Tableaux de Siége/Une visite aux ruines

Charpentier et Cie (p. 310-347).

XXI

UNE VISITE AUX RUINES

I
Juin 1871.

Nous avions à la fois le désir et l’appréhension de revoir Paris, comme on craint de se trouver en face d’un malade trop cher dont la souffrance a dû altérer les traits jusqu’à les rendre méconnaissables. Que reste-t-il de celle beauté naguère si splendide qu’admirait et jalousait le monde ? que garde de sa physionomie d’autrefois ce visage balafré et marqué d’affreuses brûlures ? Ne vaudrait-il pas mieux conserver intacte dans sa mémoire cette grande, noble et charmante figure telle qu’elle était avant le désastre ? Sans doute, mais il y a dans l’âme humaine un besoin de s’assurer de son malheur, de le contempler longuement, d’en apprendre par soi-même les détails ; on veut voir ce qu’on sait et qui semble à peine croyable, malgré tant de témoignages, et puis la curiosité de l’horrible vous prend malgré vous, et après avoir résisté quelque temps on va faire comme les autres, son « tour de ruines. »

Nous voilà donc parti par le chemin de fer de la rive droite, redevenu libre enfin. Quand on a été si longtemps prisonnier, réduit au même horizon, c’est une sensation étrange que de courir rapidement à travers les campagnes, de voir se déplacer autour de soi les ponts, les plaines, les collines, les archipels de nuées, les bourgs et les blanches villas semées dans la verdure. La moindre excursion semble un voyage. On va donc pouvoir aller retrouver ceux qu’on aime et dont on est séparé depuis de tant de mois !

Quoiqu’on fût au milieu de juin, la journée était triste. De grands nuages difformes, gonflés d’eau, véritables outres de pluie prêtes à se vider, se traînaient sur l’horizon, et il ne filtrait d’un soleil voilé qu’une lumière diffuse n’accusant ni les ombres ni les clairs.

Sous ce jour morne, l’aspect d’Asnières, ce gentil village de guinguettes, ce port de mer de la canoterie parisienne, criblé, déchiqueté, effondré, changé en un tas de décombres blanchâtres, était particulièrement lugubre. Rien de navrant comme un lieu de plaisir sur lequel une catastrophe a passé.

Quand nous descendîmes de wagon, la pluie tombait comme un brouillard qui se résout, fine, pénétrante. Peu de monde dans les rues, de rares voitures esquivant l’appel du passant, un grand silence comme à Venise, la ville sans chevaux ; sur les physionomies, une expression d’effarement ou de stupeur qui nous rappelait les temps de choléra. Chacun rasait le mur d’un pas hâté ou craintif, sans doute par l’habitude de se garer des obus ou des projectiles. Aux parois des maisons, des écorchures d’un blanc neuf et criard ; aux fenêtres, sur les vitres qui n’étaient pas cassées, des bandes de papiers et croisées en tous sens, pour empêcher l’effet des vibrations de l’artillerie ; aux soupiraux des caves ou des sous-sol, des maçonneries de brique ou de plâtre, dans la crainte des pétroleuses, mot hideux que n’avait pas prévu le dictionnaire : mais les horreurs inconnues nécessitent des néologismes effroyables. On pressentait encore plutôt la grandeur du désastre qu’on ne la voyait réellement, et le cœur se serrait comme à l’approche d’une chose terrible.

La Madeleine, ce temple grec dépaysé qui prend parfois, au clair de lune, de faux airs de Parthénon, montrait sur les cannelures ébréchées de ses colonnes corinthiennes des passages de balles. Les saints et les saintes en faction sous le portique avaient reçu quelques blessures peu graves, et les lignes du monument n’étaient pas changées ; ce n’était que les cicatrices d’un combat impie, mais d’un combat. Plus loin la vraie, la sauvage, l’infernale dévastation commençait.

Dans la rue Royale, l’incendie avait continué l’œuvre des boulets et des obus. Des maisons éventrées laissaient voir leur intérieur comme des cadavres ouverts. Les planchers de tous les étages s’étaient écroulés sur les voûtes des caves. Des charpentes brûlées, des barres de fer tordues, des rampes aboutissant au vide comme les escaliers fantastiques des rêves architecturaux de Piranese, des avalanches de moellons ou de briques, de grands pans de mur où se discernait encore la configuration des appartements avec leurs papiers de tenture, leurs cheminées et quelque reste d’ameublement respecté par un caprice des flammes, tel était le spectacle qui surprenait douloureusement la vue. Sans d’énormes poutres d’étai, ces débris calcinés seraient tombés en travers de la rue et auraient écrasé les passants et les spectateurs ; mais déjà l’activité humaine s’était remise au travail, déblayant les gravats, abattant ce qui menaçait ruine, soutenant ce qui pouvait être conservé, bien peu de chose, hélas ! Si la perte encore n’était que matérielle, mais sous ces décombres il y a des corps ensevelis !

Sur la place de la Concorde la plupart des colonnes rostrales sont atteintes, trouées à jour bizarrement ; les néréides d’Antonin Moine ont été saccagées, la ville de Lille a perdu sa tête et son torse, emportés par les obus : elle est littéralement coupée en deux. Les statues de la place semblaient regarder de leurs fixes yeux blancs, avec la muette pitié de la pierre, leur pauvre sœur mutilée ; elles auraient bien fait de conserver le bandeau de crêpe noir dont on leur avait ceint les tempes pour les trois grands jours néfastes.

Par une sorte de miracle, l’obélisque de Louqsor se dressait intact sur sa base de granit gris. Les hiéroglyphes gravés en creux sur ses parois contiennent sans doute quelque formule talismanique qui l’a protégé. Les dieux de la vieille Égypte veillaient sur lui. Seulement sa couleur rose délayée par la pluie avait pris une teinte maladive ; on voyait qu’Ammon-Ra, le soleil modérateur des mondes, ne l’avait pas depuis longtemps doré de ses rayons.

Quelques pas nous conduisirent au ministère des finances. Nous étions vingt jours auparavant sur le plateau de Courbevoie, lorsque l’incendie crevant les toits fit explosion dans le ciel comme un volcan, lançant une immense gerbe de fumée où le soleil empêchait d’apercevoir les flammes. Bientôt après, une quantité prodigieuse de papiers brûlés s’abattit sur le sol comme des flocons de neige noire. Sur la plupart on pouvait distinguer encore des reçus ou des quittances et autres formules administratives. C’étaient les lapilli de ce Vésuve ouvert au milieu de la ville.

La façade du ministère, en s’écrasant sur la rue de Rivoli, formait une tumultueuse carrière de blocs, comme on en voit dans le lit des torrents alpestres. La chute du mur démasquait l’intérieur du bâtiment, et par cette brèche énorme on voyait des perspectives, des enchevêtrements et des superpositions d’arcades qui rappelaient le Colisée de Rome. À travers les ouvertures, le ciel apparaissait par places et complétait la ressemblance. La flamme, la fumée, la combustion des produits chimiques destinés à produire l’incendie, avaient imprimé à ces décombres des tons gris, fauves, roussâtres, mordorés, rembrunis, des colorations étranges qui les vieillissaient et leur donnaient l’air de ruines antiques. Plus loin, un mur escarpé, semblable à la paroi d’un précipice à demi comblé par une avalanche, restait debout, montrant les baies de ses fenêtres et les arrachements de ses planchers. À l’une de ces fenêtres, chose étrange, pendait intact un store de soie bleue, qui n’avait pas été brûlé à ce foyer incandescent capable de calciner la pierre et de fondre les métaux. Ainsi, il arrive parfois de trouver au bord d’un cratère parmi les cendres et les scories une petite fleur d’azur miraculeusement préservée. Cependant les omnibus roulaient, effleurant presque les groupes de passants arrêtés et muets d’horreur devant ce lamentable spectacle. La vie invincible de Paris, que rien ne peut tuer, reprenait peu à peu son cours  : ni le siége, ni la Commune n’en ont pu venir à bout.

Cette ville prétendue frivole a résisté à la famine, au bombardement, à l’incendie, à la guerre étrangère comme à la guerre civile. On la croyait morte à jamais, couchée à terre. La voilà déjà qui se relève à demi sur le coude, promène autour d’elle son regard raffermi et secoue son linceul de ruines.

En tournant l’angle du ministère des finances, à l’entrée de la rue Castiglione, nous éprouvions un sentiment de curiosité anxieuse, et cependant nous osions à peine regarder devant nous. Depuis si longtemps nous avions l’habitude de voir au sommet de sa colonne de bronze impérial Stylite, d’abord avec la redingote et le petit chapeau, et plus récemment drapé en César, une Victoire ailée sur la main comme un dieu antique ! Nous savions bien que les barbares de la Commune avaient fait glisser de son socle cette spirale de batailles qui montait jusqu’aux cieux, et couché sur un lit de fumier toute cette gloire dont pouvait s’enorgueillir la France vaincue, car elle lui appartenait autant qu’à César. Mais notre étonnement fut aussi profond que si nous eussions tout ignoré, en n’apercevant plus au milieu de la place Vendôme le gigantesque point d’exclamation d’airain posé au bout de la phrase sonore du premier empire. L’œil n’accepte pas volontiers ces métamorphoses d’aspect et, sur notre rétine, comme sur une plaque de daguerréotype mal essuyée, se dessinait toujours la noire silhouette absente.

Seul, le piédestal avec ses aigles éployés aux quatre angles, ses bas-reliefs d’armures, de casques, d’uniformes et d’emblèmes militaires, sa porte à grillage de bronze, semblable à celle d’un caveau, était resté debout au centre de la place. On eût dit à le voir une tombe de héros d’un style sévère faite de trophées conquis, sur laquelle le tore de la colonne arrachée figurait une immense couronne funéraire déposée par le deuil d’une armée.

Déjà la statue du César précipitée de si haut avait disparu, on l’avait relevée et mise en lieu sûr ; la tête s’était séparée du tronc dans la chute, mais sans rouler bien loin, et le colosse d’un vert sombre dont on pouvait mesurer la grandeur ressemblait ainsi au cadavre d’un Titan décapité. Près de là, gisait comme un énorme bouclier la calotte du lanternon qui terminait la colonne et sur le sommet duquel posaient les pieds de la statue. En tombant, le monstrueux tube de bronze s’était rompu et crevé à plusieurs endroits, répandant ses entrailles de pierre blanche. Il y avait toute une carrière dans cette mince enveloppe de métal ; des ouvriers s’occupaient à déclouer les morceaux du bas-relief ascensionnel, qui adhéraient encore à leur axe brisé en fragments, et ces plaques, sous le marteau, résonnaient avec un bruit formidable comme des armures pendant la bataille.

La colonne sera relevée bientôt. Les morceaux de bas-relief qui manquent peuvent être aisément restitués d’après les dessins du temps, qu’on possède. Notre époque a le goût et le sens de la fidélité scrupuleuse en matière de restauration d’édifices. Dans quelques mois une colonne identique à l’ancienne se relèvera sur son socle conservé, de toute sa hauteur triomphale, car il est puéril de raturer l’histoire. On ne voudra pas croire qu’une démence enragée ait attaché le câble au trophée de nos campagnes victorieuses pour le ruer dans la boue, et l’on se demandera si vraiment la glorieuse colonne a disparu un instant de l’horizon de Paris.

À deux pas de là, vous attend une surprise navrante. La flamme mise par les torches de l’enfer a dévoré les Tuileries. Il ne subsiste plus que les gros murs et les hautes cheminées monumentales s’élevant au-dessus des décombres, noircies par le feu, lézardées et menaçant ruine. La ligne que le palais traçait sur le ciel n’est plus reconnaissable. Cette toiture en dôme du pavillon de l’Horloge, dont on avait coiffé l’élégante architecture de Philibert Delorme, a disparu.

Les combles des autres corps de logis ont été également dévorés et se sont affaissés dans l’incendie. Par des baies sans croisées et sans vitres on aperçoit l’intérieur vide des bâtiments, où désormais ne pourraient plus loger que la chouette et les oiseaux de nuit. Cette ruine d’un jour est complète ; trois ou quatre siècles n’auraient pas mieux travaillé. Le temps, qu’on accuse toujours et qu’on appelle injustement tempus edax rerum, « le temps mangeur des choses, » n’est pas, à beaucoup près, aussi habile en fait de destruction que l’homme. Sans la sauvage bestialité des barbares, presque tous les monuments de l’antiquité nous seraient parvenus. Le temps ne fait que caresser le marbre de son pouce intelligent : il achève la beauté des édifices en leur donnant sa patine. C’est la violence humaine qui détruit. Le pavillon de Marsan n’a conservé que sa croûte extérieure. Le dedans est effondré ; le pavillon de Flore à l’autre extrémité du palais a relativement peu souffert. Son toit seul a brûlé. Les pierres de la bâtisse neuve ont résisté à la flamme, et du côté de la rivière les vivantes sculptures de Carpeaux animent encore la façade. Çà et là le feu s’est fait jour à travers les combles des bâtiments qui longent le quai. Par miracle, l’incendie s’est arrêté à l’endroit où commence la galerie du Louvre. L’élément, moins stupide que l’homme, a reculé devant cette destruction des chefs-d’œuvre ; il n’a pas voulu faire un petit tas de cendre de toutes ces merveilles et anéantir les titres de noblesse du génie humain. Une telle profanation lui a fait horreur ; mais sur la rue de Rivoli, dans la bibliothèque du Louvre, poussé à bout par tous les moyens que la science moderne détournée de son but met au service du crime, il a été forcé de consumer les livres rares, les manuscrits précieux, les dessins authentiques, et, sortant par les fenêtres, de souiller de ses fumées les impassibles cariatides de la façade qui, le front penché, l’œil fixe regardent comme de sombres Némésis l’élégante architecture du Palais-Royal dévasté, à demi écroulé et laissant voir à travers ses colonnes noircies, comme la nef d’une église inconnue, la grande cage de son escalier monumental qu’éclaire une large rosace.

II

Sur la rive gauche de la Seine, le spectacle n’était pas moins lugubre. À l’entrée de la rue du Bac s’amoncelaient les décombres noircis et fumants. Les habitants étaient déjà revenus, cherchant un abri sous ces plafonds léchés par la flamme, marchant avec précaution sur ces planchers chancelants étayés à la hâte. Devant les portes, des groupes causaient, racontant les diverses péripéties de la lutte, et tenaient de ces conciliabules en plein vent qui précèdent et suivent les catastrophes.

Mais ce qui était particulièrement sinistre, c’était l’aspect de la rue de Lille, à partir du restaurateur Blot. Elle apparaissait déserte dans toute sa longueur, comme une rue de Pompéi, sous la lueur livide d’un soleil descendant derrière des brumes chargées de pluie. Les lignes ébréchées des maisons privées de leur toit et de leur couronnement auraient pu faire croire, par l’étendue, la promptitude et la simultanéité du ravage, à l’explosion soudaine d’un volcan. Ce désastre semblait plutôt causé par une catastrophe de la nature que produit par la main de l’homme, à qui l’on n’aurait pas jusqu’ici supposé une puissance de destruction si rapide, et l’œil n’admettait qu’avec peine ce changement à vue d’horizon.

À l’angle de la rue, la maison où logeait Mérimée ne présentait plus que les gros murs à moitié ensevelis dans un tas de poutres carbonisées, de moellons calcinés, de débris de toutes sortes.

La bibliothèque, rare et choisie, du célèbre écrivain avait été, nous disait-on, entièrement consumée, et peut-être une sœur de Colomba et de Carmen s’était-elle envolée du brasier dans une gerbe d’étincelles.

Heureusement Mérimée était mort à Cannes pendant le premier siége, et cette douleur si vive pour un lettré de savoir ses chers livres et ses manuscrits en cendres lui a été épargnée.

La rue avait été barrée, mais on nous laissa franchir la clôture et nous nous engageâmes résolument dans cette voie désolée, au risque de recevoir sur la tête quelques pierres détachées d’une corniche. Un silence de mort régnait sur ces ruines ; il n’eût pas été plus profond dans les nécropoles de Thèbes ou les puits des Pyramides. Pas un roulement de voitures, pas un cri d’enfant, pas un chant d’oiseau, aucune rumeur lointaine. C’était un silence morne, farouche et surnaturel, qu’on n’osait pas troubler en élevant la voix, et nous allions muet, près de notre camarade, au milieu de la rue, comme dans ces passages de montagnes qu’on traverse sans faire de bruit, de peur de déterminer la chute d’une avalanche. Une tristesse incurable envahissait notre âme avec l’ombre du crépuscule, et la grande chauve-souris mélancolique d’Albert Dürer ouvrait son aile noire dans le ciel pâle, où montaient encore quelques légères vapeurs sortant des décombres, comme les fumeroles des solfatares.

Nous nous disions avec une stupeur découragée : « Eh quoi ! cette civilisation dont on est si fier recélait une telle barbarie ! Nous aurions cru, après tant de siècles, la bête sauvage qui est au fond de l’homme mieux domptée. Quel est l’Orphée, quel est le van Amburgh, doctus lenire tigres, qui l’apprivoisera ?

Toutes ces ruines violemment faites par l’incendie prenaient les formes et les profils les plus bizarres : c’étaient des déchiquetures, des érosions, des hasards d’éboulements tout à fait inattendus. Ici des dolmens, là des pylones ; plus loin des pignons dentelés comme des toits de Hollande, des fenêtres élargies et béantes semblables à des brèches de rempart, des murs fendus, dont la lézarde ressemblait au rictus d’un rire sardonique, un tumulte d’angles noircis simulant la silhouette d’une ville du moyen âge sur une vignette romantique. Çà et là des percées de lueurs livides laissaient voir le ciel à travers ces maisons sans toit et sans plancher. Rien d’étrange comme un morceau de ciel s’encadrant dans la porte de ce qui fut une chambre à coucher.

Les sculptures des façades, les consoles ornementées des balcons, les moulures des corniches dans les maisons qui n’étaient pas entièrement abîmées avaient été écornées, mutilées, atteintes par la flamme et témoignaient par les balafres, dont pas une n’était exempte, du soin avec lequel on avait pratiqué cette dévastation méthodique. Il ne reste plus grand’chose de ces élégants hôtels, de ces confortables installations où le goût s’alliait à la richesse.

Cependant la nuit était tombée, ajoutant sa tristesse à cette désolation et donnant un aspect lugubre et formidable à cet entassement de débris.

Les formes se troublaient dans l’ombre et prenaient des apparences spectrales. La vision se substituait à la réalité avec les grossissements et les métamorphoses des ténèbres. On eût dit au bord de cette rue miroitée de pluie, une série de burgs démantelés le long d’un Rhin imaginaire.

Nous n’avons pas voulu voir ce jour-là la Cour des comptes, le palais de la Légion d’honneur, tant nous avions l’âme navrée, et nous rentrâmes dans le petit logis de la rue de Beaune, où nous avons passé tant d’heures faméliques, après avoir fait un frugal souper, pour recommencer le jour suivant notre pénible tournée.

La Cour des comptes produit au bord de la Seine un effet de palais vénitien, surtout lorsque le couchant en touche la façade de son rayon oblique, et ne serait pas déplacée le long du grand canal près du palais Grassi, dont elle rappelle le style. Elle dessine sur le quai une silhouette élégante que l’incendie n’a pas altérée d’une manière très-sensible. La forme extérieure du monument garde à peu près ses lignes, mais il semble que depuis hier trois ou quatre siècles ont passé sur lui. Il a vieilli subitement. La fumée et la flamme lui ont mis la patine du temps en quelques heures.

Grâce à la protection d’un de nos amis, référendaire à la Cour des comptes, la grille du palais s’ouvrit pour nous, et nous pûmes pénétrer dans l’enceinte dévastée. Par un sentiment que nous reprochera, mais que nous pardonnera tout artiste, parce qu’il l’eût à coup sûr éprouvé, nous fûmes avant tout frappé de la beauté de ces ruines. Une toute autre impression eût été plus naturelle sans doute : la douleur, la colère, la haine, le désir de la vengeance ; mais nous fûmes saisi d’une admiration involontaire à l’aspect de cette cour entourée de deux étages de portiques dont l’architecture, à cause des mutilations qu’elle venait de subir, avait pris un caractère tragique et grandiose. Ce qu’il pouvait y avoir d’un peu sec et d’un peu froid dans les lignes était corrigé par des ruptures et des interséquences d’acrotères et de balustres, par la chute d’un fragment de corniche, par l’effondrement d’un mur démasquant une arcade ouverte sur le ciel. Il y aurait peut-être pour l’art quelque profit à tirer de ces rudes leçons de l’incendie qui donne de l’air et du jour à l’épaisseur trop compacte des monuments. Le Parthénon perdrait de son charme divin si l’on bouchait la lacune qui met une tranche d’azur dans la blancheur dorée de son marbre.

Errer dans une ruine, c’est tout l’intérêt des romans d’Anne Radcliffe. Aussi, nous allions le long des couloirs encombrés de gravats, nous regardions avidement les appartement sans portes, les chambres aux boiseries arrachées ou réduites en charbon, les salles du conseil, où sur les murailles on reconnaissait encore de vagues traces de peintures. À travers ce désordre on cherche à remettre chaque chose en place, on essaye de restituer la configuration des lieux et d’y ramener le fantôme des anciens jours. L’imagination restaure déjà ce qui vient d’être abattu et se plaît à ce travail. En outre, il y a une sorte de péril dans cette visite : il faut franchir sur une planche qui fléchit, l’intervalle d’un palier à un autre, gravir des tas de débris croulant sous vos pieds, monter par des escaliers sans rampe aux marches interrompues et disloquées, comme les marches des Propylées, passer sous un arceau menaçant ruine, s’accrocher des mains à des pierres calcinées tombant en poudre. Tous ces dangers, notre camarade le référendaire à la Cour des comptes, aussi brave qu’agile, les surmonta, et il fit le tour complet de la galerie du premier étage, cherchant à gagner de là son ancien bureau, dont il apercevait, à cinquante pieds en l’air, la cheminée appliquée au mur comme une console ; mais les cages d’escaliers étaient devenues des gouffres béants accessibles seulement au vol des chauves-souris.

Une idée nous occupait. C’était de savoir ce qui survivait, dans le grand escalier du palais, des peintures murales de notre cher et toujours regretté Théodore Chassériau. Il attachait beaucoup d’importance à ce travail énorme, exécuté avec cette ardeur fiévreuse et cet acharnement rapide qu’il apportait à ce qu’il faisait, comme s’il eût eu le pressentiment de sa mort prochaine, et usé du temps en homme à qui le temps allait manquer.

La grille était arrachée, tordue, et sur les premières marches on voyait rouler, en rebondissant, une cascatelle de pierrailles tombée des étages supérieurs. Au bas de l’escalier, dans la partie la plus obscure, l’artiste avait peint en grisaille, d’un ton clair, et d’un relief adouci, à gauche une sorte de Pensierosa, penchant son front rêveur sur un livre ouvert devant elle ; à droite, des guerriers et des chevaux. L’une symbolisait l’Idée ; les autres représentaient l’Action. Ces peintures, pareilles à ces pages blanches, ornées seulement d’un fleuron ou d’un titre qui précèdent les poëmes, n’ont été ni déchirées ni brûlées ; elles subsistent dans leur pâleur voulue, toujours visibles, à travers l’ombre, comme les fantômes blancs qui hantent une ruine.

En remontant aussi haut que possible le torrent des décombres, nous découvrîmes cette grande composition de la Paix, d’un si beau style et d’une si magistrale exécution, qui occupe toute la paroi supérieure de l’escalier, mais dans quel état ! noircie, bouillonnée, constellée d’ampoules par la chaleur, couverte de suie par la fumée, pourtant reconnaissable encore dans ses principaux linéaments. Nous y retrouvâmes, sous une triple couche de vernis jaune, le groupe charmant où Chassériau avait symbolisé les Arts de la paix, la Tragédie, la Musique, la·Danse, la Poésie lyrique, en représentant sous des costumes allégoriques Rachel, Carlotta Grisi et autres artistes de l’époque, dignes par leur réputation, leur talent et leur beauté, d’entrer dans la composition de ce nouveau Parnasse. Le regard noir de la Tragédie et le sourire rose de la Danse n’avaient pas été trop brûlés.

La peinture représentant la Guerre, et qui faisait pendant et contraste à la Paix, sur l’autre muraille, a souffert horriblement et l’on doit la regarder comme à jamais perdue.

Le groupe de Neptune et d’Amphitrite, dont la fière tournure rappelle les mythologues de Jules Romain, apparaît encore discernable au fond du palier. Mais l’œuvre n’en est pas moins détruite dans son ensemble, et la mémoire de l’artiste privée auprès de la postérité de ce beau témoignage d’un talent, disons même d’un génie trop peu apprécié des contemporains.

En contemplant ce désastre, nous éprouvions l’amer chagrin que cause l’irréparable. Un palais au besoin se rebâtit, mais un chef-d’oeuvre disparu, une peinture évanouie dans un tourbillon de flamme et de fumée se dissipent comme une âme impossible à reconstituer. Sur ce bûcher infâme, ce n’était pas comme sur le bûcher antique, le corps de notre ami qui avait brûlé, c’était son esprit même.

Le plafond de Gendron, où l’allégorie nouait et dénouait dans l’azur des guirlandes de femmes blanches et roses d’une grâce si exquise, est tombé au gouffre incandescent ouvert sous lui. Le Justinien d’Eugène Delacroix, cette magnifique peinture qui avait le fauve éclat d’une mosaïque byzantine, n’a pu être sauvé. On a perdu aussi des tableaux de Paul Delaroche, et bien des œuvres regrettables.

Dans la cour, soulevés par un léger souffle d’air, voltigeaient de petits morceaux de papier brûlé, papillons noirs de l’incendie, dansant sur les ruines au milieu d’un rayon lumineux.

Quelques pas plus loin, le palais de la Légion d’honneur étalait ses débris élégants et montrait ses croisées d’une proportion si heureuse, ses délicats bas-reliefs et ses bustes abrités par des niches arrondies en œil-de-bœuf, toute cette mignonne architecture, dont il est le spécimen et le modèle le plus achevé, affreusement saccagée et portant les fauves cautérisations de l’incendie. Cependant, comme l’édifice n’a qu’un étage, il ne sera pas difficile de le relever et de le remettre en son état primitif. C’est un soin que tous ceux dont la poitrine est constellée de la rouge étincelle ne laisseront pas à d’autres ; il appartient aux légionnaires de refaire ce temple de l’honneur qui mêlait, pendant les nuits de fête, son étoile glorieuse aux étoiles du ciel, et apparaissait de loin avec son doux et fier rayonnement comme l’astre de la patrie.

III

On éprouve devant ces ruines si promptement faites une sensation étrange. Il semble que deux mille ans aient passé en une nuit et que la rêverie du poëte se soit réalisée lorsqu’il se représente Paris à l’état de ville morte et reconnaissable seulement à quelques débris semés sur les bords de la Seine déserte : la colonne couchée dans l’herbe et pareille

Au clairon monstrueux d’un Titan disparu.

Notre-Dame élevant encore au-dessus des végétations sauvages les tronçons de ses tours, l’arc de triomphe à demi écroulé, comme un pylone de Rhamsés, avec ses bas-reliefs de batailles et de victoires estompés par la mousse. Heureusement, Paris subsiste toujours. La torche des incendiaires a d’abord été appliquée aux monuments et l’œuvre de destruction n’a pu être achevée. Mais l’impression ressentie en face de ces décombres noircis et calcinés est bien celle d’une anticipation du temps. Le lointain Avenir s’est fait Présent tout à coup et vous met sous les yeux ces tableaux qu’on n’entrevoyait qu’à travers les brumeuses perspectives du rêve.

On sait l’admirable profil que découpe à l’horizon la Cité, ce berceau de Paris, lorsqu’on la regarde du pont des Arts ou du pont des Saints-Pères. Les tours de Notre-Dame, la flèche élancée et scintillante d’or de la Sainte-Chapelle, les toits en éteignoir du Palais de justice, le faîte aigu du pavillon de l’Horloge, avec leurs angles multipliés mordant le ciel, conservent au milieu de la ville moderne une physionomie et un aspect gothiques merveilleusement appropriés aux souvenirs de la vieille ville. Un instant, quand l’immense tourbillon de fumée enveloppa ce groupe d’édifices d’un effet si pittoresque et si grandiose, on put craindre que la Sainte-Chapelle, ce chef d’œuvre de Pierre de Montereau, découpé à jour comme une châsse d’orfévrerie, ne fût consumée, perte irréparable ! au centre de ce brasier énorme ; mais par un hasard heureux qu’autrefois on eût appelé un miracle, les flammes respectueuses s’arrêtèrent là et, l’incendie éteint, on vit l’ange doré toujours debout au sommet de la flèche étincelante. Le feu s’éteignit de lui-même dans la nef de Notre-Dame, ne pouvant mordre à ces piliers de granit faits pour l’éternité. Mais le nouveau Palais de justice de M. Duc a beaucoup souffert, à l’intérieur surtout, car les robustes piliers doriques de la façade se tiennent encore droits, malgré les jets de pétrole enflammé dont on les inonda. Les remarquables peintures de MM. H. Lehmann et Bonnat ont péri et ce bel édifice achevé d’hier, qui avait obtenu le prix de cent mille francs, est à reprendre de fond en comble. Les bâtiments de la préfecture de police sont brûlés en partie. C’est là que tout d’abord court l’émeute, car on y garde dans des archives mystérieuses le livre d’or du crime, et chaque factieux croit en lacérant la page qui le concerne anéantir à tout jamais son passé. Là, par des mains inconnues, sont notés les vols, les faux, les meurtres, les infamies de toutes sortes, les années de prison ou de bagne. Toute existence déclassée et suspecte a son dossier. À un moment donné, les trahisons ensevelies dans l’ombre reparaissent hideuses et livides, et dans le tribun nouveau se révèle l’ancien espion. À la préfecture de police, on sait « où est le cadavre, » aussi est-ce la delenda Carthago de l’insurrection.

Malgré la gravité des dégâts, la silhouette extérieure de ces édifices pourra être conservée ou rétablie, et le passant, traversant la Seine au débouché du Carrousel, jouira toujours de cette vue splendide, sans rivale au monde, et qui sert de vignette à l’Illustration comme type caractéristique de Paris, et à l’autre bout du quai on pourra encore demander l’heure au cadran d’azur de la tour carrée, sous son auvent semé de fleurs de lis.

Sur la rive droite, le malheureux Théâtre-Lyrique a terminé par un désastre la série de ses guignons. Il a brûlé en face du Châtelet à peu près intact ; les flammes jaillissant au dehors ont crevé les fenêtres et tracé de larges zébrures noires le long des murailles. Voilà une vaillante troupe, qui a lutté avec énergie contre la mauvaise chance et rendu à l’art musical de précieux services, désormais sans asile ; mais heureusement Paris a une indomptable vitalité, et le Théâtre-Lyrique renaîtra de ses cendres, où le Sort, qu’un œil regardant de travers avait jeté sur lui, aura été consumé. La fatalité, satisfaite, ne le poursuivra plus.

Nous ne parlerons pas en détail des maisons incendiées et canonnées de la rue de Rivoli, la variété de destructions a ses bornes ; le mal lui-même n’est pas infini, et il n’y a pas mille manières pour une maison d’être dévorée par les flammes et de s’écrouler. Ce sont toujours des murs éventrés, des baies de fenêtres élargies et n’ayant plus de forme, des avalanches de pierrailles et de moellons, des enchevêtrements bizarres de poutres tombées l’une sur l’autre entraînant avec elles les toits et les planchers, des corps de cheminée s’élevant dans les ruines en façon d’obélisques noirs, des intérieurs de chambre démasqués par la chute d’une cloison, apparaissant comme des décors de théâtre, — ou les coupes d’un plan d’architecture, — toutes sortes d’accidents qu’il est difficile à la plume de reproduire, mais que conserveront les journaux illustrés. On voit, d’ailleurs, stationner devant chaque ruine un peu pittoresque les chariots qui servent de laboratoire aux photographes, dont les épreuves deviendront des pièces historiques d’une authenticité irrécusable ; sans elles, lorsque Paris aura pansé ses plaies, qui pourrait croire à ces monstruosités d’Érostrates anonymes ?

Arrivons donc à la place de l’Hôtel-de-Ville, où la dévastation se déroule dans toute sa grandiose horreur. L’âme reste douloureusement accablée devant cette jeune ruine faite de main d’homme. La frénésie d’abominables sectaires a détruit en un jour ce qui devait durer des siècles.

Le feu n’a rien épargné. Il s’est promené partout en vainqueur, dévorant, calcinant ce qu’il laissait debout, et, guidé dans son aveugle fureur par une infernale volonté. Des démons à l’œuvre n’auraient pas mieux fait. Du côté de la place de Grève, l’élégante façade que dominait naguère le svelte campanile caractéristique des hôtels de ville se développait lamentablement démantelée, lézardée, trouée à jour, découpant sur le ciel les angles de ses brèches, colorée de tons étranges par la palette ardente de l’incendie. Sur la façade, les statues des savants, des artistes, des magistrats, des édiles, des personnages célèbres, l’honneur et l’ornement de la Cité, se tordaient avec des poses convulsives comme, sur le quemadero d’une vieille ville espagnole, les victimes d’un immense auto-da-fé. Brûler le génie, brûler la gloire, brûler la vertu, brûler l’honneur, en effigie du moins, quelle joie satanique, quelle jouissance atroce pour ces âmes perverses ! Heureusement on ne peut mettre le feu à l’histoire avec un jet de pétrole. Le Présent, dans ses fureurs, ne peut supprimer le Passé irrévocable. C’était pitié de voir ces pauvres grands hommes manchots, boiteux, décapités, coupés en deux, ces glorieux mutilés, zébrés de noir par les brûlures, égratignés de blanc par les projectiles, selon les hasards de l’incendie ou de la bataille. Dans le tympan de la porte du campanile on distinguait la silhouette du bas-relief arraché représentant un Henri IV équestre ; on eût dit une ombre portée, fixée au mur par un procédé inconnu, après le passage du cavalier. Seulement cette ombre était blanche.

Désormais, les bons habitants de Paris ne régleront plus leur montre sur ce cadran rival du cadran de la Bourse, qui, la nuit, rayonnait lumineux au front sombre de l’édifice ; l’horloge s’est abimée dans l’écroulement intérieur du beffroi.

La cour où l’on pénètre en dépassant cette porte ressemble à la cheminée d’un volcan. C’est là, en effet, qu’était situé le cratère principal : dix tonneaux de poudre avaient été descendus dans les caves aux voûtes épaisses. L’éruption fut si violente que toutes les saillies des parois intérieures furent rasées, et que le Louis XIV de bronze qui fait pendant au François Ier, sur la plate-forme de cet escalier par où montèrent et descendirent les invités de tant de fêtes splendides, se détacha de son piédestal et roula au milieu de la fournaise, bientôt étouffée sous l’énormité des éboulements.

Plus d’acanthes aux chapiteaux, plus de cannelures aux colonnes, plus de modillons aux corniches, plus de frontons aux fenêtres, il semble que toutes les chairs de l’édifice aient été consumées et qu’il n’en reste plus que l’ossature.

Sous la conduite d’un guide, nous nous engageâmes dans un dédale de couloirs et de passages à demi déblayés, où seul nous n’eussions pas trouvé notre chemin, quoique nous soyons souvent allé à l’Hôtel de Ville, tant la figure des lieux est changée.

Nous passâmes d’abord par les cuisines, les offices et ces salles basses dallées de pierre où l’incendie avait trouvé moins d’aliments qu’ailleurs, pour arriver à l’escalier menant aux appartements de réception. Quel spectacle lamentable que celui de cette destruction stupide ! Des salons splendides il ne survivait que des murailles fendillées, cuites comme au four, conservant à peine les lignes des distributions primitives. Les dorures avaient disparu ; à chaque instant, les stucs des parois se détachaient par larges croûtes et s’écrasaient sur les parquets dont le bois avait brûlé. Le marbre des colonnes converti en chaux était devenu spongieux ou friable. Nul vestige de l’ancienne magnificence. La galerie des fêtes affreusement saccagée ne gardait des peintures de Henri Lehmann que de vagues traces dans les arcatures et les pénétrations latérales. Tous les grands panneaux de la voûte n’existaient plus. Cet immense travail presque improvisé qui faisait tant d’honneur à l’artiste, s’est effondré avec la voûte elle-même. Dans la salle des cariatides voisine de la galerie des fêtes, on distingue encore à peu près, à travers la suie, les ampoules et les craquelures, les compositions de Cabanel représentant les Douze mois. On en retrouve sous le voile de fumée les principales lignes, mais les couleurs carbonisées n’ont plus leur valeur. De tous les mois de l’année, Janvier est celui qui a fait la plus belle résistance : il est resté presque intact. Un poëte du seizième siècle n’eût pas manqué d’équivoquer et de faire des antithèses sur ces glaçons et sur ces flammes, sur ce combat de Vulcain contre l’Hiver, combat où le dieu des frimas avait eu l’avantage. Ces peintures charmantes pouvaient se compter parmi les plus gracieuses du maître.

En parcourant ces salles dévastées, nous sentions craquer sous nos pas des fragments de porcelaine colorés d’un bleu vif ; c’étaient les débris du service de gala. Nous rencontrions aussi des scories bizarres, d’apparence vitreuse, figées dans des formes imprévues, provenant des cristaux fondus et réduits en pâte par l’intensité de la chaleur. Les fermes de fer des plafonds s’étaient tordues comme des branches de bois vert dans l’infernal brasier et pendaient à l’intérieur des chambres démantelées ; on eût dit les cordages rompus d’un vaisseau dont la poudrière aurait sauté.

Après bien des détours, nous arrivâmes en gravissant un escalier dont les marches avaient été provisoirement remplacées avec des planches à une porte ouvrant sur un gouffre fait par la profondeur de trois étages dont les plafonds s’étaient effondrés sous la violence du feu et formaient au rez-de-chaussée un chaos de décombres.

Sur la paroi de l’immense muraille s’élevant d’un seul jet des fondations au comble mis à découvert, se dessinait la cheminée monumentale surmontée du portrait de Napoléon Ier, par Gérard, dont le cadre seul a résisté aux flammes et où s’enchâssait le médaillon en cristal de roche, représentant Napoléon III, chef-d’œuvre de Froment-Meurice. Au plafond de cette salle, tombé dans ce gouffre au milieu d’un lac flambant de pétrole, rayonnait l’apothéose du premier empereur, d’Ingres, une merveilleuse peinture, ou plutôt un gigantesque camée, supérieur en style, en perfection, en beauté à l’agate de la Sainte-Chapelle, ayant pour sujet Auguste reçu parmi les dieux. Désastre irréparable ! Un chef d’œuvre qui mettait l’art moderne en état de lutter contre l’art antique, et qui prouvait que, depuis Phidias et Apelles, le génie humain n’avait pas dégénéré, perdu à jamais, réduit en cendres, disparu sans retour ! Ils doivent être contents, les barbares féroces et stupides qui envoyaient Homère aux Quinze-Vingts et rêvaient la destruction de Raphaël ; les iconoclastes furieux, les ennemis acharnés du Beau, — cette aristocratie suprême ! les calibans monstrueux, fils du démon et de la sorcière Scyorax, toujours prêts à lécher les pieds de Trinculo pour un litre de bleu, êtres difformes pétris de boue et de sang, natures diaboliquement perverses, faisant le mal pour le mal, étonnant par leurs crimes imbéciles la scélératesse elle-même, qui ne comprend plus, et ne retirant de leurs forfaits d’autre profit que l’exécration du monde civilisé ! – Il leur manquera même la triste célébrité d’Érostrate, qui brûla pour s’immortaliser le temple de Diane à Éphèse, car la mémoire humaine se refusera à garder leurs noms maudits.

Dans l’autre pavillon, même, dévastation hideuse. Les peintures d’Eugène Delacroix au salon de la Paix, si fécondes d’invention, si magnifiques de couleur, ne sont plus qu’un souvenir ; on cherche en vain au tympan des arcades ces Douze travaux d’Hercule, à la fois si antiques et si modernes, où la mythologie prenait sous le pinceau fougueux de l’artiste une telle intensité de vie romantique. La Commune a fait au demi-dieu un bûcher plus grand et plus flamboyant que celui de l’Œta d’où il a pu de nouveau s’élancer vers l’Olympe. Le héros qui tua le lion de Némée, le sanglier d’Érymanthe, l’hydre de Lerne, les oiseaux du lac Stymphale, dompta le taureau de Crète et les chevaux de Diomède nourris de chair humaine, tira le chien à triple tête hors des enfers, délivra Hésione de l’orque marine, eût peut-être hésité devant les monstres de la Commune, si Eurysthée lui eût commandé de les combattre.

La salle du Zodiaque, renfermant les peintures de L. Cogniet, est entièrement saccagée, de même que la salle de François Ier avec sa belle cheminée ornée de sculptures de Jean Goujon. Sur la frise de la salle à manger, on aperçoit encore quelques vestiges des petits génies jouant avec ces attributs de chasse et de pêche, de Jadin. Le long d’un couloir, les tableaux d’Hubert Robert, un peu abrités de la flamme, n’ont fait que roussir ; mais les sites des environs de Paris, dus aux plus célèbres paysagistes de ce temps-ci, sont brûlés comme si on les eût jetés dans le cratère de l’Etna. Il faudrait un catalogue pour énumérer toutes les pertes d’objet d’art causées par l’incendie.

Pendant que nous parcourions le gigantesque décombre, les nuages s’étaient formés d’un noir d’enfer ou d’un gris sulfureux, gros d’électricité et de tempête. Ils passaient au-dessus de l’édifice sans toit, comme d’immenses oiseaux de nuit fuyant devant la rafale. La pluie tombait fouettée par le vent dans les salles hypèthres illuminées subitement d’éclairs blafards. Le tonnerre retentissait avec un fracas sinistre répercuté par les profondeurs vides du monument ruiné, et pour regagner la porte d’entrée, nous fûmes obligé de contourner et parfois de traverser des flaques d’eau, de petits lacs amassés au fond des couloirs et des cours. La tempête sur cette ruine, c’était une harmonie superbe !