UN RÉVEILLON.

À mon ami Henri Leduc.


Plateau d’Avron, décembre 1870.


I



Te souvient-il du réveillon
Que nous avons fait cette année.
Au sommet du plateau d’Avron,
Dans notre cahute enfumée ?


II


C’était vraiment splendide à voir !
Le lustre était une chandelle,
La cave un superbe arrosoir,
L’argenterie une gamelle.


III


Nous avions, tout autour de nous,
La neige comme nappe blanche ;
Comme table, nos deux genoux,
Et comme fauteuil, une planche.


IV


Enfoncés dans nos grandes peaux,
Nos passe-montagne de laine,
Nous avions tout l’air d’Esquimaux
Goûtant un ragoût de baleine.


V


Bien que ce fût jour de gala,
On n’était pas trop difficile ;
Le superflu n’étant pas là,
On se contentait de l’utile.


VI


Et puis l’amour-propre d’auteur
Sait conjurer l’humeur chagrine,
Et l’on mange tout de bon cœur
Quand on mange de sa cuisine.


VII


Après le potage, arrosé
D’un peu de cheval coriace,
Parut l’entre-mets, composé
D’un riz-chocolat à la glace.


VIII


Or à ce moment solennel
Il se fit un profond silence,
Et, frémissant tout bas, Vatel,
Vatel attendait sa sentence.


IX


Disons-le : ce fut un succès.
La bavaroise était divine,
Et l’on vida trois gobelets
Au triomphe de Catherine.


X


N’en vas pas rougir aujourd’hui
Intéressante ménagère :
Pour avoir, hélas ! trop peu lui,
Ta gloire n’est pas éphémère.


XI


Nos estomacs reconnaissants
Gardent la mémoire fidèle
De tes dévoûments incessants,
De tes bouillons et de ton zèle.


XII


Quelquefois, dans un rêve d’or,
Il me semble, ô ma douce fée,
Te voir près du poêle encor,
Chaste et pudiquement coiffée,


XIII


Sur l’eau qui devait nous servir
Attachant tes regards sévères
Et la suppliant de bouillir
Pendant des heures tout entières.


XIV


Telle, jadis en son caveau,
Dans les gorges de l’Italie,
Sur le haut de son escabeau
Rêvait la Sibylle accroupie,


XV


Puisant, dans un vase d’airain
Où dormait la liqueur sacrée,
Les arrêts profonds du destin
Avec des verres d’eau sucrée.


XVI


Après ce triple toast, porté
Au talent de la cuisinière,
Chacun d’entre nous a chanté
Un refrain d’amour ou de guerre :


XVII


Si bien qu’à minuit seulement,
Au sein de la cabane obscure,
Un formidable ronflement
Sortit de chaque couverture.


XVIII


Pendant que nous soupions ainsi
Et que nous disions des folies,
Les Prussiens, en face, au Raincy,
Établissaient leurs batteries.