps de préparer la thèse de contre-vérité qu’il méditait déjà pour sa glorification. Il fit rechercher dans les archives du ministère notamment tous les rapports constatant qu’il avait poussé à l’expédition d’Espagne et les détruisit[36]. Il ne négligea pas non plus ses petits intérêts privés. En peine de se débarrasser d’une maison de plaisance, Saint-Brice, à peu de distance de Saint-Denis, il contraignit le fermier général des jeux à la lui acheter 250 000 francs, payés immédiatement[37].

VI

Envoyé au congrès de Vienne, son premier acte fut non seulement de souscrire à notre défaite, mais de la célébrer. Il proclame légitimes, bienfaisantes, les diminutions qu’on nous avait fait subir : « La France n’a perdu que ce qu’elle a conquis et pas même tout ce qu’elle a conquis. On ne lui a rien ôté qui fût essentiel à sa sûreté ; elle perd des moyens de domination qui n’étaient point pour elle des moyens de prospérité et de bonheur et qu’elle ne pouvait conserver avec les avantages d’une paix durable. Il était de l’intérêt de la France, il était de la gloire des principaux officiers de son armée de renoncer volontairement à l’idée de recouvrer la Belgique et la rive gauche du Rhin. Replacée dans ses anciennes limites, la France ne songe plus à les étendre ; semblable à la mer qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes. » En conséquence, la seule faveur que notre plénipotentiaire sollicite, c’est de sanctionner les arrangemens de partage destinés à garantir notre déchéance. Tel était, en effet, le seul but du congrès. « Les grandes phrases de « reconstruction de l’ordre social », de « régénération du système politique de l’Europe », de « paix durable fondée sur une juste répartition des forces » se débitaient pour tranquilliser les peuples et donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur, mais le véritable but était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées aux vaincus[38].

Avoir été admis parmi les hommes de proie qui trafiquaient des peuples arrachés à notre affection, avoir conquis le privilège de meurtrir les autres en compagnie de ceux qui venaient de nous meurtrir nous-mêmes, voilà ce que Talleyrand a célébré comme une victoire de son génie. À ce prix les succès sont faciles. Plus grands encore que ceux obtenus par le plénipotentiaire du congrès de Vienne seraient ceux du diplomate quelconque qui, ayant à négocier à Berlin, débuterait par féliciter les Prussiens de nous avoir allégés de la Lorraine et de l’Alsace, disant que, venues par la conquête, elles étaient légitimement reprises par une autre conquête.

Talleyrand complète cette adhésion à notre défaite et sa complicité au partage des peuples par une palinodie des plus effrontées. Sans s’embarrasser de ses antécédens révolutionnaires, l’ami de Mirabeau et le complaisant de Bonaparte se met tout a coup à parler la langue d’un ministre de Louis XIV, d’un émigré intransigeant. « Il n’y a plus en politique qu’un principe, celui de la légitimité. C’était le seul remède à tous les maux dont l’Europe avait été accablée et le seul qui fût propre à en prévenir le retour, la sauvegarde sacrée des nations ; de lui seul découlaient l’ordre et la stabilité. C’était le principe sur lequel il ne fallait pas transiger[39]. »

Ce désaveu nouveau de soi-même a été, nous a-t-on dit depuis, une inspiration du patriotisme. Par cette évocation du droit héréditaire, seule assiette solide des États aux yeux de nos vainqueurs, Talleyrand se les serait rendus favorables et aurait sauvé l’existence et l’unité de la patrie.

En 1814, l’unité et l’existence de notre patrie n’ont pas été en péril. Ce péril eût-il existé, il n’aurait pas été conjuré par l’habile évocation du droit héréditaire, auquel nos vainqueurs ne croyaient pas. A la seconde Restauration pas plus qu’à la première, dit Chateaubriand dans le Congrès de Vérone, les alliés ne prétendaient rétablir la légitimité[40], et dans ses Mémoires, presque toujours confirmés par les documens en ce qui concerne Talleyrand, il l’a répété : « Pozzo, qui savait combien peu il s’agissait de la légitimité en haut lieu. »

Les Mémoires de Talleyrand ont achevé la démonstration. Voici, en effet, les deux lettres qu’on y trouve : A Louis XVIII, le 15 février 1815 : « Votre Majesté n’apprendra peut-être pas sans quelque surprise que l’attachement au principe de la légitimité n’entre que pour très peu dans les dispositions de lord Castlereagh et même du duc de Wellington, à l’égard de Murat. C’est un principe qui ne les touche que faiblement et que même ils ne paraissent pas très bien comprendre. C’est l’homme qu’ils détestent dans Murat, beaucoup plus que l’usurpateur. Les principes suivis par les Anglais dans l’Inde les éloignent de toute idée exacte sur la légitimité. » Encore à Louis XVIII, le 23 avril 1815 : « L’empereur Alexandre, qui comprend peu le principe de la légitimité, sans attendre de connaître l’opinion du cabinet anglais, a fait insérer dans la Gazette de Francfort un article qui porte que les puissances ne veulent que renverser Bonaparte, mais qu’elles ne prétendent nullement se mêler du régime intérieur de la France, ni lui imposer un gouvernement, et qu’elle sera libre de se donner à celui qu’elle voudra. »

Il y avait quelque chose que les souverains comprenaient encore moins que le principe, c’est la valeur politique de la maison de Bourbon qui le représentait en France. Loin de souhaiter son retour, Alexandre le redoutait. « Si vous les connaissiez, avait-il dit à Vitrolles, vous seriez persuadé que le fardeau d’une telle couronne serait trop lourd pour eux… Peut-être une république bien organisée conviendrait-elle mieux à l’esprit français. Ce n’est pas impunément que les idées de liberté ont germé pendant longtemps dans un pays tel que le vôtre. Elles rendent bien difficile l’établissement d’un pouvoir plus concentré[41]. » Les Anglais pensaient comme Alexandre. « La cause des Bourbons, disait Castlereagh aussi à Vitrolles, est tout à fait impopulaire en Angleterre. On y trouverait difficilement un journal qui osât se prononcer en leur faveur. » Les autres souverains s’exprimaient non moins défavorablement sur les princes de la maison de France[42]. Ils rétablirent les Bourbons comme un pis-aller, par convenance politique du moment, parce qu’aucun arrangement pratique meilleur ne leur fut suggéré pour se débarrasser de Napoléon, nullement par superstition d’un principe. Talleyrand, avec sa désinvolture habituelle, l’a confessé dans son testament : « Le rappel des princes de la maison de Bourbon ne fut point une reconnaissance d’un droit préexistant[43]. »

Le salut de la France n’était donc pas attaché au dogme légitimiste. Talleyrand ne l’a exhumé que dans son intérêt personnel. Il voulait capter ainsi les bonnes grâces de Louis XVIII dont, malgré et peut-être à cause des services de 1814, il était loin d’être assuré. Il voulait en même temps gagner les subsides de l’Autriche. Pour plaire à Louis XVIII, il invoquait le principe à Naples contre Murat ; pour être utile à l’Autriche, il s’en servait à Dresde, au profit du roi de Saxe, dont le Tsar projetait d’incorporer les États à la Prusse, moyennant une compensation sur le Rhin.

L’intérêt français pouvait s’accommoder de la restitution de Naples à son ancien roi : il était au contraire cruellement lésé par l’opposition faite au projet d’installer le roi de Saxe sur le Rhin.

On ne s’est pas assez rendu compte du mobile de Talleyrand dans cette négociation et l’on a supposé une erreur de jugement où il y a eu un calcul cupide.

Alexandre, redevenu tout à coup favorable aux Polonais, avait médité, en unissant ce qu’il possédait du duché de Varsovie aux possessions polonaises de la Prusse, de former un simulacre de Pologne, pierre d’attente d’une véritable Pologne, jouissant d’une constitution libérale sous sa haute suzeraineté et le gouvernement d’un membre de sa famille. Cela eût été l’équivalent de la vice-royauté d’Eugène sous l’autorité de Napoléon. En échange de ce qu’elle abandonnait, la Prusse eût obtenu la Saxe, et le roi de Saxe eût été transféré sur le Rhin.

Cette conception, peu favorable aux intérêts de la Russie, eût excité les désirs de nationalité sans les satisfaire ; les Polonais n’auraient point tardé à tenter de passer du simulacre à la réalité et à trouver intolérable le joug de la suzeraineté russe. En Russie même, les difficultés n’eussent pas été moindres, car l’opinion était prononcée violemment contre cette formation d’une Pologne en monarchie séparée[44]. La Russie se serait tirée de ces embarras intérieurs. Ceux auxquels le projet du Tsar exposait l’Autriche eussent été bien plus sérieux. L’engloutissement de la Saxe et la translation de son roi au Rhin, en établissant la contiguïté des frontières prussiennes et autrichiennes sans l’intermédiaire protecteur d’un État de second ordre, eût mis la Prusse à portée d’enfoncer plus vite la pointe de son épée au cœur de son puissant rival germanique ; Vienne eût vécu en une alarme perpétuelle. La France, au contraire, acquérait l’avantage dont l’Autriche était privée. Condamnée à perdre les provinces rhénanes, elle avait tout profit à ce qu’au lieu d’être attribuées à une nation ambitieuse, forte et hostile, elles le fussent à un prince faible, avec lequel les contacts moins pénibles eussent pu se transformer en relations amicales.

Le transfert du roi de Saxe au Rhin ou son maintien à Dresde ne touchait réellement que l’Autriche et la France. Leurs intérêts étaient en opposition trop directe pour qu’on pût les concilier ; il n’y avait qu’à opter entre elles ; le bien de l’une devait nécessairement devenir le mal de l’autre. Talleyrand sacrifia la France à l’Autriche : pour la préserver du contact avec la Prusse, il nous y condamna. Jusque-là, la Prusse, placée loin du Rhin, n’avait eu avec la France que des intérêts semblables ; de ce jour elle n’en eut plus que de contraires. « Aussi les patriotes allemands, dit Gervinus, saluèrent cette tournure des affaires avec une conviction énergique telle qu’elle ne se manifesta, avec le même enthousiasme, que plus tard, en 1848. »

Et quelle âpreté, quelle ténacité le plénipotentiaire français, devenu un second plénipotentiaire autrichien, déploie, dans son hostilité au projet d’Alexandre ! Il lui reproche de ne pas opérer la restauration totale de la Pologne, que les instructions de notre gouvernement avaient déclarée impossible. Il retourne Castlereagh, le plénipotentiaire anglais, d’abord favorable. Craignant d’être contrecarré par des considérations de famille, il n’hésite pas à blesser au vif Alexandre, en dissuadant Louis XVIII du mariage du duc de Berry avec la grande-duchesse Anne, demandée naguère par Napoléon. Il se sert de son moyen habituel, la flatterie à outrance. « Il y a huit mois, quoique la déplorable infirmité des facultés intellectuelles parût comme un funeste apanage de la maison de Holstein, une alliance avec la Russie pouvait paraître et lui avait paru à lui-même offrir des avantages. Mais, aujourd’hui que la Providence a pris soin d’affermir elle-même le trône qu’elle a miraculeusement relevé ; aujourd’hui qu’il est environné et gardé par la vénération et l’amour des peuples ; maintenant que la coalition est dissoute, que la France n’a plus besoin de compter sur des secours étrangers, et que c’est d’elle, au contraire, que les autres puissances en attendent, Votre Majesté, dans le choix qu’elle fera, n’a plus à sacrifier à la nécessité des conjonctures aucune des convenances essentielles à ce genre d’alliance[45]. »

Enfin, par la signature d’un traité d’alliance défensive et offensive (3 janvier 1815) avec les deux gouvernemens les plus acharnés a notre abaissement définitif, il transforme une coalition, d’abord purement morale, en une coalition matérielle contre le seul prince qui, méditant dès lors une alliance intime, loin de songer à nous réduire à l’état de puissance de second ordre, eût étendu volontiers nos frontières du côté du Rhin, et même un peu sur la Belgique[46].

Ce traité n’était qu’une embûche. L’Angleterre et l’Autriche épuisées ne songeaient nullement à en venir aux mains avec leur ancien allié : elles ne visaient qu’à nous tenir en bride. A notre première velléité de rechercher l’alliance russe redoutée par elles, elles eussent communiqué au Tsar, pour l’arrêter, le pacte signé contre lui. Talleyrand crut faire un coup de maître, il était dupé.

Les intérêts majeurs de la France avaient été sacrifiés plus encore qu’à Erfurt. Cependant on ne peut nier que Talleyrand n’ait été un habile et heureux négociateur. Fort obéré à son départ, ayant perdu beaucoup dans la faillite d’une maison de Bruxelles, s’étant vu contraint par Napoléon de restituer une forte somme extorquée à la ville de Hambourg, il avait vendu au trésor particulier de l’Empereur son hôtel de la rue de Varenne et acquis en remploi l’hôtel plus modeste de la rue Saint-Florentin[47]. Il revint refait, ayant gagné plusieurs millions payés par l’Autriche et les cliens au profit desquels il avait joué de la légitimité. Pour la seule affaire de Saxe le pot-de-vin fut de quatre millions[48]. Il eut quelque émoi du côté du roi de Naples. De Mons même, il avait envoyé son secrétaire Perret pour recevoir. Ferdinand se fit prier d’abord, prétextant que, lorsqu’il avait promis, la décision du congrès était déjà assurée. Cependant il s’exécuta. Il ajouta même aux traites sur la maison Baring, que Perret rapporta, le titre de duc de Dino, transmis au mari de la belle Dorothée. Avant qu’il se fût décidé pour Ferdinand, il avait touché de Murat 300 000 ducats (1 250 000 francs)[49].


VII

Pendant les Cent-Jours Talleyrand se surpassa. Napoléon, informé qu’on méditait de le déporter à Sainte-Hélène, avait pris une résolution désespérée et débarqué au rivage de Cannes. Croyant au premier moment le terrible revenant à la veille d’être anéanti sans coup férir, l’ancien grand électeur provoque[50] la déclaration qui mettait hors la loi son ancien maître et le vouait à l’assassinat. Il attise, excite, renoue la coalition hésitante. Tandis que Carnot et les patriotes républicains, auxquels la postérité a tenu compte de cette abnégation, préfèrent courir le danger de retomber sous un maître qu’ils n’aiment pas plutôt que de subir les lois de l’étranger, lui, froidement et cruellement, il organise l’invasion de son pays sans prendre aucune précaution contre les rigueurs qui la suivront. « Sans doute, a dit Mignet, qui ne lui est pas malveillant, ces mesures, auxquelles M. de Talleyrand participa, auraient probablement été prises sans lui ; mais il n’en est pas moins à déplorer, pour un Français, d’y avoir coopéré, puisqu’elles amenèrent une invasion de la France. Il y a des sentimens qui doivent être au-dessus de tout ; il y a des principes qui sont supérieurs à tous les droits et plus vrais que tous les systèmes. Le sentiment qui fait aimer son pays, le principe qui défend de provoquer contre lui les armes étrangères, sont de ce nombre. Séparer son pays du gouvernement qui le régit, dire qu’on attaque l’un pour délivrer l’autre, n’excuse pas[51]. » Lamartine, lui-même, qui, en reconnaissance de ce que le prince de Bénévent avait le premier célébré ses Méditations, a écrit dans ses Entretiens une apologie du personnage, ne se sent plus la force d’absoudre : « Il parvint, à force de volonté, de résolution, d’habileté, de promptitude, à renouer une coalition déjà dissoute et à faire marcher d’un seul pas l’Europe entière au secours des Bourbons. Ce fut un miracle de diplomatie, mais ce miracle était une coalition contre la France. Que d’autres l’exaltent comme diplomate et comme homme d’Etat ; nous le plaignons : une telle intrépidité, nous ne nous en sentirions pas capable[52]. »

L’écroulement subit ne se produit pas ; l’acte additionnel est voté ; une armée se forme, l’espérance renaît au cœur des patriotes. Talleyrand déclare sa mission terminée, suspend son départ pour Gand, noue des intelligences de tous les côtés, écrit au duc d’Orléans réfugié en Angleterre, fait offrir ses services à Napoléon, invoquant le passage de la proclamation impériale sur l’impossibilité de résister à certaines circonstances. A Gand on s’impatiente ; en Angleterre on remercie ; Napoléon refuse[53].

La fortune se prononce contre la cause nationale. L’armée, affaiblie de 20 000 hommes par la révolte de la Vendée, troublée par la défection de Bourmont, privée du secours de Grouchy, plie, recule, se débande à Waterloo, après avoir étonné le vainqueur par l’intrépidité épique de sa résistance. Néanmoins, le matériel de guerre était en abondance, les ressources en soldats plus considérables qu’en 1814, alors qu’avec 40 000 hommes Napoléon tenait en échec 250 000 coalisés. A certains momens de la guerre de Sept ans, lorsqu’il avait perdu même Berlin, Frédéric s’était trouvé dans une plus poignante étreinte. Beaucoup de ceux qui, en 1814, abandonnèrent Napoléon, éclairés maintenant par la récente expérience, crurent qu’il était moins redoutable que l’invasion ; qu’il fallait ne plus voir en lui que le représentant de la Révolution, le défenseur du territoire, et l’armer de la dictature. Tel était notamment l’avis de Sieyès. Dès qu’il eut appris la défaite de Waterloo, il vint voir Joseph. Il le trouva en conversation avec Lanjuinais, président de la Chambre des députés. « Lanjuinais, fit-il, Napoléon a enfin perdu une bataille. Il a besoin de nous. Allons à son secours pour qu’il chasse les barbares. Lui seul peut encore y parvenir avec notre secours. Après cela, s’il veut être despote, le danger passé, nous nous réunirons pour le pendre si cela est jugé indispensable. Mais aujourd’hui, marchons avec lui. Sauvons-le pour qu’il nous sauve[54]. » Lanjuinais ne se laissa pas convaincre. Guidés par La Fayette et d’imprévoyans amis de la liberté, les représentans ne songèrent qu’à consommer la ruine du vaincu de Waterloo. Au mépris de tant d’enseignemens de l’histoire, ils s’imaginèrent que le vainqueur s’adoucirait dès que la France aurait abjuré son chef, et aggravant nos maux, non tout à fait irrémédiables, par une révolution intérieure devant l’ennemi, ils rendirent désespérée une situation qui n’était que critique.

L’Empereur lui-même, affaibli de santé, de volonté, de génie, ne se défend pas, n’ose plus oser, seconde l’action hostile par ses indécisions, ayant renoncé à être général, ne sait pas rester souverain, abdique malgré les conseils de Lucien et de Carnot, et au lieu d’aller vers le généreux qui lui eût ouvert les bras, comptant sur une belle phrase pour apaiser une longue haine, il se livre à l’implacable qui l’envoie au supplice. Les souvenirs classiques ont coûté cher à Napoléon : Astyanax lui a fait perdre Paris en 1814[55] ; Thémistocle l’a conduit à Sainte-Hélène en 1815[56]. Quand, réduit aux abois, il quitta l’Elysée pour la Malmaison, première station de son calvaire, Carnot l’arrête sur le perron par lequel on descendait au jardin, l’embrasse, appuie sa tête sur l’épaule du grand homme trahi, afin de cacher les larmes qui inondaient son visage. La douleur du peuple égala celle du républicain patriote à la nouvelle de la démission suprême de celui en qui il avait mis son orgueil, son espoir, et qu’il considérait comme l’image même de la patrie.

L’aigle mis aux fers, le vautour se montre. Wellington impose à Louis XVIII Talleyrand et le double de Fouché. « Si le roi désirait le concours du gouvernement anglais, avait-il dit, il devait se résoudre à mettre à la tête du sien des hommes à qui l’on pouvait se fier. » C’est ainsi qu’après Waterloo, Louis XVIII « rétabli mais avili[57] », rentra comme le chef des Anglais et des Prussiens[58] », « entre le crime et le vice[59] », un bras appuyé sur un régicide, l’autre sur un prêtre marié, tous les deux affublés de la cocarde blanche.


VIII

Ce fut après cette seconde Restauration que nous payâmes le traité coupable signé par Talleyrand à Vienne, avec l’Angleterre et l’Autriche.

Alexandre, après Waterloo, demeurait généreux comme en 1814, il ne s’associait pas aux fureurs prussiennes. Lorsque Blücher parla de faire sauter le pont d’Iéna, il répondit que, « quant à lui, il lui avait suffi de faire défiler ses troupes sur le pont d’Austerlitz. » Il n’abandonna pas même son idée de 1814, la préparation d’une alliance entre la France et la Russie, alliance tellement utile, tellement nécessaire, dans les intérêts communs, que, si les souverains ne savaient pas la former, les peuples la contracteraient entre eux[60]. Mais ses dispositions envers Louis XVIII et envers Talleyrand étaient fort modifiées. Un parti prussien avait trouvé une copie du traité secret de Vienne sur un ami de Talleyrand, Reinhard, notre ministre à Francfort, arrêté et fouillé au moment où il allait franchir la frontière, et l’avait communiquée au Tsar.

Dégoûté par cette révélation, plus encore que par les déconvenues précédentes, de ceux qui reconnaissaient si mal ses services, doutant qu’une charte libérale pût fonctionner régulièrement entre de telles mains, Alexandre avait songé à l’intronisation du duc d’Orléans à la place de Louis XVIII. « Il est Français, avait-il dit, il est Bourbon, il est mari d’une Bourbon ; il a des fils ; il a servi étant jeune la cause constitutionnelle ; il a porté la cocarde tricolore, qu’on n’aurait jamais dû quitter. »

Les Anglais et ses propres conseillers le détournèrent de ce projet. Alors il eût voulu que la nation fût consultée, au moins sur l’acte constitutionnel, déclarant qu’il ne s’opposerait pas même à la république, si elle entendait être régie ainsi. Les Anglais s’opposèrent encore : ils n’admettent pas la distinction du constituant et du législatif ; Guillaume et Marie furent appelés au trône par un simple acte du Parlement.

Alexandre n’ayant trouvé aucun moyen pratique de se débarrasser des Bourbons, se résigna à Louis XVIII, sans prendre de même son parti de Talleyrand. En désignant celui-ci comme l’homme le mieux fait pour consolider une alliance entre la France et l’Angleterre, les ministres anglais auraient dû rendre facile et honorable la position de leur candidat et exiger que la seconde paix fût strictement conforme à la première[61]. S’ils avaient, en effet, repris le rôle de protection rempli par Alexandre en 1814 et auquel celui-ci renonçait par dépit, nous leur en eussions été reconnaissans, et l’alliance forcée fût devenue l’alliance de prédilection. Bien différente fut leur attitude. Ils aggravèrent les conditions du traité de Paris et allèrent même jusqu’à seconder le projet prussien, chef-d’œuvre de destruction, au dire de Pozzo, et qui, accepté par la coalition, nous rayait de la carte politique de l’Europe.

Talleyrand, rendu incapable d’application et d’effort par sa passion pour une personne qui lui tenait de très près, « l’un de ses chers anges », se montrait, de l’aveu unanime, d’une insuffisance désastreuse à l’intérieur. A l’extérieur, que pouvait-il, lorsque les prétentions les plus cruelles étaient soulevées par les deux puissances auxquelles il s’était lié à Vienne ? Les élections achevèrent de rendre sa situation intenable. Elles avaient produit une Chambre animée des passions royalistes les plus exaltées. Les députés arrivaient à Paris le cœur plein de ressentiment. On crut les calmer en sacrifiant Fouché. « Vous savez, leur disait-on, Fouché est renvoyé, et c’est à M. de Talleyrand qu’on le doit. — Ah ! tant mieux, répondaient-ils, le roi a bien fait, mais quand renverra-t-il l’autre ? — L’autre ? quel autre ? — Eh ! M. de Talleyrand lui-même ! »

Talleyrand comprit qu’il ne pourrait se soutenir contre des dispositions aussi hautement malveillantes, sans un surcroît d’appui de l’autorité royale. Se jugeant indispensable, il crut l’obtenir en effrayant le roi de sa démission. Mais le roi s’était peu à peu convaincu, malgré son anglomanie, que se rapprocher d’Alexandre était le seul moyen de tempérer dans le détail les exigences des alliés, acceptées en principe, et que tout rapprochement serait refusé tant que les affaires seraient aux mains du signataire du traité de Vienne. Aussi, quand Talleyrand déclara que le ministère se sentait hors d’état de mener à bien les affaires, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, si le roi ne lui garantissait son appui formel envers et contre tous, Louis XVIII répondit : « Cela est peu constitutionnel, c’est à mes ministres de se tirer d’affaire. — En ce cas, dit Talleyrand, négligeant ses circonlocutions ordinaires, nous serons obligés de nous retirer. — Eh bien, fit le roi, d’un air soulagé, si mes ministres se retirent, je chargerai quelqu’un de former un nouveau cabinet. » Talleyrand demeura abasourdi de ce coup de tête royal, auquel Alexandre n’avait eu aucune part, quoiqu’il eût été accompli en vue de se le concilier. « Nous sommes joués », s’écriait-il en sortant. Dans son trouble il oublia de prévenir quelques-uns de ses collègues qui l’attendaient dans la chambre voisine. De même qu’il avait expliqué faussement son exclusion du ministère sous Napoléon par sa résistance à l’affaire d’Espagne, il a voulu donner un grand air à son renvoi sous Louis XVIII en l’attribuant à sa résolution immuable de ne mettre sa signature au bus d’aucun acte contenant une cession de territoire. Or, sa note du 21 septembre, expédiée la veille de sa retraite, après avoir établi longuement que les alliés n’avaient aucun titre à exiger des démembremens, conclut : « Cependant, et malgré les inconvéniens attachés à une cession territoriale dans les circonstances actuelles, Sa Majesté (et par conséquent lui, le premier ministre) consentira' aux rétablissemens des anciennes limites sur les points où il a été ajouté à l’ancienne France par le traité du 30 mai. Le roi admet en principe des cessions de territoire sur ce qui n’était pas l’ancienne France. » Par cette note, la Savoie, non comprise dans l’ancien territoire, était implicitement abandonnée. Il ne restait plus qu’à discuter sur le plus ou le moins. Il en était de même de l’indemnité et de l’occupation militaire également concédées en principe. La retraite de Talleyrand n’a donc pas été motivée par un refus de souscrire à l’amoindrissement de nos frontières, puisque, de son propre aveu, il en avait consenti un avant d’offrir, pour la forme, sa démission.

Le duc de Richelieu, ami d’Alexandre, fut chargé de constituer le ministère (24 septembre 1815). Nouveau sujet d’amertume pour Talleyrand, qui, quelques mois auparavant, avait pressé en vain le duc d’entrer dans son cabinet.


IX

Après sa chute, Talleyrand rentra dans l’insignifiance politique. Les royalistes ne le ménageaient guère. « Vous avez vécu, sous l’Empire, lui disait l’un d’eux, en bien mauvaise compagnie ; il y avait notamment un certain prince de Bénévent qui était un fameux drôle. » Louis XVIII, quoiqu’il l’eût nommé grand chambellan avec 100 000 francs d’appointemens, impatienté de ses mauvais propos, l’avait fait prier, à la suite d’une altercation violente avec un de ses ministres, Pasquier, dont il avait rendu témoin l’ambassadeur d’Angleterre, de se tenir dans ses terres et de ne plus venir à la cour. Son attitude violente de dépit lui aliénait jusqu’à Wellington lui-même, qui, après avoir longtemps affirmé qu’on ne pouvait se passer de lui, en vint à déclarer tout haut « qu’il n’y avait plus rien à faire avec cet homme-là ».

Alors, se retournant, il s’était mis à caresser les bonapartistes et les libéraux. Auprès des bonapartistes, il se faisait un titre de ses bévues du congrès de Vienne. « J’ai défendu obstinément le roi de Saxe, disait-il au duc de Vicence, parce que c’est le dernier des souverains allemands restés fidèles à Napoléon en 1813. » « J’ai préféré, disait-il encore, placer sur le Rhin la Prusse, parce qu’à un certain moment il sera possible de lui arracher les provinces rhénanes, ce qui serait cruel et impraticable si elles étaient devenues, entre les mains du roi de Saxe, la compensation d’un trône perdu. » Avec les libéraux, il se prononça contre la seconde expédition d’Espagne, rappelant une opposition qu’il n’avait point faite à la première pour prédire des revers qui ne troublèrent pas la seconde. Son infaillibilité ne discerna pas que c’étaient précisément les défaites de l’Empire qui permettaient de prédire les succès de la Restauration. L’Empire détrônait le roi national, la Restauration le défendait. Ne poursuivant pas le même but, on était certain de ne pas aboutir au même résultat et, où l’Empereur ne recueillit que des misères, de n’obtenir que des avantages.

Talleyrand avait annoncé la catastrophe en Espagne, où elle ne se produisit pas ; il ne l’apercevait pas en France, où elle approchait à grands pas. Metternich, venu à Paris en 1825, fut frappé de son aveuglement. Cependant son désir de culbuter les Bourbons était alors devenu aussi vif qu’autrefois sa passion de détrôner Napoléon. Son salon était un foyer de mécontentement, de critiques, de médisances. L’expédition d’Alger ne trouva pas même grâce devant lui ; il la jugea « une étourderie qui peut-être pouvait conduire à des choses sérieuses[62] ». Ces choses sérieuses, c’était la rupture avec l’Angleterre. Il paraît bien que, loin de s’effrayer de cette éventualité, selon son habitude de se servir de l’étranger contre le gouvernement de son pays, il s’associa aux sentimens d’hostilité de l’ambassadeur anglais, lord Stuart, et à ses manœuvres contre Charles X. Le second jour des événemens de Juillet, Victor de Broglie, dînant rue Saint-Florentin, vit arriver au dessert lord Stuart : « Leur entretien fut long ; au point où on en était, ils ne se gênèrent pas en sa présence, et ce qu’ils dirent sur ce qui ne pouvait pas manquer d’arriver n’était pas à coup sûr de gens qui s’en parlassent pour la première fois[63]. »

X

Si quelqu’un paraissait devoir se tenir éloigné du nouvel établissement de 4830, c’était le plénipotentiaire qui, en 1814, à Paris et au congrès de Vienne, avait professé avec tant de fracas le principe de la légitimité comme le fondement sacré des monarchies et des sociétés. Il ne fut pas un instant gêné par ce souvenir. Laissant aux autres la suprême naïveté d’attacher du sérieux à ses maximes, il reprit sa défroque révolutionnaire, rejetée jadis, désavoua ses désaveux de 1815, et, pour célébrer l’abolition de cette monarchie légitime dont il s’était constitué le pontife quinze ans auparavant, il retrouva sa voix de l’Assemblée constituante[64].

La nouvelle monarchie, qui s’édifiait sur le mépris de l’hérédité dynastique, fut très empressée à rechercher le concours de ce relaps expérimenté de la palinodie. Malgré la résistance honnête de Mole, elle confia « à ses mains si exportes en fait d’évolutions le soin de l’accréditer en Europe vaille que vaille, advienne que pourra[65]. » Elle l’envoya comme ambassadeur à Londres, le seul point où une coalition pût se faire ou se défaire. Tout transporté de joie de remonter sur le tréteau, Talleyrand partit en annonçant qu’il allait assurer le bonheur des deux nations et la paix du monde.

Le parti pris d’admirer, non moins que celui de dénigrer, conduit à de singuliers aveuglemens. N’a-t-on pas imaginé que, de même qu’à Vienne Talleyrand avait dominé l’Europe par l’introduction opportune du dogme de la légitimité, il s’en rendit encore le maître à Londres en inventant le principe de non-intervention ? C’est un lieu commun historique courant. Or la principale affaire traitée par Talleyrand, à Londres, a été la constitution du royaume belge. Quelles conséquences entraînait l’application logique du principe de non-intervention ? reconnaître l’indépendance de la Belgique et interdire aux puissances voisines l’entrée de leurs troupes sur son territoire : ce qu’on fit ; ne s’immiscer ni dans les institutions à établir ni dans le choix du monarque : ce qu’on ne fit pas[66]. La conférence de Londres, malgré des protestations énergiques (1er février 1831), usurpa la souveraineté de la nation protégée, la transféra de Bruxelles au Foreign Office, régla d’autorité la limitation des frontières, le partage des dettes, le choix même du roi. On ne vainquit la résistance opiniâtre du congrès belge que par la menace de partager le pays[67]. Metternich triomphait : « Les deux cabinets qui seuls ont proclamé le principe de non-intervention n’ont pas tardé à se voir forcés à l’intervention la plus décidée que les fastes de la diplomatie aient à recueillir[68]. »

C’était vrai. Aussi Talleyrand, qui ne se donnait jamais de ridicule, ne s’exposa pas à parler de non-intervention à Londres. Il s’en moqua même dédaigneusement : « C’est, disait-il, un terme politique, métaphysique signifiant la même chose qu’intervention[69]. » Il appuya les décisions de la conférence de Londres sur le concert européen[70].

La révolution dirigée contre Metternich et la Sainte-Alliance aboutissait à la reconnaissance solennelle de leur doctrine par ceux qui l’avaient combattue. La seule différence fut que depuis 1830 on salua le principe de non-intervention avant de le décapiter par un mais, tandis qu’avant on ne lui accordait pas même cette politesse.

A Londres, comme à Vienne, Talleyrand ne réussit point par la grâce d’un principe ; à Londres comme à Vienne, son habileté consista à attribuer à un effort de sa diplomatie des solutions acquises d’avance. Pas plus à Londres qu’à Vienne, il ne fut l’âme des délibérations, le dominateur de l’Europe. Il ne parut tel qu’en se subordonnant à la pensée des autres. A Vienne, il avait été l’instrument de Metternich ; à Londres, il devint celui de Palmerston. Pour gagner Metternich en 1814, il avait abandonné toutes nos places fortes : il eût concédé l’évacuation de l’Algérie pour se concilier Palmerston, si, de Paris, on ne l’avait arrêté[71]. Il avait aidé Metternich à établir la Prusse sur le Rhin, il s’unit à Palmerston pour constituer la neutralité belge.

La constitution d’un royaume belge neutre, avec une délimitation territoriale combinée pour nous emprisonner, était la réalisation d’une pensée aussi ennemie que l’établissement de la Prusse sur le Rhin. « L’Europe ne consentira jamais, avait dit Palmerston, à moins d’y être forcée par une guerre désastreuse, à ce que la Belgique soit unie directement ou indirectement à la France[72]. » C’est pour que cette union même indirecte n’eût pas lieu, que la Belgique a été déclarée neutre sous la garantie de l’Europe, et qu’elle a été placée de la sorte dans l’impossibilité permanente de contracter avec nous un lien même économique. Comment a-t-on pu considérer une telle invention comme nous étant avantageuse ? Le maintien du royaume des Pays-Bas eût été préférable. Quoique organisé contre nous, il avait gardé la liberté des alliances. Rien ne s’opposait à ce que, par la suite, sous la menace de la prépotence allemande, d’ennemi il ne devînt allié, ce qui est advenu au Piémont, autre puissance rétablie de même contre nous.

Du reste, s’il exista quelque doute sur l’intention antifrançaise de la neutralité belge, il fut dissipé par le choix du prince auquel fut confiée la mission de la pratiquer. Léopold de Saxe-Cobourg, notre ennemi par tradition et par instinct, avait été l’un des premiers princes qui donnèrent le signal du soulèvement germanique. Il avait combattu contre nous à Lützen, Bautzen, Hanau. Par son premier mariage avec la princesse Charlotte, princesse de Galles, par celui de sa sœur avec le duc de Kent, père de la reine Victoria, il était devenu prince anglais. On le savait en France. A la nouvelle de sa candidature, notre ministre des affaires étrangères, Sébastiani, s’emporta jusqu’à dire : « Si Saxe-Cobourg met le pied en Belgique, nous tirerons des coups de canon. — Eh bien ! ripostèrent les délégués belges, nous chargerons les Anglais d’y répondre. » On ne vint à bout de notre résistance qu’en menaçant Louis-Philippe de la candidature d’un membre de la famille des Napoléon[73] et en lui demandant la main, en secondes noces, de l’une de ses filles pour le nouveau roi.

Dès que le prince germano-anglais fut installé à nos portes, il ne manqua pas, malgré les remontrances de son beau-père, à ce qu’on attendait de lui. Souple, avisé, intelligent, cauteleux, il a consciencieusement rempli son rôle d’informateur au profit des cours étrangères. Il n’a cessé de surveiller, d’envenimer nos moindres mouvemens, de les dénoncer à Berlin et à Londres, de nous susciter des mauvais vouloirs et des hostilités.


XI

On ne saurait cependant méconnaître que, dans son ambassade, Talleyrand, sans lui attribuer de faux mérites, ait rendu de réels services à ceux qui l’employèrent. Ni les effervescences parisiennes, ni les tergiversations ou les entraînemens ministériels, ne le détournèrent de la poursuite de son dessein. Certes, sans le ferme vouloir du roi et la vaillance de Casimir Perier et de Victor de Broglie, il eût finalement échoué ; toutefois, c’est en grande partie à son imperturbable sang-froid, à sa patiente souplesse, que le gouvernement dut le maintien de la paix et sa consolidation par l’alliance anglaise.

Cette alliance fut très utile au nouveau règne. Elle facilita sa reconnaissance et lui donna entrée dans le cénacle des gouvernemens légitimes ; elle l’aida à résister à la fois aux ombrages absolutistes et aux pressions démagogiques. Seulement Palmerston en rendit souvent les avantages bien amers. À quelque moment qu’on étudie sa manière d’être à notre égard, on est blessé par la discordance entre la parole et l’acte. La parole est amicale, tout au moins courtoise, l’acte hostile ou désagréable. Tandis qu’une des mains s’ouvre pour l’étreinte, l’autre se ferme pour serrer l’épée. Ce contraste se retrouve dans toutes les affaires traitées avec Louis-Philippe.

La Belgique veut d’abord s’annexer à nous, puis elle offre la couronne à l’un des fils du roi, le duc de Nemours. À cette nouvelle, Palmerston, tout en se déclarant plus que jamais notre ami, fait décider, par la conférence de Londres, dans un protocole secret du 1er février 1831, « que dans le cas où la souveraineté de la Belgique serait offerte à des princes des familles qui régnaient en Autriche, en France, en Angleterre, en Prusse et en Russie, cette offre serait invariablement rejetée. » Talleyrand annonce qu’avant de signer il attendra les ordres de sa cour, Palmerston lui notifie « que le gouvernement anglais exige le refus du roi à la candidature de son fils ; sinon ce sera la guerre. »

Louis-Philippe obéit à l’injonction, refuse la couronne offerte à son fils. Dès lors il ne voit plus aucune difficulté à répondre à un nouvel appel des Belges et à envoyer ses armées les protéger contre les Hollandais. Dès qu’Anvers a succombé, Palmerston, quoique se déclarant de plus en plus notre ami, ne garde pas même les ménagemens dont Canning avait usé à propos de l’Espagne : sans souci des embarras intérieurs de notre ministère, il le somme avec une impatience impérieuse de faire déguerpir nos troupes ; sinon ce sera la guerre.

Cherchant un adoucissement à toutes ces résignations, dont l’opinion publique française n’était pas satisfaite, Talleyrand dit à l’oreille de Palmerston : « N’y aurait-il pas moyen de faire un arrangement par lequel le Luxembourg pourrait être donné à la France ? — Non, répond l’Anglais. — Mais, dit alors Talleyrand, ne pourrions-nous pas au moins obtenir Philippeville et Marien-bourg ? — Pas davantage, riposte Palmerston. Nous ne vous donnerons pas même une vigne ou un potager. »

Il finit par consentir au démantèlement de quelques forteresses dont l’entretien eût coûté trop cher aux Belges, mais en dehors de nous, par un accord entre les quatre puissances et uniquement dans la crainte qu’elles ne tombassent entre nos mains en cas de guerre.

Le conflit sur notre frontière du nord à peine clos, Palmerston s’engage, sur notre frontière du midi, dans un antagonisme non moins blessant, plus inquiétant, parce qu’il n’était pas susceptible comme l’autre d’une solution définitive, plus malaisé à concilier, parce que nos droits contestés au midi étaient plus anciens et plus sérieux que ceux sur lesquels nous avions capitulé au nord.


XII

Le traité d’Utrecht, en prohibant le cumul sur une même tête des couronnes d’Espagne et de France, reconnaissait l’intérêt que la France avait à l’étroite amitié de l’Espagne, cimentée par l’union des deux maisons régnantes. Nos hommes d’Etat, Chateaubriand, Villèle, Guizot, Broglie, Thiers n’ont cessé d’affirmer, sur l’autorité de Louis XIV et de Napoléon, qu’une certaine influence en Espagne était une des conditions de notre sécurité. Berryer a résumé cette tradition nationale dans une exclamation passionnée : « L’Espagne ! question immense ! L’intérêt perpétuel pour la France, c’est l’union des deux pays. Le besoin de la France d’être certaine de l’amitié de l’Espagne, c’est le fondement de toutes les politiques[74]. »

L’Angleterre a un intérêt sérieux en Portugal. Tous les ports, depuis Calais jusqu’à Marseille, sauf Gibraltar, étant en notre pouvoir, il lui importe de disposer de la station navale du Tage, dont elle ne serait plus assurée si le Portugal perdait son existence séparée de protégé et d’allié de l’Angleterre. Au contraire, elle n’a aucun intérêt personnel direct en Espagne, qui puisse être mis un instant en balance avec nos intérêts permanens et multiples.

Nous ne lui avons jamais contesté sa situation privilégiée en Portugal : pourquoi n’a-t-elle pas voulu reconnaître la nôtre en Espagne ? Pourquoi, depuis 1815, les hommes d’Etat anglais n’ont-ils cessé de professer, selon les paroles de Robert Peel, « que résister à l’influence française en Espagne devait être le principal et constant effort de l’Angleterre ? Pourquoi un article secret des traités de 1815 a-t-il interdit à l’Espagne de renouveler avec nous un pacte de famille ? Palmerston a donné ce pourquoi : « C’est pour servir de contrepoids à la France et sauvegarder ainsi la Belgique et les provinces rhénanes[75]. » La soumission de l’Espagne à l’influence de l’Angleterre n’était qu’un des moyens de l’hostilité européenne organisée contre nous en 1815, notre boulet au pied vers le midi, comme la Belgique Tétait au nord. On avait doré l’hostilité belge du nom de neutralité, ce qui permit de l’accepter. Aucune supercherie de ce genre n’étant plausible en Espagne, un gouvernement français, fût-il représenté par Talleyrand, était obligé d’y sauvegarder notre influence avec autant de sollicitude que l’Angleterre en employait à la détruire.

Louis-Philippe n’y manqua pas. Son gouvernement ayant été informé d’un projet de traité à trois, entre le Portugal, l’Espagne et l’Angleterre, dont la France était exclue, il se plaignit. Palmerston lui offrit d’adhérer au traité en nous plaçant dans un rang subalterne. C’était attendre de notre longanimité plus qu’elle ne pouvait accorder. Talleyrand reçut l’ordre d’exiger que la France intervînt comme cocontractante, stipulant au même titre que l’Angleterre. Après bien des difficultés, il l’obtint, et l’alliance devint quadruple (22 avril 1834). Mais, selon l’observation de Papinien : Plus est in opinione quam in veritate. Dans les affaires des hommes, ce qui paraît a plus d’importance que ce qui est. Cette négociation, par laquelle s’était manifestée une fois de plus la malveillance de Palmerston, fut considérée comme un témoignage de plus de son amitié. Il fut admis que l’alliance des cabinets libéraux s’opposerait partout désormais à l’action rétrograde des cours de la Sainte-Alliance.


XIII

Tant que Talleyrand avait consenti à libeller les idées que lui imposait Palmerston, il n’avait eu que des satisfactions. Dès qu’il fut obligé de les contredire, il n’éprouva que des dégoûts. La disposition au respect n’était pas développée chez le ministre anglais ; il était d’ailleurs impatienté de l’importance exagérée que se donnait le vieux Talley, comme il l’appelait. Il finit par le prendre de très haut, fixant des rendez-vous auxquels il n’était pas lui-même exact, et il le fit parfois attendre plusieurs heures dans les antichambres du Foreign Office.

Les mauvais procédés personnels produisirent sur le vieux diplomate, déjà habitué au rôle de fétiche, un effet de désenchantement auquel ne l’avaient pas conduit les irrévérences envers sa nation. « Il quitta l’Angleterre fortement affecté de l’arrogance et de la présomption anglaises[76]. » Alors, il jeta au vent son dogme diplomatique de l’alliance anglaise avec autant de sans-façon qu’il avait classé parmi les antiquailles son dogme politique de la légitimité. Tout à coup, cette alliance, « la conviction de toute sa vie, la seule qui pût assurer la paix du monde, l’affermissement des idées libérales, les progrès de la vraie civilisation », devint un péril, tout au moins une superfluité : « Nous avons, depuis quatre ans, écrivait-il à Mme Adélaïde en annonçant sa demande de rappel (12 novembre 1834), eu de l’alliance tout ce qu’elle pouvait nous donner d’utile. Puisse-t-elle ne rien nous transmettre de nuisible ! »


Talleyrand sortait, en 1834, de son second essai de l’alliance anglaise aussi déconfit que du premier en 1815. Dès lors, il recommanda un rapprochement avec les puissances continentales, surtout avec l’Autriche. Il revenait à sa véritable pensée. Pendant le temps même qu’il conseillait le plus à Louis-Philippe de s’accoler à l’Angleterre pour consolider sa dynastie, et qu’il s’amusait à faire enrager Metternich par ses succès à Londres, il conservait au fond de l’âme une sympathie autrichienne pour la première fois désintéressée. Il restait d’accord avec le chancelier autrichien sur les principaux faits politiques du temps. La révolution belge avait été odieuse à Metternich, elle n’avait pas été plus agréable à Talleyrand ; c’est à contre-cœur qu’il l’aida à se constituer en lui accordant le moins possible. Metternich avait appelé l’expédition d’Ancône « un attentat, un crime » ; Talleyrand la qualifiait « de prise flibustière, de fantaisie d’expédition dénuée de sens commun[77] ». Instruit de ces jugemens, Metternich avait félicité son ancien ami d’être revenu aux saines traditions.

Talleyrand ne put travailler lui-même aux nouvelles alliances. S’étant retiré spontanément dans les loisirs de la vie privée, il ne s’occupa plus que de soigner sa renommée. Ceux qui avaient tant entendu célébrer sa grâce et son charme avaient peine à en découvrir quelque trace sur Son visage sérieux et fané aux joues pendantes et boursouflées ; par compensation, ils n’y entendaient plus le pétillement de ses vices. Magnifique, grâce à l’opulence acquise « en vendant ceux qui l’avaient acheté, » doué d’un goût littéraire délicat, il attira les jeunes gens en train de devenir célèbres, tels que Thiers, Lamartine, Mignet. Il n’eut pas de peine à leur cacher les laideurs déjà lointaines de sa carrière publique, à les éblouir par son esprit, par les enseignemens de son expérience, par ses manières polies et nobles dont ils ne voyaient plus de modèles dans notre société bourgeoise. Il les séduisit comme il avait séduit les rois, par l’agrément de ses flatteries. On disait devant lui d’un des plus spirituels de ces dominateurs de l’avenir, en qui il se sentait déjà revivre, Thiers : « Il est parvenu. — Non, répliquait-il, il est arrivé. » De tels mots assurent des panégyriques. Il réussit si bien à se draper dans une gravité historique qu’il vit l’Académie des sciences morales et politiques, oublieuse ce jour-là du premier de ses noms, se lever tout entière à son entrée, comme si le dieu de la sagesse politique venait apporter ses oracles.

Afin de ne laisser derrière lui aucun de ses actes contredit ou désavoué et pour clore dignement par une imposture une existence toute d’imposture, il ne lui restait qu’à simuler une réconciliation avec l’Eglise. Il n’y manqua pas. Après avoir dupé la terre, il voulut finir en dupant le ciel, oubliant qu’on ne le dupe pas. L’Eglise ne se montra pas exigeante ; satisfaite d’une rétractation, elle n’imposa aucune restitution. Le monde officiel, littéraire, financier, fit cortège à sa dépouille. Le peuple n’y vint pas et mit comme post-scriptum à l’apothéose officielle une anecdote apocryphe. La veille de sa mort, le roi était venu visiter le moribond. « Eh bien ! prince, lui aurait-il dit, comment êtes-vous ? — Je souffre comme un damné. — Déjà ! » aurait répondu le roi.

Il est regrettable qu’il n’ait pu vivre encore quelques années. Sa dernière entente avec l’occasion eût subi les mêmes vicissitudes que les précédentes. Recherché avec empressement par tous les gouvernemens, remercié par tous avec plus d’empressement encore, il eût été, si la mort n’avait clos la comédie, disgracié par Louis-Philippe comme il le fut par le Directoire, Napoléon, Louis XVIII. Il se serait aussi une fois de plus vengé par la conspiration. Contre qui n’a-t-il pas conspiré ? Il complota contre la République ; « il fut constamment porté à conspirer contre l’Empereur[78] » ; il travailla à renverser les Bourbons ; il eût soutenu l’attaque de Thiers contre Louis-Philippe.

De même qu’il retrouva le langage des ministres de Louis XIV pour célébrer la légitimité, sa voix de l’Assemblée constituante pour défendre l’orléanisme, il eût repris sa plume de ministre du Directoire fêtant l’anniversaire du 21 janvier, pour saluer la seconde république. Son ardeur à demi éteinte se serait rallumée pour répéter : « A toutes les époques il y a du bien à faire ou du mal à empêcher : quand on aime son pays, on peut et on doit le servir sous tous les gouvernemens. » Il serait retourné à Londres au nom de Lamartine aussi allègrement qu’il s’y était rendu au nom de Danton et de Louis-Philippe. En souvenir du Dix-Huit Brumaire il se fût rallié au Deux Décembre.

Son testament a ajouté une dernière mystification à toutes celles dont il avait rempli son existence. Il y annonçait des Mémoires et en renvoyait la publication à un délai très éloigné, indiquant par cette prudence qu’ils étaient gros de révélations foudroyantes. Leur lecture a déçu l’attente publique. Vides, si ce n’est de pièces diplomatiques, la plupart rédigées par ses collaborateurs, débordans de faussetés, insignifians ou ennuyeux, sauf en quelques pages agréablement tournées, ils n’ont été foudroyans que pour sa renommée, en mettant hors de doute, par ses propres aveux, la plupart des mauvaises actions dont on l’accusait.

Nul dans ce siècle n’aura été plus funeste par le spectacle démoralisateur des bonnes fortunes de son cynisme. Il s’est beaucoup moqué des hommes, pas assez cependant, puisqu’il a encore des admirateurs. « Il aimait la France, » a dit récemment l’un d’eux. Certainement, comme l’on aime la ferme qui rend de gros revenus. D’après Sainte-Beuve, cet amour lui a rapporté une soixantaine de millions[79].

Chateaubriand l’a flagellé ; le chancelier Pasquier, dans ses Mémoires, remarquables par la sagacité des appréciations, la justesse des analyses, la sûreté des renseignemens, l’a jugé en magistrat. Vitrolles est celui qui l’a le mieux défini : « Les deux mobiles de cette existence aux phases si variées, a-t-il dit, ont été l’amour des femmes et l’amour de l’argent ; toute son ambition, loin d’être le but, n’a été qu’un moyen de satisfaire ces deux passions. La politique était son industrie[80]. » Ceux qui ont mis Leur patriotisme à détester Napoléon ont voulu faire de Talleyrand un homme d’Etat extraordinaire. Pour ses contemporains, il fut surtout un intrigant hors pair, le premier des politiciens.

La politique était son industrie : c’est le mot définitif sur le diplomate d’Erfurt et de Vienne.


EMILE OLLIVIER.

  1. Au duc de Broglie, 29 avril 1833.
  2. Chateaubriand.
  3. Pasquier.
  4. Duchesse de Broglie.
  5. Napoléon, Mémorial.
  6. Mémoires, t. I, p. 129.
  7. Napoléon.
  8. Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire, Introduction, page V.
  9. Mémoires, t. I, p. 124.
  10. Napoléon, Lettres du cap de Bonne-Espérance. Didot. Bibliographie universelle. V. Talleyrand.
  11. Vitrolles, Mémoires, t. I, p. 235.
  12. Mémoires du chancelier Pasquier, t. II, p. 178.
  13. Montholon, Récits de la captivité. — Thiers, t. VIII, p. 251. — Mémoires de Pasquier, t. II, p. 329, 351, 352.
  14. Talleyrand à Napoléon, 17 octobre 1805.
  15. Pasquier, Mémoires, t. I, p. 339.
  16. Napoléon à O’Meara.
  17. Souvenirs de Victor de Broglie, t. II, p. 303. — Montholon, Récits de la captivité.
  18. Metternich.
  19. Metternich, Mémoires, t. II, p. 248.
  20. Tatischeff, Alexandre Ier et Napoléon, p. 455.
  21. Metternich, Mémoires, ibid.
  22. C’est à ces entrevues d’Erfurt que Talleyrand faisait allusion dans une lettre du 13 juin 1814 à Alexandre : « Des relations importantes vous livrèrent il y a longtemps mes secrets sentimens. » — Souvenirs de Meneval.
  23. Mémoires, t. III, p. 445.
  24. Pasquier, Mémoires, t. II, p. 348.
  25. Mémoires, t. I, p. 320, p. 400. Voy. aussi p. 438.
  26. Pasquier, t. III, p. 338.
  27. Meneval, Chateaubriand, Thiers, Pasquier, tome Ier, page 357.
  28. Mémoires, t. I, p. 321 : « A tout hasard, j’avais fait ce qui dépendait de moi pour obtenir la confiance de l’empereur Alexandre, et j’y avais réussi assez même pour que, dès ses premières difficultés avec la France, il m’envoyât le comte de Nesselrode, conseiller de l’ambassade de Russie à Paris, qui, en entrant dans ma chambre, me dit : « J’arrive de Pétersbourg ; je suis officiellement employé du prince Kourakin, mais c’est auprès de vous que je suis accrédité. J’ai une correspondance particulière avec l’empereur, et je vous apporte une lettre de lui. »
  29. Pasquier, Mémoires, t. Ier, p. 378.
  30. Talleyrand, Mémoires, t. II, p. 9.
  31. Lettre du 2-14 septembre 1812.
  32. Vitrolles.
  33. Joseph de Maistre à Victor-Emmanuel, 28 octobre 1812.
  34. Bien souvent, pour détruire une assertion de Talleyrand, il suffit de recourir à Talleyrand lui-même. Voici ce qu’il écrivait à Alexandre le 13 juin 1814 : « Je conviens que vous avez vu à Paris beaucoup de mécontens… Qu’est-ce que Paris après tout ? La province, voilà la vraie France : c’est là qu’on bénit réellement le retour de la maison de Bourbon. » On ne le bénissait pas plus en province qu’à Paris.
  35. Histoire des deux Restaurations, t. II, p. 46. — Rovigo, Mémoires, t. VII, p. 255. — Macdonald, Souvenirs, p. 281 : « La vindicte publique protestait alors que ce n’était pas gratuitement qu’il avait été conclu (ce traité honteux). »
  36. Le fait est attesté par Mènerai et par Chateaubriand.
  37. Rovigo, Mémoires, t. VII.
  38. Mémoire du conseiller autrichien de Gentz, du 12 février 1815.
  39. Mémoires, II, 159, 281, 285.
  40. Tome Ier, p. 196.
  41. Vitrolles, Mémoires, t. I, p. 119.
  42. Vitrolles, p. 139. — Talleyrand, Mémoires, t. II, p. 152, 260.
  43. Mémoires, t. I, Préface.
  44. Mémorandum d’Hardenberg (du 7 novembre 1814).
  45. Au roi Louis XVIII, 25 janvier 1815.
  46. Vitrolles, Mémoires, t. II, p. 125, 145. — Macdonald, Souvenirs, p. 281.
  47. Mémoires de Pasquier.
  48. Chateaubriand, Congrès de Vérone, t. Ier, p. 374.
  49. Rovigo, Mémoires, t. VIII.
  50. Mémoires, t. II, p. 298. — « A ma demande et, je dois le dire, pour l’honneur des souverains, sans instances, l’Europe lança une déclaration foudroyante contre l’usurpateur. C’est là ce que fut Napoléon a son retour de l’île d’Elbe. Jusque-là, il avait été conquérant. »
  51. Notices et portraits : Talleyrand.
  52. Entretien LIX, ch. XLIV.
  53. O’Meara, Napoléon en exil.
  54. Lettre de Joseph citée par Meneval.
  55. A Joseph : « Je préférerais savoir mon fils dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d’Astyanax, prisonnier des Grecs, m’a toujours paru le sortie plus malheureux de l’histoire. » (16 mars 1814.)
  56. Au régent d’Angleterre : « Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au loyer du peuple britannique. »
  57. Joseph de Maistre.
  58. Chateaubriand.
  59. Chateaubriand.
  60. Vitrolles, t. III, p. 154.
  61. Bulwer Lytton, Étude sur Talleyrand.
  62. Mémoires, t. III, p. 449.
  63. Souvenirs, t. IV, p. 55.
  64. A Madame Adélaïde, 7 octobre 1830.
  65. Victor de Broglie, Souvenirs.
  66. Discours de La Fayette du 23 février 1831.
  67. Juste, Révolution belge, t. II, p. 100. — Mémoires de Talleyrand, IV, p. 227, 228.
  68. Mémoires, 15 février 1831.
  69. Talleyrand à Casimir Perier. 28 mars 1831.
  70. Talleyrand à Sébastiani, 6 février 1831.
  71. Thureau-Dangin, Monarchie de Juillet, t. I, p. 76, n° 1.
  72. A Granville, 18 mars 1831.
  73. Juste, t. II, p. 151.
  74. Discours du 16 janvier 1839.
  75. A John Russell, 9 août 1847.
  76. Bulwer.
  77. Mémoires, t. IV, p. 430, 433.
  78. Metternich, Mémoires, t. I, p. 70. Personne ne le savait mieux que Metternich, son complice.
  79. C’est le chiffre établi par Sainte-Beuve dans sa remarquable étude, pages 62, 85, 95. On voit qu’il s’agit de bien autre chose que des gratifications et dons diplomatiques d’usage anciennement. La vénalité de Talleyrand, vigoureusement affirmée par Chateaubriand dans ses Mémoires, reconnue par Bulwer Lytton dans sa belle biographie, de notoriété publique parmi ses contemporains, a été matériellement démontrée dans la Biographie universelle de Michaud et dans celle de Didot. Les Mémoires du chancelier Pasquier la confirment par le détail. Causa finita est.
  80. Mémoires, t. III, p. 443.