Tableaux de Siége/Paris-Capitale

Charpentier et Cie (p. 360-373).

XXIII

PARIS-CAPITALE

Octobre 1871.

On veut donc abandonner Paris et le mettre en pénitence comme un enfant qui n’a pas été sage ! Il est question sérieusement de lui enlever sa couronne de capitale faite des rayons de toutes les gloires et de le réduire à l’état de chef-lieu de province. Singulier caprice ! déplacer cet astre central, dans le ciel de la France, c’est comme si l’on essayait de transposer le soleil et de faire graviter le système planétaire autour de Mercure ou de Vénus, sans tenir compte des éternelles lois de l’attraction. Cela n’est pas possible ; le corps le plus volumineux et le plus pesant implane toujours autour de lui les astéroïdes par une force inéluctable et fatale. Si cette loi pouvait être méconnue un instant, la machine du monde se détraquerait et s’effondrerait au néant.

Il est aussi difficile de fonder une capitale que de la défaire. La volonté n’y peut rien, il y faut la lente élaboration des siècles, un concours de circonstances qu’on ne peut provoquer mais qu’on subit, des conditions de climat et de topographie, une facilité de cristallisation autour d’un noyau primitif, un charme qui attire et retienne, un rayonnement dont les effluves sont à la fois des chemins ramenant de la circonférence au centre. Une capitale, c’est la réunion de l’intelligence, de l’activité, du pouvoir, de la richesse, du luxe, du plaisir, accumulés dans le milieu le plus favorable, une serre chaude où toute idée mûrit vite et se sert à l’état de primeur, un bazar où affluent tous les produits du monde et qui exporte toujours plus qu’il ne reçoit, un foyer flambant nuit et jour, et dont la réverbération éclaire au loin, un musée toujours ouvert pour l’exposition et l’étude des chefs-d’œuvre de l’art, une bibliothèque où il ne manque aucun livre, fût-il introuvable, ce qui permet de consulter l’esprit humain à toutes ses pages, un théâtre aux représentations jamais interrompues, une salle de bal, un salon de réception illuminé à giorno d’un bout de l’année à l’autre. C’est le pays concentré, sublimé à sa plus haute expression, une quintessence des forces nationales, ce que chaque province a produit de plus intelligent, de plus énergique, de plus parfait ; car c’est là que se rendent tous les courages, toutes les ambitions, tous les génies, au risque même de s’y brûler comme les phalènes aux lampes du phare. Une capitale n’est pas un être isolé ; dans les veines de Paris coule le sang de la France. Le phosphore de son cerveau est fait de la flamme de tous les esprits qu’il absorbe, esprits accourus du Nord et du Midi, de l’Ouest et de l’Est : car les Parisiens, les vrais Parisiens autochthones sont bien moins nombreux qu’on le pense. Son âme multiple se compose de toutes ces âmes fondues avec la sienne et représente beaucoup mieux le pays dans son ensemble que toutes ces originalités locales de départements ayant une saveur propre, un accent distinct. Il les accueille ces provinciaux ; il les dégrossit et les éduque, il les forme, il leur enseigne sa langue, et leur découvrant peu à peu ses secrets, il en fait des Parisiens accomplis que nul ne reconnaîtra pour être nés à Carcassonne ou à Landerneau. L’autre jour, nous étions neuf à table, selon le précepte grec — pas moins que les Grâces, pas plus que les Muses, — la curiosité nous prit de demander aux convives leur lieu de naissance. Il n’y avait qu’un Parisien de Paris. Les autres l’étaient seulement par la promptitude de l’esprit, l’ironie légère, le bien-informé, la parfaite connaissance de la vie et la supériorité incontestable qu’on n’acquiert que dans les promenades péripatéticiennes faites devant le passage de l’Opéra, à la sortie des théâtres et des soirées et où le bilan de la journée se résume en quelques mots décisifs. Tout le monde s’y serait trompé, même un Russe, et, en effet, quoiqu’ils eussent vu le jour aux points les plus opposés de la France, les uns au bord de l’Océan verdâtre, les autres sur la rive de la bleue Méditerranée, ceux-ci dans les verts herbages de Normandie, ceux-là aux penchants des Pyrénées neigeuses, ils n’en étaient pas moins des Parisiens purs. Ils avaient tout jeunes respiré cet air vivifiant de Paris, pétillant comme un gaz où crèvent à chaque instant des globules d’esprit, ils s’étaient baignés dans cette cuve de pensée toujours en fermentation, ils avaient écouté ce babil perpétuel comme celui d’une volière qui en apprend plus que les gros bouquins de la science, quand on sait l’entendre, et surtout ils avaient pu prendre mesure de leur mérite en se comparant à de vrais savants, à de vrais artistes, à de vrais hommes d’État ; ce qui les empêchait d’être des sots.

Paris, quoi qu’on dise ou qu’on fasse, n’est pas le chef-lieu du département de la Seine, peuplé seulement de naturels de l’endroit. Vouloir le réduire à ce rôle est l’idée la plus biscornue qui puisse passer par la fantaisie d’un peuple encore ahuri par les événements terribles qu’il vient de traverser. Paris est la synthèse de la France ; il la résume et rayonne sur elle. Il en est l’œil, le cœur et le cerveau, la lumière, la chaleur, la pensée. Qui donc veut décapiter le pays et faire vivre le corps sans la tête, sous prétexte sans doute que c’est une mauvaise tête ? Une mauvaise tête vaut mieux en tout cas que pas de tête du tout. Saint Denis seul savait se conduire en portant son chef dans ses mains, mais c’était un saint, et encore n’allait-il pas bien loin, et les anges vinrent le prendre pour le mettre dans le chemin du ciel.

Si Paris s’éteignait, la nuit se ferait sur le monde, comme si le soleil disparaissait pour ne plus renaître. Les milliers d’étoiles du firmament ne remplaceraient pas cette lumière unique qui seule peut faire le jour. Il y aurait de l’ombre dans les meilleurs esprits ; mais les autres peuples de l’univers ne permettraient pas à la France de supprimer Paris, quand même elle le voudrait et le pourrait ; ils en ont trop besoin, et ils le savent et ils en conviennent ; le czaréwitch lui-même disait que Paris empêchait le monde de s’abêtir. S’il n’existait plus, comme on serait lourd, comme on serait pesant, comme on serait ennuyé et ennuyeux ! Sa plaisanterie ailée et lumineuse comme une abeille dans un rayon d’or harcèle et pique la sottise qui se dégonfle. Dans sa joie étincelante, il y a une clarté divine. Sa légèreté n’est qu’une sagesse qui voltige. La lui reprocher, c’est reprocher à un oiseau de ne pas marcher par les rues avec des bottes de postillon. Sans le persiflement de sa moquerie, comme le ridicule se rengorgerait dans sa roue de dindon et s’épanouirait inconscient de sa difformité grotesque ! Pour· avoir de l’esprit, du goût, de la grâce, pour apprendre à causer, à s’habiller, à plaire, il faut venir à Paris comme les Romains allaient à Athènes, et quand on a l’approbation de cet arbitre des élégances, on peut se présenter partout, sûr d’être bien accueilli. Pour les choses d’art, c’est lui qui juge en dernier ressort et distribue les couronnes. Qui n’a pas l’applaudissement de Paris, eût-il été acclamé par Londres, Saint-Pétersbourg, Naples, Milan ou Vienne, n’est qu’une réputation de province. Les ténors, les divas de la danse et du chant le savent bien.

On frémit à la pensée des chapeaux extravagants, des robes ridicules, des bijoux bêtement riches que porterait l’univers, si Paris, transformé en Carpentras gigantesque, ne donnait plus la mode, prêtant sa grâce au moindre chiffon. Les femmes en deviendraient laides !

Oui, oui, bougonneront les esprits chagrins, les pédants, les gens graves, tous les hiboux que la lumière joyeuse offusque, et qui feraient haïr le bon sens, nous savons cela, Paris est frivole ! (Voilà le grand mot lâché !) il manque de sérieux. Le sérieux ! cette belle invention du cant moderne pour déprécier les talents aimables, faciles et spirituels qui se jettent à pleines mains par toutes les fenêtres, sûrs d’être ramassés avant d’arriver à terre : le sérieux, ce morne refuge où les sots silencieusement ruminent leur absence d’idées ! Mais en cela encore on se trompe, Paris n’est pas si frivole qu’il en a l’air ; il ne s’occupe pas seulement de modes, de courtisanes, de courses, de petits théâtres, de bals publics, de fins soupers, de promenades au Bois, — au temps où il y avait encore un Bois, — de cancans de coulisse, de racontars, de l’attelage en Daumont de telle ou telle impure à cheveux jaunes ; il cherche, il invente, il crée. C’est la ville par excellence de la pensée et du travail ; du travail incessant, acharné, fiévreux, diurne et nocturne. Nulle part l’homme n’exige plus de lui-même, tout autre s’affaisserait sous ce labeur excessif ; lui, résiste et continue. Dans cette cité prodigieuse qui réunit tous les contrastes, qui est à la fois le tourbillon et le désert, on peut dépenser des millions et vivre avec trente sols par jour, on peut à son gré se créer une thébaïde ou habiter la place publique, ne connaître personne ou connaître tout le monde. On a la liberté du travail et la liberté du plaisir. Si vous levez les yeux par une nuit de février, pendant que le carnaval s’enroue à crier son évohé devant les ifs de gaz de l’Opéra, que les roues des coupés brûlent le pavé de leurs disques étincelants, qu’un incendie intérieur de bougies fait flamboyer les vitres des cabarets à la mode, et que des théâtres, le spectacle fini, sortent des théories de spectateurs, si vous levez, disons-nous, les yeux, vous verrez à l’étage supérieur de cette façade éteinte, trembloter comme une petite étoile, derrière la rougeur du rideau, une faible clarté de lampe, compagne d’une veillée studieuse. C’est là que médite, aussi absorbé dans sa contemplation que le Philosophe de Rembrandt sous la spirale de son escalier, un penseur, un savant acharné à la solution d’un problème d’où dépend peut-être l’avenir du monde, un historien faisant revivre le passé par des évocations magiques, un poëte nouant et dénouant le nœud gordien du drame ou lançant vers le ciel le groupe des strophes étoilées. Malgré la dissipation apparente de Paris, au milieu de ses places fourmillantes, des stylites de la pensée se tiennent toujours debout sur la colonne de leur idée ou de leur rêve, insouciant de la foule qui bourdonne à leurs pieds.

On accuse Paris, la noble ville, de manquer d’idéal, de douter de l’âme, de ne croire à rien, de mépriser la vertu et de se ruer effrénément aux jouissances de la matière. Quelle erreur ou quelle calomnie ! Cette brutalité d’appétits n’est pas dans son caractère ; il est trop raffiné, trop élégant, trop ingénieux, trop blasé même, si l’on veut, pour s’abaisser à des plaisirs grossiers. Sa gourmandise cherche les petits plats fins, sa débauche l’ivresse légère des vins de Champagne, mêlant l’argent de leur écume aux roses qui couronnent la coupe ; son vice, très-peu sensuel au fond, s’amuse à chiffonner les dentelles, les rubans et les fleurs, à soutenir des causeries galantes, à débiter des paradoxes de sentiment. D’une jolie bouche il préfère le mot piquant au baiser voluptueux. A force de goût il a pour ainsi dire spiritualisé la matière, il lui a ôté sa lourdeur et donné des ailes. Ce n’est plus une chair pantelante sur l’étal, c’est un arome, un fumet, une essence qui s’évapore comme le parfum d’une cassolette. Qu’a-t-on donc mangé ? On n’en sait rien souvent. Mais quelles sauces, quels condiments, quelle manière de dresser et de servir ! Paris n’a pas les basses voracités des autres pays ; pour s’enfoncer dans la matière, il a l’esprit trop occupé par le spectacle de formes choisies, de riches toilettes, d’objets d’art, de tout un monde de choses variées et brillantes. qui se renouvellent sans cesse. Il est trop artiste et trop poëte.

Ce ne serait peut-être pas un paradoxe de soutenir que, dans aucune ville capitale, on n’est aussi sobre, aussi tempérant, aussi chaste et aussi moral qu’à Paris. Nous n’en voulons d’autre preuve que la nombreuse armée des mercenaires du plaisir, hétaïres, petites dames, biches, lorettes, cocottes, qui témoignent de la vertu des honnêtes femmes que l’amour n’essaye même pas d’attaquer, convaincu qu’il perdrait son temps.

Il faut donc laisser aux piétistes et aux mômiers, aux tartufes de la philosophie et de la politique, aux imbéciles de toutes les sectes, aux petits Juvénals à la suite, aux rabâcheurs de lieux communs démodés, ces banales déclamations, où Paris est comparé à la grande prostituée de Babylone, chevauchant la bête de l’Apocalypse et autres aménités bibliques. Cela sent son cuistre et n’est pas de bonne compagnie. La cité que Henri IV appelait déjà « Paris la grand’ville, » mérite plus d’égards ; ces injures sont de noires ingratitudes. Paris, qu’on disait si profondément gangrené par les pourritures de la décadence, si énervé par le luxe et la débauche, si incapable de se passer de son comfort, s’est montré héroïque sans emphase et, seul, n’a pas désespéré de cette France qui le voudrait répudier aujourd’hui. Ce corrompu a été grand, simple, courageux, sublime cinq mois de suite. Il a montré des vertus qu’on n’attendait pas de lui : la constance inébranlable, la résignation obstinée, la patience à supporter les souffrances obscures, le froid, la faim, la maladie, les longues stations sous le vent, la pluie et la neige, les pieds dans la boue glaciale, à la porte des boulangeries de sciure de bois et des boucheries de charogne. Enfermé dans sa tour, comme Ugolin, il ne voulait pas se rendre et prétendait qu’il avait bien dîné. Cet épicurien s’accommodait de pâtés de rats et disait qu’il n’avait jamais rien mangé de plus délicieux ; il riait des obus hégéliens de la Prusse, quoique lancés au vrai moment psychologique, et s’endormait sans s’inquiéter du projectile qui, tombant sur son lit par une brèche du toit, pouvait le faire passer du sommeil à la mort. Le cœur de la France battait dans la maigre poitrine de Paris affamé. C’est le sceptique qui a eu le plus de foi : il attendait avec une confiance robuste, aux dépens de sa propre vie, un miracle que la province n’a pas fait.

Mais, dit-on, Paris a la mauvaise habitude de fabriquer des émeutes, de casser des gouvernements et d’en jeter les morceaux à tous les diables. Hélas ! les gouvernements qui se cassent ainsi sont déjà fêlés, et fuir la capitale n’est peut-être pas un moyen de sécurité à toute épreuve. La Révolution, l’autre, la grande, comme on l’appelle dans l’argot du café de Madrid, est bien allée chercher à Versailles le boulanger, la boulangère et le petit mitron, pour les coiffer d’un bonnet rouge et leur couper la tête ensuite ; ce n’est pas la faute de Paris. Il y a sous toutes les grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d’épais barreaux où l’on parque les bêtes fauves, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes les perversités réfractaires que la civilisation n’a pu apprivoiser, ceux qui aiment le sang, ceux que l’incendie amuse comme un feu d’artifice, ceux que le vol délecte, ceux pour qui l’attentat à la pudeur représente l’amour, tous les monstres du cœur, tous les difformes de l’âme ; population immonde, inconnue au jour, et qui grouille sinistrement dans les profondeurs des ténèbres souterraines. Un jour il advient ceci, que le belluaire distrait oublie ses clefs aux portes de la ménagerie, et les animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages.

Des cages ouvertes s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune. Mais ce n’est pas la faute de Paris.

Il faut donc y faire une rentrée triomphale, enseignes déployées, clairons sonnant, tambours battant, les palmes à la main, avec un appareil guerrier et pacifique, montrant la force et la confiance. Que la France montée sur un char d’or, trainé par des chevaux blancs, ait le courage de venir chez ce fils aîné qu’elle aime et qui fait sa gloire ; elle en sera bien reçue. Un fils aime toujours sa mère quand elle se confie à lui sans réserve. La France sans Paris n’est qu’une veuve qui a perdu son premier-né. On criait autrefois « À Berlin ! à Berlin ! » Il est beaucoup plus sage et plus patriotique de crier aujourd’hui : — À Paris ! à Paris!

fin