Tableaux de Siége/Une lecture d’Eschyle pendant le siège

Charpentier et Cie (p. 122-135).

IX

UNE LECTURE D’ESCHYLE PENDANT LE SIÉGE

Il est huit heures du soir : notre sobre dîner de siége est absorbé et digéré déjà. On ne peut cependant pas se coucher encore, car l’aube de décembre se lève tard. Essayons d’aller rendre visite à un ami de notre âge ; les jeunes sont au rempart ou sur le plateau d’Avron. Heureux les jeunes ! la faiblesse ne les oblige pas à rester assis aux portes Scées, comme les vieillards d’Homère, pendant que les Grecs et les Troyens se battent dans la plaine. Nous sortons. La nuit est d’un noir sinistre que hache une pluie diagonale poussée par le vent et mêlée de flocons de neige demi-fondue. Les pompes à vapeur établies sur le quai dégorgent à travers l’ombre une fumée livide. La Seine roule ses flots couleur d’encre, épais, huileux comme ceux du Styx ou de l’Achéron. A de courtes distances, un fanal à la proue, un fanal à la poupe, projetant des lueurs par les fenêtres de leurs cabines, passent des bateaux-mouches. Ils s’arrêtent aux débarcadères et, sous la lumière des lanternes, à travers un fourmillement confus d’ombres, se dessinent des groupes étranges, d’une apparence fantastique et spectrale. Ce sont des blessés qu’on rapporte ; ils ne resteront pas du moins jusqu’au pâle matin d’hiver sur le champ de bataille et le froid nocturne ne les soudera pas avec leur sang coagulé à la boue glaciale et durcie. Des voitures, des brancards les emmènent aux ambulances, où les attendent les soins les plus empressés. Leur glorieuse journée est faite, et si la douleur les laisse dormir, ils rêveront de victoire et de délivrance.

Sur la façade éteinte du Louvre, de l’autre côté de l’eau, flamboient deux grandes fenêtres avec des palpitations rougeâtres qui feraient croire à un incendie intérieur. Sur ce fond lumineux vont et viennent, comme des ombres chinoises mal appliquées au transparent, des silhouettes vagues, occupées d’une besogne mystérieuse. L’anhélation d’un soufflet, en rendant la clarté plus ou moins vive, les efface ou les accuse. Mais il n’y a derrière ce carreau, comme on l’aurait aisément supposé aux temps romantiques, ni Ruggieri préparant des poisons, ni alchimiste cherchant la pierre philosophale dans le fond de ses cornues. Ce qui produit cette lueur inquiétante est tout simplement une forge où l’on répare les fusils des mobiles et des gardes nationaux.

Nous traversons le pont des Saints-Pères, houspillé par les gamineries de la bise qui tâchait de jeter notre chapeau a la rivière, excellente farce à la Gavroche qui nous eût semblé de mauvais goût en ce moment. On devinait au loin, comme dans les ténébreuses eaux-fortes de Piranèse, des masses d’architectures opaques et des lignes de quais tracées par des points brillants semblables à ces piqûres de cartons noirs qu’on présente à la lumière ; mais les perles de feu étaient bien largement égrenées et ne formaient plus ce cordon étincelant, illumination habituelle de Paris.

L’impression était triste, solennelle et grande. A travers les larges baies que gardent les statues colossales de la Paix et de la Guerre, la place du Carrousel apparaissait miroitée d’eau, glacée de reflets et traversée d’un unique omnibus dont les lanternes rouges brillaient comme les yeux d’un monstrueux insecte rampant dans l’obscurité.

Après avoir suivi plusieurs rues, qui ressemblaient, tant elles étaient sombres, à des traits de scies dans des blocs de marbre noir, nous arrivâmes à la maison de notre ami, qui était allé aux nouvelles, car c’est encore l’aliment qu’on cherche avec le plus d’avidité, quelque maigre chère qu’on fasse. Force nous fut donc de retourner au logis, et là, les pieds contre un petit feu de veuve, éclairé d’une seule bougie (il faut en état de siége ménager la lumière et le feu), tenant en main un livre pris au hasard sur la planche de sapin qui supporte les épaves de notre bibliothèque, nous commençâmes assez tristement notre soirée solitaire.

Ce volume était le Théâtre d’Eschyle, ce fier génie qui, dédaignant sa gloire de poëte, ne parla dans l’épitaphe qu’il se fit lui-même que de sa gloire de soldat. « Ce monument couvre Eschyle, fils d’Euphorion. Né Athénien, il mourut dans les plaines fécondes de Géla. Le bois tant renommé de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s’il fut brave. Ils l’ont bien vu. » Précisément, le livre s’ouvrit à la tragédie des Sept contre Thèbes, comme si du fond des siècles Eschyle voulût faire allusion aux événements du jour.

Aristophane, l’impitoyable moqueur, professait pour Eschyle l’admiration la plus profonde, admiration qui le rendait injuste à l’endroit d’Euripide, dont il dépréciait outre mesure le mérite, le regardant comme un corrupteur du goût et des mœurs, qu’il efféminait par la peinture trop vive des passions et la recherche outrée du pathétique. Dans les Grenouilles, il donne la palme tragique au vieil Eschyle. Euripide demande à son heureux rival : « Et comment faisais-tu donc des héros ? – Avec une tragédie toute remplie de l’esprit de Mars. – Laquelle ? – Les Sept contre Thèbes. » Tous les spectateurs en sortaient avec la fureur de la guerre.

Rien ne ressemble moins à une pièce selon les idées modernes que cette tragédie du soldat de Salamine, de Marathon et de Platées ; c’est plutôt un fragment épique dramatisé, quelque chose comme un oratorio mêlé de récitatifs et de chœurs. Ainsi que le fait remarquer M. Alexis Pierron, le traducteur de ce grand génie abrupt et farouche, ce sujet a plusieurs fois été mis au théâtre sous des titres différents, et par Racine sous celui des Frères ennemis. Seulement, dans Eschyle, le premier personnage, celui qui anime toute la tragédie, sur qui porte tout l’intérêt, c’est la ville de Thèbes. On ne voit Polynice que mort, et Étéocle ne songe pas un moment à lui-même : pilote assis au timon, comme il le dit au commencement de la pièce, il répond de la vie de tous ceux qui sont sur le navire. Aucun des sept chefs coalisés ne parait, si ce n’est dans le récit, qui vaut, du reste, une action. Les préparatifs d’un combat, une lamentation funèbre sur deux frères qui se sont percés l’un l’autre, voilà tous les événements de la tragédie ; mais ce qui la remplit d’un bout à l’autre, c’est la terreur et la pitié, ainsi que parlaient les anciens critiques, c’est le destin de cette ville que menacent l’incendie et le pillage.

Eschyle en quelques traits grandioses, dont le dessin de Michel-Ange peut seul donner l’idée, a tracé une composition qui semble plutôt due à un Titan qu’à un mortel, tant elle dépasse les limites du génie humain. On y sent une force inéluctable. Le poëte vous tient sur sa main colossale comme ces statuettes suppliantes que portaient les dieux.

Chose étonnante, cette tragédie sublime est en même temps vivante, familière, actuelle pour ainsi dire ; ce siége de Thèbes nous ramenait au siége de Paris, que nous aurions voulu oublier un instant : l’humanité est toujours la même. Les Sept contre Thèbes parurent au théâtre sous l’archontat de Théagénidès dans la LXXXVIIe olympiade, c’est-à-dire 468 ans avant Jésus-Christ, et l’on croirait la pièce écrite d’hier, si jamais des modernes pouvaient atteindre à une telle beauté et à une telle puissance.

Un chœur de femmes personnifie le peuple de Thèbes, Etéocle la défense, et un éclaireur représente l’armée assiégeante par des rapports d’une poésie incomparable qui sonnent comme des appels de clairons et dont les mots semblent secouer des panaches, pour nous servir de l’expression d’Aristophane.

La pièce s’ouvre par un discours d’Étéocle, qui comprend toute la responsabilité qui pèse sur lui et se montre aussi grand tacticien que habile politique. Il envoie aux remparts les hommes que l’âge a mûris déjà et aux portes ceux dont la jeunesse verdoyante pleine de séve est dans toute la fleur de son courage. « Le devoir commande, nous avons à sauver la cité, les autels des dieux de la patrie et leurs honneurs menacés, et nos enfants, et cette terre notre mère, cette tendre nourrice, celle qui porta tout le faix de notre enfance depuis que, naissant à peine, nous rampions sur son sol favorable, et qui nous éleva pour être des habitants fidèles, de belliqueux défenseurs au jour de la nécessité... On annonce que les Achéens ont résolu, la nuit dernière, l’assaut décisif et que la ville a tout à craindre. Vous tous, courez au créneaux, aux portes des remparts ; prenez vos armes, revêtez vos cuirasses ; allez, et fermes sur les plates-formes des tours, fermes aux avenues des portes, ne perdez rien de votre audace, ne tremblez pas en face de la multitude des assiégeants. Le ciel est pour nous. J’ai dépêché des espions, des éclaireurs vers l’armée des ennemis. Je l’espère, leur voyage n’aura pas été inutile : instruit par leurs rapports, je serai prêt contre toute surprise. » Ne croirait-on pas lire une de ces blanches affiches gouvernementales appliquées ces jours derniers aux murs de Paris ?

L’éclaireur revient et raconte qu’il a vu les sept chefs plonger leur main dans le sang d’un taureau égorgé et jurer avec d’horribles imprécations de mourir ou de vaincre ; ensuite, ils ont chargé un char de souvenirs destinés à leurs parents, s’ils périssaient : boucles de cheveux, agrafes et bracelets. Leurs yeux étaient mouillés de larmes, mais leur résolution n’était pas amollie. Les points d’attaque ont été tirés au sort... Ils semblaient des lions s’animant au combat. « Choisis les soldats les plus braves, poste-les aux avenues de la ville. Hâte-toi, car déjà l’armée des Achéens ébranle sa masse entière : la poudre s’élève ; une blanche écume dégoutte de la bouche des coursiers et colore la plaine. Sois pour nous un prévoyant pilote. Mets la ville à l’abri avant que Mars souffle la tempête ; déjà mugissent au pied de nos murailles les vagues de l’armée assaillante. Saisis promptement l’instant favorable pour la défense. Moi, pendant le reste du jour, je tiendrai fidèlement l’œil ouvert sur l’ennemi. Tu sauras par d’exacts rapports leurs mouvements dans la plaine et tu seras à l’abri du danger. »

En apprenant que l’ennemi approche, les femmes de Thèbes, moins courageuses que les femmes de Paris, poussent des cris de terreur, se frappent le sein, s’arrachent les cheveux, se précipitent aux pieds des autels, tendant vers le ciel leurs mains suppliantes et se livrant à ces excès de douleurs antiques dans lesquels Eschyle sait si bien résumer la désolation de toute une ville, de tout un peuple. Avec cet immense chœur s’exhale le désespoir de Thèbes aux abois, qui, après un long siège, va subir l’assaut suprême.

Ce tumulte impatiente Étéocle. Il craint que ces gémissements, ces prières et ces larmes n’énervent le courage des soldats, et il impose assez durement silence aux Thébaines : « N’allez pas, si l’on vous dit qu’il y a des morts, des blessés, n’allez pas vous mettre à pousser des lamentations : le carnage, c’est la pâture du dieu Mars ! »

Pendant que nous lisions dans le vieil Eschyle les Sept contre Thèbes, parfois il nous semblait entendre à travers le silence de la nuit le coup sourd d’un canon éloigné. Les moyens de destruction se sont bien perfectionnés depuis Étéocle et Polynice, où l’on assaillait les murailles à coups de pierre.

Étéocle parti, le chœur peu rassuré dépeint par anticipation le sort d’une ville prise d’assaut : « Partout la violence, le carnage, l’incendie ; partout des tourbillons de fumée obscurcissant le jour. Mars, furieux, souffle la destruction. Rien n’est sacré pour sa main cruelle. La ville résonne d’affreux rugissements : un mur hérissé, impénétrable enveloppe les vaincus. Le guerrier tombe égorgé par le fer du guerrier. On entend retentir le vagissement des enfants nouveau-nés massacrés sur la mamelle sanglante. Puis c’est le pillage, compagnon du meurtre. Les soldats se heurtent dans les rues, pliant sous le faix. Ceux qui n’ont rien encore s’excitent l’un l’autre. Chacun veut sa part de butin, nul ne prétend rien céder. Tous brûlent d’avoir la portion la plus grande. Ce qui se passe alors, comment le peindre ? Des fruits de toute espèce jonchent le sol, affligeant spectacle ! et l’œil des ménagères se remplit de cuisantes larmes. Confondus au hasard, tout les dons de la terre roulent entraînés dans la fange des ruisseaux. De jeunes filles, qui n’ont jamais connu la souffrance, iront, esclaves infortunées, obéissantes, partager la couche d’un soldat heureux, d’un ennemi triomphant. Pour elles, il n’est plus qu’une espérance, la mort qui doit les engloutir dans sa nuit, la mort qui mettra fin à leurs lamentables douleurs. »

Ne dirait-on pas, à ce tableau, que Thèbes est investie non par des Grecs mais par une armée prussienne ?

Heureusement Thèbes est sauvée. Étéocle oppose aux sept chefs qui attaquent les sept portes de la ville autant de chefs habiles et vaillants soutenus sans doute de troupes solides, car la tragédie n’en parle pas par un procédé de simplification familier à Eschyle.

L’éclaireur, qui est décidément le plus grand poëte du monde, décrit à Étéocle en vers admirables la physionomie, l’attitude et l’armure de chacun des sept chefs. Prenons au hasard le portrait de Tydée. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de voir le portrait d’un chef achéen. « Ce guerrier secoue en criant les trois épaisses aigrettes, crinière de son casque, et les sonnettes d’airain qui pendent à son bouclier sonnent l’épouvante. Sur le bouclier, il porte un fastueux emblème : c’est l’image du ciel avec ses astres resplendissants. Au milieu brille la pleine lune, la reine des astres, l’œil de la nuit. C’est ainsi que Tydée, fier de sa magnifique armure, debout sur la rive du fleuve, appelle à grands cris le combat. Tel un cheval fougueux s’irrite contre le frein, impatient de s’élancer au signal de la trompette. »

Après chaque portrait Étéocle choisit le héros qu’il doit opposer à l’original.

Tous ces chefs ennemis ont des blasons et des devises comme des chevaliers du moyen âge. Capanée a pour emblème un homme nu, la main armée d’un flambeau, et cette figure crie, en lettres d’or : « Je brûlerai la ville. » Étéoclus porte sur son bouclier un soldat qui monte les degrés d’un échelle et vocifère ces mots écrits : « Mars lui-même ne me renverserait pas de dessus les remparts. » Un Typhon vomissant des flammes est gravé sur l’écu, large comme une roue, du gigantesque Hippomédon ; le beau Parthénopée a pour emblème un sphinx. Le sage Amphiaraus a dédaigné tout symbole. Quant à Polynice, deux figures apparaissent sur son bouclier : un guerrier couvert d’une armure d’or ; une femme qui s’avance d’un pas majestueux et qui conduit le guerrier par la main : « Je suis la justice, – disent les lettres de l’inscription, – je ramènerai cet homme et lui rendrai l’héritage de ses pères. » Prophétie menteuse, car Polynice ne dut une sépulture qu’à la piété de sa sœur Antigone.

La soirée s’avançait. On n’entendait plus d’autre bruit que le tintement des gouttes de pluie dont la rafale fouettait la vitre de la mansarde. Notre bougie descendue en brûlant jusqu’au cristal de la bobêche allait la faire éclater, et nous fermâmes le livre sur cette phrase de bon augure, qui est la dernière des Sept contre Thèbes : « Après le puissant Jupiter, après les immortels, c’est lui surtout qui a sauvé la race de Cadmus, c’est lui qui a repoussé le flot d’étrangers prêt à l’engloutir. »