Talleyrand émigré
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 149-184).
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TALLEYRAND ÉMIGRÉ

I
EN ANGLETERRE (1792-1794)

« Que faire ? écrivait mélancoliquement Talleyrand à Mme de Staël le 8 octobre 1793. Que faire ?... Attendre et dormir si l’on peut. C’est à cela que je me destine d’ici au mois de mars. » Talleyrand était fidèle à son programme. Il attendait, menant à Londres une vie discrète ; même, il dormait : il ne dormait, il est vrai, que d’un œil, l’autre entr’ouvert pour surveiller les événemens.

Talleyrand, en cet automne de 1793, était parmi les vaincus de la Révolution, parmi ses proscrits. Son nom figurait sur la terrible liste que faisait dresser la Convention[1] ; il était émigré ! Et, à cet esprit qui avait tant de ressources et de ressort, le présent apparaissait très sombre, l’avenir très menaçant. — Comment, lui, si habile à conduire sa barque à travers les écueils, en les frôlant sans les heurter, n’avait-il pu échapper à la prison ou à la guillotine que par la fuite ? Pour le comprendre, il faut remonter à plus d’une année en arrière, jusqu’au mois de juin 1792.


I

Au mois de juin 1792, Talleyrand était à Londres déjà : il y était, non pas comme émigré, mais comme ambassadeur. Le futur vainqueur de Valmy, Dumouriez, alors ministre des Affaires étrangères, l’avait chargé, à la fin de mars précédent, de négocier une alliance défensive avec le gouvernement britannique Talleyrand était allé en Angleterre essayer de s’entendre avec George III et son ministre William Pitt. Sa qualité d’ancien membre de la Constituante l’empêchant d’être investi de fonctions officielles, il avait fait donner le titre de ministre plénipotentiaire au marquis de Chauvelin, — un tout jeune homme de vingt-cinq ans qui s’était jeté impétueusement dans le mouvement révolutionnaire, — et il l’avait emmené avec lui. Tous deux avaient, à Londres, travaillé de leur mieux ; ils y avaient obtenu un demi-succès. George III, après avoir repoussé l’alliance offerte, s’était laissé arracher une déclaration de neutralité[2]. C’était beaucoup : les flottes anglaises n’iraient point assaillir nos côtes pendant que les armées de l’Europe continentale envahissaient nos frontières. À Paris, on avait rendu justice à la « sagesse » et à la « dextérité » des négociateurs. Le ministre leur avait témoigné sa « satisfaction, partagée avec enthousiasme, disait-il, par l’Assemblée nationale[3]. » Un important journal, la Chronique de Paris du 1er  juin, avait conclu un article d’éloges par ces mots : « Ce premier succès, dû à la conduite sage et mesurée de M. de Talleyrand et de M. Chauvelin, doit leur mériter la reconnaissance des bons citoyens. »

Talleyrand était satisfait ; et comme, juste à ce moment, le portefeuille des Affaires étrangères passait des mains de Dumouriez en celles du marquis Scipion de Chambonas, — celui-là même qui, maire de Sens en 1789, eut son heure de célébrité pour avoir proposé de dresser dans sa ville un obélisque égyptien où seraient gravés les noms des représentans de la Nation, — il avait demandé un congé de quinze jours, afin de venir à Paris prendre langue avec le nouveau ministre et le mettre au courant des affaires anglaises. La réponse tardait un peu. Tout à coup, une nouvelle, colportée par les gazettes, se répandit à Londres. Le 20 juin, l’émeute avait été maîtresse dans Paris. Pour protester contre le veto qu’opposait le Roi à la déportation des prêtres insermentés et à la formation d’un camp de 20 000 fédérés sous les murs de la capitale, les Girondins avaient organisé une journée. La populace hurlante avait d’abord défilé au pied de la tribune de l’Assemblée. Puis, brandissant des sabres, des piques, des fourches, roulant à sa suite des canons, braillant le Ça ira sinistre, elle avait envahi les Tuileries, pénétré dans les appartemens royaux. Louis XVI, — M. Veto, — était dans la grande salle de l’Œil-de-Bœuf : on défonce la porte, on le trouve presque seul, on l’accule dans une embrasure de fenêtre, on le coiffe d’un bonnet rouge, et, pendant des heures, en face de cet homme sans défense et toujours impassible, lâchement, les énergumènes, poings levés, vocifèrent, bafouent, menacent... Et le maire de Paris, le ridicule Pétion, avait laissé faire... L’effet fut terrible en Europe. A Londres particulièrement, les ennemis de la France triomphèrent ; ses amis les plus chauds furent atterrés et révoltés. « Les détails qui sont parvenus ici, mandait à la Gazette universelle son correspondant anglais, sur les événemens qui se sont passés à Paris dans la journée du 20, ont rempli d’indignation toutes les âmes honnêtes et sensibles, même les plus violens partisans de la Révolution française. » D’autre part, sous la dictée de Talleyrand qui voyait compromise son œuvre d’apaisement, Chauvelin écrivait au ministre : les événemens survenus, « en présentant sur la France des idées bien différentes de celles que nous cherchions à inspirer, » ont « fait en quelque sorte rétrograder dans l’opinion publique la Révolution française. Les personnes les mieux intentionnées pour nous en ont été consternées. En même temps qu’on admire la fermeté avec laquelle le Roi a maintenu et préservé le pouvoir que lui donne la Constitution, on croit voir dans ce qui s’est passé l’effet d’une désorganisation. » Ces lignes sont datées du 5 juillet. Le soir de ce même jour, Talleyrand, muni enfin de l’autorisation de son ministre, se mettait en route pour la France.

A Paris, lorsque Talleyrand y arriva, c’était l’anarchie et déjà la terreur. Les événemens se succédaient brutalement. Pour exalter les passions, l’Assemblée déclarait la patrie en danger. Le ministre Chambonas tombait, dénoncé par Brissot ; Du Bouchage le remplaçait par intérim, puis Bigot de Sainte-Croix lui succédait. Mais, dans la bataille suprême qui se livrait, qui donc songeait aux affaires d’Angleterre ? A qui même en parler ?

Chose plus grave pour Talleyrand : sous les assauts furieux des Jacobins, le Conseil constitutionnel du département de Paris, dont il faisait partie, succombait. Ce Conseil, présidé par un de ses amis intimes, le duc de La Rochefoucauld d’Enville, avait prononcé la suspension de Pétion et de Manuel, maire et syndic de la Commune de Paris, pour leur rôle au 20 juin. Son arrêt avait été confirmé par le Roi, le 11 juillet. Le 13, il fut cassé par l’Assemblée. Le lendemain 14, on fêtait, au Champ-de-Mars, l’anniversaire de la Fédération ; les membres du département, et Talleyrand parmi eux, s’y rendirent : la foule hostile les accueillit aux cris de : Vive Pétion ! Un sourire de gratitude aimable et triste, que leur adressa Marie-Antoinette lorsqu’ils passèrent sous son balcon, acheva de déchaîner contre eux la rage populaire. Et dès lors, chaque jour, dans la presse jacobine, à la barre de l’Assemblée, ce sont des attaques véhémentes[4]. Les sections manifestent. On réclame la destitution, la mise en accusation du « département prévaricateur, anticivique, usurpateur. » On distribue dans les rues une brochure avec ce titre : Louis XVI confondu, Antoinette désespérée, Pétion consolé et divinisé... Le département de Paris en horreur à la nation française, etc. — Devant ce débordement de violences, dès le 14 juillet, un des administrateurs du département avait démissionné. Le 19, huit autres suivirent son exemple. Malgré ces défections, le département se reconstitua, tant bien que mal, sous la présidence de La Rochefoucauld. Mais, le soir même, la section des Lombards était reçue par l’Assemblée et, sans qu’une protestation s’élevât, son orateur déclarait que le décret, réintégrant dans leurs fonctions Pétion et Manuel, devait être « l’arrêt de mort d’un département contre-révolutionnaire. » Ce fut le coup de grâce. Abandonnés aux déclamations furibondes des clubs, sentant leur cause vaincue et leur vie en péril, La Rochefoucauld, Talleyrand, et aussi Gravier de Vergennes et Brière de Surgy, se retirèrent à leur tour. Le département de Paris, sous sa forme première, avait vécu[5].

Menacé par les Jacobins, Talleyrand était suspect aux royalistes. Des liens secrets ne l’attachaient-ils point à la faction d’Orléans, le véritable « comité autrichien, » avait affirmé le député Ribes à la tribune de l’Assemblée ? On insinuait qu’il intriguait, qu’il trahissait avec les ennemis de la Cour, qu’il remplissait en Angleterre une mission louche. Enregistrant toutes les rumeurs, qu’elles partissent de droite ou de gauche, les journaux entretenaient sur son compte un doute perfide. On l’appelait le « patriote métis. » On répétait à tout propos que sa négociation de Londres avait échoué. Et, comme il arrivait en cette époque sombre à tous les hommes en vue, plus de popularité, plus d’amis. Par peur d’être compromis, ses flatteurs d’hier s’écartaient de Talleyrand avec défiance.

Lui, craintif et attristé, se tenait coi. C’est tout juste si l’on arrive à retrouver çà et là trace de son passage. Le 6 août, il dînait en petit comité chez le ministre américain Gouverneur-Morris avec le ménage Flahaut et son ancien collègue à la Constituante Beaumetz. Le 8, il siégeait, en qualité de juré, au Palais de Justice. On sait aussi, par Rœderer, qu’il s’intéressa aux efforts de Malouet, de Lally-Tollendal et d’autres personnages de même nuance, pour tirer de Paris Louis XVI et les siens, et les conduire à Rouen où commandait le duc de Liancourt.

Survient le 10 août. Un de ses biographes prétend qu’il y joua un rôle. On l’aurait vu aux Tuileries, à côté du procureur-syndic Rœderer. On l’aurait vu à l’Assemblée, silencieux et mal à l’aise, pendant cette tragique séance où, — sous les yeux de la famille royale entassée dans une loge étroite de journaliste, tellement basse qu’il était impossible de s’y tenir debout, — la chute de la monarchie fut consommée. Il ne lui aurait pas suffi d’être spectateur, il aurait été acteur ; au dernier moment, après la proclamation de déchéance, alors que les députés dans l’embarras se demandaient que faire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, tirant de sa poche un chiffon de papier, il y aurait griffonné cet avis : « Envoyez-les à la Tour du Temple, » et il l’aurait passé au président. Est-il besoin de répondre à cette imputation, éclose dans le cerveau d’un publiciste sans autorité[6] ? Rœderer, d’après le même récit, s’empara du document et le conserva « toute sa vie comme un précieux autographe : « pourquoi alors ne l’a-t-il pas cité dans sa minutieuse Chronique de cinquante jours ? Pourquoi n’a-t-il pas soufflé mot de l’initiative de Talleyrand ? Et comment se fait-il aussi que pas un seul des contemporains, qui ont relaté dans leurs Souvenirs les épisodes du 10 août, n’ait parlé d’un papier si curieux, si décisif, et qui aurait circulé « demain en main ? » Laissons ce commérage à celui qui l’a inventé.

Le 10 août avait remplacé le gouvernement royal par un Conseil exécutif provisoire de six membres. Roland, ministre de l’Intérieur, présidait, perdu dans les détails comme un commis, et dans les abstractions comme un idéologue, jouet d’une femme à qui son imagination tenait lieu de raison et de conscience ; le Genevois Clavière, chargé des « Contributions publiques, » n’était qu’un bon comptable aux prétentions de grand financier ; Servan, à la Guerre, tendait l’oreille vers tous les donneurs de conseils et promenait dans les bureaux sa mine effarée ; Monge, savant illustre, égaré dans les affaires et comme écrasé sous leur poids, était à la Marine ; Lebrun-Tondu, ancien abbé défroqué, ancien soldat déserteur, ancien journaliste, avait reçu le portefeuille des Affaires étrangères ; Danton était ministre de la Justice. Celui-là était un homme : les cinq autres, pâles figurans d’un drame auquel ils ne comprenaient rien, devaient promptement tomber sous son joug. Il les dominait, les bousculait, les maîtrisait. Son assurance leur faisait croire que, lui le premier, ils avaient des convictions. Son intelligence, qui n’était pas le génie, mais où l’instinct rapide suppléait la pratique et l’expérience, sa décision impérieuse, son verbe éclatant qui lui donnait l’air d’un « Mirabeau des Halles, » entraînèrent les comparses attachés à sa suite. Lebrun-Tondu fut trop heureux d’abdiquer tout de suite entre ses mains robustes. Mais Danton, grandi dans la basoche, était dépaysé dans la diplomatie, la chose du monde qui s’improvise le moins. Peu importait, d’ailleurs : il n’était point retenu par de fausses pudeurs, et il sut trouver des conseillers. Talleyrand lut l’un d’eux.

Talleyrand était déjà l’homme de France le mieux préparé à en diriger la politique extérieure. Son apprentissage sous le duc de Choiseul, dernier reflet des Richelieu, des Mazarin, des Lionne et des Torcy ; ses relations avec Vergennes qui avait allié au goût des nouveautés le respect des traditions ; sa collaboration intime avec Mirabeau qui, tout décousu qu’il fût, avait eu comme des éclairs de génie devant cette société en travail sous les ruines qu’il accumulait, — l’avaient initié aux principes de cette science des affaires étrangères où, bientôt, il passera maître. Son rôle au Comité diplomatique ; l’aide qu’il avait apportée à Dumouriez, figure d’aventurier avec des parties d’homme d’Etat, ses ambassades à Londres lui avaient donné la pratique des chancelleries. Au cours de cette formation lente, il avait mûri l’idée que la France, où tout était si profondément bouleversé, faisait une révolution économique non moins qu’une révolution politique ; que, de la division des terres, de la répartition égale de l’impôt, de l’abolition des douanes intérieures, de la liberté du travail affranchie de tout frein et presque déchaînée jusqu’à l’excès, une prodigieuse poussée industrielle et commerciale allait sortir, et qu’à cette activité prête à se déployer, il fallait trouver des débouchés plus nombreux et plus vastes. Ces débouchés ne s’ouvriraient que par la paix et ne resteraient ouverts que dans la paix. Mais cette paix elle-même, avec qui était-elle possible ? Ce n’était pas avec l’Autriche. Ce ne pouvait être qu’avec l’Angleterre, la moins engagée jusqu’ici dans la lutte à mort contre la Révolution, et en tout cas celle qui, par intérêt, serait la plus prompte à s’en dégager : ajoutez que, dominant la mer, cette puissance avait la clef de tous les passages et de tous les ports.

Il y avait de longues années que Talleyrand avait, pour la première fois, souhaité le rapprochement de la France et de l’Angleterre. Dès 1786, à l’époque où, contre le sentiment presque général de nos industriels et de nos commerçans, Vergennes négociait un peu légèrement un traité de tarifs avec le Cabinet de Saint-James, il avait approuvé et encouragé le ministre ; bien plus, tout en reconnaissant les défauts de son œuvre, il l’avait défendue[7]. Déjà même, il avait rêvé mieux qu’un accord de commerce : une alliance politique ; et Mirabeau, son confident, avait adopté son projet d’emblée, avec un enthousiasme hardi. « J’ai discuté avec le duc de Brunswick, écrivait-il de Berlin à l’abbé de Périgord, cette idée prétendue chimérique d’une alliance entre la France et l’Angleterre... Ils auront beau faire les politiques routiniers, ils auront beau s’évertuer dans leurs agitations subalternes, il n’y a qu’un grand plan, qu’une idée lumineuse, qu’un projet assez vaste pour tout embrasser, pour tout concilier, pour tout terminer : c’est le vôtre, qui, faisant disparaître, non pas les rivalités de commerce, mais les inimitiés absurdes et sanglantes qu’elles font naître, confierait aux soins paternels et vigilans de la France et de l’Angleterre la paix et la liberté des deux mondes[8]... » Avec le temps, Talleyrand était resté fidèle à la cause de l’alliance anglaise. En février 1792, lors de sa première mission à Londres, il avait eu l’ambition de la conclure. Il faisait valoir alternativement au ministre Lessart et à lord Grenville[9] que « deux nations voisines, dont l’une fonde sa prospérité principale sur le commerce et l’autre sur l’agriculture, sont appelées, par la nature éternelle des choses, à bien s’entendre, à s’enrichir l’une par l’autre, etc. » Et il rappelait : « Dans tous les temps, j’ai soutenu que l’Angleterre était notre alliée naturelle. »

Talleyrand et Danton se connaissaient. Elus presque au même moment administrateurs du département de Paris[10], ils s’y étaient souvent rencontrés. A présent, l’un cherchait un maître de politique étrangère, l’autre un protecteur ; ils se rapprochèrent, et Danton fut convaincu sans peine que l’intérêt du gouvernement nouveau exigeait que la France eût avec l’Europe la paix, non la guerre[11]. Pour commencer, il importait de maintenir à tout prix la neutralité britannique. Danton chargea Talleyrand de préparer la circulaire destinée à notifier, à expliquer et, s’il y avait moyen, à faire accepter aux cours d’Europe, spécialement au Cabinet de Saint-James, la déchéance de la monarchie et l’établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand se prêta à cette besogne. Comme il lui arrivera en une autre circonstance, — à la mort du duc d’Enghien, dans laquelle il ne devait pas tremper plus que dans le 10 août, — il eut la faiblesse de consentir à être, devant l’Europe, l’avocat du crime : l’avocat, mais non pas l’artisan ; la différence est grande. Ainsi que le remarquait très équitablement le duc Albert de Broglie à propos du drame de Vincennes : « Autre chose est de commettre un crime, autre chose de défendre un criminel, et jamais, dans la pire même des causes, on n’a confondu l’avocat avec le coupable[12]. »

Dans un mémoire, tout entier de sa main, Talleyrand s’efforça donc de montrer à l’Europe le malheureux Louis XVI comme un tyran et un traître, les massacreurs des Suisses comme des héros, l’Assemblée, « immuablement fidèle aux principes, » comme le sauveur et le garant de l’ordre et de la paix. Puis, il s’adressait directement au gouvernement britannique. Il ne faut pas, disait-il, qu’un malentendu se produise entre l’Angleterre et la France, qu’elles se brouillent ; que George III et ses ministres, prenant pour une insulte et une menace à tous les rois, le renversement du roi de France, déclarent la guerre à la Révolution :


Le gouvernement provisoire de France vient présenter au gouvernement anglais l’expression la plus franche de son amitié, de sa confiance et de sa profonde estime pour le peuple qui, le premier dans l’Europe, a su conquérir et conserver son indépendance. Il attend de la nation anglaise le retour de ces mêmes sentimens, il s’empresse de lui déclarer qu’il punirait avec sévérité ceux des Français quelconques qui voudraient tenter de s’immiscer dans la politique d’un peuple allié ou neutre ; enfin, il l’invite à se rappeler que, lorsque le peuple anglais, dans des circonstances plus orageuses et par un événement plus terrible encore, se ressaisit de sa souveraineté, les puissances de l’Europe et la France en particulier ne balancèrent pas à reconnaître le nouveau gouvernement qu’il venait de se donner[13].


En rédigeant son audacieux plaidoyer, Talleyrand, du moins, était-il sincère ? Se flattait-il de maintenir, par la seule magie de sa circulaire, un bon accord impossible entre le Conseil exécutif provisoire et le gouvernement de George III ? Il serait difficile de le croire. Tout de suite et tout seul, il avait deviné l’effet produit à Londres, chez les whigs comme chez les tories, par la chute brutale de Louis XVI. « Le 10 août, porte une note confidentielle de son écriture, a dû nécessairement changer notre position ; il a peut-être sauvé l’indépendance et la liberté françaises, il a du moins écarté et puni des traîtres, mais il nous a paralysés. Dès ce moment, il n’est plus possible de répondre des événemens ; il faut agir sur des bases nouvelles, ou plutôt, en s’abstenant d’agir, il faut se borner à prévenir et à surveiller les coups qui pourraient être portés » du côté de la neutralité de l’Angleterre. Le rappel de l’ambassadeur anglais, lord Gower, était aussitôt venu donner corps à ses avertissemens. Et cependant, il n’avait pas hésité à composer son mémoire que Lebrun transmit à Chauvelin le 18 août. Ce mémoire, il faut l’avouer, malgré toute l’habileté de son auteur, n’était d’ailleurs pas opportun. Ainsi que le faisait remarquer Chauvelin, le sort de Louis XVI inspirait aux Anglais, sans exception, de l’intérêt, même de la sympathie ; on craignait à Londres pour sa vie, et l’allusion transparente à la révolution de 1648 était un manque de tact dans un pays où l’on commémorait tous les ans, par un jour d’humiliation, la mort de Charles Ier. Le ministre plénipotentiaire de France, qui n’était peut-être pas fâché de montrer que, depuis le départ de Talleyrand, il n’était plus en tutelle, résumait son avis par ces mots : « Je me suis toujours plus convaincu que cette pièce était à quelques égards inconvenable et en tous points de la plus parfaite inutilité[14]. »

Au fond, c’était beaucoup moins pour les Anglais que pour les nouveaux maîtres de la France, qu’avait écrit Talleyrand. Le 10 août, qui mettait le pouvoir aux mains des Girondins avancés et des Jacobins, avait achevé la déroute des constitutionnels. Désormais, ils seront suspectés, traqués, guillotinés. Ils n’ont qu’un moyen de salut, l’émigration. Mais l’émigration même leur est devenue difficile, presque impossible, depuis que, le 28 juillet, l’Assemblée a décrété que seuls les citoyens chargés d’une mission par le gouvernement, les gens de mer et les commerçans auront droit à un passeport. Ce passeport, c’est le moyen légal d’émigrer : Talleyrand voulut l’obtenir. Il avait d’abord demandé au Conseil exécutif d’être renvoyé en Angleterre pour y continuer sa mission. A l’unanimité, le Conseil exécutif avait refusé[15]. Alors, il sollicita un passeport « pour retourner à Londres, non comme chargé d’aucune fonction publique, mais comme l’ayant été, » et la note aux puissances, rédigée au même moment, fut le prix dont il espéra le payer : l’un explique l’autre.


Étant venu à Paris il y a un mois par congé du ministre, M. Talleyrand a laissé en suspens à Londres quelques objets qui demandent absolument sa présence. Le congé qu’on lui accorda ayant dû lui paraître une assurance très positive de retour, il n’a pas craint de prendre des engagemens qui rendent ce retour nécessaire au moins pour quelques jours. Il espère que le Conseil exécutif provisoire qui, bien certainement, n’a qu’à se louer de ce qu’il a fait en Angleterre, voudra bien lui en faciliter les moyens. Un refus sur une telle demande lui semblerait un genre de malveillance qu’il n’a point méritée.


Ainsi s’exprimait la requête de Talleyrand. Le Conseil exécutif y répondit par une annotation sèche : « Décidé que les barrières vont être ouvertes et qu’il n’y a pas lieu à délibérer[16]. »

Talleyrand ne se tint pas pour battu. Armé de sa note aux puissances, il revint à la charge. Il avait imaginé qu’il y aurait intérêt pour la France à négocier avec l’Angleterre l’établissement d’un système uniforme de poids et mesures : en qualité d’auteur d’une proposition faite en ce sens à l’Assemblée constituante, il s’offrit à être le négociateur. La peur le stimulait dans ses démarches. Il était, en effet, sous l’empire d’une panique. Quitter Paris et ses dangers, mettre la mer entre les massacreurs et lui, fuir très vite, très loin, devenait son idée fixe, — une idée de cauchemar. Il confiait ses terreurs à Gouverneur-Morris qui les a enregistrées dans son journal ; il pressait Danton de ne pas l’abandonner, fébrilement. Barère rapporte dans ses Mémoires que, le 31 août, à onze heures du soir, il trouva place Vendôme, chez le ministre de la Justice, « M. l’évêque Talleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, » prêt à partir sur-le-champ si le passeport libérateur lui était remis. Ce ne fut pas encore pour cette nuit-là... Les événemens des premiers jours de Septembre achevèrent d’exaspérer sa crainte et son désir. Aux personnes qu’il rencontrait, il répétait comme un refrain : Eloignez-vous de Paris ; et il leur racontait des choses à faire frémir : « Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont l’intention de quitter Paris et d’enlever le Roi ;... ils se proposent de détruire la ville avant leur départ[17]. »

Enfin, le 7 septembre, il eut le bienheureux passeport : « Laissez passer Charles-Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres. » Les six membres du gouvernement provisoire l’avaient signé. Sans perdre une minute, Talleyrand s’esquiva[18].


II

Le retour de Talleyrand à Londres y fit du bruit. Vers le même temps, arrivaient des fugitifs de marque : Mathieu de Montmorency, Stanislas de Girardin, Beaumetz, Jaucourt, arraché par Mme de Staël aux prisons de l’Abbaye quelques heures seulement avant les massacres ; l’ex-constituant d’André qui, en ouvrant à Paris une épicerie, n’avait pas désarmé les soupçons démocratiques et que la haine de Brissot forçait à l’exil ; Montrond et la duchesse de Fleury, d’autres encore. C’était tout le groupe de ceux qui avaient épousé avec une sorte d’enthousiasme la Révolution commençante et qui, à présent, brisaient avec elle pour ne pas être brisés par elle.

Que signifiait cette émigration nouvelle ? Les hypothèses allaient bon train. Chacun, sans trop savoir, disait son mot. Le Morning Chronicle, organe des Anglais amis de notre Révolution, inséra, le 18 septembre, cette note qui avait l’allure d’un communiqué :


Messieurs de Talleyrand-Périgord, de Montmorency, d’André, de Jaucourt, Beaumetz, Le Chapelier et plusieurs autres ont été tous obligés de chercher ici un asile contre la furie de cette faction qui, maintenant, en France, viole tout principe de justice et d’humanité. Leur seul crime semble être de s’être contentés d’abolir les abus de l’ancien gouvernement et d’y substituer une libre monarchie, et de n’avoir pas voulu coopérer à établir l’anarchie et la proscription sous le nom de République. On peut conjecturer ce qu’on doit attendre de cette Révolution républicaine d’après cette seule observation qu’elle commence par l’assassinat, l’emprisonnement ou l’exil de tous les hommes distingués dans leur pays par leur talent et leur patriotisme.


Que Talleyrand fût lui-même l’auteur de cet entrefilet, comme se l’imagina Chauvelin[19], c’est fort possible. Il ne se résignait pas à n’être à Londres rien, — rien qu’un émigré sans fortune. Il voulait bon gré mal gré, en agitant la presse, en s’imposant de force, retrouver au moins l’apparence d’une mission officielle qui le décorât et le protégeât. Dès le 14 septembre, au débotté, il avait couru chez le nouvel envoyé de la France, — son propre successeur, — le grammairien Noël, pour lui dire qu’il était prêt « à servir[20]. » L’accueil fut sans doute froid, car, le 18 septembre, dans une lettre à son ami Radyx Sainte-Foy, il décochait au diplomate improvisé une pointe : « Noël est ici en bien mauvaise posture. Il n’a pas trop laissé échapper les occasions de faire des sottises. » Talleyrand profita de la circonstance pour donner à Sainte-Foy, qu’il savait être un familier de Danton, quelques indications sur les dispositions du gouvernement britannique, et, à propos de la marche de Brunswick en Champagne, il glissa cette déclaration de patriotisme : « Quand on est Français, on ne peut pas supporter l’idée que des Prussiens viennent faire la loi à notre pays. »

Le 18 septembre également, dans le même désir de paraître, Talleyrand offrait à lord Grenville ses services officieux :


Je tiens beaucoup à ce que vous sachiez, lui écrivait-il, que je n’ai absolument aucune espèce de mission en Angleterre, que j’y suis venu uniquement pour y chercher la paix et pour y jouir de la liberté au milieu de ses véritables amis. Si pourtant mylord Grenville désirait connaître ce que c’est que la France en ce moment, quels sont les différens partis qui l’agitent, et quel est le nouveau pouvoir exécutif provisoire, et enfin ce qu’il est permis de conjecturer des terribles et épouvantables événemens dont j’ai été le témoin oculaire, je serais charmé de le lui apprendre...[21].


À ces avances, il ne semble pas que lord Grenville ait répondu.

Sans être découragé, Talleyrand se rejeta vers Lebrun. Ne lui devait-il pas des remerciemens pour son passeport ? Et l’occasion était bonne, en lui envoyant du même coup quelques renseignemens et quelques conseils, de bien montrer qu’on pouvait encore l’employer avec fruit :


Je suis arrivé, Monsieur, à Londres, samedi dernier[22], à l’aide du passeport que vous m’avez accordé et dont j’ai de nouveau l’honneur de vous remercier. Comme je n’étais chargé d’aucune mission après en avoir exercé une, j’ai dû le dire en arrivant, et les papiers publics l’ont annoncé en prêtant chacun à mon voyage des motifs au gré de leurs opinions ou de leurs préjugés, ce qui est assez indifférent. J’ai écrit à mylord Grenville ; mes anciennes relations avec lui et son caractère très loyal m’en faisaient un devoir. Je voulais aussi lui apprendre que j’étais ici sans caractère ni mission, et en même temps je tenais à me conserver auprès de lui en bonne attitude pour pouvoir être utile à mon pays... Tout ce que, dans les conversations, j’ai pu recueillir jusqu’à ce jour, me laisse espérer que l’Angleterre restera neutre, quoiqu’on ait beaucoup dit ici et à Paris, et surtout beaucoup désiré le contraire. Je ne dois pourtant pas vous laisser ignorer que, si la Révolution de France a toujours de zélés partisans en Angleterre, les crimes des premiers jours de ce mois, et surtout l’assassinat de M. de La Rochefoucauld[23], qui jouissait ici de la plus haute réputation de vertu et de patriotisme, nous en ont fait perdre plusieurs que je regrette extrêmement.


Puis l’ancien Mentor de Chauvelin signalait l’exode de plus en plus nombreux des prêtres français en Angleterre ; il dénonçait les conciliabules que tenaient les colons de Saint-Domingue réfugiés à Londres, et, pour finir, faisait discrètement part que son homme de confiance, — son ex-grand vicaire à l’évêché d’Autun, — Des Renaudes, allait se rendre à Paris : peut-être le ministre voudrait-il causer avec lui[24] ? — De même que lord Grenville, bien que pour d’autres motifs, le ministre Lebrun ne prit pas la peine de répondre. L’empressement de Talleyrand n’avait point trouvé d’écho ; son zèle resta sans emploi.

Plus tard cependant, lorsqu’il s’agira de faire effacer son nom de la liste des émigrés, Talleyrand prétendra qu’il n’a passé la Manche que sur l’ordre du Conseil exécutif provisoire : « J’étais chargé, dira-t-il, d’essayer de prévenir la rupture entre la France et l’Angleterre[25]. » Ses avocats à la tribune de la Convention, Tallien, Joseph Chénier, plus encore Boissy d’Anglas, laisseront entendre ou affirmeront qu’il est parti « avec une mission du gouvernement. » En l’an VII, revenant à la charge, lui-même essaiera encore d’expliquer, par une phrase ambiguë, son voyage à Londres : « J’étais sorti de France parce que j’y étais autorisé, que j’avais reçu même, de la confiance du gouvernement, des ordres positifs pour ce départ[26]. » — Comment se débrouiller parmi ces contradictions ? Qui croire : le Talleyrand de 1792, qui se plaint de ne pas avoir de mission, ou le Talleyrand de 1795, qui se vante d’en avoir rempli une ? Sans hésiter, le premier. La version du second est toute de circonstance. Talleyrand et ses amis inventèrent la mission et en jouèrent dans un temps où il n’était ni bon, ni sûr d’être considéré comme un émigré ; où même le passeport le mieux en règle ne mettait pas à l’abri des soupçons et des représailles. Mais, à l’automne de 1792, Danton, pas plus que Lebrun, n’en fit son agent en Angleterre : l’un et l’autre auraient eu trop peur de se compromettre. Si, d’ailleurs, on rencontre beaucoup de textes contemporains où Talleyrand propose ses bons offices, on n’en trouve pas un seul où il apparaisse à l’œuvre, — à moins qu’on n’ajoute foi à sa fameuse correspondance avec Mme de Flahaut et le ministre des Affaires étrangères publiée en 1793 ; mais qui l’oserait ? Il n’est même pas certain qu’on lui ait confié, à défaut d’une négociation politique, quelque vague mission comme il y en eut plusieurs à l’époque, comme Stanislas de Girardin en obtint une par l’entremise de son ami Maret. Ces missions, que personne ne prenait au sérieux, permettaient à ceux qui les recevaient de passer la frontière sans encombre. Peut-être Talleyrand fut-il chargé d’aller ainsi consulter les économistes anglais sur les moyens d’établir l’unité des poids et mesures ? On ne saurait cependant l’affirmer, et le mieux est de s’en rapporter aux explications que, parvenu à la vieillesse, alors que ce n’était plus une tare d’avoir émigré, il a fournies de sa conduite : « Mon véritable but était de sortir de France, où il me paraissait inutile et même dangereux de rester, mais d’où je ne voulais sortir qu’avec un passeport régulier, de manière à ne pas m’en fermer les portes pour toujours[27]. » — Ne pas se fermer pour toujours les portes de France : voilà ce qui fait tout comprendre. Talleyrand, homme prudent, non moins soucieux du lendemain que de l’heure présente, ne voulait pas se brouiller irrémédiablement avec un gouvernement, même redouté et méprisé. Il lui demandait, coûte que coûte, une mission, afin de tenir la porte ouverte. Et lorsque, à la fin de novembre 1792, ayant échoué dans son dessein, il adressera en double à Danton et à Lebrun un Mémoire sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l’Europe, son inspiration n’aura pas changé : entr’ouvrir la porte par où, à la première éclaircie, il se glissera dans Paris.

Talleyrand fut donc tout bonnement un émigré comme un autre. Il s’était retiré dans un des plus jolis quartiers de Londres, à Kensington square, tout près d’Hyde-Park. Pendant les premiers jours, il ne se montra guère. Incertain de l’accueil que réservait Lebrun à ses offres de service, il se recueillait avant de prendre une attitude. Une femme séduisante, la comtesse de La Châtre, à qui le divorce permit de devenir la comtesse de Jaucourt, tenait sa maison. Quelques-uns de ses amis de France, eux aussi « chassés par les piques, » — entre autres Narbonne, qu’un jeune médecin allemand avait réussi à tirer de Paris, Mathieu de Montmorency et Beaumetz, — abritaient leur exil sous son toit.

Si l’on veut connaître quels étaient alors les vrais sentimens de Talleyrand, il faut lire une lettre qu’il écrivit, le 3 octobre, au marquis de Lansdowne. Il avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres dans ses précédens séjours, ce grand seigneur d’esprit très large, très éclairé, qui avait suivi avec une chaude sympathie le mouvement de 89. Une amitié, que les années ne briseront pas, s’était nouée entre eux ; ils avaient pris l’habitude d’échanger sur toutes choses leurs impressions, sans fard et sans calcul.


Milord, mandait Talleyrand à son ami, j’espérais depuis bien longtemps profiter de votre bonté et aller passer auprès de vous quelques jours d’esprit, de raison, d’instruction et de tranquillité... Quand on a passé les deux derniers mois à Paris, on a bien besoin de venir se retremper dans la conversation des hommes supérieurs. Dans un moment où l’on a tout dénaturé, tout perverti, les hommes qui restent fidèles à la liberté, malgré le masque de sang et de boue dont d’atroces polissons ont voilé ses traits, sont en nombre excessivement petit... Pour moi, Milord, ce que je désire, c’est que nous ne soyons pas absolument impuissans à la liberté. Comprimés depuis deux ans entre la terreur et les défiances, les Français ont pris l’habitude des esclaves, qui est de ne dire que ce qu’on peut dire sans danger. Les clubs et les piques tuent l’énergie, habituent à la dissimulation, à la bassesse ; et si on laisse contracter au peuple cette infâme habitude, il ne verra plus d’autre bonheur que de changer de tyran. Depuis les chefs des Jacobins qui se plient devant les coupe-têtes jusques aux plus honnêtes citoyens, il n’y a aujourd’hui qu’une chaîne de bassesses et de mensonges dont le premier anneau se perd dans la boue[28]...


Loin des loups, ne craignant plus leurs crocs sanglans, Talleyrand était redevenu lui-même. Cette page frémissante fait penser aux dernières colères de Mirabeau, — du Mirabeau attristé et véhément dont il avait été, sur son lit de mort, le confident suprême. Comme le grand orateur qui avait vu avec effroi son beau rêve d’une France rajeunie par la liberté en train de devenir un cauchemar hérissé de crimes, il ne voulait pas qu’on le prît pour le complice des hommes qui massacraient dans les prisons avant de guillotiner sur les places publiques.

Ce qui achevait d’ouvrir les yeux de Talleyrand, c’est qu’il trouvait à Londres tous les partis unis dans une même réprobation des événemens de Paris. Non seulement Pitt interrompt les relations diplomatiques avec la France ; non seulement Burke, l’éloquent et implacable adversaire des doctrines de la Révolution, s’indigne et triomphe ; mais les membres de l’opposition libérale, les Stanhope et les Grey, les Lansdowne et les Hastings, Mackintosh, le contradicteur de Burke ; Sheridan, Wilberforce, l’ami des noirs ; Fox lui-même, confessant tout bas que Burke « avait eu trop tôt raison[29], » — tous ceux qui ont le plus ardemment acclamé les principes de 89 comme une aurore de liberté, sont mornes, déçus, atterrés. Les agens du Conseil exécutif, malgré l’ennui qu’ils en éprouvent, ne peuvent pas ne pas constater cette révolte de l’opinion britannique. Les ministres refusent de s’aboucher avec eux, les particuliers s’écartent sur leur passage. Le 10 septembre, Noël raconte mélancoliquement à Lebrun qu’il n’a pu conserver des rapports qu’avec trois Anglais, et il ajoute : « Si je suis signalé ici comme jacobin, je n’ai rien à faire. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’horreur qu’inspire ce mot... Le massacre des prisonniers a fait ici le plus mauvais effet. Nos amis n’osent plus nous défendre[30]... » De son côté, le 13 septembre, le comte Gorani, un Italien interlope que l’Assemblée avait naguère promu citoyen français et que le gouvernement nouveau entretenait à grands frais à Londres, écrit : « On ne parle de nous qu’avec la même exécration dont on parlait autrefois des flibustiers et des assassins. »

La surexcitation des Anglais de tous les partis contre les allures nouvelles et définitives de la Révolution était telle que la situation de Talleyrand à Londres devenait difficile ; il se sentait enveloppé dans une atmosphère de défiance et de haine. L’évêque catholique, qui avait rompu avec son Église, ne trouvait pas son pardon dans le royaume de Henri VIII et d’Elisabeth. Le Constituant qui avait voulu modeler la monarchie de Louis XIV sur la monarchie de Guillaume d’Orange, n’était pas davantage amnistié par le pays qui avait fait la révolution de 1688. Objet universel d’effroi et d’horreur, la Révolution française couvrait d’une impopularité, mêlée de mépris, les hommes qui l’avaient servie, même pour la modérer. Leurs illusions, imprudentes peut-être, mais généreuses, leur étaient tournées à crimes : ils avaient comme allaité le monstre qui, menaçant les trônes, s’apprêtait à tout dévorer.

Le gouvernement britannique avait lui-même donné le signal de l’universelle défaveur où le diplomate le plus empressé et le plus habile à plaire allait se trouver perdu. Lorsque, à sa première mission près du Cabinet de Saint-James, Talleyrand avait été présenté au roi George, il n’avait reçu qu’un accueil glacial. La Reine avait fait plus : elle lui avait tourné le dos. Même les politiques, mieux exercés à feindre, avaient mis leur art à ne rien farder. Aux yeux de William Pitt et de lord Grenville, l’ancien grand vicaire de Reims, l’ancien évêque d’Autun n’était plus que le coadjuteur louche de Biron et de Chauvelin ; il avait manqué à l’hospitalité anglaise en s’efforçant d’organiser ou de développer sur le sol britannique de prétendues associations de liberté qui, en correspondance avec les clubs de Paris, n’étaient pour la plupart que des associations de désordre. M. de Talleyrand, répétait Grenville, est « un homme profond et dangereux. » Les gens du monde avaient réglé leur attitude sur celle de la Cour et des ministres. Pour eux, Talleyrand était un « agent de faction ; » ils s’écartaient de lui[31].

Les émigrés, du moins ceux qui étaient intransigeans, attisaient cette malveillance hostile des Anglais. Quoique Talleyrand fût devenu l’un d’entre eux, ils le critiquaient et le dénigraient. Sévères pour l’évêque qui avait mal tourné, aigres pour le grand seigneur qui avait abandonné son ordre, ils étaient impitoyables pour le constitutionnel, tout modéré étant, à leur avis, cent fois pire qu’un jacobin.

A l’autre extrémité des partis, Talleyrand ne rencontrait pas de dispositions meilleures. Pour les fanatiques du jacobinisme, non moins que pour les violens de l’émigration, le modéré était la bête noire ; et les agens diplomatiques du Conseil exécutif, bons courtisans des clubs parisiens, flattaient cette manie. Ne pouvant négocier, ils espionnaient et dénonçaient. Ils dénonçaient les émigrés de toutes couleurs, par préférence les constitutionnels. Une dépêche signale le luxe de Narbonne, qui « a une maison, une voiture et deux domestiques, dépense avec profusion et paye une demi-guinée la moindre commission. » Une autre s’en prend à Louis de Noailles, à qui sa chevaleresque étourderie de la nuit du 4 août n’avait pas fait trouver grâce pour son rang et son nom. Duport est désigné comme « le conspirateur peut-être le plus criminel. » Mathieu de Montmorency, qui s’était lancé avec une sorte de candeur dans toutes les chimères égalitaires et humanitaires de la Révolution ; Chapelier, auquel est réservée la guillotine quand il retournera à Paris ; Stanislas de Girardin qui, plus heureux, deviendra préfet de l’Empire, toute « la bande des constituans et constitutionnels, » ainsi que disent ces pièces diplomatiques qui ont des airs de feuilles de police, est jetée en pâture aux soupçons et aux fureurs des forcenés de Paris. Mais le nom qui revient le plus souvent sous les plumes des délateurs, est celui de Talleyrand. Ses moindres démarches sont épiées, ses moindres paroles enregistrées. Chauvelin, lorsqu’ils s’étaient revus, l’avait amicalement accueilli ; au commencement d’octobre, il louait, près de Lebrun, son altitude patriotique, et le montrait tout joyeux de la victoire de Valmy. Bientôt, il craindra que sa fidélité au fugitif ne le compromette ; il trouvera moyen que son ministre apprenne qu’il est « brouillé » avec Talleyrand. Si Chauvelin, menacé lui-même par ses jaloux, ne pousse pas très loin l’attaque, Noël est moins réservé. Vrais ou faux, celui-ci ramasse tous les commérages, même contradictoires, qui peuvent éveiller la défiance. Un jour, il montre Talleyrand en conciliabules fréquens avec Fox, « Des gens qui tiennent au gouvernement, s’empresse-t-il d’ajouter, m’assurent qu’il ne jouit ici d’aucune estime, ni d’aucun crédit. » Une autre fois, il écrit : « Je sais positivement que l’évêque d’Autun a eu trois conférences avec lord Grenville, et que les dispositions paraissaient fort bonnes. Je ne tiens pas cette nouvelle directement du citoyen Talleyrand, n’ayant avec lui aucune communication. » Si Talleyrand s’éloigne de Londres avec Mmes de La Châtre et de Flahaut, peut-être simplement pour respirer en paix, ne serait-ce pas qu’il conspire ? S’il dîne avec Montmorency et Narbonne, puis soupe avec Chauvelin, que cache cette manigance ? « C’est à vous à voir, conclut un correspondant du ministre Lebrun, si nous avons encore à louvoyer. » Un mystérieux personnage, Achille Viard, ci-devant officier de la maison du Roi, à présent espion de la fraction avancée du Comité de sûreté générale[32], envoie cet avertissement vague et menaçant : « Un ami m’a très fort assuré que nous devions nous défier absolument de MM. Chauvelin et Talleyrand[33]. »

Repoussé à droite et à gauche, impuissant à lutter contre les animosités des partis, Talleyrand se souvint peut-être d’un mot profond du cardinal de Richelieu : « Il n’y a qu’à laisser faire le temps et à se consoler en cette attente. » Dans le Londres tumultueux et passionné de la fin de 1792, il attend, enfermé chez lui, silencieux, insaisissable ; il fait le mort. Seuls, quelques émigrés, quelques voyageurs de sa nuance franchissent sa porte et le tiennent au courant des affaires de France. Ce sont Narbonne ; le publiciste genevois Dumont en veine de devenir un jurisconsulte à l’école de Jérémie Bentham ; l’ex-abbé Louis, le diacre de la fameuse messe du Champ-de-Mars ; puis d’anciens collègues de l’Assemblée tels que le chimérique duc de Liancourt ou le prince de Broglie, qui portera bientôt sa tête sur l’échafaud. Du côté des femmes. Mme de La Châtre, Mme de Flahaut, qui met la dernière main à son Adèle de Sénange ; Mme de Genlis, qui, pour distraire ses deux élèves, Paméla et Mme d’Orléans, — la future Madame Adélaïde, — donne des soirées intimes. Talleyrand est l’étoile de ce petit cénacle ; aimable et pétillant, il y prodigue son entrain et sa grâce, à moins qu’il ne flétrisse la tyrannie jacobine : « Je n’ai jamais entendu parler, raconte à propos de lui Mme de Genlis, avec une indignation plus énergique, des excès qui se commettaient en France[34]. »

Plusieurs libéraux anglais, qui se piquaient de ne point abandonner dans le malheur les constitutionnels français, tâchaient aussi d’adoucir l’exil de Talleyrand. Lord Lansdowne l’invitait à dîner chaque fois qu’il recevait un hôte de choix, et le proscrit était devenu le grand ami du fils de la maison, le petit lord Henry Pelly, qui n’avait encore que treize ans. D’autres, le savant docteur Richard Priestley, physicien et chimiste, que le département de l’Oise envoya siéger à la Convention ; George Canning, dont les clubs whigs applaudissaient alors les débuts d’orateur ; Sheridan, les jurisconsultes Romilly et Bentham, Robert Smith, Fox et ses amis venaient s’entretenir avec lui[35].

Talleyrand n’essayait pas de sortir de sa retraite. Il observait, il méditait, il rêvait. Un jour, cependant, le Talleyrand, homme d’action, eut comme un réveil. Ce fut à la fin de novembre. Grisée par les succès de Valmy et de Jemmapes, la Convention venait de voter son fameux décret du 19 novembre. Les peuples étaient par elle invités à s’affranchir ; elle leur promettait l’appui des armées de la République. La guerre était déclarée aux rois. Talleyrand frémit : la neutralité britannique, son œuvre, ne résisterait pas à ce nouvel assaut. Si, jusque-là, les Anglais, gens pratiques, avaient préféré la paix à la guerre, ce n’était point, il le sentait, par goût pour la Révolution. A part quelques libéraux et quelques républicains de clubs, peu leur importait que la France modifiât ses institutions. Mais, sans qu’il leur en coûtât rien, ni un matelot, ni une guinée, la nation rivale paralysait son commerce, laissait dépérir sa marine, détachait d’elle ses colonies ; mieux que n’auraient fait dix années de guerre étrangère ruineuse et sanglante, la guerre civile abaissait la France. Les lords et les bourgeois d’Angleterre avaient contemplé ce spectacle avec un flegme satisfait. Mais, à présent, voilà que les choses changeaient. Les républicains victorieux menaçaient la Belgique et la Hollande, les grands débouchés continentaux de l’île trafiquante ; ils poussaient les peuples à détrôner leurs rois ; ils étaient saisis d’une frénésie antireligieuse. Inquiets pour leurs intérêts matériels, froissés dans leurs sentimens royalistes et chrétiens, les Anglais, d’indifférens, devenaient hostiles, et, comme on l’a dit, cette hostilité « était plus grave pour la République que celle d’un souverain, c’était l’hostilité d’une nation[36]. »

Soit patriotisme, soit besoin de défendre une fois encore sa politique, Talleyrand, à l’heure même où il réprouvait le plus les excès de la Révolution, tâcha de servir la France en l’éclairant. Aux coureurs d’utopies, il vint parler de réalités pratiques ; aux amateurs de guerre à outrance, il vint parler de paix. On a retrouvé, dans les papiers de Lebrun et dans ceux de Danton, un Mémoire, tout entier de sa main, daté du 25 novembre, sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l’Europe[37], C’est un merveilleux cours de politique étrangère à l’usage des hommes d’Etat novices de la Convention. Les vues profondes, les pensées hardies et fortes y fourmillent.

Talleyrand marque d’abord la différence qui doit exister entre la politique d’un peuple libre et celle d’un gouvernement arbitraire. Le gouvernement arbitraire aura l’ambition d’exercer une « primatie » parmi les autres puissances ; le peuple libre aura l’ambition d’être « maître chez soi » et n’aura jamais « la ridicule prétention de l’être chez les autres. » « On a appris, un peu tard sans doute, que, pour les États comme pour les individus, la richesse réelle consiste, non à acquérir ou à envahir les domaines d’autrui, mais à bien faire valoir les siens. » Ce principe posé, il en déduit que les relations des États entre eux ne doivent plus être les mêmes. Les gouvernemens arbitraires désiraient des alliances offensives ; leurs traités avaient pour but tantôt d’»assujettir ou dépouiller des peuples, » tantôt d’ « obtenir la prépondérance politique de l’une des parties, c’est-à-dire, en termes plus simples, d’assouvir son ambition et sa cupidité. » Les peuples libres ne concluront que des alliances défensives afin de sauvegarder leur indépendance réciproque. Mais la France nouvelle n’a pas plus besoin d’alliances défensives que d’alliances offensives : « Elle ne doit pas chercher dans une alliance quelconque un moyen d’indépendance, de force et de sûreté personnelle plus prompt et plus puissant que celui qui doit résulter de l’exercice libre et unanime de ses propres forces. » Si elle contracte des alliances, ce ne sera que pour u hâter le développement complet du grand système de l’émancipation des peuples. C’est là que doit se trouver le seul objet de sa politique actuelle, parce que c’est là que se trouve le vrai principe des intérêts généraux et immuables de l’espèce humaine. » Le territoire de la France, poursuit Talleyrand, « suffit à sa population et aux immenses combinaisons de l’industrie que doit faire éclater le génie de la liberté ; » le mieux est donc pour elle de « rester circonscrite dans ses propres limites : elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par elle. » Avec ces peuples qu’elle aura affranchis, elle s’alliera, non en vue des « secours qu’elle peut en tirer, mais pour ceux qu’elle peut leur offrir. » Quant aux autres États, avec lesquels de semblables « traités de fraternité » ne seraient point possibles, la France ne devra se lier à eux que par des « conventions passagères. » Tel est le cas pour la Prusse. Tel est aussi le cas pour la Turquie, dont il serait heureux d’obtenir « la libre navigation de la Mer-Noire, objet sollicité depuis si longtemps, avec tant d’ardeur, par tous les hommes instruits des vrais intérêts commerciaux de la France,... (et qui] ouvrira aux productions de notre sol et aux produits de notre industrie d’immenses débouchés dans les provinces ottomanes,... en Russie, en Pologne et en Perse. » Avec l’Angleterre également, ce sont « des rapports d’industrie et de commerce » que la France aura lieu de nouer. Citant en exemple les relations commerciales de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, auxquelles la proclamation de l’indépendance américaine a donné un plus vigoureux essor, Talleyrand conseille à la France et à l’Angleterre de libérer leurs , colonies respectives. Mieux encore : Unissez-vous, leur dit-il, afin d’émanciper les colonies espagnoles de l’Amérique du Sud ; elles seront, pour le commerce de l’Europe, un vaste champ tout neuf. Et il termine par cette pensée : « Après une révolution, il faut ouvrir de nouvelles routes à l’industrie, il faut donner des débouchés à toutes les passions. »


III

Au moment même où Talleyrand envoyait de Londres son Mémoire, à Paris, un événement très grave pour lui se produisait. En fouillant les Tuileries, on y avait découvert une armoire secrète, — l’armoire de fer, — où dormaient pêle-mêle des liasses de papiers. Qu’était-ce là ? Les curiosités soupçonneuses, aussitôt, furent en éveil. Le ministre Roland fit part de la trouvaille à la Convention. En hâte, on examina les documens, et, le 5 décembre, au nom de la Commission des douze, un rapport était lu à la tribune. Parmi les pièces analysées, les plus nombreuses, les principales, avaient trait aux relations de Mirabeau avec la Cour ; une se rapportait à Talleyrand. C’était une lettre, datée du 22 avril 1791, où l’intendant de la liste civile, M, de Laporte, mandait au Roi :


Sire, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Majesté une pièce qui a été écrite avant-hier, mais que je n’ai eue qu’hier après-midi ; elle est de l’évêque d’Autun qui paraît désirer de servir Votre Majesté. Il m’a dit que Votre Majesté pouvait faire l’essai et de son zèle et de son crédit, en lui désignant quelque point que vous désireriez, soit du Département, soit de l’Assemblée nationale. S’il parvient à faire exécuter ce que vous lui aurez prescrit, vous aurez une preuve de son zèle[38].


Dès que le rapporteur eut fini de parler, sans perdre un instant, la Convention décréta : « Il y a lieu à accusation contre Talleyrand-Périgord, ci-devant évêque d’Autun et... le scellé sera mis sur-le-champ sur ses papiers. » En même temps, plusieurs arrestations, entre autres celles de Rivarol et de Parent de Chassy, furent décidées, et l’on vota d’acclamation que tous les bustes ou effigies de Mirabeau seraient recouverts d’un voile. Le lendemain, 6 décembre, « sur la réquisition du citoyen ministre de la Justice, » la Commune de Paris décernait contre Talleyrand un ordre d’amener ; des instructions furent données à deux commissaires pour apposer les scellés sur ses papiers[39].

Le 7 décembre, de nouveau, le nom de Talleyrand était prononcé à la Convention. Ce jour-là, le capucin défroqué Chabot, député du Loir-et-Cher, faisait lire le Journal de la mission à Londres d’un agent secret, Achille Viard, chargé par certains membres du Comité de sûreté générale de dépister les complots des émigrés. Viard prétendait qu’il avait vu en Angleterre Talleyrand et Narbonne, que Talleyrand y intriguait avec plusieurs prélats, notamment avec les évêques de Saint-Pol-de-Léon, de Lisieux, d’Angoulême, de Poitiers et d’Amiens, et qu’il s’était publiquement vanté de sauver Louis XVI, grâce à ses amis de la Convention. Les députés prêtaient l’oreille. Mais Achille Viard, au lieu de ne s’en prendre qu’aux absens, eut la maladresse de mettre en cause Roland et sa femme, Fauchet, d’autres encore. Ils se défendirent hardiment, et ce fut le dénonciateur qu’on arrêta.

Que le coup dirigé contre le ministre girondin eût échoué, pour Talleyrand la chose importait peu. Son cas n’en devenait pas meilleur. Ainsi que l’écrivait une Anglaise de ses amies, « M. de Talleyrand comptait retourner bientôt en France et y arranger lui-même ses affaires : il devra maintenant se contenter d’être en vie. Quant à ses biens, hormis ceux qu’il peut posséder dans d’autres pays, il les perdra tous[40]. » La révélation de l’armoire de fer avait renversé, comme un château de cartes, tout l’échafaudage d’habiletés grâce auxquelles il s’était flatté de quitter la France sans émigrer.

Talleyrand ne voulut pas cependant s’avouer tout de suite vaincu. Son secrétaire, Des Renaudes, était à Paris : dès le 15 décembre, il réussit à glisser dans la Gazette nationale une note en faveur de son maître. Adroitement, il faisait valoir que, parmi « les papiers impurs » de l’armoire de fer, on n’avait pas trouvé une ligne de Talleyrand. Bien mieux : le citoyen Lebrun a entre les mains la correspondance adressée par Talleyrand à Lessart, les preuves de sa complicité avec le château devraient y éclater ; eh bien ! que le ministre « déclare… s’il n’est pas vrai que c’est la correspondance la plus franchement, la plus vigoureusement patriotique qui existe dans ses bureaux, sans aucune exception. » Enfin, ajoutait Des Renaudes, « le jour même où le décret d’accusation a été rendu…, le ministre Lebrun et un membre du Comité diplomatique ont dû recevoir de Talleyrand un Mémoire politique dont toutes les vues appartiennent aux principes les plus purs de la Révolution. » Talleyrand, de son côté, avait sauté sur sa plume. « Je n’ai jamais eu, proclama-t-il lui-même dans la Gazette nationale du 24 décembre, aucune espèce de rapports, directs ou indirects, ni avec le Roi, ni avec M. Laporte. » Il aurait été sage de s’en tenir à cette négation : il alla plus loin, trop loin. Dans son ardeur à se laver de tout soupçon, il prétendit expliquer comment l’intendant de la liste civile avait pu écrire sa phrase ; il entra dans des détails si abondans, si précis, qu’ils sont à eux seuls un aveu[41]. — Ni la lettre de Talleyrand à la Gazette nationale, ni une réclamation qu’il adressa directement à la Commission des vingt et un[42], ni le plaidoyer, ni les démarches de Des Renaudes[43], ne firent revenir la Convention sur son décret d’accusation.

Pendant ce temps, à Londres, les esprits se montaient de plus en plus contre les Français. On savait que des agens occultes du gouvernement de Paris, et surtout des émissaires des clubs jacobins, parcouraient le pays, prêchant la révolution aux comités insurrectionnels d’Irlande et aux sociétés démocratiques d’Ecosse et d’Angleterre, promettant des subsides, même, assurait-on, distribuant des armes ; et comme, dans une ville, on avait planté un arbre de la liberté, dans une autre, promené le drapeau tricolore, ailleurs, porté des toasts aux Droits de l’homme ou banqueté en l’honneur de Valmy ; comme des orateurs populaires s’écriaient qu’il fallait abattre la Tour de Londres, ainsi qu’à Paris on avait fait de la Bastille, les fidèles sujets du roi George voyaient déjà leur pays prêt à s’embraser. La propagande française soufflait sur le feu naissant : guerre à la propagande française ! Aussi, lorsque Pitt déposa à la Chambre des lords un projet de loi, — l’alien bill, — dont l’objet était de fermer la Grande-Bretagne aux armes et aux munitions envoyées du dehors, de faire surveiller rigoureusement par la police les étrangers et, au moindre prétexte, d’autoriser leur expulsion, l’opinion publique presque tout entière fut avec lui. Les lords votèrent la loi. A la Chambre des communes, Fox présenta en vain quelques objections ; Burke, brandissant un poignard au milieu de l’émotion générale, prononça son mot fameux : « Préservons nos esprits des principes et nos cœurs des poignards français ! Sauvons nos biens dans la vie et nos consolations dans la mort, les bénédictions du temps et les promesses de l’éternité ! » Et, dans les premiers jours de janvier 1793, l’alien bill devint applicable.

Précisément à la même époque, des bruits malveillans couraient sur Talleyrand ; on insinuait qu’il s’était lui-même fait décréter d’accusation à Paris afin de donner le change aux défiances des Anglais et de travailler chez eux plus à l’aise à la propagande révolutionnaire. Qu’allait penser, qu’allait faire le gouvernement britannique ? Talleyrand ne laissa pas à l’accusation le temps de se formuler : pour l’écraser dans l’œuf, il marcha au-devant. Le 1er  janvier 1793, il adressait au Conseil du Roi une note détaillée. Après y avoir rappelé les missions que lui avait confiées Louis XVI, il exposait les raisons de son nouveau séjour à Londres.


Je suis venu en Angleterre, déclarait-il, jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l’abri d’une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J’y existe, comme je l’ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti, et n’ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d’une seule de mes opinions politiques que la connaissance d’une seule de mes actions. Outre les motifs de sûreté et de liberté qui m’ont ramené en Angleterre, il est une autre raison, très légitime sans doute, c’est la suite de quelques affaires personnelles et la vente prochaine d’une bibliothèque assez considérable que j’avais à Paris et que j’ai transportée à Londres.


Il ajoutait :


Devenu en quelque sorte étranger à la France, où je n’ai consente d’autres rapports que ceux… d’une ancienne amitié, je ne puis me rapprocher de ma patrie que par les vœux ardens que je fais pour le rétablissement de sa liberté et de son bonheur[44].


En même temps qu’il rédigeait cette note, il voulut, par précaution, se ménager un abri, au cas où le Cabinet de Saint-James le chasserait du sol britannique ; il sollicita du grand-duc de Toscane l’autorisation de se retirer dans ses États, mais, de ce côté, il se heurta à un refus[45].

Après toutes ces alertes, Talleyrand passa quelques mois tranquilles. Le gouvernement britannique paraissait ignorer sa présence, et il put organiser sa vie d’émigré. Tantôt à Londres, dans sa petite maison de Woodstock Street, tantôt à la campagne, chez des amis, il employait ses matinées à prendre des notes sur les événemens quotidiens. Ses après-midi étaient remplis par les visites et les courses d’affaires. Le soir, il allait dans le monde[46].

Tout proscrit qu’il fût par les Jacobins et malgré son horreur de ce qu’il appelait « le joug abominable » de la Convention, Talleyrand ne se résignait point à ne plus être utile à la France. Quelques jours avant le 21 janvier, il saisissait encore l’occasion d’envoyer un avis au ministre Lebrun. Il lui faisait dire, par l’agent Benoît, qu’il ne fallait pas désespérer de la neutralité anglaise ; que Pitt hésitait à se lancer dans la guerre, et que, si un homme sympathique au Cabinet de Saint-James, Dumouriez par exemple, était chargé de reprendre les négociations, un accommodement lui semblait possible[47]. — Tenace jusqu’au bout, Talleyrand défendait sa politique et, du même coup, avec son habituelle prévoyance, il se préparait le moyen de dire, plus tard, que, s’il y avait eu brouille entre la République et lui, ce n’était point par sa faute.

Le 21 janvier fit écrouler la dernière chance de paix. Lorsque, le soir du 23, la nouvelle se répandit à Londres que la tête du roi de France était tombée sur l’échafaud, il y eut dans toute la ville une explosion d’horreur. Depuis la Saint-Barthélémy, rapporte un historien anglais[48], aucun événement n’avait produit un tel effet de stupeur et d’indignation. La foule se pressait aux carrefours pour lire les affiches où étaient racontés les derniers momens de Louis XVI. Les théâtres furent fermés. La Cour, le Parlement, — sauf un politicien whig, — et le peuple entier, spontanément, prirent le deuil. « Tout homme, écrivait Maret à Lebrun, qui avait ou qui a pu se procurer un habit noir, s’en est revêtu[49]. » Le 24, le roi George sortit en carrosse ; un immense cri l’accueillit : Guerre aux Français ! — Talleyrand porta le deuil de Louis XVI et, pour un temps, se désintéressa de la diplomatie de la Convention.

Au mois de février, on le trouve dans le comté de Surrey, à Mickleham. Là, les émigrés constitutionnels, attirés par un propriétaire riche et accueillant, M. Locke, qui leur offrait l’hospitalité de son beau domaine, Juniper Hall, avaient formé toute une colonie. Mme de Staël, qui arrivait de France, en était l’âme. Dans sa petite maison de Mickleham, se rencontraient Mathieu de Montmorency, qu’elle traitait « comme un frère, » Narbonne et son ami d’Arblay, ancien major général de la garde nationale de Paris ; Malouet, très souffrant des nerfs ; la princesse d’Hénin avec son fidèle Lally-Tollendal ; Mme de La Châtre inséparable de Jaucourt ; deux charmantes Anglaises, miss Fanny Burney, auteur délicat d’Evelina, et sa sœur, Mrs Phillips ; enfin Talleyrand, dont la maîtresse de maison déclarait alors qu’il était « le meilleur des hommes, w Ces proscrits, qui, presque tous, avaient frôlé la guillotine, réunis, oubliaient les dangers d’hier, les menaces de demain ; ils avaient un entrain presque joyeux. C’étaient entre eux des conversations à perdre haleine, des promenades à travers les prairies où pointaient les premières violettes, des jeux de société coupés d’éclats de rire. Ils travaillaient. Mme de Staël lisait des chapitres de son traité sur l’Influence des passions, dont Talleyrand disait qu’il « n’avait jamais rien entendu de mieux pensé ni de mieux écrit. » Lally-Tollendal déclamait ses tragédies d’une voix qui faisait trembler les vitres et avec des gestes terribles. Tous commentaient les événemens. Quelquefois, Mme de Staël organisait une partie en voiture. Un jour que Narbonne et Montmorency l’accompagnaient à l’intérieur et que Talleyrand était sur le siège, les échos de la discussion parvinrent jusqu’à lui, et, pour y placer son mot, du coude, il cassa la glace. Dans ce petit monde si animé, il se fit même un mariage : miss Burney se fiança à M. d’Arblay. Mais, de tous les émigrés qui fréquentaient Mickleham, « le plus charmant, » au témoignage de la gracieuse Anglaise, était Talleyrand. « C’est un admirable causeur, écrivait-elle à son père, poli, spirituel et profond. » Dans une autre occasion, après avoir reconnu qu’elle avait eu tout d’abord contre lui des préventions, elle disait à une amie : « C’est incroyable la convertie qu’a faite de moi M. de Talleyrand ; je le considère à présent comme le premier et le plus délicieux des membres de cette exquise compagnie… Ses propos sont merveilleux autant par les idées qu’il remue que par l’esprit qu’il déploie[50]. »

Cependant, sur ces gens qui semblaient d’esprit si libre, de cœur si insouciant, pesaient des préoccupations lourdes. Que leur préparait l’avenir ? Quelles angoisses morales, quelles misères matérielles leur apporterait-il ? Que penser et, surtout, que faire ? Mrs Phillips rapporte un entretien qu’eurent devant elle, un soir de mai, Narbonne et Talleyrand. À cette date, entre la Gironde et la Montagne, la lutte à mort était engagée ; aux prises avec la Vendée et avec l’Europe, la Convention chancelait. « Dans huit jours d’ici, déclara Narbonne, il me paraît qu’on pourra voir assez clair pour former un plan. — Pour prendre un parti, remarqua M. de Talleyrand, il faut d’abord savoir si celui qui nous conviendrait sera assez fort pour justifier l’espérance du succès ; sans quoi, il y aurait de la folie à se mêler de la partie. Mais pour moi, continua-t-il en riant, j’ai grande envie de me battre, je vous l’avoue. » Narbonne s’étonna. « Mais, reprit Talleyrand, je vous donne ma parole que ce me serait un plaisir de bien battre tous ces vilains gueux ! — Eh non ! s’écria Narbonne avec un mélange de lassitude et de tristesse ; dites-moi donc le plaisir qu’il y aurait à donner la mort à ces pauvres misérables dont l’ignorance et la bêtise ont été les plus grands crimes. S’il fallait ne faire la guerre que contre Marat, et Danton, et Robespierre, et M. Egalité, et quelques centaines d’autres infâmes scélérats, j’y pourrais peut-être trouver de la satisfaction aussi. » Talleyrand ne répondit pas. Quelques instans plus tard, il se levait pour partir, et, très froidement : « Je vais quitter ma maison de Woodstock Street ; elle est trop chère[51]. »

Dans le même mois de mai, Mme de Staël fut rappelée à Coppet par son mari. Elle s’était attachée à Mickleham ; elle s’en éloigna avec regret, emportant des jours qu’elle y avait vécus un souvenir plein de charme. « Douce image de Norbury, écrira-t-elle, venez me rappeler qu’une félicité vive et pure peut exister sur la terre !... »

Son départ laissait un grand vide. Cette femme de tant d’esprit, dont tous ses contemporains ont dit qu’elle était la vie bouillonnante, avait été le réconfort et la consolation des bannis et des vaincus. Elle absente, ce fut le découragement, pour beaucoup même la fin de l’espérance, tant son imagination toujours en travail savait enfanter de projets ou de rêves.

Nul peut-être plus que Talleyrand, qui trouvait en Mme de Staël un écho si vibrant de ses regrets et de ses ambitions, ne ressentit la solitude où il retombait. Il voulut la tromper en lui écrivant sans cesse, mais ce n’était plus le soutien de chaque jour. « Je ne sais que faire, gémit-il ; je m’ennuie ici, je suis excédé de ne pas avoir de nouvelles de France, ou plutôt des personnes que j’aime ou que je connais en France. Personne ici tout à fait selon mon esprit ou selon mon cœur[52]. » Narbonne et Mme de Flahaut, restés à Londres, ne lui suffisaient pas. Il suppliait son amie de lui envoyer de longues lettres, à chaque courrier. Bientôt, il n’aura plus qu’une idée : aller en Suisse, la rejoindre ; et il déclarera : « Ce qui est vrai au dernier degré, c’est que je ne connais de manière d’être décente et douce que dans notre réunion, et vous savez ce que j’entends par notre. » Quand il ne lui écrivait pas, il s’occupait encore d’elle. En septembre, il s’emploie à faire paraître chez un libraire de Londres les Réflexions sur le procès de la Reine, qui lui paraissent remplies « de belles et de spirituelles choses[53]. » Si Marie-Antoinette, continue-t-il, « est assez heureuse pour pouvoir être sauvée par un bon livre, elle le sera par votre ouvrage[54] . » Et il corrige lui-même les épreuves, il les fait revoir par son ami Sainte-Croix ; il s’inquiète de la mise en vente ; il prépare des articles pour les journaux anglais.

Un moment, les événemens de Toulon, qui venait de s’insurger contre la Convention et de proclamer Louis XVII, firent diversion à son souci. Il entrevit une possibilité de rentrer en scène, de rejouer un rôle. Il échafauda des projets, et ce fut à son amie qu’il s’empressa de les confier. La Constitution, lui écrivait-il, est le seul mot capable de rallier les esprits. « Mon vœu serait que les districts des départemens méridionaux, qui ont déjà fait connaître leur attachement à cette Constitution de 89, rappelassent à Toulon ou ailleurs les députés de l’Assemblée constituante. On aurait une Assemblée, et c’est l’essentiel : car il n’y a qu’une Assemblée qui puisse avoir longtemps une popularité assez forte pour aller en avant. Cette Assemblée serait convoquée par les districts et départemens méridionaux, et alors on pourrait bien dire qu’elle ne serait point sous l’influence des puissances étrangères. » Déjà, il proposait le prince de Conti pour être lieutenant général du royaume, avec Narbonne et Sainte-Croix pour ministres. Mais que les alliés, disait-il, restent prudens et discrets. Deux ans de guerre ont « assez démontré que, contre les étrangers, tout le monde est soldat en France, et les honnêtes gens qui détestent la Convention et les scélérats qui se sont dévoués à son service, parce que les étrangers se sont toujours présentés ou comme voulant conquérir le territoire, ou comme voulant détruire la liberté. » L’œuvre de salut ne pourra être faite que par des Français. Sans doute, il ne faut pas compter sur les aristocrates émigrés, « qui ont perdu tout ce qu’ils ont approché, » mais, en dehors d’eux et contre les républicains, il y a un parti nombreux, prêt à agir : les constitutionnels. « Nous sommes les seuls, insistait-il avec force, par qui l’on puisse défaire et refaire. » Il disait encore : « Je crois (et je suis sûr que vous êtes de cet avis) que si les constitutionnels étaient protégés dans les villes qui se mirent sous la sauvegarde des alliés, si on leur donnait la faculté d’émettre leur vœu, bientôt ils parviendraient à remuer le peuple, à faire entendre le nom de Roi sans terreur, à arracher la Reine de l’Abbaye, à donner sans secousse aux émigrés des moyens de rentrer dans leurs propriétés, à présenter aux Français et aux puissances une paix convenable et qui ne serait pas achetée par la servitude, à changer enfin la Constitution pour la rendre plus monarchique, plus gouvernante ; mais tout cela sans un nouvel éboulement[55]. » — Le rêve de Talleyrand dura peu. Toulon fut écrasé par les canons du jeune capitaine Bonaparte ; les conventionnels y reparurent en maîtres. La Terreur triompha.

Déçu dans son attente, à bout de ressources, n’ayant plus en poche pour vivre que sept cent cinquante livres sterling, le produit de sa bibliothèque, Talleyrand se livra de plus en plus au découragement. « Je suis dans une disposition détestable, écrivait-il à Mme de Staël le 17 décembre, — deux jours avant la chute de Toulon. Je ne sais qu’espérer. Voilà la tentative de Moira qui devient nulle ; il est vraisemblable qu’il rentrera au premier jour à Portsmouth. Cela animera les républicains contre cette pauvre Vendée ; et des massacres sans nombre ! Toulon va bien mal. On apprend des nouvelles de batailles où il périt 20 ou 30 000 hommes, et le fond des affaires ne change pas. — Qu’espérez-vous ? »

Tandis que Talleyrand cherchait un refuge dans l’oubli et le silence, il était plus que jamais menacé à Paris comme à Londres. A Paris, son émigration était officiellement constatée le 29 août. Un mois plus tard, le 30 septembre, une perquisition était opérée à son ancien domicile, « rue de l’Université, n° 90, section de la fontaine de Grenelle. » Les limiers de la police firent d’ailleurs buisson creux. Des comptes de l’évêché d’Autun et des abbayes de Saint-Denis de Reims et de Celles-sur-Cher ; un registre de correspondance, des mémoires et des quittances, des brouillons de notes politiques sur les gouvernemens de France et d’Angleterre, des pièces relatives à une société de blanchissage en commandite : voilà le butin qu’ils rapportèrent dans vingt-quatre cartons soigneusement scellés. Le tout était sans intérêt et sans importance. Même cinq lettres, « par lesquelles, dit l’inventaire, on voit que les auteurs conspiraient contre le gouvernement, » n’apprirent rien à la police : aucune n’était signée et deux seulement étaient datées[56].

Ce serait aussi à la fin de l’année 1793, — à l’époque du procès de Lebrun-Tondu qui monta sur l’échafaud le 27 décembre, — qu’auraient été imprimées à Paris de prétendues lettres adressées par Talleyrand à cet ancien ministre et à Mme de Flahaut[57]. Que ces lettres soient des faux, la question ne se pose même pas. Malgré une certaine habileté dans la rédaction, des erreurs matérielles, plus encore le ton général, font clairement voir qu’elles furent fabriquées de toutes pièces par un ennemi de Talleyrand. Il faudrait, a-t-on dit, les attribuer à Collot d’Herbois. Ne seraient-elles pas plutôt l’œuvre d’un émigré sans scrupules, intéressé à perdre Talleyrand près du gouvernement britannique ? Dans ces lettres, en effet, qui contiennent des outrages grossiers à la mémoire de Louis XVI, mêlés à un programme de propagande républicaine à travers la Grande-Bretagne et à un projet de descente sur les côtes d’Irlande et d’Angleterre, tout est calculé pour scandaliser ou irriter le roi George et ses ministres.

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, la foudre s’amassait au-dessus de la tête de Talleyrand. Elle éclata le 28 janvier 1794. Ce jour-là, un mardi, vers cinq heures de l’après-midi, deux hommes se présentaient à son domicile. L’un se donna pour messager d’État, et, sans préambule, lui signifia l’ordre de quitter le royaume dans les cinq jours ; faute de se soumettre, la déportation lui serait appliquée. Avec Talleyrand et, également en vertu de l’alien bill, étaient frappés un comte Zénobia qu’il « n’avait jamais vu, » un comte de Vaux, « dont il ne savait même pas le nom, » et un sellier de Bruxelles nommé Simon. De raisons à cette mesure, aucune n’était fournie[58].

Devant ce coup inattendu, Talleyrand fit preuve d’un ressort merveilleux. Ses amis étaient atterrés. Narbonne adressait à Mrs Phillips une lettre qui n’est qu’une lamentation ; Beaumetz, dans un mouvement fraternel, s’offrait à l’accompagner jusqu’au bout du monde ; Mme de Flahaut pleurait. Quant à lui, constate Narbonne, « rien n’égale son calme, son courage et presque sa gaieté. » Bravement, il faisait front à l’orage. « Si je n’avais écouté que ma première impulsion, a-t-il dit dans ses Mémoires, je serais parti sur-le-champ, mais ma dignité me commandait de protester contre la persécution injuste qu’on exerçait sur moi. » Pour commencer, il chargea deux de ses amis anglais de porter à Pitt et au secrétaire d’État Dundas une note où il les mettait au défi de « donner un seul motif, même un seul prétexte à l’acte dur dont il était l’objet, » et où il sollicitait l’autorisation d’être entendu, de connaître l’accusation qui pesait sur lui, d’être jugé : « J’ai dit, écrivait-il à Mme de Staël, que tout juge m’était bon, que je n’en récusais aucun. »

Les deux ministres restèrent impénétrables. Sans se laisser effrayer par ce mutisme, le 30, Talleyrand s’adresse à lord Grenville : il lui u demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç’a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu’il na aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s’il est chassé des rivages de l’Angleterre, et termine en faisant appel à l’humanité aussi bien qu’à la justice du ministre anglais[59]. » Il ne reçut aucune réponse. Comme s’ils eussent intérieurement rougi des mobiles qui avaient décidé leur rigueur, les membres du gouvernement britannique s’enfermaient dans le silence. Le bruit courait dans le public qu’ils avaient obéi à des sollicitations étrangères. « Ce qui se dit le plus, note leur victime, c’est que c’est sur la demande de l’Empereur et du roi de Prusse que l’ordre m’a été donné de quitter le royaume. Apparemment que l’Empereur et le roi de Prusse craignent les gens qui pêchent à la ligne pendant l’été et corrigent les épreuves d’un roman pendant l’hiver. C’est à cela qu’a été employée cette tête active dont le séjour en Europe est si inquiétant[60]. »

Lorsque Talleyrand jugea qu’il avait, pour l’honneur, assez protesté, il fit, sans hâte, ses préparatifs de départ. Où aller ? Les dispositions de la Russie à son égard étaient peu rassurantes, celles de la Prusse franchement mauvaises. Restaient le Danemark et l’Amérique. Il choisit les États-Unis et retint une place sur le premier navire en partance pour Philadelphie.

Jusqu’au bout, sa fermeté ne se démentit point. L’épreuve avait retrempé son courage. « Une persécution bien injuste a ses douceurs, devait-il remarquer plus tard. Je ne me suis jamais bien rendu compte de ce que j’éprouvais, mais il était de fait que j’étais dans une sorte de contentement. Il me semble que, dans ce temps de malheur général, j’aurais presque regretté de ne pas avoir aussi été persécuté[61]. » Le jour où, vieillard se remémorant son passé, Talleyrand écrivait ces lignes, il ne se vantait pas ; il affronta le lointain exil avec une âme virile. Une lettre, qu’il adressait à Mme de Staël quelques heures avant de monter sur le vaisseau qui allait l’emporter hors d’Europe, rend bien son état d’esprit : « J’ai pris mon parti…, je m’embarque samedi. C’est à trente-neuf ans que je recommence une nouvelle vie : car c’est la vie que je veux ; j’aime trop mes amis pour avoir d’autres idées ; et puis j’ai à dire et à dire bien haut ce que j’ai voulu, ce que j’ai fait, ce que j’ai empêché, ce que j’ai regretté ; j’ai à montrer combien j’ai aimé la liberté, que j’aime encore[62]… »

Talleyrand et Beaumetz prirent passage sur le bâtiment américain, le 2 mars. Avant que l’ancre ne fût levée, Talleyrand écrivit encore plusieurs lettres. Au moment de s’éloigner des êtres qui lui étaient chers, d’entrer dans l’inconnu, une émotion le gagnait ; et il recommandait à Mme de Staël de lui donner souvent des nouvelles, il remerciait tendrement Mrs Phillips de son aimable accueil, il disait à M. d’Arblay dans un billet, le dernier qui soit daté de Londres : « Adieu, mon cher d’Arblay ; je quitte votre pays jusqu’au moment où il n’appartiendra plus aux petites passions des hommes. Alors, j’y reviendrai ; non, en vérité, pour m’occuper d’affaires, car il y a longtemps que je les ai abandonnées pour jamais, mais pour voir les excellens habitans du Surrey... Je ne sais combien de temps je resterai en Amérique : s’il se référait (sic) quelque chose de raisonnable ou de stable pour notre malheureux pays, je reviendrais ; si l’Europe s’abîme dans la campagne prochaine, je préparerai en Amérique des asiles à tous nos amis. Adieu !... je vous demande et vous promets amitié pour la vie. »

Deux semaines plus tard[63], le dos tourné à l’Europe où s’enfantait dans le sang un monde nouveau, Talleyrand faisait voile vers la terre de la liberté. Au fond de son cœur, la confiance en l’avenir n’était pas morte.


BERNARD DE LACOMBE.

  1. Liste générale des émigrés de toute la République (1793).
  2. Proclamation du 25 mai.
  3. Le ministre à Chauvelin, 2 juin 1792. Voyez Pallain, La Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. 334.
  4. Voyez Rœderer, Chronique de cinquante jours, du 20 juin au 10 août 1792, Paris, 1832, in-8, p. 276.
  5. Cf. S. Lacroix, le Département de Paris et de la Seine pendant la Révolution, p. 44-45.
  6. L.-G. Michaud, Histoire politique et privée de Ch.-M. de Talleyrand, Paris, 1853, p. 25.
  7. Voyez Erich Wild, Mirabeaus geheine diplomatische Sendung nach Berlin, p. 186 et 191-193, et Pallain, op. cit., p. 60-61.
  8. Cité par Pallain, Correspondance du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, p. XIII-XV.
  9. Talleyrand à Lessart, 3 et 17 février 1792. Pallain, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. 59 et 100.
  10. Talleyrand le 18 janvier 1791, Danton le 31.
  11. Grisé par les premiers succès des armées républicaines, Danton put un moment devenir un partisan de la guerre, un des champions des frontières naturelles. Mais bientôt il sentira de nouveau la justesse des vues de Talleyrand, et son fameux discours du 13 avril 1793, qui porta un coup décisif au système de la guerre de propagande, est tout plein des idées de son maître en diplomatie de l’hiver 1792.
  12. Le Procès et l’exécution du duc d’Enghien, Paris, 1888, p. 30.
  13. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 6. Ce document a été publié par M. Pallain dans son beau livre : le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. V-IX.
  14. 28 août. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 23.
  15. Voyez le discours de Roland à la Convention le 7 décembre 1792 (Moniteur universel du 9 décembre).
  16. Affaires étrangères, Angleterre, 585, pièce 41.
  17. Journal de Gouverneur-Morris (traduction Pariset), p. 331. Voir aussi p. 328.
  18. Il quitta Paris le 8 septembre et s’embarqua le 10.
  19. Noël à Lebrun, 18 septembre. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 85.
  20. Noël à Danton, 14 septembre. Archives nationales, AF II, 63.
  21. Voyez sir Bulwer, Essai sur Talleyrand (traduction Perrot), p. 131-136.
  22. Le 15 septembre. Il est à noter que Noël dit avoir vu Talleyrand le 14.
  23. Il s’agit du duc de La Rochefoucauld d’Enville, ancien président du département de Paris, qui avait été massacré à Gisors le 14 septembre.
  24. 23 septembre 1792. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 103.
  25. Pétition à la Convention nationale du 28 prairial an III.
  26. Éclaircissemens donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens.
  27. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 225.
  28. Pallaln, la Mission de Talleyrand à Londres, p. 419-20.
  29. Mémoires du Dr Burney. (Cité par lady Blennerhassett, Mme de Staël et son temps, t. II, p. 186.)
  30. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 53.
  31. Journal and Correspondence of lord Auckland, t. II, p. 410 ; Journal de Gouverneur-Morris, p. 3G9 ; Souvenirs de Dumont de Genève, p. 364-65 et 432 ; Palluin, la Mission de Talleyrand à Londres, p. 55.
  32. Voyez F. Masson, le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, p. 274.
  33. Lettres de Chauvelin, Noël, X., et Viard en octobre et novembre. Aff. étrang., Angleterre, 582, pièces 149 et 151 ; 583, pièces 5, 28, 40, 68 ; Supplément 29, pièc 107.
  34. Mémoires de la comtesse de Genlis, Paris, 1823, t. IV, p. 351.
  35. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 226-221.
  36. Sorel, l’Europe et la Révolution française, t. III, p. 212.
  37. Ce mémoire a été publié par Robinet, Danton émigré, p. 243-251, et Pallain, le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, d. XLII-LVI.
  38. Recueil des pièces justificatives de l’acte énonciatif des crimes de Louis Capet, réunies par la Commission des vingt et un. Pièces comprises au premier inventaire. Pièce 4.
  39. L’original de cet ordre d’arrestation fait partie de la collection d’autographes lie M. Georges Cain, qui a eu l’amabilité de me le communiquer.
  40. Diary and letters of Madame d’Arblay, London, 1847, t. V, p. 376. Mrs Phillips à miss Burney, 16 décembre 1792.
  41. J’ai dit dans mon livre, Talleyrand évêque d’Autun, p. 280-291, quelles avaient été les relations de Talleyrand avec la Cour aux mois d’avril et de mai 1791.
  42. « Réclamation de Talleyrand-Périgord contre le contenu en une lettre de Laporte, » reçue à la Commission des vingt et un, le 21 décembre 1792. Il m’a été impossible de retrouver aux Archives nationales cette pièce signalée dans le Quatrième recueil des pièces imprimées d’après le décret de la Convention nationale du 5 décembre 1792, t. III, p. 174.
  43. « Mémoire justificatif pour Talleyrand-Périgord, ancien évêque d’Autun, signé D. » Cette pièce fut remise sur le bureau de la Commission des vingt et un, le 18 janvier 1793. Arch. nat., G. 219 (16013’7). j)es Renaudes parle des efforts qu’il fit pour obtenir le retrait du décret d’accusation dans une note publiée par le Moniteur universel du 17 fructidor an III.
  44. Pièce publiée par Bulwer, Essai sur Talleyrand, p. 136-139.
  45. Pallain, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. XXIX.
  46. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 227. Lettres de Talleyrand à Mme de Staël publiées dans la Revue d’Histoire diplomatique de 1890.
  47. Mémoires de Dumouriez (éd : in-8, 1823), t. III, p. 384.
  48. Lecky, History of England in the XVlIIth century, t. VI, p. 122.
  49. 31 janvier 1793. Affaires étrangères, Angleterre, 586, pièce 128.
  50. Mme d’Arblay, Diary and letters, t. V, p. 400 et 402.
  51. Mme d’Arblay, Diary and letters, t. V, p. 416-417.
  52. 20 août 1793. (Revue d’Histoire diplomatique, année 1890.)
  53. Talleyrand à Mme de Staël, 28 septembre 1793.
  54. Talleyrand à Mme de Staël, 3 octobre.
  55. Lettres de Talleyrand des 28 septembre, 8 et 30 octobre.
  56. Arch. nat., T. 1668 et T. 1685.
  57. Il m’a été impossible de trouver, dans aucune bibliothèque, un seul exemplaire de cette correspondance. Je n’en parle que d’après les larges citations qu’en ont faites Villemarest, Bastide, etc.
  58. Narbonne à Mrs Phillips (Diary and letters of Mme d’Arblay, t. VI, p. 17-18), et Talleyrand à Mme de Staël, s. d. Cette lettre n’est pas à sa place dans la Revue d’Histoire diplomatique : elle aurait dû être imprimée après une lettre du 17 décembre.
  59. Bulwer, Essai sur Talleyrand, p. 136.
  60. Talleyrand à Mme de Staël, s. d. Revue d’Histoire diplomatique, 1890, p. 91.
  61. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 230.
  62. Diary and letters of Madame d’Arblay, t. VI, p. 20-21.
  63. Mal renseignée, la Gazette nationale annonçait, dans son numéro du 11 ventôse an II (1er mars 1794), que l’ « évêque d’Autun » s’était embarqué le 3 février pour la Hollande.